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Rencontre avec le philosophe slovène, théoricien
sans frontières et anticapitaliste de tendance lacanienne,
pour lequel toute vérité digne de ce nom est «
partiale et engagée »
Intellectuel inclassable, Slavoj Zizek est aujourd'hui l'une des
figures les plus connues de l'Europe philosophique. Né à
Ljubljana en 1949, exilé en France au début des années
1970, il vit désormais entre sa Slovénie natale, l'Argentine
et les Etats-Unis. Il a construit une oeuvre originale, où
les références marxistes et psychanalytiques se mêlent
au cinéma hollywoodien pour inventer une radicalité
à l'horizon énigmatique. Il publie La Marionnette
et le nain. Le christianisme entre perversion et subversion (traduit
de l'américain par Jean-Pierre Ricard et de l'allemand par
Jean-Louis Schlegel, Seuil, « La couleur des idées
», 252 p., 22 €).
Dans La Marionnette et le nain, vous explorez le statut de la foi
dans notre société. La croyance, dites-vous, ne peut
plus s'y assumer publiquement, elle devient un « secret personnel
et obscène ». Vous-même, êtes-vous «
croyant » ?
Je suis absolument athée. Mais le problème, c'est
que moi, en tant qu'athée, je suis contre la philosophie
de la finitude, je suis de ceux qui veulent réhabiliter la
notion d'infini, pour la penser d'un point de vue matérialiste.
C'est pourquoi, si vous me demandez, comme le gangster des films
américains, avec un pistolet sur la tempe, « qui êtes-vous
vraiment ? », je répondrais, quand même : «
un hégélien ». Quand je parle de Kant et des
philosophes idéalistes allemands, et quand j'utilise Lacan,
mon désir ultime, c'est une lecture de Hegel. Même
contre les critiques de Marx ou de Kierkegaard, je défends
Hegel, car je crois qu'il est le plus radical. C'est mon horizon,
oui, c'est très mystérieux. Au lycée, déjà,
j'ai eu, comment dire, cette épiphanie : Hegel !
Vous citez Chesterton, qui dit à quel point il est difficile
d'être athée...
L'idée centrale de mon livre, c'est précisément
que là est le noeud traumatique du christianisme. Quand on
est athée, en effet, on a toujours, comme dit Lacan, un grand
Autre qui y croit pour nous. Mais accepter que l'Autre lui-même
n'y croie pas, cela se passe seulement dans le christianisme. Il
y a cette belle interprétation de Chesterton, quand il dit
que ce moment, sur la croix, où le Christ demande «
père, pourquoi m'as-tu abandonné ? », c'est
le moment catastrophique où Dieu lui-même est athée.
C'est-à-dire, pour le formuler dans les termes de Hegel :
l'écart qui sépare l'homme de Dieu est transposé
en Dieu lui-même. Pour moi aussi, c'est une expérience
existentielle très traumatique. Pour donner un exemple :
la philosophe Agnes Heller, qui est une ancienne déportée,
m'a dit que dans les camps nazis, outre la séparation fondamentale
qui existait entre ceux qui tenaient encore à leur vie et
ceux qui étaient déjà résignés
à la mort, il y avait également une troisième
catégorie, mythique celle-là : dans le baraquement
à côté, espérait-on, il y a quelqu'un
qui peut aider les autres, qui reste dans l'éthique, bref
qui y croit encore. Elle m'a dit que le moment le plus tragique
a été celui où l'on rencontrait ce personnage,
et où on comprenait qu'il était comme les autres.
Donc, c'est facile d'être un non-croyant, mais c'est beaucoup
plus difficile d'accepter qu'il n'y a pas de grand Autre susceptible
de croire pour nous. C'est ça la leçon du christianisme.
Hegel a cette belle phrase : ce qui est mort, sur la croix, ce n'est
pas le représentant de Dieu, mais le Dieu de l'au-delà
lui-même. Ce qui reste, c'est le Saint-Esprit : nous sommes
responsables. Pour moi, la vraie communauté des croyants,
c'est celle qui n'a pas de grand Autre.
Les divers « fondamentalistes » religieux pourraient
prétendre incarner ce grand Autre. Vous semblez leur dénier
ce droit. Pourquoi ?
Le problème des fondamentalistes, c'est qu'ils n'y croient
pas : ils le savent. Ce qui me frappe, quand je parle avec des fondamentalistes
chrétiens aux Etats-Unis, c'est que pour eux les propositions
de foi sont aussi simples que celles d'un savoir positif. Ils sont
« fanatiques » de science, et à leurs yeux, l'incarnation
de Jésus est un fait qui a le même statut que la structure
de l'atome. Si bien que le fondamentalisme n'est pas, comme on le
dit souvent, un danger pour le savoir séculaire ; non, c'est
un danger pour la foi elle-même. Car ceux-là ont perdu
la croyance authentique, le « credo quia absudum »,
cet engagement à l'impossible, qui dit : je sais que c'est
impossible mais quand même j'y crois. Prenons l'exemple des
droits de l'homme : cette idée qu'en dépit de toutes
les différences, il y a des droits universels. C'est un article
de foi pure. Il y a là non pas un savoir objectif, mais une
décision subjective, un engagement éthico-politique
inconditionnel. C'est comme ça que ça fonctionne !
Il y a déjà quelque chose comme ça dans le
judaïsme, quelque chose qu'il faut sauver : il n'existe pas
d'éthique au sens propre sans croyance. C'est en cela que
je suis d'accord avec Jacques Rancière quand il défend
la rhétorique des droits de l'homme en disant qu'ils ne doivent
pas être naturalisés, qu'ils ne sont pas la propriété
de l'homme, que le droit de l'homme le plus fondamental c'est le
droit à l'universalité, c'est-à-dire à
remplir le vide et à s'engager. C'est ça la foi véritable,
celle dont on a besoin aujourd'hui.
Alain Badiou fait de saint Paul un prédicateur activiste,
dont l'héritage militant permettrait de refonder une politique
d'avant-garde. Vous-même, vous faites du projet paulinien
une véritable « entreprise léniniste »...
Je suis d'accord avec Badiou pour trouver dans l'héritage
juif de Paul un nouveau type d'espace collectif, celui qu'on retrouve
dans les communautés de croyants, et parfois dans les partis
révolutionnaires, voire même dans les sociétés
psychanalytiques. Toute la question, c'est de trouver une nouvelle
forme du champ social et politique. Aujourd'hui, nous vivons dans
une société pluraliste, où on doit sans cesse
se détacher de sa propre position, chercher un champ commun,
etc. Contre ça, ce que j'aime, chez Paul, c'est l'idée,
plus précieuse que jamais, que le seul chemin vers l'universalité
véritable, c'est celui du parti pris. La vérité
universelle est partiale et engagée en elle-même. C'est
ce côté de la religion combattante que je veux ressusciter,
et c'est pourquoi j'ai de grands problèmes avec toute la
logique du multiculturalisme, avec des notions comme celle de «
tolérance » ou d'apprentissage des « différences
». Je crois en une universalité de combat.
Vous citez Marx, Lénine, Rosa Luxembourg...
Lorsque les théoriciens communistes procèdent à
la critique de l'« aliénation » religieuse, ils
le font au nom d'une justice profane à venir. Chez vous,
on distingue mal cet horizon. Il faut l'admettre : ma position est
négative. Je n'accepte pas la logique normative d'Habermas
: pour combattre l'injustice, il faudrait avoir un modèle.
Or ce qui vient en premier, c'est l'expérience de l'injustice.
C'est une idée un peu révolutionnaire chrétienne
que la solidarité naît dans la souffrance. «
On est tous dans le même combat », voilà la forme
première de l'universalisme pour moi. C'est à partir
de là que s'ouvre, comme un lieu vide, si voulez voulez,
la perspective de justice. Alors, comment formuler cette question
de la justice sans tomber dans le ressentiment ? J'ai relu récemment
un texte où Jean Améry affirme qu'il veut réhabiliter
le droit au ressentiment. Punir les nazis, dit-il, c'est impossible.
Pardonner, aussi. La seule chose que je peux faire, c'est de signaler
mon ressentiment. C'est intéressant : peut-être faut-il,
contre Nietzsche, réhabiliter le ressentiment, non comme
impuissance, mais comme droit fondamental de signaler son expérience
de l'injustice sans avoir de programme positif. Les gens qui sont
au pouvoir disent toujours la même chose : dès que
vous formulez une critique, ils répondent : « Oui,
oui, mais avez-vous un programme positif ? ». Bien sûr,
on n'en a pas ! Nous vivons une époque vide, où l'on
ne peut que préparer le terrain. Notre devoir principal,
aujourd'hui, même si on ne sait pas quoi faire, c'est de maintenir
l'espace ouvert. Un acte éthique, pour moi, c'est un geste
minoritaire qui a la prétention de réarticuler l'universel.
Par exemple ?
Par exemple, quand on appartient à un ordre substantiel
(ma communauté chrétienne, juive, politique...), la
décision véritable, c'est le moment où l'on
doit trahir sa communauté au nom de ce qu'il y a au coeur
de cette communauté elle-même. Ainsi du « non
» à la Constitution européenne. Cette Constitution
a été un tel compromis bureaucratique ! Bien sûr,
je suis conscient de tout le bagage réactionnaire qui existe
du côté du « non ». C'est facile de dire
« non » à l'Europe au nom d'un provincialisme
proto-populiste et nationaliste. Mais un « non » à
l'Europe au nom de l'Europe elle-même, au nom de l'Europe
universelle, ça c'est un acte, et je crois même que
ça peut ouvrir un espace. Prenons un autre exemple très
problématique. Avec toute ma sympathie pour les Palestiniens,
je crois que ce serait une espèce d'acte pour eux, aujourd'hui,
de dire ouvertement : Israël est un pseudo-problème
! Le vrai problème est chez nous. Dire, donc, que cette obsession
sur Israël ne sert qu'à masquer la catastrophe du monde
arabe lui-même, l'inertie de ces régimes réactionnaires,
horribles, etc. L'acte authentique, c'est de changer tout le champ,
de clarifier les rapports, d'internaliser la bataille. Il y a un
film américain avec Brad Pitt, que j'aime beaucoup, et qui
s'appelle Fight Club : la leçon c'est que pour combattre
l'ennemi on doit commencer par se combattre soi-même. Ça
change tout, c'est déjà la victoire.
Vous passez pour une des figures tutélaires du mouvement
« altermondialiste ». Peut-on dire qu'il y a une «
politique de Zizek » ?
Non. Ou alors ce serait ce que je nomme la « politique de
Bartleby ». C'est-à-dire celle du « I prefer
not to »... Quand tout le monde « résiste »,
comme aujourd'hui, peut-être que le premier pas c'est de refuser
ce jeu, et de voir qu'il y a une certaine façon de s'opposer
qui fait partie de la machine existante. Peut-être que le
premier geste véritable est moins de faire quelque chose
que de résister à la tentation d'agir. Toute cette
action « anti-globalisation », ça me rappelle
ce qu'on peut appeler la pseudo-activité : on agit tout le
temps mais pour que rien ne change véritablement. Ici je
suis très critique à l'égard de tout l'héritage
de Mai 68. J'y ai participé, oui, mais je ne l'ai pas aimé.
Pour moi, ça a été un spectacle. Je déteste
cette idée de l'explosion libératrice... Moi, ce qui
m'intéresse, c'est le jour d'après, le moment où
l'on se demande : quelle est la différence avec l'ordre précédent
? Pour saint Paul comme pour Lénine, la question est la même
: comment traduire la révolution dans un nouvel ordre positif,
par des formes inédites de politisation et jusque dans les
choses les plus quotidiennes (le mariage, le sexe...).
Mon problème est celui-ci : le retour à l'ordre.
Propos recueillis par Jean Birnbaum
Article paru dans Le Monde édition du 07.04.06
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