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Origine :
http://www.chronicart.com/mag/mag_article.php3?page=2&id=1261
Inconnu en France mais déjà culte en Europe de l’Est
et aux Etats-Unis, le psychanalyste et philosophe slovène
Slavoj Zizek pourrait bien devenir l’une des voix majeures
du débat sur la post-modernité. Les éditions
Amsterdam et Climats amorcent son processus de reconnaissance auprès
du public francophone. Enfin.
Né en 1949, responsable de recherche à l’Institut
d’Etudes Sociales de Ljubljana, Slavoj Zizek a soutenu son
doctorat sous la direction de Jacques-Alain Miller (neveu de Lacan,
responsable du fonds du maître) et développe très
tôt un intérêt génial pour ce que l’on
nomme pompeusement la "transdisciplinarité". Plus
qu’un énième théoricien de l’effondrement
du paradigme marxiste face à la globalisation galopante du
libéralisme politique et économique, l’auteur
de Plaidoyer en faveur de l’intolérance et de La Subjectivité
à venir cherche à définir les contours exacts,
sur les plans terminologique et idéologique, de notre contemporanéité.
Grand connaisseur de l’Ecole de Francfort, Zizek se distingue
d’Adorno et consorts par le souci de proposer plus qu’une
méthode (même si, certes, il ne les égale pas
quant à la portée et la profondeur). Il est peu de
lectures aussi aiguës et rigoureuses de notre ère dans
le corpus philosophico-politique actuel. Soucieuses du détail
mais aussi de la lisibilité, les oeuvres de Zizek s’articulent
autour d’exemples d’apparence triviale mais très
éclairants. Ainsi l’un de ses choix de prédilection
se trouve-t-il être le cinéma nord-américain
des 40 dernières années : rarement fantaisistes, ses
remarques délivrent un enthousiasmant mélange d’humour,
de pertinence et d’à-propos. Le ton se veut radical
dans la mesure où il incite courtoisement mais fermement
le lecteur à interroger le réel selon des catégories
fiables et fertiles. Exit, donc, les usuelles exigences de "tolérance",
de "politiquement correct", d’empathie naturelle
ou d’idéologie agonisante : Zizek combat tous les échappatoires
récurrents du vocabulaire intellectuel, depuis la notion
impropre de "totalitarisme" jusqu’aux soupçons
de "proto-fascisme", régulièrement émis
pour bannir une thèse mal acceptée. Bref, la lecture
de Zizek s’avère aussi déstabilisante que précieuse,
dès les premières pages.
Subjectivité et interpassivité
Selon Zizek, "le problème ultime de la post-politique
d’aujourd’hui est qu’elle est fondamentalement
interpassive". L’affrontement entre les avocats des politiques
identitaires à quoi se résume aujourd’hui la
repolitisation de la sphère civile dissimule comme il peut
la volonté des acteurs de conserver ce qui "importe
réellement". L’analogie osée par Zizek
est sidérante de lucidité : cette attitude est exactement
celle d’un obsessionnel névrotique qui protège
la pérennité de ce qui lui est cher derrière
son incessante logorrhée ou son activité débordante.
Il maintient son activité "par la passivité de
l’autre". Autrement dit, n’est pas nécessairement
conservateur qui le dit. A la lumière de ce postulat, la
notion même de multiculturalisme se trouve considérablement
égratignée. La volonté identitaire de diversification
et de mélange des valeurs, dans son souci de se présenter
et de s’appréhender comme une réponse négative
au conformisme reconnu et honni, obéit bien plutôt
à une exigence du système. "Cette floraison perpétuellement
jaillissante de groupes et sous-groupes dans leurs identités
hybrides, fluides et mouvantes, chacun insistant sur le droit d’affirmer
son mode spécifique de vie et / ou de culture, cette incessante
diversification, n’est possible et pensable qu’adossée
au socle de la globalisation capitaliste".
Elle renvoie directement à ce qu’elle prétend
combattre, du point de vue de la forme. Sur le fond, elle se heurte
à une autre aporie, encore plus problématique : le
multiculturalisme est aux yeux de Zizek "une forme de racisme
désavouée, invertie auto-référentielle,
un racisme avec une distance". La neutralité multiculturaliste
est un leurre puisque non seulement elle ne renvoie à aucune
universalité, mais en plus elle élude le fait que
le sujet est "déraciné" ; elle souligne
avec la plus involontaire des acuités "l’homogénéisation
sans précédent du monde contemporain".
Les (més)usages d’une notion
Il est finalement assez rare de pouvoir apprécier un digne
et rigoureux dosage de philosophie et de psychanalyse sous la plume
d’un auteur, surtout lorsque celui-ci se réclame de
la terminologie lacanienne. C’est pourtant sur la notion de
"grand Autre" que Zizek appuie sa critique du multiculturalisme
libéral et de l’impropriété de son vocabulaire.
Dans Vous avez dit totalitarisme ?, il met habilement en lumière
le mécanisme intellectuel qui se cache derrière l’usage
du terme "totalitarisme". "Loin d’être
un concept valable, la notion de totalitarisme est une sorte de
subterfuge théorique ; au lieu de nous donner les moyens
de réfléchir, de nous contraindre à appréhender
sous un jour nouveau la réalité historique qu’elle
désigne, elle nous dispense de penser, et même nous
empêche activement de le faire". Arme favorite du consensus
libéral-démocrate, l’anathème "totalitarisme"
n’a d’autre fonction que de museler toute velléité
de scruter la réalité de manière radicale.
Il n’est ni plus ni moins qu’un "antioxydant idéologique".
Il méconnaît l’intrication essentielle des trois
dimensions de l’autre : l’imaginaire, le symbolique
et le réel. Raison pour laquelle la vision habermassienne
de la communauté dialogique est indéniablement aseptisée
: elle se prive de la passion que délivre l’autre en
tant que réel, ce "partenaire inhumain" avec lequel
aucun dialogue n’est possible. C’est également
ce rapport faussé à l’altérité
en tant que telle qui est à la base des réticences
intellectuelles concernant tout ce qui est suspecté de proto-fascisme.
Le paradoxe essentiel et constitutif du fascisme repose sur le lien
entre vénération de l’organique et élimination
mécanique, voire technologique, de ce même organique
au moindre niveau de l’exercice politique. Autrement dit,
est vénéré intellectuellement ce qui est, dans
les faits et du point de vue du concret, réduit à
néant. "La compréhension de ce paradoxe permet
d’éviter le piège libéral-multiculturel
consistant à condamner comme proto-fasciste tout appel à
un retour à des liens organiques", conclut Zizek.
L’Autre sans altérité
"Deux thèses déterminent l’attitude libérale-tolérante
d’aujourd’hui à l’égard des Autres
: le respect de l’Altérité, l’ouverture
d’esprit et la peur obsédante du harcèlement
-en somme, l’Autre ne pose aucun problème, mais dans
la mesure où sa présence n’est pas intrusive,
dans la mesure en fait où l’Autre n’est pas vraiment
Autre".
L'exemple hilarant choisi par l’auteur pour éclairer
cette idée est celui du "chocolat laxatif" : un
produit contenant en lui-même non la possibilité mais
l’effectivité de sa propre négation. Ou comment
la dialectique d’inspiration hégélienne se trouve
convoquée là où l’on s’attendait
de moins en moins à la voir… Cette intuition intellectuelle
proprement remarquable recoupe également le rapport à
la croyance qu’entretiennent nombre d’individus. Une
"croyance décaféinée", selon Zizek,
en ce qu’elle est vidée de tout ce qui fait son essence
et son sens. Elle ne blesse ni n’engage personne, surtout
pas celui qui la prône. Cette acception de l’altérité
rejoint le constat de plusieurs autres penseurs contemporains sur
l’effondrement des valeurs et la percée exponentielle
du cogito dans le libéralisme post-moderne, bref, ce que
Lasch nomme "la culture du narcissisme". Le propre de
Zizek est d’y voir la validité toujours renouvelée
de la sentence lacanienne. L’amour consiste à "donner
quelque chose que l’on n’a pas à quelqu’un
qui n’en veut pas". Au regard des grandes déclarations
de tolérance et d’empathie universelle auxquelles on
assiste quotidiennement, cette éternelle vérité
sonne comme un glas inaudible. Un rabat-joie de plus ose s’ériger
contre le bonheur hédoniste global, sans pour autant suggérer
de prendre la voie du fondamentalisme religieux pour contrer la
"fausse tolérance du multiculturalisme libéral".
Eclairage des salles obscures
Le choix méthodologique d’utiliser des œuvres
cinématographiques pour illustrer ou étayer son discours
peut sembler litigieux ou périlleux, si l’on s’attend
à voir Zizek palabrer indéfiniment sur la portée
métaphysique d’un film comme Matrix. Mais la finalité
avouée de la chose semble plutôt se situer du côté
d’une appréhension du cinéma comme vecteur social.
Zizek commente et analyse la réception, la postérité,
voire l’importance psychosociologique d’un film plus
que son contenu intellectuel ou esthétique. Lorsqu’il
se risque dans cette voie, il devient alors hautement imprévisible,
et le lecteur découvre avec lui une lecture tout à
fait novatrice et éclairante d’un sujet pourtant rebattu
et sur-médiatisé. Cette originalité devrait
prendre toute sa mesure dans l’ouvrage à paraître
bientôt aux éditions Amsterdam, Lacrimae rerum, recueil
de textes qui compilera les réflexions de Zizek sur les travaux
de Lynch et Tarkovski, entre autres. Penseur nécessaire au
décodage de notre ère, Zizek demeure difficilement
classable en termes de filiation ou de parenté. On ne peut
guère que se contenter de mentionner les auteurs qu’il
cite régulièrement pour tenter d’en faire un
portrait : Rancière, Butler, Badiou, Balibar, Lacan et Hegel
pour les anciens. Ce catalogue reste bien en-deçà
de l’expérience intellectuelle que constitue le fait
de lire Slavoj Zizek. Que l’on se prépare seulement
à la simple hypothèse matérialiste que Dieu,
peut-être, est un Tamagoshi.
Eric Fouquet
Plaidoyer en faveur de l’intolérance (Climats, traduit
par Frédéric Joly) ;
La subjectivité à venir (Climats, traduit par François
Théron) ;
Vous avez dit totalitarisme ? (Amsterdam, traduit par Delphine Moreau
et Jérôme Vidal).
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