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Slavoj Zizek, 56 ans, philosophe slovène. Star des campus,
traduit en vingt langues, il revisite Marx, Lacan et les idées
de gauche en s'appuyant sur le cinéma d'Hollywood.
«Je ne laisserai jamais ma fille de 17 ans approcher de ce
bonhomme ! C'est la première association qui me vient à
l'esprit quand je me vois en photo...» Slavoj Zizek glisse
la mise en garde à peine entré dans les locaux panoptiques
de Flammarion. Puis éclate d'un grand rire conjuratoire.
Ce philosophe halluciné n'a que deux fils de 6 et 34 ans,
Tim et Kostia, issus de deux mariages différents. Mais il
n'est pas dupe de l'effet beauf qu'il pourrait susciter sur une
jeune fille. Colosse un peu effrayant. Tics nerveux impressionnants.
Postillons, soupirs et reniflades dans tous les sens. Barbe fournie.
Sandales à scratch sur chaussettes bleues. Sa panoplie de
moniteur d'amicale laïque tranche avec sa classe intellectuelle.
Et un emploi du temps blindé de jet-setter. Tombé
de l'Eurostar, il repart dans deux heures à Copenhague pour
un congrès de design. «Ils me filent 7 500 euros pour
trente-cinq minutes de conférence, cela ne se refuse pas,
hein !», rigole cet anticapitaliste convaincu. Avec les mains,
il se rectifie tellement souvent les narines qu'on lui soupçonne
un moment une cocaïnomanie, qui éclairerait sa boulimie
conférencière worldwide («un tiers de mon temps
dans les avions»), son oeuvre prolifique traduite en vingt
langues et son ébullition intellectuelle légendaire.
Mais non. L'ancien fan de Jefferson Airplane affirme ne consommer
ni alcool, ni tabac. «Je suis le seul type de ma génération
à n'avoir fumé qu'un seul joint de marijuana dans
sa vie, assure-t-il, moins pour des raisons morales d'ailleurs que
pour ne pas perdre le contrôle.»
Décomplexion et autodérision, ce passionné
d'Hitchcock tranche sur ses congénères intellos de
gauche. Spécialiste de Marx, Hegel et Lacan, son mode d'expression
se rangerait plutôt du côté de Kierkegaard pour
lequel «le plus sûr des mutismes, ce n'est pas de se
taire, c'est de parler». Parler toujours, et encore. Le divan
du psychanalyste Jacques-Alain Miller, frère de l'autre,
et gendre du grand Autre (Jacques Lacan), s'en souvient encore.
Au début des années 80, le jeune communiste critique
achève sa thèse sur Hegel, le «plus sublime
des hystériques». Il épuise les cycles Mizoguchi
au Champollion, à Paris. Une rupture sentimentale le pousse
en consultation. «Je n'ai pas arrêté de parler
pendant trois ans, raconte-t-il dans un français frénétique.
Sûrement parce que j'avais peur qu'on pointe une faille.»
La fréquentation assidue de Lacan et de son gendre lui confère
le titre de «docteur en psychanalyse». De là
à poser sa plaque... «Je suis bien trop nerveux pour
accueillir des patients.»
Le New Yorker l'a surnommé «Marx brother». L'écrivain-philosophe
Mehdi Belhaj Kacem et moult jeunes intellos en panne de modèle
puisent dans la pensée paradoxale de ce «pop philosophe».
Tel Deleuze ou Baudrillard en leur temps, lui seul semble capable
aujourd'hui d'articuler une morale de gauche et une pensée
tragique. Sans mépriser la culture «de masse».
Lacan et Fight Club. Le réel et le virtuel. Marx et Matrix.
Hegel et la Dernière Tentation du Christ. La Slovénie
où il vit et les Etats-Unis où il enseigne. Buenos
Aires où il s'est marié (avec une doctorante argentine)
et Londres où il séjourne régulièrement,
etc. Continuateur d'Orwell, Pasolini ou Christopher Lasch, remixés
à Hollywood, il met au jour les névroses de la gauche
moderne. Les aventures de Neo (Keanu Reeves), héros de Matrix
Reloaded, lui permettent par exemple de démystifier les rébellions
automatiques. Matrix Reloaded, c'est «le triste reflet de
la gauche et de son combat contre le système, écrit
Zizek. La rébellion de Neo, loin d'être un cas unique,
ne fait-elle pas partie d'un cycle plus grand de perturbations et
de réinstaurations de l'ordre ?» Toujours à
la limite du «nouveau réactionnaire», il prône
une sorte de «réalisme passionné de gauche».
«Il faut à tout prix se débarrasser des illusions.
La gauche n'y est pas encore. Loin de là.» Refusant
d'être «un vieux gauchiste nostalgique», cet admirateur
des «conservateurs critiques» et de Claudel revendique
une «position tragique». Les critiques mécaniques
contre Tony Blair l'agacent, «comme si la fidélité
au vieux Parti travailliste, c'était mieux !» Il concède
à Zapatero d'avoir «fait» la légalisation
du mariage homo. «J'aime cette idée de "faire",
un point c'est tout.» Lula, au Brésil : «C'est
toujours la même histoire. Un type de gauche rassemble tous
les espoirs. Et comme s'il y avait une limite invisible, son sort
est scellé au bout deux ans.»
De la même façon, il s'attaque sans pitié à
la «tolérance multiculturelle», un «refus
de l'autre déguisé en respect de l'autre». Le
Slovène ressurgit alors. Avant les tensions ethniques, les
blagues sur les peuples circulaient allégrement en ex-Yougoslavie.
«On disait que les Monténégrins se masturbaient
en mettant leur sexe dans la terre. Tremblements de terre oblige
!» Il ne veut pas laisser les clichés populaires, l'humour,
«la vie», écrit-il, aux extrémistes comme
Le Pen. «Les clichés signifient bien plus une solidarité
qu'un affrontement. Alors que l'antiracisme véritable est
souvent un racisme refoulé.»
Sa fougue démystificatrice colle avec sa singulière
trajectoire. En 1990, le succès de ses chroniques dans la
presse locale le pousse jusqu'à... la présidentielle
slovène pour le Parti libéral. Sans illusions ni résultat.
L'un de ses éditeurs, Frédéric Joly : «Il
a une haine viscérale des régimes communistes tout
en nourrissant une grande méfiance vis-à-vis des démocraties
occidentales.» Lui : «En Slovénie, nous étions
dans un interspace : nous choisissions les avantages du communisme
et de l'Occident, sans les inconvénients.» Aucun souvenir
de son enfance «privilégiée sans plus».
Une mère «cadre administratif» dans un hôpital
et un père employé dans une compagnie privée.
Décidément photophobe, il a brûlé toutes
ses photos d'enfance à la mort de sa mère. «Je
n'ai gardé que celle de mon passeport.» Il évoque
juste ses 19 ans à Prague pendant l'invasion soviétique.
«Les gens manifestaient. Je mangeais des gâteaux à
la framboise dans une pâtisserie. Ces moments très
étranges ont été mon seul rendez-vous avec
l'histoire.»
Sa découverte d'Althusser, début 70, n'aide pas à
son insertion. A l'époque, c'est un suicide académique.
«Je suis resté quatre ans sans emploi. Heureusement,
mes parents m'ont soutenu.» Cet isolement l'a paradoxalement
renforcé. Obligé à «réseauter»
à l'étranger. «Sans cette placardisation raffinée,
je serais un philosophe local totalement inconnu.» Désormais,
il dirige librement son institut philosophique de Ljubljana pour
2 000 euros par mois environ. Auxquels s'ajoutent les nombreuses
sollicitations internationales. Son athéisme de gauche ne
s'est pas transformé en cynisme. Sa théorie de l'«Homo
sucker» dénonce d'ailleurs le «non-dupe»
contemporain, celui qui «croit tout décoder, mais demeure
le seul véritable naïf». Cet «ogre vitaliste
qui fait son miel de tout» (un proche) préfère
la figure de la jeune fille dans De beaux lendemains, le film d'Atom
Egoyan adapté de Russell Banks. Témoin muet d'un énigmatique
accident de bus, elle détient le secret tragique de la communauté
villageoise. Comme Zizek pressent celui du «village global».
Mais il n'est pas certain que la jeune fille de De beaux lendemains
s'approcherait de ce bonhomme. Qui ne peut pas se voir en photo.
Slavoj Zizek en 6 dates
1949: Naît à Ljubljana (Slovénie).
1968: Assiste passivement au printemps de Prague.
1988: Ecrit une thèse sur Hegel, dirigée par Jacques-Alain
Miller.
1990: Se présente à l'élection présidentielle
en Slovénie.
1997: Devient un philosophe-star. Sauf en France.
2005: Multiplie les livres sur l'Europe, l'Irak, le cinéma,
l'après-11 septembre, etc.
Le dernier s'intitule Bienvenue dans le désert du réel
(Flammarion).
PONCET Emmanuel
Libération 29 octobre 2005
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