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Origine http://www.mondesfrancophones.com/espaces/Politiques/comptes-rendus/ethnicites/
Les revendications culturelles des groupes ethniques – ce
qu’on appelle le multiculturalisme – posent la tension
entre l’universel et le particulier, que Slavoj Zizek a analysé
dans un article paru dans un numéro de New Left Review de
1997.
L’universel est représenté par l’état-nation
menacé de fragmentation par le multiculturalisme. L’État
est une entité abstraite, négative, universelle, bref
symbolique, qui permet au sujet d’acquérir une distance
par rapport à son immersion dans le groupe social immédiat:
famille, classe, groupe ethnique et ses valeurs. Son existence détermine
une distinction entre communauté et nation et crée
les conditions pour que le sujet puisse se détacher aussi
bien des solidarités que des (op)pressions du groupe.
Un phénomène semblable a été à
la base du bouleversement social opéré par l’Église
réformée au XIIe siècle. La redéfinition
du mariage par les réformateurs, de façon à
ce que ce qui était jusque-là une affaire purement
laïque et séculière dont s’occupaient les
familles (les pères) des fiancés devienne une affaire
de la compétence des chefs ecclésiastiques, a permis
au sujet (masculin et féminin) non pas exactement de se libérer
mais de décrocher de l’aliénation à la
communauté organique, en comptant sur l’Église
pour médiatiser le pouvoir du chef de lignage et, à
travers lui, la pression du groupe (famille, classe). Le sujet pouvait
compter sur un père symbolique, le prêtre, pour représenter
une loi au-delà de la tradition ou coutume de la communauté
à laquelle il appartenait.
En imitant les stratégies d’unification et de centralisation
de l’Église, l’état monarchique s’est
constitué comme machine administrative et juridique et est
devenu ce que l’on connaît sous la désignation
d’état-nation. Il semble que la fiction d’une
entité à portée universelle comme l’Église
ou l’État, et l’expansion de leurs machines bureaucratiques,
ait été nécessaire à la liberté
individuelle : la croissance de l’Église et de l’État
se fondait sur l’affaiblissement des groupes sociaux immédiats,
des communautés organiques, dont la molécule a été
réduite à ses atomes, les individus. C’est à
ce titre que l’État (dont le processus de séparation
d’avec l’Église commence avec la querelle des
investitures) joue un rôle central dans le projet idéologique
libéral démocratique qui est le projet de la modernité
dont la valeur majeure est l’universalité des droits
humains.
Que cet État est en crise, que cette crise est caractéristique
de la postmodernité, que l’ethnicisation du national
configure la nature hétérogène et fragmentaire
des jeux de langage, on l’a souvent dit. Dans les sociétés
postmodernes, comme Zizek l’explique, l’institution
abstraite de l’identification symbolique avec l’état
est éprouvée comme quelque chose d’artificiel,
de pas attachant, si bien que l’on va chercher des formes
d’identification primaires, plus petites, communautaires:
ethniques, religieuses, sexuelles. Mais cette “régression”
des formes d’identification secondaires aux primaires est
toujours déjà médiatisée par une instance
à portée universelle, que ce soit l’individualisme
moderne – les porteuses du voile islamique en France ne disent
pas : le voile est la volonté de Dieu, mais: le voile c’est
mon choix - ou le marché mondial. Dans ce dernier cas, qui
est celui que soutient Zizek, la médiation prend la forme
d’une réaction contre l’anonymat universel du
capitalisme global et l’homogénéisation du monde
qu’il provoque.
Néanmoins, il semble que cette contre-réaction soit
plutôt un déplacement d’ordre idéologique
: l’alternative au capitalisme n’existant pas (ou supposée
telle), l’énergie critique s’est déplacée
de la question de la redistribution de la richesse vers celle des
différences culturelles et les droits des minorités.
C’est la culturalisation du politique. Et c’est pourquoi
Zizek affirme que le multiculturalisme est le symptôme du
capitalisme global dans la mesure où la diversité
de cultures particulières qu’il promeut comme formes
de contestation du statut privilégié d’une culture
dominante et de la loi qui la supporte cache finalement l’universalité
vide du capital.
La position neutre selon laquelle toutes les cultures sont égales
se nourrit de l’utopie des échanges sans friction où
Internet joue un rôle majeur dans la mesure où elle
subsume la particularité du statut social et culturel des
cybernautes dans l’anonymat universel. Cependant ce qu’on
a appelé dans les années 1990 la contradiction de
Richard Rorty pointe l’insoutenabilité de la position
neutre de l’utopie multiculturaliste. Rorty affirmait alors
que la culture libérale est une entre autres et n’a
donc pas droit à réclamer une autorité privilégiée
pour soi-même. Mais cette vue particulariste et historiciste
heurte la déclaration selon laquelle la culture des droits
humains est supérieure aux autres. Cette aporie témoigne
que l’ironie, comme la raison, a des limites. Finalement,
comme Jean Leca l’a affirmé récemment dans une
conférence à l’Université du Minho (Braga,
Portugal), pour que la différence individuelle ainsi que
celle des groupes puisse être reconnue sans restrictions,
pour que toutes les lois morales puissent être également
raccommodées, il faudrait que la société –
le demos – n’ait pas d’identité. Ce qui
équivaudrait à l’état de nature, c’est-à-dire
à l’impossible.
Bibliographie
Zizek, S., “Multiculturalism, or the logic of multinational
capitalism”, New Left Review, 225, 1997, p.29-51
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