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Origine : http://www.cndp.fr/magphilo/philo15/critique2-Imp.htm
Philosophe, docteur en psychanalyse, Slavoj Zizek est notamment
l'auteur de Essai sur Schelling : le reste qui n'éclôt
jamais (L'Harmattan, 1997), Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions
sur les (més)usages d'une notion (Amsterdam, 2004), La Subjectivité
à venir : essais critiques sur la voix obscène (Climats,
2004).
Sur le site en slovène et en anglais de The Faculty of Arts,
University of Ljubljana, Department of Philosophy dans lequel enseigne
Slavoj Zizek, on peut obtenir une description du philosophe et correspondre
avec lui. www.ff.uni-lj.si/
Parcourant de nombreux axes théoriques (littéraires,
psychanalytiques, philosophiques, cinématographiques, etc.),
les cinq parties constitutives de ce livre s'entrelacent pour suivre
le fil rouge de grands problèmes contemporains (l'après-Yougoslavie,
le conflit israélo-palestinien, le terrorisme mondial, la
crise de la démocratie, etc.).
Écrit en 2002, ce livre de Slavoj Zizek part de l'événement
majeur des attentats du World Trade Center, pour proposer une lecture
multidirectionnelle, tant du point de vue de l'espace géostratégique
et du devenir historique que de celui des principaux déterminismes
sociaux et psychiques qui régissent la vie et l'action humaine.
Cet ouvrage est d'autant plus problématique que, sur des
sujets brûlants de notre actualité, l'auteur ne disposait
pas encore de certaines données historiques dont on aimerait
rétrospectivement qu'il ait pu se servir pour compléter
ses analyses : par exemple la réélection de George
Bush, le tsunami et sa couverture médiatico-financière,
la guerre en Irak, l'accession au pouvoir du Hamas et, dans la mesure
où le 11 Septembre 2001 constitue l'événement
ordonnateur du livre, les derniers attentats d'ampleur à
Madrid et à Londres.
Rappelant dans une perspective tocquevillienne les risques que les
avancées de la démocratie font peser sur le nouveau
citoyen, Zizek cultive d'emblée le paradoxe qui constitue
la thèse principale de son livre : le réel a disparu,
ou plutôt il n'en reste qu'un no man's land qu'essaye vainement
de dissimuler un cortège de simulacres en tous genres. Sur
le plan éthique notamment, la pseudo-réalité
confine à ce qu'on se sente d'autant plus libre qu'on ne
l'est pas, dans la mesure où « nous manque le langage
même pouvant articuler notre absence de liberté »
(p. 20). N'hésitant pas à recourir à la critique
de l'axiome de base de la démocratie telle que l'a élaborée
Chesterton dans Orthodoxie1, « ce sommet de propagande catholique
» (p. 127), l'auteur déconstruit les mécanismes
de l'idéologie libérale et montre comment elle nous
emprisonne dans un faux dilemme. C'est ainsi que les cinq parties
du livre s'enroulent en spirale autour d'un axe théorique
qui peut faire penser aux projets de courants philosophiques majeurs
tels que la phénoménologie, prônant un retour
aux phénomènes : « atteindre à la chose
elle-même » (p. 24 et sq.). De telle sorte qu'aussi
bien la première partie, essentiellement consacrée
à relever les multiples occurrences de cette nouvelle obsession
de réel (les reliquats de vieilles américaines et
de vieux bus scolaires canadiens à Cuba [p. 25-26], l'exubérance
orgiaque de la violence révolutionnaire dans le cinéma
d'Eisenstein [p. 54-55], etc.), que la seconde orientée par
le changement de statut de la figure de l'ennemi (p. 68), ainsi
que la troisième dédiée à la double
généalogie (historiciste et intempestive) de l'Occident
(p. 118 et sq.) s'emploient à décortiquer les multiples
strates de cette échappée du réel et, corrélativement,
celles d'une course effrénée pour le retrouver restauré,
voire sublimé en son grand Autre. Dans les deux dernières
parties, l'auteur explore les nouveaux modes de l'exclusion, de
la crise du politique et saisit quelques événements
particulièrement représentatifs d'une épochê
contemporaine (p. 168).
Zizek distingue notre XXe siècle passionné de réel
d'un XIXe siècle utopiste et scientiste. Or le « réel
» n'est pas la réalité mais ce qui reste d'elle
une fois dépouillée de son écorce sociale (qui
n'est jamais qu'un de ses versants symboliques). Seul un acte transgressif
et violent pourrait conduire à ce réel, dont l'auteur
retrouve la trace aussi bien dans la cruauté du régime
stalinien qui apparaît un jour à Brecht croisant une
colonne de chars soviétiques que dans les corps à
corps de 1914-1918 célébrés par Ernst Jünger
(p. 24), ou encore dans les récents sites internet hardcore,
mettant au service du voyeurisme les techniques les plus sophistiquées
(p. 23-25).
Paradoxe du réel
C'est dans la même ligne de pensée que la vague de
terrorisme d'extrême gauche des années soixante-dix
faisait suite à l'échec des mouvements contestataires
étudiants et considérait que seules des interventions
sanglantes pourraient réveiller la classe ouvrière
embourgeoisée et la tirer de sa torpeur consumériste.
Zizek se demande alors si, de la même manière, les
attentats intégristes ne chercheraient pas à sortir
l'Occident de son apolitisme et de sa torpeur consumériste
(p. 29).
Comme passion pour le théâtral, pour le « pur
semblant », notre réalité de plus en plus virtuelle
nous offre tous les jours davantage de produits vidés de
leur substance : café sans caféine, alcool sans alcool
ou « guerre sans guerre, comme Colin Powell l'a proposé
dans sa doctrine de la guerre sans victimes (de notre côté,
bien sûr) » (p. 31, p. 67 et p. 71). Nous aboutirions
à une virtualisation de la politique réduite à
la pure et simple administration des choses. Une fois ce processus
de déréalisation achevé, que reste-t-il ?
Pour la plupart des gens, l'effondrement des tours du World Trade
Center n'est qu'un événement télévisuel.
Est-ce la raison pour laquelle la souffrance causée par ces
attentats a été expurgée du spectacle que les
télévisions ont déversé sur le monde
entier ? Tandis que lors des reportages sur les catastrophes naturelles,
sur des tueries de la guerre, etc., l'accent est mis sur les images
témoignant directement des atrocités de ces événements,
les trois mille morts du Word Trade Center semblent avoir été
condensés et, de la sorte, contenus (symbolisés et
euphémisés) dans la percussion des tours par les avions,
par les flammes et les silhouettes de victimes se jetant dans le
vide. Pudeur certes, mais pourquoi en particulier lors de ce drame,
et non à l'occasion de tant d'autres2 (p. 34 et p. 199) ?
Zizek se demande si le but véritable des terroristes n'était
pas, au-delà du nombre de morts, de créer un «
effet spectaculaire » (p. 32). Si c'est le cas, cet objectif
a été largement atteint. En expurgeant ce spectacle
de sa réalité la plus simplement tragique, n'exauçait-on
pas d'un seul et même mouvement et de manière paradoxale
le vœu de ces terroristes ? Et ne confessait-on pas une incapacité
à dire, à montrer et à reconnaître le
réel tel qu'en lui-même ?
Pourquoi avons-nous vu et revu les images de ces avions percutant
les tours, cadrées comme dans un film hollywoodien ? Quelle
fascination ont-elles réussi à exercer sur nos esprits
? Elles nous ont fait toucher du doigt l'étrange satisfaction,
la « jouissance » (terme que Zizek emploie au sens lacanien
et écrit à de multiples reprises en français).
Les films de science-fiction américains ont souvent mis en
scène ce fantasme angoissant d'une réalité
sociale que l'on découvre brusquement n'être qu'un
plateau de télévision géant. The Truman Show
de Peter Weir (1998) mais surtout Matrix (1999), le grand succès
des frères Wachowski, ont porté cette logique à
son comble. Dans le second de ces films, lorsque le héros
atteint la « vraie réalité » - celle dans
laquelle il vivait jusque-là était de toutes pièces
générée par un énorme ordinateur -,
il ne voit qu'un paysage saccagé et des ruines désolées,
vestiges d'une guerre planétaire. Le chef de la Résistance
l'accueille alors d'une salutation ironique : « Bienvenue
dans le désert du réel », à laquelle
le livre de Zizek emprunte explicitement son titre.
Zizek martèle alors sa thèse qu'il transfère
à la réalité des attentats de 2001: les habitants
de New York n'ont-ils pas été eux aussi, comme les
habitants-programmes de la Matrice, confrontés au «
désert du réel » ? « Il suffit de se souvenir
de toute une série de films, de New York 1997 à Independance
Day, pour comprendre la comparaison récurrente entre ces
attaques terroristes et les films catastrophes hollywoodiens : l'impensable,
qui a eu lieu, était un objet de fantasme, et la plus grande
surprise est qu'il soit arrivé à l'Amérique
ce qu'elle fantasmait. » (p. 37-38).
Vers quelle néo-réalité ?
Nous faut-il alors abandonner cette passion du réel ? ou
ne pas oublier que le réel est ce qui garantit l'édifice
symbolique, en fait la consistance - comme le Juif est le «
réel » de l'idéologie nazie (p. 59) -, et nous
confronter à notre idéologie et aux antagonismes qu'elle
dissimule ?
Après les attentats, les dirigeants occidentaux ont rivalisé
d'éloges concernant l'islam (p. 62), pour mieux confondre
les terroristes qui le dénaturaient. Ce respect typiquement
libéral (p. 63) ne s'apparente-t-il pas à de la dénégation
? Nous préférons comprendre une culture hypostasiée
plutôt que d'analyser des dynamiques politiques concrètes.
La tour d'ivoire du libéralisme tolérant s'effondre
et, dans notre perspective paranoïaque3, la menace terroriste
se transforme en une abstraction irrationnelle, coupée de
toute réalité sociale.
Le terrorisme n'est-il pas la contrepartie de ce nouvel «
art » de la guerre ? et les organisations terroristes internationales
invisibles le « double obscène » des grandes
multinationales, omniprésentes mais sans base territoriale
(p. 67) ?
La thèse du « choc des civilisations » (p. 70,
72 et 75) s'ingénie à recouvrir les conditions socio-économiques
modernes. Mais les vrais « antagonismes », liés
au capitalisme mondialisé, sont plutôt à chercher
au sein même des civilisations. Le fondamentalisme musulman
a aussi pour cible les régimes arabes conservateurs, comme
l'Arabie Saoudite ou le Koweït, alliés économiques
des États-Unis. Et pour pouvoir compter sur les réserves
pétrolières de ces pays, ces derniers veilleraient
à ce qu'ils demeurent non démocratiques (p. 73).
De quelle manière l'événement traumatique du
11 Septembre va-t-il être symbolisé ? Pour l'instant,
les États-Unis ne semblent pas avoir saisi l'occasion qui
leur était donnée de comprendre le monde dont ils
font partie. Réfugiés dans une identification redoublée
(« fierté américaine », p. 77), ils «
réaffirm[ent] leurs engagements idéologiques traditionnels,
sans aucun sentiment de responsabilité » (p. 79).
La gauche américaine, aussi bien qu'européenne, a
été incapable d'analyser concrètement la complexité
de la situation et a manqué doublement la dimension politique
du terrorisme : soit en ratant la marche éthique («
Les États-Unis d'Amérique n'ont eu que ce qu'ils méritaient
», p. 85), soit en entonnant le couplet pacifiste, comme s'il
s'agissait d'une guerre comme les autres, ce que le gouvernement
américain lui-même n'a cessé de contester, retardant
la guerre d'un mois. Zizek voit là le signe d'une bien triste
situation, « celle où George Bush montre plus de capacité
de discernement que la plupart des gens de gauche ! » (p.
88).
Force est alors de constater qu'une redéfinition de l'ennemi
et du terrorisme doit être opérée afin de mieux
les combattre. Pour cela, Zizek considère qu'il faudrait
« recourir à la catégorie dialectique de totalité
» (p. 83), autrement dit sortir de « l'alternative Bush
ou Ben Laden » car une relation dialectique complexe et sourde
anime l'opposition des deux camps, de telle sorte que « [le]
capitalisme mondial est une totalité, à savoir l'unité
dialectique de lui-même et de son autre » (p. 84). Il
nous faut comprendre que les intégristes musulmans sont les
produits du capitalisme global et incarnent la façon dont
le monde arabe s'efforce de s'y adapter (p. 84 et 87).
Les nouveaux exclus
Ces glissements pourraient être éclairés par
la notion d'homo sacer, telle que Giorgio Agamben la développe
4.
Il s'agit des individus qui, contrairement aux citoyens de plein
droit, se trouvent exclus de la cité politique et de tout
ordre légal. De nos jours, « [l'homo sacer [...] est
l'objet privilégié de la bio-politique humanitaire
» (p. 138) et, en tant que tel, il ne recouvre pas seulement
la figure de tous les exclus - des sans-papiers français
aux habitants des favelas brésiliennes ou des ghettos américains
- mais aussi des Bosniaques, des Rwandais, des Afghans. Ne peut-on
radicaliser cette idée et se demander si le problème,
plus que dans la fragilité des exclus, ne réside pas
dans le fait que, à un niveau plus élémentaire,
nous soyons tous voués à devenir des exclus ? Si ce
sont les mêmes auxquels on dénie toute humanité
et « qui [font] l'objet des attentions les plus condescendantes
» (p. 138), ne peut-on penser que c'est cette position politique
zéro qui est devenue l'objet du pouvoir ? Et le politique,
les « Droits de l'homme » et ceux du « citoyen
» ne nous seraient plus accordés que dans un second
temps, conformément aux desseins stratégiques du pouvoir,
ramené à l'administration sociale et au gouvernement
des experts. Telle est peut-être l'ultime conséquence
de notre idéologie post-politique (p. 143).
Dans nos sociétés libérales et démocratiques,
la tendance de l'après-11 Septembre est à la restriction
de plus en plus grande de nos droits fondamentaux. La rhétorique
actuelle de « l'état d'urgence » mondial sert
à suspendre le rôle de la loi au profit de l'État
et de mesures administratives libérées de contraintes
juridiques jugées excessives. L'état d'exception qui
en découle est dirigé contre les manifestations populaires
et constitue une défense contre l'urgence réelle5
(p. 159). Il faudrait pourtant distinguer l'urgence que Zizek nomme
« contemporaine, libérale-totalitaire » et l'urgence
« authentiquement révolutionnaire » (p. 160).
La première se donne comme la guerre contre le terrorisme,
la seconde issue de saint Paul comme figure de l'approche de la
fin des temps. La première donne lieu à des objections
critiques assez convaincantes de la part de l'auteur. Effectivement,
cette forme « réactionnaire » de l'état
d'urgence vise toujours à la restauration consensuelle d'un
cours de la vie réputé normal, à « mater
le "chaos" de la politisation générale »,
à « retourner au "cours réel des choses"
» (p. 160).
Quel horizon politique ?
La dernière partie du livre aurait dû être à
la fois la plus convaincante et la plus actuelle, dès lors
qu'elle relevait particulièrement bien quel « nœud
symptomal » représentait la crise au Moyen-Orient et
combien elle figurait « son réel qui ne cesse de faire
retour » (p. 186). Au contraire, et en regard des analyses
qu'y élabore l'auteur, cette partie du livre est au moins
sur Israël et la Palestine la plus contestable. Non seulement
parce que la plus militante et la plus partisane (pro-palestinienne,
mentionnant surtout Israël en s'étayant sur le cas des
refuzniks comme on les appelle6), mais aussi parce que démentie
par l'évolution historique du conflit israélo-palestinien,
et notamment l'accession récente au pouvoir du Hamas, dont
Zizek dit que l'autorité palestinienne de l'époque
(en 2002) s'employait à limiter l'influence, pris en otage
en quelque sorte par Israël, entre l'exigence d'un côté
de faire régner l'ordre en Palestine (donc contre le mouvement
révolutionnaire du Hamas), de l'autre côté d'y
échouer, donnant par là même l'occasion légitime
à Israël d'écraser et d'humilier les Palestiniens.
La thèse que semble partager Zizek est pour le moins suspecte,
même s'il la formule prudemment en recourant à la forme
interrogative : « nous vous ordonnons de nous résister
afin que nous puissions vous écraser ? » (en italiques
dans le texte, p. 171). Si on l'adoptait en effet, ne faudrait-il
pas considérer que la récente accession au pouvoir
du Hamas aurait été fomentée par Israël,
pour mieux pouvoir charger devant les instances internationales
les nouvelles autorités palestiniennes et légitimer,
par là encore, davantage l'usage de la violence armée
? Aussi faire des refuzniks l'emblème du passage de l'homo
sacer au prochain, au sens judéo-chrétien du terme
(p. 172) n'est pas sans susciter l'étonnement. Et encore
au-delà, soutenir qu'aujourd'hui, le test éthique
difficile pour les Israéliens est de passer de cet amour
du prochain à l'amour du Palestinien peut provoquer une certaine
consternation. Quatre ans après cet étrange pronostic
éthique, force est de constater que l'épreuve éthique
se retrouve tout entière du côté palestinien
aujourd'hui au pouvoir, soumis à une triple et terrible exigence
de devoir reconnaître l'État d'Israël, de renoncer
à le combattre par le recours systématique à
la violence terroriste et de gouverner le peuple dont aujourd'hui
il a la charge (sans compter une exigence supplémentaire
et non des moindres : résister aux sirènes de tous
les États opportunistes qui pourraient être tentés
d'apporter au Hamas des soutiens financiers, stratégiques,
militaires, etc., notamment si l'Europe et les États-Unis
envisageaient de suspendre ou de trop réduire leurs aides).
Plus convaincante sur l'ex-Yougoslavie et les conflits interethniques
ayant opposé Serbes, Bosniaques et Slovènes, l'analyse
de Zizek tend à montrer que le reproche fondamental aurait
été fait aux Slovènes d'avoir fui et contribué
à la désintégration de l'ancien État
yougoslave (p. 179). Il relève le présupposé
constant, partagé par exemple par Habermas et défendu
même par les ennemis de Milosevic, que « la Serbie [avait]
assez de substance [démocratique] pour former son propre
État [...], que seule la Serbie, parmi les républiques
d'ex-Yougoslavie, faisait montre d'un potentiel démocratique
» (p. 180). Zizek croit pouvoir démasquer derrière
ce préjugé un cas de « racisme réflexif
» (p. 181). C'est ainsi qu'il parvient à établir
un lien direct entre un centralisme socialiste yougoslave, qui partirait
du principe que « de petites nations comme la Slovénie
(ou la Croatie) ne peuvent pas réellement fonctionner comme
des démocraties modernes, et que livrées à
elles-mêmes, elles vont nécessairement régresser
vers un communautarisme "clos" et protofasciste »
(p. 179), et la crainte que des ex-puissances de second rang telles
que l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni auraient de se voir
dessaisies de leur ancienne hégémonie, c'est-à-dire
de se trouver ravalées, écrit l'auteur, « disons
[au rang de] l'Autriche, [de] la Belgique ou même [du] Luxembourg
» (p. 180). Ces parallèles ne sont pas sans nous laisser
perplexes. D'une part, ils partent d'une curieuse approche unilatérale
où les postures des trois ex-grandes puissances européennes
seraient à l'unisson sur la mondialisation (ce qui n'est
pas forcément le cas, particulièrement du Royaume-Uni,
pour de multiples raisons non seulement géopolitiques d'ordre
conjoncturel, mais aussi culturelles et économiques d'un
ordre bien davantage structurel). D'autre part, ils attestent d'une
vue très réductrice, qui ramène les positionnements
complexes, régis par la nécessité et le réalisme
(la mondialisation se fait tous azimuts, et pas seulement au niveau
de la circulation des capitaux ou de la vente des armes), à
une dimension purement psychologisante, où ne seraient en
jeu que les passions, notamment l'orgueil national de chacune de
ces ex-grandes puissances.
La fin de l'ouvrage s'attache à scruter la vraie catastrophe
politico-idéologique du 11 Septembre et décèle
qu'elle est peut-être à repérer dans l'absence
totale d'initiative et d'autonomie politique de l'Europe, dont Zizek
rappelle au passage l'origine phénicienne, le viol par Zeus
déguisé en taureau et qu'elle signifie « aux
yeux tristes » (p. 207). Selon l'auteur, l'Europe n'a proposé
aucune interprétation d'ensemble de la crise et a choisi
d'avaliser l'hégémonie américaine (p. 208 et
209). C'est tout de même oublier un peu vite que des positions
singulières se sont fait entendre, et que la réaction
immédiate à l'après-11 Septembre n'a pas été
unanimement de partir en guerre contre l'Afghanistan d'abord, contre
l'Irak ensuite. Certes, seule une Europe unifiée - force
politique, économique et idéologique (p. 210) - définissant
ses propres priorités, pourrait faire contrepoids à
la mondialisation américanisée et à la Chine,
« superpuissance émergente [...] nullement préoccupée
d'écologie non plus que de législation du travail,
[...] subordonn[ant] tout à sa pulsion impitoyable de développement
afin de devenir la nouvelle superpuissance » (p. 213). Cette
question se répercute au sein de la gauche (ou de ce qu'il
en reste !). La tendance politique libérale soutient qu'il
n'y a pas d'autre solution que l'adaptation aménagée
aux dynamismes de la mondialisation. Toutefois, Michael Hardt et
Toni Négri distinguent deux manières possibles de
s'y opposer : soit le retour protectionniste à l'État-nation,
soit (ce qu'ils privilégient) la nouvelle forme de l'espace
politique telle qu'on la rencontre dans le mouvement altermondialiste
où « les appels à la défense des identités,
du particulier (culturel, ethnique), menacés par les dynamiques
mondiales » parviendraient à coexister « avec
les revendications réclamant une plus grande mobilité
mondiale » (p. 213 et 214).
Mais si une multitude constellaire d'organisations, qui se retrouvent
sur la même plate-forme malgré de grandes divergences
idéologiques, parvient à se maintenir en tant que
réseau de résistance, sous quelle forme accèdera-t-elle
au pouvoir7 ? Zizek relève et critique le fonds réactif
d'une telle « multitude au pouvoir », qui historiquement
« a existé dans les dernières années
du socialisme réel finissant », mais « n'a fonctionné
qu'aussi longtemps qu'elle est restée unie dans l'opposition
[...] une fois au pouvoir elle-même, la partie était
finie » (p. 215). Amer constat qui établit que notre
système démocratique parlementaire libéral
se maintient dans une forme sclérosée, d'où
l'incapacité de l'authentique démocratie à
occuper de manière active le lieu du pouvoir. Mais n'est-il
pas encore plus triste de devoir prendre acte que la droite populiste
semble aujourd'hui la seule force politique sérieuse et vivante,
qui nous impose son rythme et ses problématiques, et nous
presse de nous acheminer au-delà du nouvel « état
d'urgence démocratique » vers un acte qui assume pleinement
la prise de risque, « le champ même de la politique
» (p. 222) ?
Christine Thiollet, documentaliste
ZIZEK Slavoj
Bienvenue dans le désert du réel
Paris, Flammarion, 2005.
1 « La libre pensée est la meilleure de toutes les
sauvegardes contre la liberté » écrivait Chesterton
dans Orthodoxie, trad. d'Anne Joba, Paris, Gallimard, coll. «
Idées », 1984, p. 163.
2 De même, la note de la page 35 est instructive : interviewées
par CNN, des épouses de pompiers victimes de l'attentat témoignèrent
par des pleurs, des prières, etc., tous cheminements pouvant
conduire à penser que de tels actes ne peuvent s'oublier,
qu'ils devront être vengés. Seul le témoignage
d'une veuve atteste le refus de l'idée de vengeance, la riposte
n'étant pas ce qu'aurait voulu son mari. Mais ce témoignage,
selon zizek, n'aura été diffusé qu'une fois
pour être ensuite soigneusement et idéologiquement
« censuré ».
3 « Nous entrons dans l'ère d'un art de la guerre paranoïaque
», écrit Zizek (p. 66).
4 Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue,
Paris, Le Seuil, 1997.
5 Pour dégager ce trait commun, Zizek cite l'exemple, amusant
par l'absurde, du régime autoritaire de Stroessner, dans
le Paraguay des années 1960-1970 : l'état d'urgence
était permanent ; il n'était suspendu qu'un jour tous
les quatre ans, afin que des élections « libres »
aient lieu (p. 158).
6 Le site, auquel renvoie la note 2 de la page 169, est :
http://www.seruv.org.il/
7 Consulter, par exemple, le récent article du Monde, daté
du mercredi 8 février 2006 : « L'altermondialisme face
au pouvoir », par Philippe Bernard et Marie Delcas.
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