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Origine : http://www.thibaultisabel.com/slavoj_zizek_l_interprete_d_un_monde_virtualise-39.doc
Slavoj Zizek est un philosophe inclassable. Né en 1949, d’origine
slovène, l’auteur a écrit des livres en Français,
en Allemand et en Anglais. Docteur en psychanalyse, il a enseigné
un temps à paris VIII, avant de consacrer l’essentiel
de son temps aux Etats-Unis. Zizek est donc un polyglotte et un nomade
: c’est bien évidemment ce qui rend son œuvre aussi
difficile à appréhender et aussi hétéroclite,
puisque ses influences multiples et internationales rendent sa pensée
résolument étrangère aux modes de chaque pays.
Le personnage déconcerte également par la diversité
de ses centres d’intérêt : la psychologie, l’histoire
de la philosophie, la politique, la culture, le cinéma, etc.
Il n’est pas rare chez lui de trouver au détour d’un
chapitre sur Hegel une allusion toujours érudite à la
dernière publicité qui fait fureur en Allemagne…
Enfin, Zizek puise ses idées à des sources théoriques
très différentes : disciple fervent de Lacan, il doit
par ailleurs beaucoup à la grande tradition idéaliste
allemande (Hegel, Schelling), à l’école de Francfort
(Benjamin, Adorno) et aux cultural studies anglo-saxonnes, avec lesquelles
il entretient un rapport amour/haine très particulier. Ses
parents furent déçus par le titisme yougoslave ; l’auteur
en tira le désir de révéler un ailleurs idéologique,
fortement ancré à gauche, mais clairement distinct du
communisme. La pensée de Zizek n’est pas de celles qu’on
appréhende facilement, mais certains de ses livres, traduits
récemment en Français, se révèlent d’une
lecture plus abordable pour le lecteur qui ne serait pas familier
de ses idées. Ils constituent un point d’accroche stimulant
pour tenter d’introduire son œuvre, notamment autour du
problème de la virtualisation de nos sociétés.
Bienvenue dans le désert du réel
L’un des axes de la réflexion de l’auteur fut
en effet depuis ses débuts l’articulation du Réel
et du Virtuel. Dans une perspective lacanienne, Zizek distingue
d’abord le Réel du Symbolique : le Réel est
toujours cet inaccessible qui nous échappe (pas si éloigné,
dans le fond, de l’Etre heideggérien), tandis que le
Symbolique désigne pour simplifier l’ordre idéologique
et inconscient qui nous structure à notre insu (il est l’expression
de notre inscription dans l’Autre, incarné exemplairement
par le langage : la structure même de notre esprit est en
effet toujours déterminée pour une large part par
la structure de la langue à travers laquelle nous advenons
à la pensée, de même que par les codes en général
qui structurent notre société). Enfin, au Réel
et au Symbolique vient s’ajouter la sphère de l’Imaginaire,
où prennent forme tous nos fantasmes individuels et collectifs
: l’Imaginaire ne vient pas structurer le monde des phénomènes,
comme le Symbolique, mais lui substitue plutôt un monde parallèle
déstructuré (il n’est pas le monde sensible
de Platon, mais plutôt l’image du sensible – c’est-à-dire
l’image d’une image – , une sorte de simulacre
dressé devant le monde des phénomènes pour
nous éviter d’être confronté à
lui, d’avoir à l’interpréter rigoureusement
: l’Imaginaire entre en scène lorsque nous laissons
des images inconscientes non-perlaborées guider notre raison,
comme dans les théories du complot, affirme Zizek, où
on délivre une interprétation idéologique fantasmatique
d’un problème au lieu de porter sur lui un jugement
rationnel).
Le monde postpolitique, postmoderne et nihiliste des démocraties
libérales contemporaines serait en fait la proie d’une
chute spectaculaire dans l’Imaginaire, à travers une
virtualisation généralisée de nos modes de
vie. « On trouve aujourd’hui sur le marché de
nombreux produits dont ont été éliminées
les propriétés malignes : café sans caféine,
crème sans matière grasse, bière sans alcool…
Et la liste continue : pourquoi pas une partie de jambes en l’air
virtuelle, une guerre sans guerre, comme Colin Powell l’a
proposé dans sa doctrine de la guerre sans victimes (de notre
côté, bien sûr) ? La politique sans politique,
comme on la redéfinit actuellement en la réduisant
à un art de l’expertise administrative ? Et pourquoi
pas, comme le conçoit aujourd’hui le multiculturalisme
libéral et tolérant, l’expérience de
l’Autre, mais privé de son Altérité (cet
Autre idéalisé qui danse de façon fascinante,
nourrit une approche écologique, saine et holiste de la réalité,
dans lequel un phénomène comme celui des femmes battues
n’a plus cours…) ? » 1. Mais, du coup, c’est
bien à des non-personnes, à des non-cultures et à
des non-événements que nous sommes tous perpétuellement
confrontés, puisque nous n’avons jamais face à
nous que des fantasmes, des constructions imaginaires ou, du moins,
des êtres et des choses dont nous ne concevons plus qu’ils
puissent entretenir la moindre interaction concrète avec
notre existence (ce qui constitue encore une manière de reléguer
ces êtres et ces choses dans le domaines de l’Imaginaire,
en les déconnectant là encore de toute interprétation
rationnelle et symbolique).
Il nous manque en effet aujourd’hui l’inscription dans
un rapport responsable aux phénomènes, apte à
structurer notre vision de la vie : accéder au Symbolique
nécessiterait de définir un Autre de nous-mêmes,
un monde extérieur avec lequel entrer réellement en
contact pour donner un sens à notre action. Mais l’Altérité
véritable fait défaut, dans nos représentations
collectives (celle du café ou du tabac, par exemple, qui
nous contrarieraient en malmenant notre santé, et que nous
chassons de nos vies à coups de lois hygiénistes,
ou encore celle des peuples étrangers, qui nous contrarieraient
en ne partageant pas notre culture et nos valeurs, et que le multiculturalisme
libéral idéalise pour oblitérer leur Différence).
Or, dans un monde imaginaire où tout semble se fondre pacifiquement
en moi, je ne trouve tout simplement plus rien à faire ou
à penser : d’où le nihilisme du monde virtualisé.
« La réalité virtuelle ne fait que généraliser
ce principe qui consiste à offrir un produit vidé
de sa substance, privé de son noyau de réel, de résistance
matérielle : tel le café décaféiné
qui a le goût et l’odeur du café sans en être
vraiment, la réalité virtuelle est une réalité
qui ne l’est pas vraiment. Arrivés à la fin
de ce processus de virtualisation, nous commençons alors
à percevoir la "vraie réalité" elle-même
comme une entité virtuelle. Pour le grande majorité
des gens, les explosions du World Trade Center sont des événements
qui ont eu lieu à la télévision : un défilé,
mille fois répété, de gens terrorisés
courant devant la caméra dans le nuage de poussière
géant des tours qui s’effondrent, une manière
de cadrer l’image qui ne peut pas ne pas évoquer les
scènes des films catastrophes. »2 .
Pourtant, les attentats du 11 septembre n’ont-ils pas précisément
marqué en même temps pour les Américains (et
les Occidentaux) un arrachement brutal à leur monde imaginaire
tranquille et consumériste ? Tout en s’inscrivant dans
la sphère de l’Imaginaire, les attaques terroristes
ne l’ont-elles pas « surchargée », comme
une machine électronique se trouve elle-même court-circuitée
suite à un afflux massif et inattendu d’énergie
? La prétendue terreur intégriste n’est peut-être
de ce point de vue qu’une expression détournée
de la passion du réel. Zizek établit ici un parallèle
avec la situation idéologique de l’après-68
: « L’effondrement du mouvement contestataire étudiant
de la nouvelle gauche, au début des années 1970, fut
notamment relayé par le terrorisme de la Fraction armée
rouge (le gang Baader-Meinhof et consorts). L’échec
du mouvement étudiant avait démontré que les
masses étaient immergées dans le consumérisme
et l’apolitisme, à tel point que ni l’éducation
ni la prise de conscience classiquement politiques ne pouvaient
les réveiller : il fallait une intervention plus violente
pour leur ouvrir les yeux, les guérir de leur insensibilité
idéologique, les sortir de leur consumérisme hypnotique.
Seules des interventions violentes et directes (à savoir
des attentats dans les supermarchés) pouvaient changer la
donne. La terreur intégriste actuelle, à un niveau
différent, ne relève-t-elle pas du même phénomène
? Son but n’est-il pas aussi de nous sortir, nous, citoyens
d’Occident, de notre engourdissement, de notre conditionnement
idéologique quotidien ? »3
A cet égard, l’effondrement des tours du World Trade
Center a peut-être été le vecteur de notre irruption
collective dans le « désert du réel ».
Cette expression est tirée du film Matrix : elle est utilisée
lorsque Morpheus explique à Néo qu’il vient
de sortir du monde illusoire créé par les machines.
Pour maintenir les humains en esclavage, un ordinateur géant
a été créé par les robots qui nous asservissent,
de manière à nous faire vivre dans une réalité
virtuelle paisible que nous prenons pour la vraie réalité.
Mais le héros trouvera le moyen de se déconnecter
de la Matrice, de voir le monde tel qu’il est vraiment (un
amas de décombres), et c’est alors qu’on lui
dira : « Bienvenue dans le désert du réel ».
Les attentats du 11 septembre n’ont donc peut-être pas
tant été une simple répétition «
en vrai » des films hollywoodiens à grand spectacle
que le choc traumatique par lequel notre environnement imaginaire
lui-même s’est effondré avec les tours, et où,
l’espace d’un instant, les Occidentaux ont vu leur monde
tel qu’il est vraiment : en ruine. Car « c’est
au moment où nous avons vu sur les écrans de télévision
l’effondrement des deux tours qu’il est devenu possible
de saisir le caractère faux des émissions de télé-réalité
: même si ces émissions sont "pour de vrai",
il n’en reste pas moins que les participants "jouent",
quand bien même ils ne jouent qu’à être
eux-mêmes. » 4. Par leur ampleur, en fait, les événements
du 11 septembre ont décrédibilisé d’une
certaine manière tout le reste de notre univers médiatique,
fondé sur le règne du simulacre… A ce moment,
en effet, le simulacre gigantesque que constituaient les attentats
(sorte de magistrale machination apocalyptique tout droit tirée
d’un James Bond) prenait une telle couleur de réalité
que tous nos autres simulacres ordinaires (la soi-disant «
télé-réalité », par exemple),
devenaient ostensiblement caduques et dérisoires, et que
nous pouvions prendre conscience du fait que c’est l’essentiel
de notre rapport au monde qui s’effectue sur le mode de la
virtualité, du spectacle. Qui, au demeurant, n’a pas
consciemment pensé devant son téléviseur, ce
jour-là : « C’est comme dans un film ! »
?
Mais il n’empêche indéniablement que les attentats
ont été très vite récupérés
par le pur spectacularisme virtualisant des média, et que
l’électrochoc censé nous ramener au réel
n’aura été que de courte durée. Toute
l’entreprise de George W. Bush a d’ailleurs très
vite consisté à replonger les Etats-Unis dans les
fantasmes de l’Imaginaire, en établissant ce fameux
« axe du Mal » qui permettait de réintégrer
les événements dans le cadre rassurant, finalement,
de la réalité telle qu’elle nous apparaît
au cinéma (celle des gentils qui luttent contre les méchants).
Une tendance au scepticisme et au doute commence néanmoins
à germer, dans les populations, même si elle prend
une forme paranoïaque qui l’empêche de renouer
authentiquement avec le réel, mais substitue plutôt
un rêve cauchemardesque à un rêve idyllique (le
processus est un peu le même que lorsqu’on rêve
qu’on se réveille : à un moment où l’esprit
est troublé et sent qu’il devrait se réveiller,
un rêve de réveil se met en place pour nous faire dormir
encore un peu). Le cas de Matrix n’est d’ailleurs pas
isolé : on voit poindre régulièrement à
Hollywood, ces derniers temps, des films dans lesquels notre environnement
nous apparaît progressivement comme un univers spectral, déréalisé
: « Le dernier fantasme américain paranoïaque
est celui d’un individu habitant une petite ville idyllique
de Californie – un paradis consumériste –, et
qui commence à avoir des soupçons sur la réalité
du monde dans lequel il vit ; il le suspecte de plus en plus de
se réduire à un spectacle mis en scène dans
l’unique but de le convaincre qu’il vit dans le monde
réel, alors que tous les gens autour de lui ne sont en fait
que les acteurs ou les figurants d’un gigantesque spectacle.
The Truman Show (1998), de Peter Weir, avec Jim Carrey dans le rôle
d’un modeste employé municipal découvrant peu
à peu la vérité, en est le plus récent
exemple : sa ville natale se révèle n’être
qu’un plateau de télé géant, où
des caméras enregistrent ses faits et gestes partout. »
5.
Dans les années 1960, Roland Barthes soutenait que le cinéma
produit un effet de réel : il nous présente une fiction,
qui, au moment où nous la voyons (pendant la durée
de la projection, tant que nous sommes absorbés par l’histoire),
nous donne immanquablement l’impression d’être
réelle. Avec les attentats du 11 septembre, on a affaire
au processus inverse : ici, c’est le réel lui-même
qui, afin d’être soutenu, doit être perçu
sur le mode de la fiction, comme un spectre cauchemardesque et irréel.
Cette irruption du réel dans notre univers mental nous a
obligé à réaménager le « scénario
» qui nous permettait de rendre compte en fantasme du cours
du monde, mais n’a pas suffi à nous faire comprendre
véritablement et existentiellement que tout ceci n’était
pas un film – et que ce n’est donc pas non plus en réagissant
comme dans un film catastrophe qu’on pourra réellement
régler les problèmes…
Plaidoyer en faveur de l’intolérance
L’essor de la virtualisation du monde postmoderne a aussi
bien entendu des conséquences importantes sur notre rapport
à la politique. « Dans la post-politique, le conflit
entre des visions idéologiques globales incarnées
par différentes parties en lutte pour le pouvoir se voit
remplacé par la collaboration entre technocrates éclairés
(économistes, experts ès opinion publique…)
et tenants du multiculturalisme libéral ; à travers
le processus de négociation des intérêts, un
compromis est atteint sous la forme d’un consensus plus ou
moins universel. » 6 . C’est dans cet esprit que les
partisans du New Labour de Tony Blair (ou encore de bien des partis
français…) soutiennent par exemple qu’il ne faut
pas avoir d’a priori idéologique, mais qu’il
s’agit plutôt de prendre toutes les bonnes idées,
d’où qu’elles viennent, et de les appliquer pragmatiquement.
Comment déterminer alors ce que sont les « bonnes idées
» ? La réponse revient comme une litanie : ce sont
celles qui marchent. Or, le rôle de la politique n’était
pas seulement traditionnellement de faire fonctionner les choses
au sein de la trame sociale existante, mais d’établir
ou de modifier la trame même qui détermine la manière
dont fonctionnent les choses ; tandis que si l’on se contente
d’appliquer les « idées qui marchent »,
on ne change rien à la structuration globale du système
(au cadre libéral mondialisé, en l’occurrence).
Prétendre qu’une idée « ne marche pas
» revient alors seulement à dire que telle idée
n’est pas compatible avec le système institué,
et à rejeter par conséquent toutes les perspectives
qui pourraient revêtir un caractère réellement
politique (ou contestataire). « Un défenseur typique
du libéralisme aujourd’hui met dans le même panier
les protestations des ouvriers contre les atteintes portées
à leurs droits et l’insistance des idéologues
de droite sur la fidélité à l’héritage
culturel occidental : il les envisage ensemble comme de désolants
remugles de l’"âge de l’idéologie"
ayant perdu toute pertinence dans le paysage post-idéologique
contemporain. » 7 . Là encore, toute notion de cadre
symbolique disparaît au profit d’une virtualité
imaginaire où le sens et la possibilité de l’action
font défaut.
C’est en effet le drame de la vie politique actuelle que le
rapport au réel – qu’on voit notamment se manifester
dans les répercussions proprement humaines et sociales des
mécanismes économiques – soit confiné
dans les marges du discours ambiant, dans une sorte de no man’s
land médiatique. Face à des phénomènes
pourtant évidents, seuls les partis considérés
comme marginaux peuvent encore reconnaître la trace du réel,
tandis que les partis en place restent prisonniers d’un canevas
qui les empêche d’émettre toute idée en
contradiction trop flagrante avec la doxa dominante : aux Etats-Unis,
« lorsque Wall Street réagit négativement à
la baisse du taux de chômage, le seul à établir
le constat évident que ce qui est bon pour le Capital n’est
manifestement pas bon pour la majorité de la population fut
Buchanan. Loin du vieux dicton selon lequel l’extrême
droite dit ouvertement ce que pense la droite modérée,
sans oser le formuler en public (le fait d’affirmer ouvertement
son racisme, la nécessité d’une autorité
forte et de l’hégémonie culturelle des "valeurs
occidentales", etc.), nous nous dirigeons donc vers une situation
où l’extrême droite dit ouvertement ce que la
gauche modérée pense secrètement, sans oser
le formuler en public (la nécessité de mettre un terme
à la liberté du Capital). » 8. « Il a
souvent été relevé que, en dépit de
leur haine dégoûtée de Buchanan aux USA, de
Le Pen en France ou de Haider en Autriche, même les gens de
gauche ressentent une forme de soulagement à leur apparition
– finalement, au beau milieu du règne aseptisé
de l’administration post-politique des affaires publiques,
il en reste pour ressusciter une véritable passion politique
de la division et de la confrontation, une croyance engagée
dans les enjeux politiques, bien que dans une forme répulsive
déplorable… » 9.
Il nous manque bien par conséquent en Occident un rapport
authentique à l’Altérité idéologique.
Et c’est pourquoi Zizek s’en prend aussi férocement
à l’idéologie multiculturaliste libérale
de la tolérance : non pas parce qu’il méprise
les cultures étrangères (l’auteur, répétons-le,
est très fortement marqué à gauche), mais parce
que cette idéologie de la tolérance, poussée
à l’extrême, finit par niveler toutes les idées
– qu’elles portent ou non sur les questions ethniques,
d’ailleurs –, et produit un monde totalement désidéologisé.
« Le multiculturalisme, naturellement, est la forme idéale
de l’idéologie de ce capitalisme planétaire,
l’attitude qui, d’une sorte de position globale vide,
traite chaque culture locale à la manière du colon
traitant une population colonisée – comme des "indigènes"
dont les mœurs doivent être précautionneusement
étudiés et "respectés". » 10.
Quant à l’idée selon laquelle la tolérance
serait au contraire un frein au développement du capitalisme,
Zizek la réfute en bloc : « Les défenseurs de
la liberté sexuelle pensèrent longtemps qu’une
répression sexuelle monogamique était nécessaire
à la survie du capitalisme – nous savons maintenant
que le capitalisme peut non seulement tolérer, mais aussi
inciter activement et exploiter des formes de sexualité "perverse",
sans mentionner la permissivité et la complaisance pour toute
forme de promiscuité. » 11. L’idéologie
de la tolérance convient très bien en fait à
un système dépolitisé et virtualisé
où chacun, nous dit-on, a le droit – et même
le devoir – de penser ce qu’il veut ; de la sorte, plus
personne n’a à l’arrivée la jouissance
effective de penser publiquement, puisque, sitôt qu’il
formule une idée, on l’accuse d’être «
intolérant » et de vouloir « imposer ses opinions
». Il n’y a plus alors effectivement qu’à
se soumettre à l’ordre en place (hégémonique,
mais transparent), à gérer et administrer l’Etat
en adhérant, sans « a priori idéologique »,
à « ce qui marche ».
Dans un tel contexte, on se doute que ceux qui voudraient s’opposer
au conformisme généralisé des média
et réintroduire des valeurs ne sont pas les bienvenus. Toute
entorse au dogme bien pensant de l’hyper-tolérance
nihiliste se doit d’être sévèrement réprimée.
Zizek rappelle au passage que la condamnation du totalitarisme a
souvent servi à reléguer dans le champ du hors politique
toutes les idées qui se révélaient impossibles
à intégrer au système institué 12. Il
concède aussi que l’accusation de « fascisme
» a été fréquemment employée d’une
manière très largement abusive, servant à disqualifier
des idées qui, parce qu’elles étaient exploitées
par des régimes objectivement monstrueux, devenaient comme
« contaminées » par le Mal 13.
Au sein d’une société aussi aseptisée,
d’où tout enjeu politique finit par être exclu,
le risque est pour les populations de se laisser aller de plus en
plus à l’« interpassivité ». Lorsque
le monde est virtualisé et que plus rien n’a de sens,
en effet, les hommes renoncent progressivement à toute forme
d’interactivité avec le réel. Zizek illustre
ses propos en faisant référence au canned laughter
américain (ce qu’on appelle chez nous le « rire
en boîte », c’est-à-dire le rire pré-enregistré
intégré dans la bande sonore des séries télés
comiques). Quand on regarde une telle série, le paradoxe
est qu’on ne rie jamais vraiment. On rentre chez soi fatigué,
le soir, après une dure journée de travail, et l’on
s’allonge dans le canapé pour ne plus penser à
rien. Il nous faut alors un divertissement, drôle, mais pas
trop (car notre attention serait alors excessivement sollicitée).
Pour notre plus grand soulagement, la série livre donc un
rire pré-enregistré, qui nous épargne même
la peine de nous esclaffer. L’envers de mon interaction apparente
avec la télévision est cette situation « où
l’objet lui-même s’approprie ma propre réaction
passive de satisfaction (ou d’ennui, ou de rire), m’en
prive, de sorte que c’est l’objet lui-même qui
prend plaisir au spectacle à ma place […]. »
14. A en croire de récentes enquêtes américaines,
même la pornographie fonctionnerait de plus en plus de manière
interpassive, désormais. Les films classés X ne servent
plus en premier lieu à exciter l’utilisateur dans son
activité solitaire de masturbation : il suffit généralement
aux spectateurs de regarder l’écran sur lequel a lieu
l’action, c’est-à-dire d’observer comment
les autres prennent du plaisir à leur place, pour en tirer
de la satisfaction.
Si nous voulons éviter de voir cet état d’interpassivité
se substituer à l’état d’interactivité
avec les choses dont nous avons besoin pour être vraiment
heureux, nous devons donc avoir la force de réhabiliter l’intolérance,
strictement définie comme la capacité à poser
des idées, à affirmer des convictions, dans un monde
qui ne veut plus en avoir. Zizek se réfère pour cela
à Nietzsche, pour qui la vie ne vaut d’être vécue
que dans son excès même, lorsque l’existence
se projette vers un ailleurs pour lequel elle serait prête
à sacrifier sa survie biologique (et que cette finalité
se nomme liberté, honneur, dignité, autonomie, etc.).
C’est encore le sens du paradoxe du courage formulé
par Chesterton : « Un soldat encerclé par l’ennemi,
s’il veut s’en sortir, se doit d’allier un fort
désir de vie et une étrange indifférence à
la mort. Il ne doit pas trop s’agripper à la vie et
succomber ainsi à la lâcheté : il ne réussira
pas à s’échapper. Il ne doit pas être
trop pressé de mourir non plus : il n’en réchappera
pas. Il doit rechercher la vie avec un esprit d’indifférence
furieuse à son égard ; il doit être assoiffé
de l’eau de la vie et être prêt pourtant à
ce que ce soit le vin de la mort qui étanche sa soif. »15
Ceux qui se vautrent dans la virtualité, dit Zizek, qui s’abîment
dans l’interpassivité et tolèrent toutes les
idées pour ne plus avoir à penser, ceux-là
« finissent dans un monde supervisé où certes
nous vivons en toute sécurité, sans souffrance, mais
aussi dans un monde assommant dans lequel, pour l’amour de
son but même – une longue vie hédoniste –,
tous les plaisirs réels sont interdits ou sévèrement
assujettis au contrôle (cigarettes, stupéfiants, nourriture…).
»16
Le monde post-politique hyperréel et virtualisé n’est
somme toute que le monde du dernier homme…
Bibliographie sélective :
Bienvenue dans le désert du réel, trad. de F. Théron,
Flammarion, Paris 2005
Plaidoyer en faveur de l’intolérance, trad. de F. Joly,
Climats, Castelnau-le-Lez 2004
Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages
d’une notion, Editions Amsterdam, Paris 2004
La subjectivité à venir, trad. de F. Théron,
Climats, Castelnau-le-Lez 2004
Notes
1 Bienvenue dans le désert du réel, trad. de F. Théron,
Flammarion, Paris 2005, pp. 30-31.
2 Ibid., p. 31.
3 Ibid., pp. 28-29.
4 Ibid., p. 32.
5 Ibid., p. 33.
6 Plaidoyer en faveur de l’intolérance, trad. de F.
Joly, Climats, Castelnau-le-Lez 2004, p. 39.
7 Ibid., p. 42.
8 Ibid., p. 14.
9 Ibid., p. 65.
10 Ibid., p. 74.
11 Ibid., p. 93.
12 Sur la question des (més)usages du vocabulaire politique,
cf. Vous avez dit totalitarisme ?, Editions Amsterdam, Paris 2004.
13 Plaidoyer en faveur de l’intolérance, op. cit.,
pp. 26-27.
14 La subjectivité à venir, trad. de F. Théron,
Climats, Castelnau-le-Lez 2004, pp. 28-29.
15 Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxy, Ignatus Press, San Francisco1995,
p. 9.
16 Bienvenue dans le désert du réel, op. cit., pp.
136-137.
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