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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2005/05/ZIZEK/12370
En compétition avec le christianisme, le bouddhisme tendance
New Age fait l’objet d’un certain engouement. Comme
une tentative de rendre acceptable l’essor du capitalisme
financier et le stress lié aux progrès technologiques.
Même le réalisateur George Lucas n’échappe
pas à cette influence. En témoigne « La Revanche
des Sith », le dernier-né de la saga de « La
Guerre des étoiles », sorti le 18 mai en France.
En livrant enfin, dans La Revanche des Sith (épisode 3 de
la « première trilogie »), le moment crucial
de toute la saga de La Guerre des étoiles (1), à savoir
la transformation du « gentil » Anakin en « méchant
» Dark Vador, le réalisateur George Lucas établit
un parallèle entre l’individu et la politique. A l’échelon
de l’individu, l’explication relève d’une
sorte de bouddhisme pop : « Il se transforme en Dark Vador
parce qu’il s’attache aux choses, explique Lucas. Il
n’arrive pas à se séparer de sa mère.
Il n’arrive pas à se séparer de sa petite amie.
Il n’arrive pas à renoncer aux objets. Cet attachement
le rend avide. Et quand vous êtes avide, vous êtes sur
la voie du côté obscur parce que vous avez peur de
perdre ce que vous possédez (2). » L’Ordre des
Jedi (3) apparaît, en opposition, comme une communauté
masculine fermée, interdisant à ses membres toute
attache, comme une nouvelle version de la communauté du Graal
célébrée par le compositeur Richard Wagner
dans Parsifal.
L’explication politique est encore plus révélatrice
: « Comment la République s’est-elle transformée
en Empire ? (Question parallèle : comment Anakin est-il devenu
Dark Vador ?) Comment une démocratie se transforme-t-elle
en dictature ? Ce n’est pas parce que l’Empire a conquis
la République, c’est parce que l’Empire est la
République (4). » L’Empire naît de la corruption
inhérente à la République : « Un beau
jour, raconte Lucas, la princesse Léia et ses amis se sont
réveillés en se disant : "Ce n’est plus
la République, c’est l’Empire. Nous sommes les
méchants" (5). »
Nous aurions tort de négliger les connotations contemporaines
de la référence à la Rome antique dans cette
transformation des Etats-nations en Empire global. Il faut donc
situer la problématique de La Guerre des étoiles (le
passage de la République à l’Empire) précisément
dans le contexte qu’ont décrit Antonio Negri et Michael
Hardt dans leur livre L’Empire (6), et le passage de l’Etat-nation
à un empire mondial.
Les allusions politiques dans La Guerre des étoiles sont
multiples et contradictoires. Elles confèrent à cette
série son pouvoir « mythique » : monde libre
contre Empire du Mal ; débat sur l’Etat-nation convoquant
les thèses de M. Pat Buchanan (7) ou de M. Jean-Marie Le
Pen ; contradiction poussant des personnes de rang aristocratique
(princesse, membres de l’Ordre élitiste des Jedi) à
défendre la République « démocratique
» contre l’Empire du Mal ; et enfin cette prise de conscience
essentielle du « nous sommes les méchants ».
Comme le disent ces films, l’Empire du Mal n’est pas
ailleurs ; son apparition dépend de la façon dont
nous, les « bons », nous le renverserons. Et cette question
concerne l’actuelle « guerre contre le terrorisme »
: comment celle-ci va-t-elle nous transformer ?
Un mythe politique n’est pas une narration dotée d’une
signification politique déterminée, mais un contenant
vide dans lequel on verse une multitude de significations contradictoires.
La Menace fantôme, épisode 1 de La Guerre des étoiles,
fournit un indice crucial : les caractéristiques «
christiques » du jeune Anakin– sa mère prétend
qu’il est né d’une « conception immaculée
», et la course qu’il gagne évoque manifestement
la célèbre course de chars de Ben Hur, ce «
conte du Christ ».
L’univers idéologique de La Guerre des étoiles
renvoie à l’univers païen du New Age (8). Il est
donc logique que la figure centrale du Mal fasse écho à
celle du Christ. Dans une vision païenne, l’avènement
du Christ est le scandale suprême. Dans la mesure où
diabolos (séparer, déchirer) est le contraire de symbolos
(rassembler, unifier), le Christ lui-même devient une figure
diabolique, en ce sens qu’il apporte « le glaive et
non la paix » et trouble l’unité existante. Selon
l’évangéliste Luc, Jésus aurait déclaré
: « Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne
hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants,
ses frères, et ses soeurs, et même sa propre vie, il
ne peut être mon disciple (9). »
Amour chrétien, compassion bouddhiste
Il faut garder à l’esprit que la position chrétienne
est hétérogène par rapport à celle de
la sagesse païenne. Le christianisme à ses débuts
tient pour l’acte le plus élevé ce que la sagesse
païenne condamne comme source du mal, à savoir le geste
de séparer, de diviser, ou de se raccrocher à un élément
qui compromet l’équilibre de tous.
Cela signifie qu’il faudrait opposer la compassion bouddhiste
– ou taoïste (10) – à l’amour chrétien.
La position bouddhiste est, en fin de compte, celle de l’indifférence
— état dans lequel toutes les passions sont réprimées
—, tandis que l’amour chrétien est une passion
visant à introduire une hiérarchie dans l’ordre
des relations aux êtres. L’amour est violence
et pas seulement au sens du proverbe balkanique selon lequel «
s’il ne me bat pas, c’est qu’il ne m’aime
pas » , la violence de l’amour conduit à arracher
un être à son contexte.
En mars 2005, le cardinal Tarcisio Bertone, sur les ondes de Radio
Vatican, a fait une déclaration condamnant de la manière
la plus ferme le roman Da Vinci Code, de Dan Brown, accusé
de reposer sur des mensonges et de propager des enseignements erronés
(à savoir que Jésus aurait épousé Marie
Madeleine et en aurait eu des descendants...). Le ridicule de la
démarche ne doit pas nous faire oublier que le contenu de
sa déclaration est, au fond, correct : Da Vinci Code inscrit
le christianisme dans le New Age sous la rubrique de l’équilibre
entre principes masculin et féminin...
Pour en revenir à La Revanche des Sith, le film paie son
allégeance à ces thèmes du New Age non seulement
par sa confusion idéologique, mais aussi par sa médiocrité
narrative : la transformation d’Anakin en Dark Vador, moment
capital de toute la saga, n’atteint pas à la grandeur
tragique qui conviendrait. Au lieu de se concentrer sur l’orgueil
d’Anakin comme désir irrésistible d’intervenir,
de faire le bien, d’aller jusqu’au bout pour ceux qu’il
aime (Amidala) et, par conséquent, de sombrer dans le côté
obscur, Anakin est simplement présenté comme un combattant
indécis, qui glisse vers le mal en cédant à
la tentation du pouvoir et en tombant sous la coupe du mauvais empereur.
Autrement dit, George Lucas n’a pas la force de mettre réellement
en oeuvre les parallèles République-Empire et Anakin-Dark
Vador. C’est l’obsession même d’Anakin pour
le mal qui le transforme en monstre...
Quels parallélismes en tirer ? Au moment où la technologie
et le capitalisme « européens » triomphent à
l’échelle planétaire, l’héritage
judéo-chrétien, comme « superstructure idéologique
», semble menacé par l’assaut de la pensée
« asiatique » du New Age.
Le taoïsme est en passe de devenir l’idéologie
hégémonique du capitalisme mondial. Une sorte de «
bouddhisme occidental » se présente désormais
comme le remède contre le stress de la dynamique capitaliste.
Il nous permettrait de décrocher, de garder la paix intérieure
et la sérénité, et fonctionnerait en réalité
comme un parfait complément idéologique.
Les gens ne sont plus capables de s’adapter au rythme du
progrès technologique et des bouleversements sociaux qui
l’accompagnent. Les choses vont trop vite. Le recours au taoïsme
ou au bouddhisme offre une issue. Au lieu de tenter de s’adapter
au rythme des transformations, mieux vaut renoncer et « se
laisser aller » en gardant une distance intérieure
vis-à-vis de cette accélération qui ne concerne
pas vraiment le noyau le plus profond de notre être...
On serait presque tenté de ressortir, pour l’occasion,
le cliché marxiste sur la religion comme « opium du
peuple », comme supplément imaginaire à la misère
terrestre. Le « bouddhisme occidental » apparaît
ainsi comme la manière la plus efficace de participer pleinement
à la dynamique capitaliste tout en gardant l’apparence
de la santé mentale.
S’il fallait chercher un pendant à l’épisode
3 de La Guerre des étoiles, on serait tenté de proposer
le documentaire d’Alexander Oey, Sandcastles. Buddhism and
Global Finance (« Châteaux de sable. Le bouddhisme et
la finance mondiale », 2005), indicateur merveilleusement
ambigu de la difficulté de notre situation idéologique,
qui entremêle les commentaires de l’économiste
Arnoud Boot, de la sociologue Saskia Sassen et de l’enseignant
bouddhiste tibétain Dzongzar Khyentse Rinpoche.
Saskia Sassen et Arnoud Boot discutent de l’étendue,
du pouvoir et des effets de la finance mondiale. Les marchés
des capitaux peuvent, en quelques heures, faire monter ou anéantir
la valeur de sociétés ou d’économies
entières. Khyentse Rinpoche leur oppose des considérations
sur la nature de la perception humaine : « Libérez-vous
de vos attaches à ce qui n’est qu’une perception
et n’existe pas en réalité », déclare-t-il.
De son côté, Saskia Sassen affirme : « La finance
mondiale est essentiellement un ensemble de mouvements continus.
Cela disparaît et réapparaît. »
Dans la vision du bouddhiste, l’exubérance de la richesse
financière mondiale est illusoire, coupée de la réalité
objective : la souffrance humaine engendrée par les transactions
qui s’opèrent dans les salles des marchés et
des conseils d’administration invisibles à la plupart
d’entre nous. Quelle meilleure preuve peut-il y avoir du caractère
non substantiel de la réalité qu’une gigantesque
fortune pouvant se réduire à rien en quelques heures
? Pourquoi déplorer que les spéculations sur les marchés
à terme soient « coupées de la réalité
objective » alors que le principe fondamental de l’ontologie
bouddhiste énonce qu’il n’y a pas de «
réalité objective » ?
Ce documentaire fournit ainsi la clé de La Revanche des
Sith. La leçon critique à retenir, c’est que
nous ne devons pas nous engager corps et âme dans le jeu capitaliste,
mais que nous pouvons le faire... en gardant une distance intérieure.
Car le capitalisme nous confronte au fait que la cause de notre
asservissement n’est pas la réalité objective
en tant que telle (qui n’existe pas), mais notre désir,
notre avidité pour les choses matérielles et l’attachement
excessif que nous leur portons. Par conséquent, ce qui nous
reste à faire est de renoncer à notre désir
pour adopter une attitude de paix intérieure...
Pas étonnant qu’un tel bouddhisme-taoïsme puisse
fonctionner comme complément idéologique de la globalisation
libérale : il nous permet d’y participer tout en gardant
une distance intérieure... Capitalistes oui, mais détachés,
zen...
Slavoj Zizek.
Philosophe, chercheur à l’université de Ljubljana
(Slovénie).
Derniers livres parus : Que veut l’Europe ?, Climats, Paris
2004 ;
Rerum, Editions Amsterdam, Paris, 2005.
(1) Cette épopée cinématographique de science-fiction
comprend six films répartis en deux trilogies.Première
trilogie : La Menace fantôme (1999), L’Attaque des clones
(2002) et La Revanche des Sith (2005) ; seconde trilogie : La Guerre
des étoiles. Un nouvel espoir (1977), L’Empire contre-attaque
(1980) et Le Retour du Jedi (1983).
(2) Cité dans « Dark Victory », Time Magazine,
22 avril 2002.
(3) L’Ordre des Jedi, dans La Guerre des étoiles,
est une réunion d’individus qui ont en commun leur
croyance et leur respect en la Force, une sorte de pouvoir extrasensoriel
permettant de comprendre et de modifier son environnement. Les ennemis
jurés des Jedi sont les Sith.
(4) Cf. Time Magazine, op. cit.
(5) Cf. Time Magazine, op. cit.
(6) Exil éditeur, Paris, 2000.
(7) Patrick J. Buchanan, éditorialiste catholique ultraconservateur,
candidat à la présidence des Etats-Unis en 2000.
(8) Bric-à-brac pseudo philosophique apparu dans les années
1980 en Californie, qui tente de répondre aux questions qu’on
se pose sur la vie, en évoquant pêle-mêle les
anges, les extraterrestres, l’ésotérisme, le
symbolisme, les sagesses orientales, les vies antérieures,
les expériences psychiques, etc.
(9) Evangile selon saint Luc, chapitre XIV, verset 26.
(10) Système de pensée religieux et philosophique,
le taoïsme constitue un syncrétisme qui s’est
développé en Chine au VIe siècle av. J.-C.
Il est devenu, avec le bouddhisme, l’une des deux grandes
religions. Le taoïsme se montre davantage préoccupé
de l’individu, de sa vie spirituelle, voire spéculative.
LE MONDE DIPLOMATIQUE mai 2005
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/05/ZIZEK/12370
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