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Origine http://multitudes.samizdat.net/Aime-la-nation-comme-toi-meme-ou.html
Qu’est-ce qui fascine tellement l’Ouest dans les événements
qui viennent de secouer l’Europe de l’Est ? Il semble
que ce soit la ré-invention de la démocratie. Comme
si cette démocratie - qui à l’Ouest montre de
plus en plus de signes de décadence et de crise et se perd
dans la routine bureaucratique et les campagnes électorales
de style publicitaire -, il la redécouvrait à l’Est
dans toute sa fraîcheur et sa nouveauté. La fonction
de cette fascination est donc purement idéologique : à
l’Est, l’Ouest cherche ses propres origines perdues, son
expérience originelle de l’ "invention démocratique".
En d’autres termes, .l’Europe de l’Est fonctionne
pour l’Ouest comme son idéal du moi ; le point d’où
l’Ouest se voit sous une forme agréable, idéalisée,
comme digne d’être aimé. Le véritable objet
de la fascination est donc ici le regard, et plus exactement le regard
supposé naïf avec lequel l’Europe de l’Est,
à son tour fascinée, contemple la démocratie
de l’Ouest. C’est comme si le regard de l’Est pouvait
encore trouver dans les sociétés de l’Ouest son
agalma, le trésor qui cause l’enthousiasme démocratique,
et dont l’Ouest a depuis longtemps perdu la saveur.
Cependant, dans la réalité, l’image qui apparaît
au miroir de l’Europe de l’Est est une désagréable
distorsion de ce tableau idyllique des deux regards mutuellement
fascinés : un recul progressif de la tendance à la
démocratie libérale face à la poussée
d’un national-populisme étroit accompagné de
tous ses éléments constitutifs, depuis la xénophobie
jusqu’à l’antisémitisme. Pour rendre compte
de ce tournant inattendu, il nous faut repenser les notions les
plus élémentaires de l’identification nationale
- et la psychanalyse peut nous y aider.
Le "vol de jouissance"
Les éléments qui rassemblent les membres d’une
communauté donnée ne peuvent être réduits
à l’identification symbolique : le lien qui les unit
implique toujours une relation partagée à une Chose,
à une jouissance incarnée [1]. Cette relation à
la Chose, structurée par des fantasmes, est ce qui est en
jeu lorsque nous parlons de la menace que fait peser l’Autre
sur notre "mode de vie" : c’est ce qui est par exemple
menaçant pour un Anglais de race blanche paniqué devant
la présence croissante d’ "étrangers"
dans son pays. Ce qu’il veut défendre à tout
prix n’est pas réductible aux soi-disant valeurs qui
sont le support de l’identité nationale. L’identification
nationale se soutient par définition d’une relation
à la nation en tant que Chose. Cette nation-Chose est déterminée
par une série de propriétés contradictoires.
Elle nous apparaît comme "notre Chose" (peut-être
pourrions-nous dire cosa nostra), comme quelque chose qui n’est
accessible qu’à nous, comme quelque chose qu’
"ils", les autres, ne peuvent saisir, mais qui se trouve
néanmoins constamment menacé par "eux" ;
elle apparaît comme ce qui anime notre vie et lui donne sa
plénitude et, cependant, nous ne pouvons la définir
sans recourir à une tautologie creuse - tout ce qu’on
peut en dire est en fin de compte que la Chose est la "`Chose
même", la "véritable Chose", "ce
dont il s’agit vraiment", etc. Si l’on me demande
à quoi je reconnais la présence de cette Chose, la
seule réponse conséquente possible est que la Chose
est présente dans cette entité insaisissable que j’appelle
mon "mode de vie". Et d’énumérer des
fragments épars de la façon dont ma communauté
organise ses fêtes, ses rituels d’accouplement, ses
cérémonies d’initiation - bref, ces détails
qui rendent visible la manière unique dont une communauté
organise sa jouissance. Bien que l’association qui se présente
immédiatement à l’esprit, de façon quasi
automatique, soit évidemment celle d’un Blut und Bloden
réactionnaire et sentimental, il ne faut pas oublier qu’une
telle référence au "mode de vie" peut également
avoir une connotation nettement "gauchiste" - confer les
essais que George Orwell écrivit dans les années de
guerre, où il tente de définir les contours d’un
patriotisme anglais opposé à sa version officielle
et impérialiste essoufflée ; ses points de référence
sont précisément des détails qui caractérisent
le "mode de vie" de la classe ouvrière (comment
on se rassemble en fin de journée au pub du coin, par exemple)
[2].
Il serait cependant erroné de réduire la Chose nationale
aux traits qui composent un "mode de vie" spécifique.
La Chose n’est pas directement une collection de tels traits,
elle a "quelque chose de plus", quelque chose qui est
présent dans ces traits, qui apparaît à travers
eux. Les membres d’une communauté qui partagent un
"mode de vie" donné croient en leur Chose dans
la mesure où cette croyance a une structure réflexive
propre à l’espace intersubjectif : "Je crois en
la Chose (nationale)" équivaut à "Je crois
que les autres (membres de ma communauté) croient en la Chose."
Le caractère tautologique de la Chose - son vide sémantique,
le fait que tout ce qu’on peut en dire est que c’est
la "véritable Chose" - est précisément
fondé sur sa structure réflexive paradoxale. La Chose
nationale existe aussi longtemps que les membres de la communauté
croient en elle, elle est littéralement un effet de cette
croyance sur elle-même. La structure est ici la même
que celle du Saint-esprit dans le christianisme. Le Saint-esprit
est la communauté des croyants dans laquelle le Christ continue
à vivre après sa mort, et croire en Lui équivaut
à croire en la croyance elle-même c’est-à-dire
croire que je ne suis pas seul, que je suis membre de la communauté
des croyants. Je n’ai besoin d’aucune preuve ni d’aucune
confirmation de la vérité de ma croyance. Du seul
fait de ma croyance en la croyance des autres, le Saint-Esprit est
là. Autrement dit, la seule signification de la Chose consiste
en ce qu’elle "signifie quelque chose" pour quelques-uns.
Cette existence paradoxale d’une entité qui n’
"est" que dans la mesure où les sujets croient
(en la croyance des autres) en son existence est le mode d’être
propre aux causes idéologiques l’ordre "normal"
de la causalité est ici inversé, car c’est la
cause elle-même qui est produite par ses effets (les pratiques
idéologiques qu’elle informe). Et c’est précisément
en ce point que la différence entre Lacan et l’ "idéalisme
du discours" surgit avec le plus de force : Lacan est loin
de réduire la cause (nationale par exemple) à un effet
performatif des pratiques discursives qui s’y réfèrent.
Le pur effet discursif n’a pas assez de "substance"
pour exercer l’attraction propre à la cause - et le
terme lacanien pour cette étrange "substance" qui
doit venir s’y ajouter pour que la cause gagne sa consistance
ontologique positive, la seule substance reconnue en psychanalyse,
est évidemment la jouissance telle que Lacan la formalise
dans Encore [3]. Une nation n’existe que dans la mesure où
sa jouissance spécifique continue de se matérialiser
dans un ensemble de pratiques sociales et de se transmettre dans
les mythes nationaux qui structurent ces pratiques. Affirmer, selon
le modèle "déconstructiviste", que la nation
n’est pas un fait biologique ou trans-historique mais une
construction discursive contingente est par conséquent une
erreur : c’est omettre qu’il reste un noyau de jouissance
réel, non discursif, dont la présence est nécessaire
pour que la nation, en tant qu’entité-effet de discours,
gagne sa consistance ontologique [4].
Le nationalisme se trouve donc être un des lieux privilégiés
de l’irruption de la jouissance dans le champ social. La cause
nationale, en fin de compte, n’est rien d’autre que
la façon dont les sujets d’une communauté ethnique
donnée organisent leur jouissance à travers des mythes
nationaux. Par conséquent, ce qui est en jeu dans les tensions
ethniques est toujours la possession de la Chose nationale. On impute
toujours à l’ "autre" une jouissance excessive
: il (elle) veut nous dérober notre jouissance (en ruinant
notre mode de vie), et/ou a accès à quelque jouissance
secrète, perverse - bref, ce qui nous dérange vraiment
chez l’autre", c’est la façon particulière
qu’il a d’organiser sa jouissance, et précisément
le surplus, l’ "excès" qui est le sien (il
sent des pieds, il chante et danse "bruyamment", il a
de drôles de manières, une attitude particulière
envers le travail ; dans la perspective raciste, l’ "autre"
est soit une bête de travail qui nous prend notre place, soit
un fainéant qui vit sur notre travail, et il est tout à
fait amusant de constater à quelle vitesse on passe du "ils
refusent de travailler" au "ils nous volent nos emplois").
Le paradoxe essentiel en l’affaire est que notre Chose est
conçue comme inaccessible à l’autre et à
la fois menacée par lui - comme pour la castration qui, selon
Freud, est éprouvée comme quelque chose qui "ne
peut vraiment pas arriver", ce qui n’empêche pas
que l’idée soit en soi insupportable. Le fondement
de l’incompatibilité entre les positions subjectives
d’ethnies différentes ne réside donc pas dans
la différence de structure de leurs identifications symboliques.
Ce qui résiste absolument à l’universalisation
est plutôt la structure particulière de leur relation
à la jouissance :
"( ...) Qu’est-ce qui fait que cet Autre est Autre ?
Qu’est-ce qui fait qu’on le hait, qu’on le hait
dans son être ? C’est la haine de la jouissance de l’Autre
- qui est même la formule la plus gé nérale
que l’on puisse donner de ce racisme moderne tel que nous
le vérifions -, la haine de la façon particulière
dont l’Autre jouit (...). La question de la tolérance
ou de l’intolérance ne vise pas du tout le sujet de
la science ou des droits de l’homme. Elle se place à
un autre niveau, qui est celui de la tolérance ou de l’intolérance
à la jouissance de l’Autre, de l’Autre en tant
qu’il est foncièrement celui qui me dérobe la
mienne. Nous savons - nous, psychanalystes - que le statut fondamental
de l’objet est d’avoir de toujours été
dérobé par l’Autre. Ce vol de jouissance, nous
l’abrégeons en l’écrivant - q, (moins
phi), mathème de la castration. Si le problème a l’air
insoluble, c’est que l’Autre est Autre à l’intérieur
de moi. A cet égard, la racine du racisme est la haine de
ma propre jouissance. Il n’y a pas d’autre jouissance
que la mienne propre. Et si l’Autre est à l’intérieur
de moi en position d’extimité, c’est aussi bien
ma haine propre." [5]
Ce que nous dissimulons en imputant à l’Autre le vol
de jouissance est ce fait traumatique que nous n’avons jamais
possédé ce qui est censé nous avoir été
volé : le manque ("castration") est originel, la
jouissance se constitue d’emblée comme "volée",
ou, pour citer la formulation précise qu’en donne Hegel
dans sa Science de la logique, elle "ne vient à être
que d’avoir été" [6].
La situation actuelle de la Yougoslavie illustre parfaitement ce
paradoxe. Elle nous met en présence d’un réseau
compliqué de "transvasements" et de "vols"
de jouissance. Chaque nationalité a élaboré
sa propre mythologie pour nous conter comment les autres nations
la privent de la part vitale de jouissance dont la possession lui
permettrait de vivre pleinement. A considérer ces mythologies
dans leur ensemble, on obtient le fameux paradoxe visuel d’Esher
d’un système de bassins où, selon le principe
du mouvement perpétuel, l’eau se déverse d’un
bassin dans un autre jusqu’à ce que la boucle soit
bouclée, en sorte qu’en suivant le flot descendant
jusqu’à son terme, on se retrouve à son point
de départ. Ces élucubrations mythiques sont structurées
d’une façon complémentaire et symétrique.
Les Slovènes sont privés de leur jouissance par les
"méridionaux" (Serbes, Bosniaques...) à
cause de leur proverbiale paresse, de la corruption balkanique,
de leur jouissance bruyante et dégoûtante, et parce
qu’ils exigent une aide économique permanente, volant
ainsi aux Slovènes leurs précieuses réserves,
avec lesquelles ils auraient déjà rattrapé
l’Europe de l’Ouest. Les Slovènes, par ailleurs,
sont supposés voler les Serbes, à cause de leur assiduité
au travail, de leur obstination et de leurs calculs égoïstes
- au lieu de se livrer aux plaisirs simples de la vie, les Slovènes
trouvent une jouissance perverse à rechercher des moyens
de priver les Serbes des résultats de leur dur travail par
un mercantilisme acharné, revendant au prix fort ce qu’ils
achètent à bas prix en Serbie... Les Slovènes
craignent d’être "envahis" par les Serbes
et d’y perdre leur identité nationale. Les Serbes reprochent
aux Slovènes leur "séparatisme", ce qui
veut simplement dire que les Slovènes ne sont pas prêts
à se reconnaître comme une sous-espèce de Serbes.
Afin de marquer leur différence avec les "méridionaux",
la récente historiographie populaire slovène s’acharne
à démontrer que les Slovènes ne sont pas vraiment
des Slaves mais d’origine étrusque ; les Serbes, de
leur côté, font tout pour démontrer que la Serbie
a été victime de la "conspiration Vatican-Komintern"
: leur idée fixe est qu’il existait un accord secret
entre les catholiques et les communistes pour détruire l’État
serbe... L’axiome, pour chacune des deux parties, est évidemment
: "Nous ne voulons rien d’étranger, nous ne voulons
que ce qui nous appartient légitimement." Dans les deux
cas, il est clair que la racine de ces fantasmes se trouve dans
la haine de sa propre jouissance. Les Slovènes, par exemple,
refoulent leur jouissance en développant une activité
obsessionnelle, et c’est justement cette jouissance qui revient
dans le réel sous la figure des "méridionaux"
sales et insouciants [7].
Cette logique est loin de n’être applicable qu’aux
peuples "arriérés" des Balkans. Le "vol
de jouissance" (ou, pour le dire dans les termes techniques
de Lacan, la castration imaginaire) est en effet une notion tout
à fait utile pour analyser les processus idéologiques
de notre temps. Illustrons-le par un trait de l’idéologie
américaine des années quatre-vingt : les Américains
sont obsédés par l’idée qu’il pourrait
encore y avoir au Vietnam d’anciens prisonniers de guerre
américains, menant une existence misérable, oubliés
de leur propre pays. Cette obsession se manifeste dans un ensemble
de films d’aventure machistes dont le héros assume
en solitaire une mission de sauvetage (Rambo II, Missing in Action).
Le scénario fantasmatique qui en est le support est cependant
loin de manquer d’intérêt. C’est comme
si là-bas, au plus profond de la jungle vietnamienne, l’Amérique
avait perdu une précieuse part d’elle-même, comme
si elle avait été privée d’une part essentielle
de sa substance vitale, de l’essence de sa puissance, et comme
si c’était la cause ultime de son déclin et
de son impuissance dans les années Carter post-Vietnam, en
sorte que la récupération de cette part volée,
oubliée, est devenue un élément de la ré-affirmation
reaganienne d’une Amérique forte [8].
Antagonisme et jouissance
Ce qui met en mouvement cette logique du "vol de jouissance"
n’est évidemment pas la réalité sociale
immédiate - différentes communautés ethniques
vivant dans une proximité étroite - mais l’antagonisme
interne inhérent à ces communautés. Il est
tout à fait possible à plusieurs communautés
ethniques de vivre côte à côte sans tensions
raciales (comme les Amish et les communautés voisines en
Pennsylvanie) ; par ailleurs, on n’a pas besoin de "vrais"
juifs pour leur imputer quelque mystérieuse jouissance qui
nous menace (il est bien connu que dans l’Allemagne nazie,
l’antisémitisme était le plus féroce
dans les régions où il n’y avait presque pas
de juifs ; et dans l’ex-Allemagne de l’Est, les skinheads
antisémites dépassent en nombre les juifs, dans une
proportion de 10 pour 1). Notre perception des juifs "réels"
est toujours médiatisée par une structure idéologico-symbolique
qui tente de venir à bout de l’antagonisme social :
le véritable "secret" des juifs est notre propre
antagonisme. Au États-Unis par exemple, le Japonais tient
de plus en plus un rôle qui ressemble à celui du juif.
En témoigne le fait que les médias US sont littéralement
obsédés par l’idée que les Japonais ne
savent pas s’amuser. Ils situent la cause de la supériorité
économique croissante du Japon sur les USA dans le fait quelque
peu mystérieux que les Japonais ne consomment pas assez,
qu’il accumulent trop de richesse. Si l’on considère
attentivement la logique de cette accusation, il apparaît
très vite que ce que l’idéologie américaine
"spontanée" reproche vraiment aux Japonais n’est
pas tant leur incapacité à saisir les plaisirs de
la vie, mais plutôt le fait que la relation qu’ils établissent
entre le travail et la jouissance est étrangement contournée.
C’est comme s’ils trouvaient une jouissance dans ce
renoncement totalement immodéré au plaisir, dans ce
zèle, dans cette incapacité à "se la couler
douce", à se détendre pour prendre du plaisir
- et c’est cette attitude que les Américains perçoivent
comme ce qui menace leur suprématie. C’est pourquoi
les médias américains sont tellement soulagés
de pouvoir nous informer que les Japonais sont enfin en train d’apprendre
à consommer, et c’est pourquoi la télévision
américaine met tant de complaisance à montrer des
touristes japonais en extase devant les merveilles de l’industrie
américaine du plaisir : enfin ! ils "deviennent comme
nous", ils apprennent notre façon de jouir...
Il est trop facile d’évacuer cette problématique
en disant que ce n’est là que la transposition, le
déplacement idéologique des antagonismes socio-économiques
effectifs du capitalisme d’aujourd’hui -ce qui est vrai,
incontestablement, mais le problème est que c’est précisément
par un tel déplacement que le désir se constitue.
Ce que l’on gagne en transformant notre perception des antagonismes
sociaux intrinsèques en fascination devant l’Autre,
c’est l’organisation du désir en fantasme. Cette
logique du "vol de jouissance" illustre parfaitement la
thèse lacanienne selon laquelle la jouissance est en fin
de compte toujours la jouissance de l’Autre - la jouissance
supposée, imputée à l’Autre - et que,
réciproquement, la haine de la jouissance de l’Autre
est toujours la haine de la jouissance propre du sujet [9]. Que
sont ces fantasmes concernant la jouissance spéciale, excessive
de l’Autre - que les Noirs ont une puissance et des appétits
sexuels supérieurs aux nôtres, que les Juifs ou les
Japonais ont une relation particulière à l’argent
et au travail -, sinon précisément autant de façons,
pour chacun de nous, d’organiser sa propre jouissance ? Ne
trouve-t-on pas précisément sa jouissance en fantasmant
sur la jouissance de l’Autre, dans cette attitude ambivalente
à son égard ? N’obtient-on pas la satisfaction
justement en supposant que l’Autre jouit d’une manière
qui nous demeure inaccessible ? Pourquoi la jouissance de l’Autre
exerce-t-elle une si puissante fascination - si ce n’est que
- par elle, on se représente la relation la plus intime qu’on
entretient soi-même avec la jouissance ? Et réciproquement,
la haine antisémite du capitalisme n’est-elle pas la
haine de l’excès propre au capitalisme lui-même,
soit celle qui est produite par sa nature antagoniste intrinsèque
? La haine du juif n’est-elle pas la haine de ce qui est le
trait le plus essentiel, le plus intime du capitalisme ? C’est
pourquoi il n’est pas suffisant de relever que l’Autre
du racisme présente une menace pour notre identité.
Bien plutôt faut-il inverser cette proposition : l’image
fascinante de l’Autre présentifie notre division la
plus intime, soit ce qui de toujours est "en nous plus que
nous", et par conséquent nous empêche d’atteindre
la pleine identité avec nous-mêmes. La haine de l’Autre
est la haine de notre propre surplus de jouissance.
La Chose nationale fonctionne donc comme une sorte d’ "absolu
particulier" qui résiste d l’universalisation,
conférant à toute notion neutre, universelle, sa "tonalité"
particulière. C’est pourquoi le surgissement de la
Chose nationale dans toute sa violence a toujours pris par la surprise
les adeptes de la solidarité internationale. Peut-être
l’exemple le plus frappant en est-il la débâcle
de la solidarité internationale du mouvement ouvrier face
à l’euphorie "patriotique" au début
de la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, il est
difficile d’imaginer le choc qu’ont éprouvé
les leaders de la social-démocratie, d’Édouard
Bernstein à Lénine, quand les partis sociaux-démocrates
de tous les pays (à l’exception des Bolcheviks de Russie
et de Serbie) ont succombé au déchaînement chauviniste
et se sont réfugiés, "en patriotes",derrière
"leurs" gouvernements respectifs, oubliant qu’ils
avaient proclamé la solidarité "apatride"
de la classe ouvrière. Ce choc, la fascination impuissante
qu’en éprouvèrent les protagonistes, témoigne
de la rencontre avec le réel de la jouissance. En fait, le
paradoxe fondamental est que ces explosions chauvinistes de "sentiment
patriotique" étaient loin d’être inattendues.
Des années avant la déclaration de guerre, la social-démocratie
avait attiré l’attention des travailleurs sur le fait
que les forces impérialistes se préparaient à
une guerre mondiale et les avaient mis en garde contre la tentation
chauviniste "patriotique". De plus, au moment même
de la déclaration de guerre, c’est-à-dire dans
les jours qui ont suivi l’attentat de Sarajevo, les sociaux-démocrates
allemands avaient prévenu les travailleurs que cet assassinat
servirait de prétexte à la classe dirigeante pour
déclarer la guerre. Par ailleurs, l’internationale
socialiste avait adopté une résolution formelle obligeant
tous ses membres à voter contre des crédits de guerre
en cas de conflit... Mais avec l’entrée en guerre,
la solidarité internationale a volé en éclats.
Que ce revirement brutal ait pris Lénine par surprise, une
anecdote significative en témoigne : lorsqu’il a lu
à la Une du quotidien social-démocrate allemand que
les députés sociaux-démocrates avaient voté
les crédits de guerre, il a d’abord cru que c’était
la police allemande qui avait fabriqué un faux journal pour
égarer les travailleurs !
Il en va de même aujourd’hui en Europe de l’Est.
On supposait "spontanément" que ce qui était
"refoulé", ce qui allait surgir quand le couvercle
du "totalitarisme" aurait sauté serait le désir
démocrate sous toutes ses formes, du pluralisme politique
à une économie de marché florissante. Et ce
que l’on constate, maintenant que le couvercle a effectivement
sauté, ce sont des conflits ethniques à n’en
plus finir, fondés sur la construction de différents
"vols de jouissance" - comme si, sous la croûte
communiste, miroitait un gisement de fantasmes "pathologiques"
qui attendaient pour se manifester que l’heure soit venue...
Exemple patent de la notion lacanienne de communication, où
le locuteur reçoit de celui à qui il s’adresse
son propre message sous une forme inversée. L’émergence
des causes ethniques brise le charme narcissique où l’Ouest
se complaisait à reconnaître à l’Est ses
propres valeurs : l’Europe de l’Est renvoie à
l’Ouest la vérité "refoulée"
de son désir démocratique. Et il faut relever ici
encore la fascination impuissante (de ce qu’il reste) des
intellectuels de gauche lorsqu’ils sont confrontés
avec cette explosion de jouissance nationale. Bien sûr, ils
hésitent à embrasser tout à fait la cause nationale
; ils tentent désespérément de maintenir avec
elle une sorte de distance - mais cette distance n’en est
pas moins fausse, c’est le désaveu de ce que leur désir
est déjà impliqué, pris dans cette cause.
Bien loin d’être le produit de la rupture radicale
qui a lieu aujourd’hui en Europe de l’Est, l’adhésion
obsessionnelle à la cause nationale est ce qui demeure inchangé
à travers ce processus - ce qu’ont en commun, par exemple,
Ceausescu et les tendances radicales nationalistes de droite qui
sont en train de reprendre du terrain en Roumanie. Ici se manifeste
le réel, qui "revient toujours à la même
place" (Lacan), le noyau dur qui insiste, inchangé,
au cœur du changement radical de l’identité symbolique
de la société. Il est par conséquent erroné
de concevoir cette poussée de nationalisme comme une sorte
de "réaction" à une soi-disant trahison
communiste des racines nationales - ce cliché selon lequel,
du fait que le pouvoir communiste avait littéralement déchiré
le tissu traditionnel de la société, le seul point
d’ancrage restant sur lequel fonder la résistance était
l’identité nationale. Car le pouvoir communiste avait
déjà produit l’attachement compulsif à
la cause nationale - et cet attachement était d’autant
plus exclusif que la structure du pouvoir était "totalitaire"
; la Roumanie de Ceausescu, le Cambodge des Khmers rouges, la Corée
du Nord et l’Albanie en sont des cas paradigmatiques [10].
La cause ethnique est donc le reste qui persiste une fois désintégrée
la trame idéologique du tissu communiste. On peut le repérer
dans la façon dont est construite la figure de l’Ennemi
dans la Roumanie actuelle : le communisme y est traité comme
un corps étranger, un intrus qui empoisonne et corrompt le
corps sain de la Nation, comme un organe greffé, radicalement
absent de la tradition ethnique roumaine, dont on doit par conséquent
opérer l’ablation pour que le corps de la Nation recouvre
la santé. Impossible de se tromper sur la connotation antisémite
de ce type de discours : en Union Soviétique, l’organisation
nationaliste russe Pamyat se plaît à dénombrer
les juifs qui appartenaient au Politburo de Lénine afin de
prouver son caractère "non russe". Un des passe-temps
populaires de l’Europe de l’Est consiste non plus seulement
à accabler les communistes mais à jouer à cette
devinette : "Qui était derrière les communistes
? " (Les juifs pour les Russes et les Roumains, les Croates
et les Slovènes pour les Serbes, etc.). Cette construction
de la figure de l’Ennemi reproduit dans sa forme pure, pour
ainsi dire distillée, celle des anciens régimes nationalistes
totalitaires communistes : ce que l’on obtient, une fois ruinée
la forme symbolique du communisme, c’est sa relation sous-jacente
à la cause ethnique, dépouillée de cette forme.
Le capitalisme sans le capitalisme
Dès lors, pourquoi cette déception inattendue ? Pourquoi
le nationalisme autoritaire couvre-t-il de son ombre le pluralisme
démocratique ? Pourquoi cette obsession chauvine du "vol
de jouissance" au lieu d’une ouverture à la diversité
ethnique ? En ce point, l’analyse standard des causes des
tensions ethniques dans les pays "socialistes réels"
que proposait la gauche s’est avérée fausse.
Elle soutenait que les tensions ethniques étaient suscitées
et manipulées par la bureaucratie du parti au pouvoir comme
autant de moyens de légitimer sa mainmise sur l’État.
En Roumanie, par exemple, l’obsession nationaliste, le rêve
de la Grande Roumanie, l’assimilation forcée des Hongrois
et d’autres minorités, créait une tension constante
qui permettait à Ceausescu de légitimer sa présence
au pouvoir ; en Yougoslavie, la tension croissante entre Serbes
et Albanais, entre Croates et Serbes, entre Slovènes et Serbes,
etc., permettait aux bureaucrates locaux corrompus de consolider
leur pouvoir en se présentant comme les seuls défenseurs
des intérêts nationaux... Mais cette hypothèse
a été réfutée de façon spectaculaire
par les événements cents : une fois abolie la règle
de la bureaucratie communiste, les tensions ethniques se sont exacerbées.
Mais pourquoi cet attachement à la cause ethnique persiste-t-il,
même après la disparition de la structure de pouvoir
qui l’a produit ? Ici, une référence conjointe
à la théorie marxiste classique et à psychanalyse
lacanienne va nous permettre d’en rendre compte.
Le trait essentiel du capitalisme est son déséquilibre
structural intrinsèque, son antagonisme interne : la crise
perpétuelle, le bouleversement incessant de ses conditions
d’existence. Le capitalisme n’a pas d’état
"normal", équilibré : son état "normal"
est la production permanente d’un excès - sa seule
chance de suivie est dans l’expansion. Il est donc pris dans
une sorte de nœud, dans un cercle vicieux que Marx avait déjà
clairement indiqué : il produit plus que toute autre formation
socio-économique afin de satisfaire des besoins, mais il
en résulte toujours de nouveaux besoins à satisfaire
; plus il produit de richesses, plus il ressent le besoin de créer
encore plus de richesses... On sait dès lors pourquoi Lacan
appelle le capitalisme le règne du discours de l’hystérique
: ce qui définit l’hystérie est précisément
ce cercle vicieux d’un désir donc l’apparente
satisfaction ne fait que creuser le gouffre de l’insatisfaction.
Il existe en effet une sorte d’homologie de structure entre
le capitalisme et la notion freudienne de Surmoi. Le paradoxe fondamental
du Surmoi implique aussi un certain déséquilibre structural
: plus le sujet obéit à ses injonctions, plus il se
sent coupable, en sorte qu’un renoncement n’entraîne
que l’exigence d’un plus grand renoncement, et le repentir
plus de culpabilité- comme dans le capitalisme, où
un accroissement de la production pour pallier le manque ne fait
qu’exacerber le manque.
C’est avec ces éléments de base que l’on
peut saisir la logique de ce que Lacan appelle le (discours du)
Maître : son rôle consiste précisément
à introduire l’équilibre, à réguler
l’excès. Les sociétés pré-capitalistes
"étaient capables de contrôler le déséquilibre
structural propre au Surmoi dans la mesure où elles étaient
régies par le discours du maître. Dans son dernier
ouvrage, Michel Foucault a montré comment les anciens maîtres
incarnaient l’éthique de la maîtrise de soi et
de la "juste mesure" : toute l’éthique pré-capitaliste
tendait à empêcher l’explosion de l’excès
propre à l’économie libidinale de l’homme.
Cependant, avec le capitalisme, cette fonction du maître est
suspendue, et le cercle vicieux du Surmoi tourne en roue libre.
On voit maintenant d’où vient la tentation corporatiste,
c’est-à-dire pourquoi elle est l’envers nécessaire
du capitalisme. Prenons l’édifice idéologique
du corporatisme fasciste : le rêve fasciste est tout simplement
d’avoir le capitalisme sans ses "excès",
sans l’antagonisme qui cause son déséquilibre
structural. C’est pourquoi on assiste, avec le fascisme, d’une
part au retour de la figure du maître - le leader -, qui garantit
la stabilité et l’équilibre du tissu social,
c’est-à-dire qui nous sauve à nouveau du déséquilibre
structural de la société, et d’autre part à
la projection de la raison de ce déséquilibre dans
la figure du juif, dont les réserves "excessives"
et la cupidité sont la cause de l’antagonisme social.
Le rêve consiste donc à affirmer que, puisque l’excès
a été introduit de l’extérieur, qu’il
est l’œuvre d’un intrus étranger, son élimination
va permettre d’obtenir un organisme social stable, dont les
différentes parties formeront un harmonieux corps constitué,
c’est-à-dire où - à l’opposé
du capitalisme, où les individus sont en constant déplacement
à l’intérieur du corps social - chacun occupera
à nouveau la place qui lui revient en propre. La fonction
du maître est de contrôler l’excès en localisant
sa cause chez un agent social clairement désigné :
"Ce sont eux qui nous volent notre jouissance, qui, par leur
comportement excessif, introduisent le déséquilibre
et l’antagonisme..." Avec la figure du maître,
l’antagonisme inhérent à la structure sociale
est transformé en relation de pouvoir, en lutte pour la domination
entre nous et eux, en tant qu’ "eux" sont la cause
du déséquilibre antagoniste.
Peut-être cette matrice nous permet-elle aussi de rendre
compte de la résurgence du chauvinisme nationaliste en Europe
de l’Est comme d’une sorte d’ "amortisseur"
au choc que constitue l’exposition soudaine au déséquilibre
et à l’ouverture capitalistes. C’est comme si,
au moment même où était rompu le lien, la chaîne
qui entravait le libre développement du capitalisme - soit
la production déréglée de l’excès
- venait s’y opposer l’exigence d’un nouveau maître
capable de le contenir. Ce que l’on veut, c’est l’instauration
d’un corps social stable et clairement défini, qui
puisse refréner le potentiel destructeur du capitalisme en
en extirpant l’élément "excès"
; et puisque ce corps social est ressenti comme celui de la Nation,
la cause du déséquilibre revêt "spontanément"
la forme d’un "ennemi national".
Quant l’opposition démocrate luttait encore contre
le pouvoir communiste, elle réunissait sous le signe de la
"société civile" tous les éléments
"anti-totalitaires", depuis l’Église jusqu’aux
intellectuels de gauche. Cette unification "spontanée"
pour le combat a gommé un fait pourtant crucial : les mêmes
mots, dont tous les participants se servaient, se référaient
à deux langages, à deux mondes radicalement différents.
Et maintenant que l’opposition a gagné, la victoire
prend nécessairement la forme d’une division : la solidarité
enthousiaste de la lutte contre le pouvoir communiste a perdu sa
force mobilisatrice, la fissure entre les deux univers politiques
ne peut plus se dissimuler. Cette fissure est évidemment
celle du fameux couple Gemeinschaft/Gesellschaft : communauté
traditionnelle organiquement liée versus société
"aliénée", qui dissout tous les liens organiques.
Le problème du populisme nationaliste de l’Europe de
l’Est est qu’il perçoit la "menace"
communiste du point de vue de la Gemeinschaft, comme un corps étranger
qui corrompt la texture organique de la communauté nationale
; c’est ainsi qu’il impute au communisme le trait essentiel
du capitalisme lui-même. Dans son opposition moraliste à
la "dépravation" communiste, la majorité
morale national-populiste perpétue inconsciemment la foi
du régime communiste qui l’a précédée
en l’État comme communauté organique. Le désir
à l’œuvre dans cette substitution symptomatique
du communisme au capitalisme est un désir du capitalisme
cum Gemeinschaft, un désir du capitalisme sans la société
civile "aliénée", sans les relations extérieures
formelles entre les individus. Les fantasmes de "vol de jouissance",
la recrudescence de l’antisémitisme sont le prix à
payer pour ce désir impossible.
Le point aveugle du libéralisme
Paradoxalement, on pourrait dire que ce dont l’Europe de
l’Est a le plus besoin aujourd’hui c’est de plus
d’aliénation : de l’établissement d’un
État "aliéné" qui garderait ses distances
avec la société civile, qui serait "formel",
"vide", c’est-à-dire qui n’incarnerait
aucun rêve d’une communauté ethnique particulière
(et ainsi préserverait un espace ouvert à toutes).
La solution aux malheurs présents de l’Europe de l’Est
est-elle donc simplement qu’il lui faut plus de démocratie
libérale ? Le tableau que nous avons présenté
semble aller dans ce sens : si l’Europe de l’Est n’arrive
pas à vivre en paix et en vraie démocratie pluraliste,
c’est à cause du spectre du nationalisme, c’est
parce que la désintégration du communisme a ouvert
la voie aux obsessions nationalistes, au provincialisme, à
l’antisémitisme, à la haine de tout ce qui vient
de l’étranger, à l’idéologie de
la menace contre la nation, à l’anti-féminisme,
à une majorité morale post-socialiste incluant le
mouvement pro-nataliste - bref, à la jouissance dans toute
son irrationalité. Cependant, ce qui est profondément
suspect dans l’attitude d’un intellectuel d’Europe
de l’Est anti-nationaliste libéral, c’est l’évidente
fascination qu’exerce sur lui le nationalisme les intellectuels
libéraux le refusent, le fustigent, s’en gaussent,
mais en même temps le fixent des yeux, fascinés, impuissants.
Le plaisir intellectuel que leur procure la dénonciation
du nationalisme est étrangement proche de la satisfaction
qu’éprouve un sujet à exposer les raisons de
son échec et de son impuissance. A un autre niveau, les intellectuels
libéraux de l’Ouest tombent souvent dans le même
piège : l’affirmation de traditions autochtones dans
leur propre pays est pour eux une horreur sans nom, un bouillon
de culture de proto-fascisme populiste (par exemple, aux États-Unis,
les communautés polonaises, italiennes, etc., sont réputées
"arriérées", les "personnalités
autoritaires" sont censées faire des enfants à
la pelle - entre autres épouvantails libéraux), tandis
qu’ils sont toujours prêts à saluer les communautés
ethniques autochtones de l’autre (les Noirs, les Portoricains)
- la jouissance est belle et bonne, à condition qu’elle
ne soit pas trop près, à condition qu’elle demeure
la jouissance de l’autre.
Ce qui en vérité dérange les libéraux,
c’est par conséquent la jouissance organisée
en forme de communautés ethniques indépendantes. C’est
dans ce cadre qu’il faut considérer les conséquences
catastrophiques de la politique mise en oeuvre dans les écoles
aux USA : elle visait à annihiler la jouissance des communautés
ethniques fermées en supprimant les frontières qui
les séparaient, en les mélangeant les unes aux autres.
C’est évidemment cette politique elle-même qui
a provoqué le racisme là où auparavant n’existait
que le désir d’une communauté ethnique de marquer
les limites de son mode de vie, désir qui, en soi, n’est
pas "raciste" (les libéraux eux-mêmes l’admettent,
fascinés qu’ils sont par les modes de vie exotiques
des autres). Il est donc nécessaire de remettre en question
tout l’appareil théorique qui alimente l’attitude
libérale, et jusqu’à sa pièce de résistance
au sein de l’École de Francfort, nommément la
théorie de la soi-disant "personnalité autoritaire"
: la "personnalité autoritaire" désigne
en fin de compte la forme de subjectivité qui insiste de
façon "irrationnelle" sur la spécificité
de son mode de vie, qui, au nom de sa propre jouissance, résiste
aux preuves libérales. La théorie de la "personnalité
autoritaire" n’est rien d’autre que l’expression
du ressentiment de l’intelligentsia libérale de gauche
envers les classes ouvrières non éclairées
qui ne sont pas préparées à accepter son autorité.
La résistance libérale à l’identification
nationale ne fait donc que résumer l’actuelle perception
idéologique spontanée de la menace qui pèse
sur l’ordre mondial existant : maintenant, avec la destruction
du "socialisme réellement existant", le médium
neutre, universel, la supposée mesure de l’état
de fait "normal" est organisée autour de la notion
de démocratie capitaliste (médias, marché,
pluralisme, etc.), tandis que ceux qui s’y opposent sont de
plus en plus réduits à des positions marginales "irrationnelles"
(’terroristes", "fondamentalistes fanatiques").
Dès qu’une force politique quelconque menace trop la
circulation du capital -même s’il s’agit, par
exemple, d’une faible protestation écologique contre
le déboisement -, elle est immédiatement étiquetée
"terroriste", "irrationnelle", etc. Peut-être
notre survie-même dépend-elle de notre capacité
à opérer une sorte de renversement dialectique et
à localiser la véritable source de la folie dans la
soi-disant mesure neutre de la "normalité", qui
nous fait percevoir toute opposition à cette normalité
comme "irrationnelle". Aujourd’hui, quand les médias
nous bombardent de révélations scandaleuses sur les
différentes versions de la "folie" qui menacent
le cours "normal" de nos vies quotidiennes, des meurtriers
psychopathes aux intégristes religieux, de Sadam Hussein
aux cartels des narco-trafiquants, il nous faut plus que jamais
nous appuyer sur l’affirmation de Hegel que la vraie source
de l’enfer est le regard neutre lui-même, pour qui tout
ce qui n’est pas regard neutre est l’enfer.
La crainte d’une identification "excessive" est
donc le trait caractéristique essentiel de l’idéologie
capitaliste de ces dernières années : l’ennemi
est le "fanatique" qui se "sur-identifie" au
lieu de rester à juste distance de la pluralité éparse
des positions subjectives. Bref, la logomachie "déconstructives"
exaltée, obnubilée par l’ "« essentialisme"
et les "identités fixes", se bat finalement contre
des moulins : loin de contenir toutes sortes de potentiels subversifs,
le sujet dispersé, pluriel et dé-construit que prône
la théorie post-moderne - le sujet prédisposé
à des modes de jouissance particuliers et inconsistants -
ne fait que désigner la forme de subjectivité qui
correspond d la toute dernière version du capitalisme. Peut-être
le temps est-il venu de faire revivre l’intuition marxienne
concernant le capital en tant que pouvoir ultime de "déterritorialisation",
qui sape toute fixation à une identité sociale, et
de concevoir le "capitalisme de notre temps" comme une
époque où la fixité traditionnelle des positions
idéologiques (autorité patriarcale, rôles sexuels
déterminés, etc.) est devenue un obstacle à
la course effrénée à la consommation dans la
vie quotidienne.
Le "médiateur évanouissant"
Cette critique de l’attitude libérale courante de l’Ouest
ouvre la voie à une autre approche, différente, du
problème de la fascination qu’exerce le nationalisme
en Europe de l’Est : la particularité de la "transition"
du "socialisme réel" au capitalisme. Considérons
le cas de la Slovénie. S’il est un agent de la récente
désintégration du "socialisme réel"
dans ce pays dont le rôle mérite pleinement le qualificatif
de "tragique", ce sont bien les communistes slovènes,
qui ont tenu leur promesse de faciliter le passage paisible, non
violent à la démocratie pluraliste. Dès le
départ, ils étaient pris dans le paradoxe du Surmoi
freudien : plus ils répondaient à l’exigence
de l’opposition (d’alors) en acceptant les règles
du jeu démocratique, plus violentes étaient les accusations
de totalitarisme de cette même opposition, et plus ils étaient
suspectés de n’accepter la démocratie qu’
"en paroles", alors qu’en fait, ils préparaient
contre elle des complots démoniaques. Le paradoxe de cette
accusation s’est manifesté dans sa plus pure expression
quand, après une longue période où l’on
affirmait que leur engagement démocratique ne pouvait pas
être pris au sérieux, il s’avéra qu’ils
étaient sincères. Loin de s’en trouver embarrassée,
l’opposition changea tout simplement d’angle d’attaque
pour accuser les communistes de manquer de principes : comment pouvez-vous
croire des gens qui ont trahi sans la moindre honte le vieux passé
révolutionnaire et qui endossent aujourd’hui le comportement
démocratique ? L’exigence de l’opposition, repérable
dans ce paradoxe, est une ironique répétition de la
bonne vieille exigence stalinienne, à l’œuvre
dans ces monstrueux procès politiques où l’accusé
était forcé d’admettre sa faute et de réclamer
le châtiment suprême : pour l’opposition anticommuniste,
le seul bon communisme aurait été celui qui aurait
commencé par organiser des élections multipartistes
libres, puis aurait accepté de jouer le rôle du bouc
émissaire, du représentant des horreurs totalitaires
qu’il faut absolument battre à ces mêmes élections...
Bref, on attendait des communistes qu’ils assument la position
impossible du pur métalangage et disent : "Oui, nous
le confessons, nous sommes totalitaires, nous méritons de
perdre les élections !" - comme les victimes des procès
staliniens avouaient leur faute et réclamaient la plus sévère
punition. Ce renversement d’opinion au sujet des communistes
démocratiques slovènes constitue une véritable
énigme : jusqu’au point de non-retour, sur la voie
de la démocratie, l’opinion publique a tremblé
pour eux, et elle comptait sur eux pour supporter la pression des
forces ouvertement antidémocratiques (l’armée
yougoslave, le populisme serbe, les durs du parti, etc.) et pour
organiser des élections libres ; mais dès qu’il
a été clair que ces élections auraient lieu,
soudain, elle en a fait l’Ennemi. Pour tout paiement de leur
acte, celui d’avoir permis les élections, on leur a
fait jouer le rôle du méchant sur la scène même
de ces élections.
Ce qui est là crucial c’est ce renversement d’une
situation "ouverte" avant les élections à
sa "fermeture" après -retournement que l’on
peut désigner, selon la formule de Fredric Jameson, en termes
de "médiateur évanouissant" [11]. Un système
atteint son équilibre, c’est-à-dire sa totalité
synchronique, quand - pour reprendre un terme de Hegel - il "pose"
ses présuppositions externes comme moments intrinsèques,
et ainsi efface les traces de son origine traumatique. On pourrait,
à partir de ce paradoxe, développer la problématique
la plus fondamentale de la philosophie sociale, celle de la tension
entre une situation "ouverte", quand un nouveau pacte
social est engendré, et sa "fermeture" subséquente
- pour le dire en termes kierkegaardiens, la tension entre la possibilité
et la nécessité. Le cercle est fermé quand
le nouveau pacte social s’établit dans sa nécessité
et rend invisible sa "possibilité", le processus
ouvert, indécidé qui l’a engendré. Ainsi,
alors que le régime socialiste était déjà
en train de s’effondrer, mais avant que le nouveau régime
ne se stabilise, nous avons assisté à une sorte d’ouverture
: des choses étaient pour un moment visibles qui, immédiatement
après, sont devenues invisibles. Pour le dire de façon
brutale, ceux qui ont déclenché le processus de démocratisation
et ont mené les combats les plus durs ne sont pas ceux qui
aujourd’hui en récoltent les fruits - non du fait de
quelque usurpation et de la tromperie des vainqueurs actuels, mais
à cause d’une logique historique plus profonde. Quand
le processus de démocratisation a atteint son acmé,
il enterre ses promoteurs. En effet, qui a effectivement déclenché
ce processus ? Les nouveaux mouvements sociaux, les punks, la nouvelle
gauche - et soudain, après la victoire de la démocratie,
le sol s’est dérobé sous les pieds de ces forces
d’impulsion, qui ont plus ou moins disparu de la scène.
La culture elle-même, l’ensemble des préférences
culturelles, a radicalement basculé : du punk et d’Hollywood
aux poèmes à la nation et à une musique de
variété quasi folklorique (contrairement à
l’idée reçue selon laquelle la culture ouest-américaine
effacerait en les universalisant les racines nationales). Nous avions
là une véritable "réserve primitive"
de démocratie - une chaotique histoire de punks, d’étudiants
avec leurs manifestations, de comités pour les droits de
l’homme, etc. -, qui est littéralement devenue invisible
au moment où le nouveau système s’est établi,
et avec lui son propre mythe des origines. Les mêmes qui,
il y a deux ans, dénigraient les nouveaux mouvements sociaux
en se posant en durs du parti, se trouvent aujourd’hui membres
de la coalition anticommuniste au pouvoir et les accusent de proto-communisme.
Ce renversement n’est pas propre à la Slovénie
- le cas le plus spectaculaire n’en est-il pas le triste rôle
du Neues Forum en Allemagne de l’Est ? Il y a dans sa situation
une dimension éthique véritablement tragique : il
incarne ce point unique où une idéologie "se
prend au pied de la lettre" et cesse de fonctionner comme une
légitimation "objectivement cynique" (Marx) des
relations de pouvoir existantes. Le Neues Forum était constitué
de groupes d’intellectuels passionnés qui "prenaient
le socialisme au sérieux" et étaient prêts
à tout mettre en jeu pour ruiner le système compromis
et le remplacer par l’utopique "troisième voie",
au-delà du capitalisme et du socialisme "réellement
existant". Leur croyance sincère et leur insistance
sur le fait qu’ils ne travaillaient pas pour la restauration
du capitalisme se sont évidemment avérées n’être
rien d’autre qu’une illusion dénuée de
toute substance ; cependant, on peut dire que précisément
en tant que telle (en tant qu’illusion sans substance aucune),
elle était, stricto sensu, non idéologique : elle
ne "reflétait", sous une forme idéologique
inversée, aucune véritable relation de pouvoir. Sur
ce point, il nous faut corriger la maxime marxiste : contrairement
au lieu commun qui veut qu’une idéologie devienne "cynique"
(accepte l’écart entre les "mots" et les
"actes", ne "croie plus en elle-même",
ne se ressente plus comme vérité mais se considère
comme un instrument à légitimer le pouvoir) dans la
période de la décadence d’une formation sociale,
on peut dire que la période de "décadence"
ouvre précisément à l’idéologie
dominante la possibilité de "se prendre au sérieux"
et de s’opposer efficacement à ses propres bases sociales
(avec le protestantisme, la religion chrétienne s’est
opposée au féodalisme en tant que sa base sociale
; il en va de même avec le Neues Forum, qui s’opposerait
au socialisme existant au nom du "vrai socialisme"). Ainsi,
à son insu, elle déchaîne les forces qui finiront
par la détruire : une fois son travail accompli, elle est
"dépassée par l’histoire" (le Neues
Forum n’a obtenu que 3 % des votes aux élections),
et s’instaure un nouveau "règne de la canaille",
avec au pouvoir des hommes qui n’avaient pas bronché
pendant la répression communiste et qui maintenant traitent
les membres du Neues Forum de "cryptocommunistes".
*
En quoi consiste dès lors le lien entre ce "médiateur
évanouissant" et la montée du nationalisme ?
Les communistes démocrates, et les nouveaux mouvements sociaux
en général, incarnent le moment du "médiateur
évanouissant", de ce qui doit disparaître, devenir
invisible, afin que le nouvel ordre établisse son identité-avec-soi-même
- l’agent qui a effectivement déclenché le processus
doit être perçu comme l’obstacle majeur à
son accomplissement, ou, pour le dire dans les termes de l’analyse
structurale que fait Propp des contes de fées, le Bienfaiteur
doit apparaître comme le Malfaisant ; c’est le cas de
Lady Catherine de Bourg, dans Orgueil et Préjugés
de Jane Austen, qui, sous le masque de l’empêcheur diabolique,
qui fait tout pour que n’ait pas lieu le mariage de Darcy
et d’Elizabeth, est en réalité la main du destin
qui va permettre l’heureuse issue du drame. La nation, en
tant que soutien substantiel est, d’un autre côté,
ce que voit la nouvelle idéologie au pouvoir, en sorte qu’elle
ne peut pas voir, qu’elle néglige le "médiateur
évanouissant" : la "nation" est un fantasme
qui comble le vide laissé par le "médiateur évanouissant".
Autrement dit, si l’on veut éviter le piège
historiciste, il faut apprendre la leçon matérialiste
du créationnisme anti-évolutionniste, qui résout
la contradiction entre l’interprétation littérale
des Écritures, selon lesquelles l’univers a été
créé il y a exactement 5 000 ans, et les preuves irréfutables
qu’il est bien plus ancien (fossiles datant de millions d’années),
non pas en manifestant cette indulgence complaisante qu’on
accorde en général aux difficultés de la lecture
des Écritures parce qu’elle est délicate, mais
en affirmant que l’univers a été créé
tout récemment, et avec de fausses traces toutes faites du
passé (Dieu a créé directement des fossiles
[12]). Le passé est toujours strictement "synchronique",
c’est la façon dont l’univers synchronique pense
son antagonisme - il suffit de se rappeler le rôle infamant
des "vestiges du passé" dans l’explication
des difficultés de la "construction du socialisme".
En ce sens, l’histoire des racines ethniques est d’emblée
un "mythe des origines" : qu’est-ce que l’
"héritage national", - sinon une sorte de fossile
idéologique créé rétroactivement par
l’idéologie dominante pour lui permettre de mystifier
les autres sur ses antagonismes présents ?
(Traduit par Elisabeth Doisneau)
[1] Pour l’élaboration détaillée de
cette notion de la Chose, cf. Jacques Lacan, le Séminaire,
livre VII, l’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil,
1986. Notons que cette jouissance (Genuss) ne doit pas être
confondue avec le plaisir (Lust) : la jouissance est précisément
Lust im Unlust (plaisir dans le déplaisir), et désigne
la satisfaction paradoxale que procure la rencontre douloureuse
avec une Chose qui perturbe l’équilibre du "principe
de plaisir". En d’autres termes, la jouissance se situe
"au-delà du principe de plaisir".
[2] La façon dont ces fragments persistent au-delà
des barrières ethniques est parfois tout à fait touchante.
Par exemple, lorsqu’un journaliste a demandé à
Robert Mugabe quel était selon lui l’héritage
le plus précieux qu’avait laissé au Zimbabwe
le colonialisme britannique, il a répondu sans hésitation
: "Le cricket" - un jeu incroyablement ritualisé,
presque au-delà de l’entendement d’un Continental,
où les gestes prescrits (ou plus exactement établis
par une tradition orale), la façon de lancer la balle par
exemple, sont si "dysfonctionnels" qu’ils en paraissent
grotesques.
[3] . Cf. Jacques Lacan, le Séminaire, livre XX, Encore,
chap. VI.
[4] Le fait qu’un sujet n’ "existe" pleinement
que par la jouissance, soit la coïncidence décisive
de l’ "existence" et de la "jouissance",
s’indiquait déjà dans les premiers Séminaires
de Lacan avec le statut traumatique ambigu de l’existence
: "Toute existence a par définition quelque chose de
tellement improbable qu’on est perpétuellement en effet
à s’interroger sur sa réalité" (le
Séminaire, livre II, le Moi dans la théorie de Freud
et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1980, p.
268). Cette proposition devient beaucoup plus claire si l’on
remplace tout simplement le mot d’ "existence" par
celui de "jouissance" : "Toute jouissance a par définition
quelque chose de tellement improbable qu’on est perpétuellement
en effet à s’interroger sur sa réalité."
La position subjective fondamentale d’un hystérique
consiste précisément dans une telle question sur son
existence en tant que jouissance, alors qu’un pervers sadique
évite cette question en faisant endosser la "douleur
d’exister" par l’autre (sa victime).
[5] Jacques-Alain Miller, "Extimité", cours du
département de psychanalyse de l’université
de Paris VIII (inédit), leçon du 27 novembre 1985.
Cette logique du "vol de jouissance" détermine
aussi la relation du peuple au chef de l’État : quand
la concentration et la consommation des biens par le chef d’État
sont-elles considérées comme un "vol" ?
Aussi longtemps que le leader est perçu comme "ce qui
est en moi plus que moi-même", c’est-à-dire
aussi longtemps que je reste dans une relation transférentielle
à lui, je considère sa richesse et son faste comme
"miens" ; le transfert prend fin lorsque le leader perd
son charisme et, d’incarnation de la substance de la nation,
devient un parasite sur le corps de la nation. Dans la Yougoslavie
d’après-guerre par exemple, Tito justifiait son faste
par le fait que c’était "ce que les gens attendaient
de lui", que cela "les rendait fiers" ; avec la perte
de son charisme au cours de sa dernière année d’existence,
on a considéré son faste comme une dissipation outrée
des ressources de la nation.
[6] Hegel, Science de la logique, Aubier-Montaigne, "Bibliothèque
philosophique."
[7] Le mécanisme qui est ici à l’œuvre
est évidemment celui de la paranoïa : au plus simple,
la paranoïa consiste à extérioriser la fonction
de la castration pour la porter sur un agent positif qui apparaît
comme le "voleur de jouissance". Au risque d’une
généralisation quelque peu hâtive de la forclusion
du Nom-du-père (la structure élémentaire de
la paranoïa selon Lacan), peut-être pourrions-nous soutenir
que la paranoïa nationale de l’Europe de l’Est
vient précisément du fait que les nations d’Europe
de l’Est ne sont pas encore pleinement constituées
comme "États authentiques" : c’est comme
si l’autorité symbolique manquante, forclose, de l’État
"revenait dans le réel" sous la forme de l’Autre,
"voleur de jouissance".
[8] Je dois cette idée à la conférence de
William Warner, "Spectacular Actions : Rambo, Reaganism, and
the Cultural Articulation of the Hero", prononcée au
colloque "Psychoanalysis, Politics and the Image", à
la New York State University, Buffalo, le 8 novembre 1989. Incidemment,
Rambo II est à cet égard bien inférieur à
Rambo I, qui effectuait une réarticulation idéologique
tout à fait intéressante : il condensait sur la même
personne l’image "gauchiste" du vagabond hippy solitaire
effrayé par l’atmosphère de la petite ville
incarnée par un shérif cruel, et l’image "de
droite" du vengeur solitaire qui se substitue à la loi
et qui a eu affaire avec la corruption de la machine bureaucratique.
Une telle condensation implique évidemment la prépondérance
de la deuxième figure, afin que Rambo I réussisse
à inclure dans l’articulation de "l’homme
de droite" l’un des éléments essentiels
de l’imaginaire politique américain "de gauche".
[9] C’est en quoi consiste aussi la critique lacanienne de
la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave
: contrairement à la thèse de Hegel, selon qui, en
se soumettant au maître, l’esclave renonce à
la jouissance, qui donc reste réservée au maître.
Lacan soutient que c’est précisément la jouissance
(et non la peur de la mort) qui tient l’esclave en servitude
- la jouissance que procure la relation à la jouissance (hypothétique,
supposée) du maître, l’espérance de la
jouissance qui l’attend au moment de la mort du maître,
etc. La jouissance n’est donc jamais immédiate, elle
est toujours médiatisée par la jouissance supposée,
imputée à l’Autre ; elle est toujours jouissance
de l’espoir de la jouissance, du renoncement à la jouissance.
[10] Un tel attachement n’est pas sans avoir des effets comiques.
A cause de ses origines albanaises, John Belushi, incarnation de
la "décadence" hollywoodienne, qui s’adonnait
à la drogue et mourut d’une overdose, fait aujourd’hui
l’objet d’un véritable culte en Albanie : les
médias officiels en ont fait "un grand patriote et un
humaniste", "toujours prêt à embrasser les
causes justes et progressistes de l’humanité"
!.
[11] Cf. Fredric Jameson, "Thé Vanishing Mediator ;
or Max Weber as Storyteller", The Idéologies of Theory,
vol. 2, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988.
[12] Cf. Stephen Jay Gould, "Adam’s Navel", The
Flamingo’s Smile, Harmondsworth, Penguin Books, 1985.
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