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Origine : http://multitudes.samizdat.net/Le-reve-du-nationalisme-explique.html
Autrefois, dans un pays lointain appelé Union soviétique,
on pouvait être sûr de réjouir la société
en racontant l’histoire du dénommé Rabinovitch.
La voici. Notre homme se présente à l’Office
d’émigration de Moscou en déclarant qu’il
veut quitter le pays. Le fonctionnaire chargé de ces questions
lui demande donc pourquoi et il répond : " J’ai
deux raisons. Premièrement, j’ai peur que le communisme
ne s’effondre en union soviétique et qu’après
l’arrivée au pouvoir de la réaction, on n’impute
aux Juifs, ces boucs émissaires tout trouvés, toutes
les erreurs du socialisme. Et alors, ce sera de nouveau les pogroms..."
- "Mais c’est absurde !" l’interrompt le fonctionnaire,
le pouvoir communiste est invincible ! il durera toujours ! rien
ne peut changer en Union soviétique !" - "Voilà
ma deuxième raison", répond tranquillement Rabinovitch.
Lorsqu’en 1988, j’ai publié Le Plus sublime
des hystériques [1], je pouvais encore compter sur l’efficacité
de cette histoire juive, mais aujourd’hui, il faut dire que
la principale raison qu’allèguent les Juifs pour fuir
l’Union soviétique est bel et bien la première
raison de Rabinovitch. Ils on peur en effet qu’avec la désintégration
du communisme et l’émergence de forces nationalistes
ouvertement antisémites, on ne leur fasse à nouveau
porter le fardeau de la faute. En sorte qu’aujourd’hui,
il faudrait inverser la boutade, Rabinovitch répondant au
fonctionnaire : "J’ai deux raisons. Premièrement,
je sais que le communisme est définitivement implanté
en Union soviétique, que rien ne changera jamais ici, et
cette perspective m’est intolérable..." - "Mais,
l’interromprait le fonctionnaire, c’est un pur non-sens
! le communisme est en train de se désintégrer partout
! Tous ceux qui sont responsables des crimes communistes vont être
sévèrement punis !" - "Voilà ma seconde
raison", rétorquerait Rabinovitch.
Bien entendu, nous sommes tous en quête de l’appareil
théorique qui nous permettrait de saisir le sens du changement
historique que met en lumière l’étrange destin
de l’histoire de Rabinovitch : l’irruption de la jouissance,
sous la forme d’un resurgissement du nationalisme et du racisme
agressifs qui accompagnent la désintégration du "socialisme
réel" en Europe de l’Est.
Cependant, au lieu de rester pétrifiés, désorientés,
comme traumatisés par la rapidité de ce renversement
en nationalisme, nous ferions mieux d’accomplir une sorte
de mouvement hégélien pour transformer ce choc en
la "chose en soi", c’est-à-dire d’envisager
cette désorientation traumatique non pas comme le problème
à résoudre mais comme la clef de sa solution : c’est
pour nous protéger de cette désorientation traumatique,
de cet écroulement de la terre sous nos pieds qu’a
provoqué la désintégration du "socialisme
réel" que nous avons recours au nationalisme. Il ne
faut donc pas sous-estimer l’effondrement du "socialisme
réel" - comme on le fait quand on conçoit le
socialisme comme un système imposé de l’extérieur
et qui opprime quelque force nationale originelle. Il est vrai que
ce "socialisme réel" avait fini par devenir une
société de pure apparence, que le système fonctionnait
sans que personne "y croie". Mais c’est là
que réside sa véritable énigme. Cette apparence
était ce que Hegel appelle une "apparence essentielle",
dans laquelle il nous est aisé aujourd’hui de reconnaître
les contours du grand Autre de Lacan. Ce qui s’est désintégré
en Europe de l’Est, c’est l’Autre, l’ultime
garant du pacte social. Qu’est-ce que cela veut dire exactement
? Dans le discours idéologique, l’Autre opère
sous deux modes qui s’excluent mutuellement.
Tout d’abord, il apparaît comme un agent occulte qui,
dissimulé derrière la scène, "tire les
ficelles" et dirige le spectacle : la divine Providence dans
l’idéologie traditionnelle, la "ruse de la raison"
hégélienne (ou plutôt, sa version populaire),
la "main invisible du marché" d’Adam Smith
dans le domaine de l’économie, la "logique objective
de l’histoire" dans le marxisme-léninisme, la
"conspiration juive" dans la nazisme, etc. Bref, la distance
entre ce que nous voulons faire et le résultat effectif de
notre activité, l’excédent du résultat
qui déborde l’intention du sujet, se trouve réincarné
dans un autre agent, une sorte de méta-sujet (Dieu, la Raison,
l’Histoire, le Juif). Cet Autre est bien sûr en lui-même
radicalement ambivalent. Il peut fonctionner comme réassurance
apaisante et fortifiante (confiance religieuse en la volonté
de Dieu ; conviction du stalinien d’être un instrument
de la Nécessité historique), ou comme un agent paranoïaque
terrifiant (c’est le cas de l’idéologie nazie
reconnaissant toujours, derrière la crise économique,
l’humiliation nationale ou la dégénérescence
morale, la main cachée du Juif). Notons que l’aspect
rassurant et l’aspect terrifiant ne sont pas disposés
symétriquement : le sujet supposé savoir assure le
sens et menace la jouissance. Mais les deux aspects sont présents
dans la figure antisémite du Juif qui, simultanément,
garantit le sens - si l’on accepte la prémisse de la
conspiration juive, les choses, soudain, s’éclairent,
on est à même de reconnaître un schéma
unique derrière l’apparent chaos économique
et moral - et nous prive de notre jouissance légitime - le
Juif nous vole jusqu’à la moelle de notre substance
nationale.
Cependant, il est à noter que l’Autre idéologique
fonctionne en même temps comme l’exact opposé
du manipulateur caché tirant les ficelles : l’agent
d’un pur semblant, d’une apparence qui n’en est
pas moins essentielle, et qu’il faut préserver à
tout prix. Cette logique de l’apparence essentielle a été
poussée à l’extrême dans le "socialisme
réel", où le système tout entier tendait
à maintenir l’apparence d’une population unie
dans son désir de soutenir le Parti et de construire le Socialisme
dans l’enthousiasme - on voyait se succéder des spectacles
ritualisés en lesquels personne ne "croyait vraiment",
tout le monde sachant que personne n’y croyait, mais les bureaucrates
du parti n’en étaient pas moins extraordinairement
terrifiés à l’idée que l’apparence
de la Croyance pourrait se désintégrer. Ils percevaient
une telle désintégration comme la catastrophe absolue,
comme la dissolution de l’ordre social tout entier. Bien entendu,
la question qui dès lors se pose est la suivante : si personne
n’y croyait vraiment, et si tout le monde savait que personne
n’y croyait, quel était donc l’agent, le regard
pour lequel le spectacle de la Croyance était mis en scène
? C’est là que nous trouvons la fonction du grand Autre
dans toute sa pureté. Dans la réalité quotidienne,
la vie peut-être insupportable et abrutissante, mais tout
est pour le mieux tant que l’Autre n’y voit que du feu.
C’est pour son regard que le spectacle d’une population
heureuse et enthousiaste doit être monté et remonté
sans cesse. Si l’Autre, dans le premier sens du terme, fonctionne
comme le sujet supposé savoir, ici au contraire, il fonctionne
comme le sujet supposé ne pas savoir, comme l’agent
à qui la vulgaire réalité quotidienne doit
être cachée. Autrement dit, pour évoquer le
rêve freudien du père qui ne savait pas qu’il
était mort, ce qui doit être dissimulé à
l’Autre (incarné par le regard du leader) est tout
simplement le fait qu’il est mort.
Le dernier exemple spectaculaire de cette logique compulsive de
la pure apparence a été la chute de Ceaucescu. Son
erreur décisive, probablement la cause immédiate de
sa perte, a été sa décision, après le
massacre de Timisoara, d’organiser à Bucarest une gigantesque
manifestation de soutien à son propre régime, pour
prouver à l’Autre que les apparences étaient
sauvées. Mais la foule n’était plus prête
à jouer le jeu et le charme était rompu. - L’explication
qu’on en donne généralement - Ceaucescu était
un mégalomane qui avait perdu tout contact avec la réalité,
il était sincèrement convaincu du soutien populaire
à son régime, et en conséquence, a organisé
cette manifestation -, cette explication manifestement tourne court
: comme si le réseau ramifié de la Securitate ne constituait
pas en soi la preuve que depuis des années, il se préparait
systématiquement à écraser toute révolte
populaire contre sa loi ! Ceaucescu ne croyait décidément
pas au soutien du peuple : ce à quoi il croyait, c’était
à l’Autre. Des moments comme celui de la manifestation
de Bucarest, où le charme a été rompu, c’est-à-dire
où le grand Autre s’est désintégré,
illustrent parfaitement combien on peut perdre quelque chose qu’on
n’a jamais possédé. Le point tournant de la
décomposition du "socialisme vraiment existant"
en Europe de l’Est n’a-t-il pas été la
soudaine prise de conscience des sujets que, malgré la formidable
force de l’appareil de répression, le parti communiste
était en réalité impuissant, qu’il n’était
fort que dans la mesure où eux, les sujets, le faisaient
tel, que sa force résidait dans leur croyance en lui ? Et
ce point-tournant n’est-il pas illustré au mieux par
le paradoxe qu’alors le parti a perdu ce qu’il n’avait
jamais eu ? Mais le paradoxe dont il faut rendre compte est nommément
le suivant : il est clair que les sujets n’ont jamais vraiment
cru ni dans le parti ni dans le communisme. Dès le départ,
la loi du parti a été vécue comme une dictature
imposée. Cependant, si le parti n’a jamais eu la moindre
légitimité aux yeux du peuple, comment rendre compte
du fait que le moment où le charme a été rompu
ait pu être vécu comme une perte de légitimité
catastrophique ? La clef de ce paradoxe réside dans le statut
de l’Autre en tant que l’ordre de l’apparence
essentielle : bien que les sujets n’y aient jamais vraiment
cru, ils agissaient comme s’ils croyaient, comme si le parti
régnait en toute légitimité ; ils participaient
au rituel "extérieur", ils lançaient les
acclamations qu’il fallait quand il le fallait. Autrement
dit, ce qui est perdu dans la perte de ce qu’on n’a
jamais possédé, c’est l’apparence essentielle
qui régit notre vie.
Ce qui se manifeste dans ces paradoxes de l’apparence essentielle
est une sorte de fatal défaut dans les Lumières dès
leur commencement. Lorsque, dans son texte-programme, Réponse
à la question : qu’est-ce que les "Lumières"
?, Emmanuel Kant donne sa fameuse définition des Lumières
comme "la sortie de l’homme de sa minorité, dont
il est lui-même responsable", soit l’expression
de son courage de se servir de son entendement sans être gouverné
par quiconque, il compte la devise - "Raisonnez autant que
vous vous voudrez !" comme suit - "Raisonnez autant que
vous voudrez et sur ce que vous voudrez, mais obéissez !"
C’est cela, et non pas - "N’obéissez pas,
raisonnez !" qui constitue pour Kant, la réponse des
Lumières à l’exigence de l’autorité
traditionnelle : "Ne raisonnez pas, obéissez !"
Il faut bien prendre garde de ne pas manquer ce que Kant vise ici.
Il ne s’agit pas tout simplement pour lui de restaurer l’adage
courant du conformisme "En privé, pense ce que tu veux,
mais en public, obéis aux autorités !" Bien plutôt
établit-il son contraire : en public, "comme savant
devant l’ensemble du public qui lit", use librement de
ta raison, mais en privé (dans tes fonctions, dans ta famille,
c’est-à-dire en tant qu’une pièce de la
machine sociale), obéis à l’autorité
! Ce clivage relève du fameux "conflit des facultés"
kantien entre la faculté de philosophie (libre de se laisser
aller à argumenter sur ce qu’elle veut, donc pour cette
raison coupée du pouvoir social, la force performative de
son discours étant pour ainsi dire suspendue) et les facultés
de loi et de théologie (qui articulent les principes du pouvoir
politique et idéologique et sont par conséquent dépourvues
de la liberté de disputer). On rencontre déjà
ce clivage chez Descartes qui, avant de se risquer sur la voie du
doute universel, établit une "morale provisionnelle",
une série de règles gérant son existence quotidienne
pour le temps de son voyage philosophique : la toute première
met l’accent sur la nécessité d’obéir
aux coutumes et aux lois du pays où il est né sans
mettre en question leur autorité... Bref, je suis libre d’entretenir
des doutes à propos de toute chose, à propos de l’existence
même de l’univers, mais avant tout, je suis forcé
d’obéir au Maître. La version de Thomas de Quincey
en aurait été : "Combien de gens ont pris le
chemin de la perdition en se permettant quelque doute innocent sur
l’existence du monde qui les entourait, qui à ce moment-là
n’avait pas pour eux grande importance, et ont fini par traiter
leurs supérieurs de façon un tant soit peu irrespectueuse
!
L’attitude idéologique ouverte par ce clivage est évidemment
celle du cynisme, de la distance cynique qui est partie intégrante
de la notion même des Lumières, et qui semble aujourd’hui
avoir atteint son apogée : bien qu’officiellement sapée,
dévalorisée, l’autorité revient par la
petite porte - "Je sais qu’il n’y a aucune vérité
dans l’autorité, néanmoins je continue de jouer
son jeu et de lui obéir, afin de ne pas déranger le
cours normal des choses... -" La vérité est mise
en suspens au nom de l’efficacité. En fin de compte,
ce qui légitime un système, c’est qu’il
fonctionne. Dans le "socialisme réel" de l’Europe
de l’Est, un clivage existait entre le rituel public de l’obéissance
et la cynique distance privée. Mais à l’Ouest,
le cynisme est en quelque sorte redoublé : on déclare
publiquement être libre alors que dans l’intimité,
on obéit. Dans les deux cas, on est victime de l’autorité
précisément quand on croit l’avoir dupée
: la distance cynique est vide, notre vraie place est dans le rituel
de l’obéissance. Ou bien, comme l’avance Kurt
Vonnegut dans Mother Night : "Nous sommes ce que nous prétendons,
aussi devons-nous faire attention à ce que nous prétendons
être." En dépit de ce que les médias s’efforcent
de nous faire croire, l’ennemi aujourd’hui n’est
pas le fondamentaliste mais le cynique, l’ "ironiste"
cynique. Ainsi, ce qu’il nous faut retenir du fondamentaliste
- terme fourre-tout désignant le Grand ennemi qui a désormais
usurpé la place autrefois occupée par le "totalitarisme"
- c’est que le contrepoint n’en est pas l’esprit
éclairé et démocratique d’une citoyenneté
active, mais bien le cynisme comme possibilité inhérente
au projet même des Lumières.
Mais comment le fondamentaliste peut-il être ce renversement
inhérent au cynisme ? Une des conditions positives pour que
fonctionne une idéologie est que les sujets ne s’identifient
pas à ses textes explicites, officiels, qu’ils vivent
leur désir le plus profond comme "opposition",
comme "transgression". Ainsi le "désir socialiste"
(le désir d’un sujet socialiste idéal) était-il
vécu comme une transgression de ce qui est socialement permis,
comme le désir d’un moment où l’on est,
pour ainsi dire, autorisé à enfreindre la loi au nom
de la loi elle-même. Et ce n’est là rien de moins
que la perversion comme attitude sociale "constructive"
: on peut se permettre des conduites illicites, torturer et tuer
pour protéger la loi et l’ordre. Et une telle perversion
repose sur le clivage du champ de la Loi en deux parts : la loi
comme idéal du moi, c’est-à-dire l’ordre
symbolique qui régit la vie sociale et y maintient la paix,
et son envers obscène, surmoïque. Comme l’ont
montré nombre d’analyses depuis Bakhtin, les transgressions
périodiques sont inhérentes à l’ordre
social, elles fonctionnent comme la condition de la stabilité
qui s’ensuit. (L’erreur de Bakhtin - ou du moins, de
quelques-uns de ses disciples - a été de présenter
une image idéalisée de ces transgressions, c’est-à-dire
de faire des lynchages et autres exactions la forme essentielle
de la "suspension carnavalesque de la hiérarchie sociale".)
La profonde identification qui "tient ensemble" les membres
d’une communauté n’est pas tant l’identification
à la Loi qui régit le cours quotidien "normal"
de sa vie, que l’identification à la forme commune
spécifique de la transgression de la Loi, (en termes psychanalytiques,
avec la forme de jouissance spécifique à la communauté).
Qu’il nous suffise ici d’évoquer les communautés
blanches des petites villes américaines du Sud dans les années
trente, où le règne de la loi officielle s’accompagnait
de son double obscur, la terreur nocturne du Ku Klux Klan, le lynchage
des noirs impuissants. On pardonnait alors facilement à un
blanc, du moins ses infractions mineures à la Loi. Et, surtout
si elles pouvaient se justifier par un "code d’honneur",
la communauté le reconnaissait toujours comme l’un
des siens (les cas légendaires de solidarité avec
le transgresseur abondent dans les communautés blanches du
Sud). Cependant, il était effectivement excommunié,
perçu comme n’étant pas des leurs, dès
qu’il désavouait la forme spécifique de transgression
que partageait cette communauté, dès l’instant
où il refusait de prendre part aux lynchages rituels du Ku
Klux Klan, ou même les dénonçaient à
la Justice (qui bien entendu, ne voulait pas en entendre parler,
dans la mesure où ils manifestaient son propre envers caché).
La communauté nazie reposait sur la même solidarité-dans-la-faute
qu’implique la participation à une transgression commune
: elle ostracisait ceux qui n’étaient pas prêts
à assumer l’envers obscur de l’idyllique Volksgemeinschaft,
les pogroms nocturnes, les raclées infligées aux opposants
politiques - bref, tout ce que "tout le monde savait, mais
ne voulait pas dire tout haut". La vraie subversion consiste
par conséquent à saper l’identification fondamentale
par le mode transgressif de jouissance qui rassemble une communauté
- soit à souiller l’étoffe dont est faite le
rêve idéologique. - Cela vaut encore plus pour le socialisme
réel. Le nationalisme, l’attachement à la Chose
nationale, était dès le départ son support
réel, sa transgression inhérente. Et ce qui nous reste
entre les mains, maintenant que le tissu symbolique qui enveloppait
cette Chose s’est effiloché, c’est le toujours-déjà-présent
support fantasmatique dans sa nudité, dépouillé
de son revêtement symbolique. le nationalisme, c’est
ce qu’on obtient quand on affirme que l’empereur socialiste
est nu quand on dévoile l’inanité de sa texture
idéologique...
Le regard de l’Ouest sur l’Est rencontre ici son propre
envers unheimlich. C’est là que l’histoire de
l’Est devient celle de l’Ouest : la fin du cosmopolitisme,
l’impuissance de la démocratie libérale face
à ce retour du tribalisme. - Et c’est ici qu’on
doit, au nom de la démocratie elle-même, avoir la force
de répéter le geste héroïque de Freud,
qui répondit à la menace de l’antisémitisme
fasciste en prenant pour cible les Juifs eux-mêmes et en les
privant de leur père fondateur. Moise et le Monothéisme
est la réponse de Freud au nazisme. Il faut localiser la
fissure par où s’infiltre dans la démocratie
libérale le fondamentalisme. Et en fin de compte, la seul
et unique question qui se pose aujourd’hui à la philosophie
politique est celle-ci : la démocratie est-elle le dernier
horizon de notre pratique, ou bien peut-on la remettre en cause
? La réponse standard du néoconservatisme consiste
à déplorer le manque de racines qui serait le propre
de la démocratie libérale, de ce royaume du "dernier
homme" nietzschéen où il n’y a plus de
place pour l’héroïsme éthique, où
nous sommes de plus en plus submergés par la stupide routine
de la vie quotidienne régie par le principe du plaisir. Dans
cette perspective, le fondamentalisme n’est que la réaction
à cette perte de racines, la tentative dévoyée
et cependant désespérée de trouver de nouvelles
racines dans une communauté organique. - Il n’en reste
pas moins que cette réponse néoconservatrice tourne
court, car elle est incapable de démontrer comment le projet
même de la démocratie formelle, dans son geste philosophique
fondateur, ouvre la voie au fondamentalisme.
L’homologie structurelle entre le formalisme kantien et la
démocratie formelle est un topos classique : dans les deux
cas, l’acte inaugural consiste en un vidage radical, une évacuation
complète. Avec Kant, ce qui est évacué et laissé
vide est le lieu du Bien suprême. Tout objet positif qui viendrait
à occuper cette place est par définition "pathologique",
marqué de contingence empirique. C’est pourquoi la
loi morale doit être réduite à la pure Forme
qui confère à nos actes le caractère de l’universalité.
L’opération fondamentale de la démocratie est
aussi une évacuation, mais du lieu du pouvoir : quiconque
prétend à cette place est par définition un
usurpateur "pathologique". - "Nul ne peut régir
innocemment", disait Saint-Just. Et le plus important est que
le nationalisme, en tant que phénomène spécifiquement
moderne, post-kantien, désigne le moment où la Nation,
la Chose nationale, vient à occuper le lieu laissé
vide par le formalisme kantien, ce qui la réduit à
un contenu "pathologique". Le terme kantien pour ce remplissage
du lieu vide est la schwärmerei, le fanatisme : le nationalisme
n’est-il pas le modèle même du Mal en politique
?
Et nous voici confrontés à la question du "Mal
radical", que Kant a problématisée dans sa Religion
dans les limites de la simple raison. Parce qu’il envisage
la relation du Bien et du Mal comme une relation de contraires,
comme une "opposition réelle", Kant se trouve obligé
d’accepter l’hypothèse du "mal radical",
de la présence, dans l’homme, d’un contre-courant
positif à sa tendance au Bien. La preuve décisive
de l’existence positive de ce contre-courant est le fait que
le sujet éprouve, dans son intime, la loi morale comme une
contrainte traumatique insupportable, qui le mortifie dans son égoïsme
et dans son amour-propre. Il doit donc y avoir quelque chose, dans
la nature même du Soi, qui résiste à la loi
morale, qui donne la préférence aux penchants égoïstes,
"pathologiques", plutôt qu’au respect de la
loi morale. Kant souligne le caractère a priori de cette
propension au mal (ce que développera Schelling). Dans la
mesure où je suis un être libre, je ne peux tout simplement
pas objectiver ce qui en moi résiste au Bien (en disant,
par exemple, que c’est une part de ma nature dont je ne suis
pas responsable). Le fait même que je me sente responsable
du mal qui est en moi témoigne de ce que, dans un acte transcendantal
éternel, j’ai dû choisir librement mon caractère
éternel en donnant la préférence au mal plutôt
qu’au Bien. Ainsi Kant conçoit-il le "Mal radical"
comme un a priori, et pas seulement comme une propension empirico-contingente
de la nature humaine au mal. Il n’en reste pas moins qu’en
rejetant l’hypothèse du "Mal diabolique",
il recule devant le paradoxe fondamental du Mal radical, devant
l’inquiétant domaine de ces actes qui, bien que "mauvais"
en regard de leur contenu, répondent parfaitement aux critères
formels d’un acte éthique - ils ne sont en effet motivés
par aucune considération pathologique, leur seul véritable
motif est le mal comme principe, et c’est pourquoi ils peuvent
impliquer l’annulation totale de tout intérêt
personnel pathologique, jusqu’au sacrifice de sa vie par le
sujet.
Souvenons-nous du Don Giovanni de Mozart. Quand, dans la confrontation
finale avec la statue du Commandeur, Don Giovanni refuse de faire
pénitence, de renier son passé de pécheur,
il accomplit quelque chose à quoi seule convient la désignation
d’une position éthique radicale. C’est comme
si sa ténacité inversait en le ralliant l’exemple
kantien de la Critique de la raison pratique, où le libertin
est tout prêt à renoncer à la satisfaction de
sa passion dès qu’il apprend que le prix à payer
sera la potence. Don Giovanni, au contraire, persiste dans son attitude
libertine, tout en sachant parfaitement qu’il ne doit s’attendre
à rien d’autre qu’à la mort, qu’il
n’en obtiendra aucune satisfaction. Du point de vue de l’intérêt
pathologique, il aurait dû accomplir le geste formel de la
pénitence. Car il sait que la mort est proche et qu’en
expiant ses fautes, il n’a rien à perdre et tout à
gagner (il peut ainsi s’épargner les tourments de l’enfer).
Cependant, non par principe mais "hors de tout principe",
il choisit le défi libertin. Comment ne pas entendre l’inflexible
"Non" de Don Giovanni à ce mort-vivant qu’est
la statue comme le modèle d’une intransigeante attitude
éthique, dégagée de son contenu "mauvais".
[2]
Si nous acceptons la possibilité d’un tel acte, relevant
à la fois de l’éthique et du mal, alors il ne
suffit pas de concevoir le Mal radical comme faisant partie intégrante
de la notion même de subjectivité et allant de pair
avec la tendance au Bien. On est contraint d’accomplir un
pas supplémentaire et de concevoir le Mal radical comme quelque
chose qui ontologiquement précède le Bien en ce qu’il
lui ouvre la voie. En effet, en quoi consiste précisément
le mal ? Il est l’autre nom de la pulsion de mort, de la fixation
à une Chose qui bouleverse le cours normal de la vie. Par
le mal, en effet, l’homme s’arrache au rythme instinctuel
de l’animal ; le mal introduit le renversement total de la
relation "naturelle". (En ce sens, la Femme fatale qui,
dans l’univers du film noir, brise la routine quotidienne
de l’homme, est l’une des personnifications du mal,
car la relation sexuelle y devient impossible dès l’instant
où la femme est élevée à la dignité
de la Chose.) Ici, par conséquent, la formule standard de
Kant et de Schelling (la possibilité du mal est fondée
sur la liberté de choix de l’homme, qui lui permet
d’inverser la relation "normale" entre les principes
universels de la Raison et sa nature pathologique, en subordonnant
sa nature suprasensible à ses inclinations égotistes)
révèle son insuffisance. Hegel qui, dans ses Leçons
sur le philosophie de la religion, envisage l’acte même
du devenir-humain, du passage de l’animal à l’homme,
comme la Chute dans le péché, est sur ce point plus
pénétrant. Pour lui, en effet, la possibilité
de choisir le Bien est ouverte par le choix original du Mal radical,
qui brise le schéma du substantiel Tout organique. En un
certain sens, le choix entre le Bien et le Mal n’est pas le
choix originel : le vrai premier choix de l’homme est le choix
entre (ce qui sera plus tard perçu comme) la soumission à
ses penchants pathologiques et le Mal radical, un acte d’égotisme
suicidaire qui creuse la place du Bien, qui triomphe de la domination
des pulsions pathologiques naturelles par un geste purement négatif
de suspension du cycle vital. Ou bien, en ternes kierkegaardiens,
le Mal est le Bien lui-même "dans le mode de devenir",
il "devient" comme rupture radicale du cycle vital ; la
différence entre le Mal et le Bien ne tient qu’à
une conversion purement formelle du mode du "devenir"
en celui de l’ "être". C’est ainsi que
"la plaie ne cède qu’au fer seul qui la fit",
comme l’écrit Wagner dans Parsifal : la blessure est
guérie quand la place du Mal est remplie par un "bon"
contenu. Le bien en tant que le "masque de la Chose" (Lacan)
- c’est-à-dire du Mal radical -, est donc une tentative
ontologiquement seconde, supplémentaire, pour rétablir
l’équilibre perdu. - Son dernier paradigme dans la
sphère sociale est la tentative corporatiste de (re)construire
la société comme un édifice harmonieux, organique
et non antagoniste... [3]
La thèse selon laquelle la possibilité de choisir
le Mal appartient à la notion même de subjectivité
doit donc être radicalisée par une sorte d’inversion
auto-réflexive : le statut du sujet comme tel est le Mal.
Dans la mesure où nous sommes "humains", en un
certain sens, nous avons toujours-déjà choisi le Mal.
Dès lors, pourquoi Kant a-t-il reculé à tirer
toutes les conséquences de la thèse du Mal radical
? La réponse est claire, bien que paradoxale ce qui l’en
a détourné, c’est la logique même qui
l’avait contraint à articuler en premier lieu la thèse
du Mal radical, nommément la logique de l’ "opposition
réelle", qui constitue le canevas fantasmatique fondamental
de sa pensée [4]. Si le conflit moral est conçu comme
opposant deux forces positives luttant pour s’annihiler, il
devient impossible pour l’une de ces forces - le Mal - non
seulement de s’opposer à l’autre en tentant de
l’s’annihiler, mais de la saper de l’intérieur,
en assumant la forme même de son contraire. Lorsque Kant approche
cette possibilité (à propos du "Mal diabolique"
dans la philosophie pratique ; à propos du procès
contre le monarque dans la doctrine de la loi), il l’écarte
aussitôt comme impensable, comme un objet d’aversion
absolue - c’est seulement avec la logique hégélienne
du rapport négatif à soi que ce pas pourra être
accompli.
Dans sa Métaphysique des moeurs par exemple, Kant interdit
expressément d’explorer les origines obscures du pouvoir
légal. Car un tel questionnement ferait précisément
ressortir la tache de la violence illégitime, qui toujours
souille, comme une sorte de péché originel, la pureté
du règne de la loi. Il n’est donc pas surprenant que
cette prohibition assume la forme paradoxale bien connue en psychanalyse
d’interdire quelque chose qui est déjà posé
en soi comme impossible
"L’origine du pouvoir suprême est pour le peuple,
qui y est soumis, insondable du point de vue pratique, c’est-à-dire
que le sujet ne doit pas discuter activement de cette origine (...)
Ce sont pour le peuple, déjà soumis à la loi
civile, des ratiocinations tout à fait vides et cependant
dangereuses pour l’État." [5] "Il est vain
de rechercher les origines historiques de ce mécanisme, c’est-à-dire
qu’on ne peut pas remonter au point de départ de la
société (... ) Mais c’est une chose qui mérite
d’être punie que d’entreprendre cette recherche
dans l’intention de changer ensuite par la violence la constitution
actuellement existante." [6]
Nous nous trouvons ici en présence d’une sorte de
renversement ironique de ce qu’affirme Kant lui-même
dans sa fameuse maxime : Du Kannst, denn du sollst (tu peux, car
tu dois) : tu ne peux pas atteindre les obscures origines de la
loi, de l’ordre légitime, parce que tu ne dois pas
le faire ! Kant prohibe formellement l’exploration des origines
de l’ordre légitime, sous prétexte qu’une
telle exploration nous met d’emblée hors de l’ordre
légitime, c’est-à-dire qu’elle annule
sa propre validité en la faisant dépendre de circonstances
empirico-historiques : on ne peut à la fois et en même
temps rendre compte des origines historiques de la loi par quelque
violence a-légale et rester ses sujets. Dès que la
loi est réduite à ses origines a-légales, sa
pleine validité est suspendue. Le même raisonnement
vaut pour la recherche des origines historiques du christianisme.
Je peux bien sûr explorer le christianisme comme un "phénomène
historique", m’efforcer d’en rendre compte sur
la base de processus sociaux, etc., mais je ne peux le faire en
tant que chrétien, parce qu’alors, je n’ai plus
accès au champ de la signifiance chrétienne. Le mécanisme
de ce cercle vicieux est remarquablement mis en valeur dans la fameuse
toile de Bosch sur la crucifixion, où l’un des deux
larrons exécutés avec Jésus-Christ se confesse
avant la mort à un prêtre qui tient une Bible sous
le bras. Ce non-sens, ce court-circuit excède de beaucoup
la peinture naïve de la fermeture d’un champ idéologique
incapable de représenter son extérieur, et donc obligé
de présupposer sa présence dans sa propre genèse
- il dénonce une "idéologie" propre à
l’ordre symbolique en tant que tel.
Le même paradoxe est à l’oeuvre dans le récit
élaboré pour rendre compte des origines de la société
civile, c’est-à-dire de la règle du Droit :
la fiction du contrat social, par lequel les sujets passent d’un
état de nature à un état de culture. Comme
le relevait Hegel, la fiction d’un contrat social présuppose
ce qu’est ou doit être son résultat, son issue
finale. Il présuppose la présence d’individus
agissant selon les règles d’un ordre civilisé
rationnel (tout comme le mythe de l’ "accroissement primitif
du capital" présuppose la présence d’un
individu capitaliste afin d’expliquer l’avènement
du capitalisme). Ce qui est là nécessairement forclos,
le médiateur "interdit" qui doit s’évanouir,
devenir invisible, se transmuer en un "chaînon manquant"
pour que soit établi le règne de la loi, c’est
l’acte de violence par lequel advient la "constitution
civile", c’est-à-dire le cordon ombilical qui
relie le contrat social (l’ordre légal synchronique)
à la "nature". C’est ce qui doit subir un
"refoulement primordial" pour que le règne de la
loi s’en soutienne : non pas la nature en tant que telle,
mais le paradoxe d’un acte de violence par lequel la nature,
pour ainsi dire, se dépasse elle-même et fonde la culture
(l’état de civilisation). C’est l’intersection
de la nature et de la culture qui n’est ni la nature (puisque
c’est déjà une nature dévoyée,
déréglée, en folie) ni la culture (puisque
c’est un excès de violence qui, par définition,
est forclos par la culture). Cet inquiétant troisième
domaine, ce lieu de l’intersection de la nature et de la culture,
est celui des abysses de la liberté absolue : le pur Mal
d’une violence qui "n’est plus" de l’ordre
de la nature (il excède la nature précisément
par la "nature excessive" de sa demande inconditionnelle)
et "pas encore" de l’ordre de la culture. Autrement
dit, ce que la règle de Droit doit domestiquer et soumettre
n’est pas la "nature", mais l’excès
par lequel la nature se dépasse dans la culture - et c’est
dans la domestication de ce "dérèglement"
radical que consiste le but fondamental de l’éducation
;
"Le dérèglement consiste en une indépendance
vis-à-vis de la loi. Par la discipline, les hommes sont placés
dans la sujétion aux lois de l’humanité et amenés
à éprouver leur contrainte (... ) L’amour de
la liberté est naturellement si fort en l’homme, qu’il
sacrifierait tout pour la préserver." [7] Ce qui est
essentiel ici est le vide radical qui sépare ce "dérèglement"
des "pulsions animales" en l’homme - Kant est sur
ce point absolument sans équivoque lorsqu’il oppose
directement le "dérèglement" de l’homme
à la stabilité instinctuelle de l’animal :
"Par suite de son amour naturel de la liberté, il est
nécessaire que sa rugosité naturelle soit aplanie
; pour les animaux, leur instinct rend la chose inutile." [8]
Le terme freudien pour ce "dérèglement",
pour cette liberté auto-destructrice qui marque la rupture
radicale avec les instincts naturels, est évidemment la pulsion
de mort. La condition du passage de la nature à la culture
est donc un étrange clivage interne de la nature elle-même,
entre la nature comme cycle équilibré, régulé
par les instincts et la nature comme "dérèglement"
devant être domestiqué par la loi. Le "médiateur
évanouissant" décisif entre la nature et la culture
est la "pulsion de mort" en tant que nature déréglée,
dénaturalisée, à savoir ce point où
la nature elle-même commence curieusement à ressembler
à la culture dans sa forme la plus élevée,
celle de l’acte moral "non pathologique". On peut
discerner cette ressemblance dans ce qui est peut-être le
passage le plus important des écrits politique de Kant, la
longue - et même curieusement longue - remarque que nous avons
citée plus haut, sur la Remarque générale sur
les effets juridiques qui découlent de la nature de l’union
civile, qui joue le rôle d’un symptôme : c’est
comme si le double mouvement de la "remarque sur la remarque"
produisait l’effet de vérité, comme le double
reflet au miroir produit le point d’identification symbolique,
non imaginaire. Dans cette remarque, en effet, Kant "en dit
plus que ce qu’il voulait dire", et atteint le point-limite
qui lui fait rejoindre Sade. Son thème est celui de la différence
entre le régicide et l’exécution de la sentence
de mort sur la personne du roi. Cette différence concerne
la relation entre la forme et le contenu : bien que le régicide
viole les normes légales de façon extrêmement
grave, il n’affecte pas la forme de la légalité
comme telle - il conserve à son égard la relation
qui est celle de l’excès à la norme.
Cependant, si les insurgés organisent un procès pour
condamner le roi à mort, cet acte représente une menace
bien plus grande pour l’État, puisqu’il subvertit
la forme même de la légalité et de la souveraineté
- l’exécution légale du roi (c’est-à-dire
de la personne qui incarne le pouvoir suprême, qui est l’ultime
garantie de l’ordre légal) n’est pas seulement
la mise à mort du roi en tant que personne, mais aussi celle
de la fonction royale elle-même. C’est un "suicide
de l’Etat" [9]. La sentence de mort du roi est un travestissement
abominable où le crime assume la forme de la loi et pour
ainsi dire la sape de l’intérieur. En elle, la subversion
même de l’ordre légal prend le masque de la légalité.
Elle est par conséquent "un crime qui demeure immortel
et qui ne saurait être effacé (crimen immortale, inexpiabile)"
[10], ou, en termes hégéliens, un crime qui ne peut
pas être "ungeschehengemacht" (rétroactivement
non-commis), qui, pour citer à nouveau Kant, "ne peut
être remis en ce monde ou en l’autre" [11]. Pourquoi
? Parce qu’il implique "un total renversement des principes
du rapport entre le souverain et le peuple (ce dernier se constituant
en souverain du premier, alors qu’il doit son existence à
sa législation)", et nous ouvre donc "un abîme
qui engloutit tout sans retour" [12].
L’erreur de Kant est ici de concevoir cet "abîme
qui engloutit tout" sous son seul aspect négatif : ce
qu’il néglige, c’est que quand le cycle de l’autodestruction
est achevé, c’est-à-dire quand le serpent s’est
avalé tout entier en se mordant la queue, le résultat
n’en est pas le pur rien mais très exactement une (nouvelle)
règle de Droit. Le Crime absolu, auto-référentiel,
qui prend la forme de son opposé, décrit la véritable
genèse de la loi, genèse "oubliée"
(refoulée) dès que la règle de Droit est établie.
C’est par conséquent sur ce fond qu’il faut situer
la thèse kantienne plus haut citée, selon laquelle
on ne peut pas atteindre l’origine (historique) du pouvoir
légal, puisqu’il est interdit de la rechercher : le
fait traumatique masqué par cette prohibition paradoxale
est précisément celui d’un crime absolu sur
lequel est fondé le pouvoir légal. Toute règle
de Droit plonge ses racines dans un tel crime absolu - auto-référentiel,
auto-négativant -, par lequel le crime prend la forme de
la loi. Et pour que la loi règne dans sa forme "normale",
cet envers de la loi doit être inconditionnellement refoulé.
On se souviendra ici de la thèse de Freud sur la corrélation
entre le refoulement et la mémoire (inconsciente) le crime
absolu ne peut être proprement "oublié" (rétroactivement
non-commis, expié et pardonné), il faut qu’il
insiste comme un noyau traumatique refoulé, car il contient
le geste fondateur de l’ordre légal - son éradication
de la "mémoire inconsciente" emporterait la désintégration
de la règle de Droit elle-même, c’est-à-dire
que cette loi serait privée de sa force fondatrice (refoulée).
La raison pour laquelle même le pouvoir absolu de l’Esprit,
auquel rien ne peut résister - à savoir sa capacité
de ungeschehenmachen, de "défaire" rétroactivement
le passé -, est impuissant face à ce crime suprême,
est que ce crime littéralement soutient le règne de
l’Esprit, qu’il est le Négatif de l’Esprit
lui-même, son support et sa source cachés. Le statut
du crime absolu de Kant est donc exactement le même que celui
du parricide primordial de Freud : un Réel impossible qu’il
faut présupposer (reconstruire rétroactivement) si
l’on veut rendre compte de l’ordre social existant.
Ce que Kant conçoit comme "impossible" (l’impensable,
l’insondable réalité du Mal absolu) est en fait
la fondation toujours-déjà réalisée
(bien que refoulée) de la règle même de la loi
- et le but de la "remémoration" dialectique est
précisément de nous rappeler ce crime absolu, qui
est l’envers nécessaire du règne de la loi.
Mais l’essentiel ici est que Kant définit expressément
ce "crime pour lequel il ne peut y avoir aucune expiation"
comme un acte formel et complètement vain (sans profit aucun),
c’est-à-dire non-pathologique :
"Autant que nous puissions le croire, il est impossible a
l’homme de commettre un tel crime d’une méchanceté
toute formelle (un crime inutile) et cependant (bien qu’il
ne s’agisse que de la simple Idée du mal le plus extrême),
on ne peut l’omettre dans un système de la morale."
[13]
Nous pouvons maintenant saisir pourquoi ce crime "impossible"
(auquel convient parfaitement la notion lacanienne du réel,
impossible à concevoir comme réalité et cependant
nécessaire à construire) est curieusement proche de
l’acte éthique : il a la forme de la légalité
(nous sommes en présence non pas d’une simple rébellion
violente mais d’une procédure légitime), et,
de plus, il n’est fondé sur aucune motivation matérielle,
personnelle, "pathologique". Ce paradoxe du mal "non
pathologique", "éthique" est ce que Sade décrit
comme le "crime absolu", qui brise le cours naturel de
la vie : le simple meurtre du roi est un moment dans le processus
de la génération et de la corruption, tandis que le
procès en justice contre sa personne équivaut à
sa "seconde mort". Kant est forcé de rejeter cette
hypothèse du "Mal diabolique", puisque la prendre
en compte impliquerait qu’il n’y a pas de loi "originelle"
qui ne soit fondée sur le crime, que l’institution
de la loi comme telle est une usurpation "illégitime".
L’impensable crime kantien, qui subvertit la forme de la loi
par son imitation même, est de ce fait déjà
en soi l’auto-annulation du crime, à savoir la fondation
d’une nouvelle loi - ce que Kant prend pour une obscène
imitation de la loi est en fait la loi elle-même. Le crime
absolu, auto-relationnel, est donc unheimlich au sens strict de
Freud : ce qui est terrifiant en lui n’est pas son étrangeté
mais bien plutôt son absolue proximité au règne
de la loi.
Dans la Critique de la raison pure déjà, la voie était
ouverte à ce qui deviendra le Mal radical par la distinction
qu’y fait Kant entre le jugement négatif et le jugement
indéfini. L’exemple même dont il se sert pour
illustrer cette distinction en dit long : le jugement affirmatif,
par lequel un prédicat est attribué au sujet (logique)
- "L’âme humaine est mortelle" ; le jugement
négatif, par lequel un prédicat est dénié
au sujet - "L’âme humaine n’est pas mortelle"
; le jugement indéfini, par lequel, au lieu de nier un prédicat
(c’est-à-dire la copule qui l’attribue au sujet),
on affirme un certain non-prédicat - "L’âme
humaine est non mortelle". En allemand, la différence
ne tient qu’à la ponctuation : Die Seele ist nicht
sterbliche, Die Seele ist nichtsterbliche ; Kant, de façon
énigmatique, ne se sert pas de l’habituel unsterbliche
- immortelle.
C’est sur cette voie que Kant introduit, dans la seconde édition
de la Critique de la raison pure, la distinction entre le sens positif
et le sens négatif du noumène : dans le sens positif
du terme, le noumène est "un objet de l’intuition
non sensible", tandis que dans le sens négatif, il est
"une chose en tant qu’elle n’est pas objet de notre
intuition sensible" (B 307). La forme grammaticale ne doit
pas ici nous abuser : le sens positif est exprimé par le
jugement négatif et le jugement négatif par le jugement
indéfini. Autrement dit, lorsqu’on définit la
Chose comme "un objet de l’intuition non sensible",
on négative immédiatement le jugement positif qui
la détermine comme "objet de l’intuition sensible"
: on accepte l’intuition comme le fondement non questionnable
du genre. Et sur ce fond, on oppose ses deux espèces, l’intuition
sensible et l’intuition non sensible. Le jugement négatif
n’est donc pas seulement limitatif, il circonscrit un domaine
au-delà des phénomènes, où il loge la
Chose - le domaine de l’intuition non sensible -, tandis que
dans le cas de la détermination négative, la Chose
est exclue du domaine de notre intuition sensible, sans être
explicitement posée comme l’objet d’une intuition
non sensible. En laissant en suspens le statut positif de la Chose,
la détermination négative sape le genre même,
commun à l’affirmation et à la négation
du prédicat.
C’est en quoi consiste également la différence
entre "n’est pas mortelle" et "est non mortelle"
: dans le premier cas, nous avons une simple négation, tandis
que dans le second, un non-prédicat est affirmé. La
seule définition "légitime" du noumène
est qu’il "n’est pas un objet de notre intuition
sensible", soit une définition entièrement négative
qui l’exclut du domaine phénoménal ; ce jugement
est "indéfini", puisqu’il n’implique
aucune conclusion sur le lieu où, dans l’espace infini
de ce qui demeure hors du domaine des phénomènes,
est logé le noumène. Ce que Kant appelle l’
"illusion transcendantale" consiste en fin de compte en
une lecture (fautive) du jugement indéfini comme jugement
négatif : ainsi - c’est-à-dire en concevant
le noumène comme "un objet de l’intuition non
sensible" - le sujet du jugement reste le même (l’
"objet de l’intuition"). Ne change que le caractère
(non sensible au lieu de sensible) de cette intuition, en sorte
qu’est maintenue une "commensurabilité" minimale
entre le sujet de le prédicat (dans ce cas, entre le noumène
et sa détermination phénoménale).
On voit ici poindre une corrélation entre Hegel et Kant,
en ce que la limite est conçue comme antérieure à
ce qui est "au-delà" d’elle, en sorte que
finalement, c’est la notion kantienne de Chose-en-soi qui
est trop "réifiée". La position de Hegel
sur ce point est subtile : ce qu’il affirme en posant que
le Suprasensible est le "phénomène comme phénomène",
c’est précisément que la Chose en soi est la
limite du phénomène en tant que tel. Les "objets
suprasensibles (objets de l’intuition suprasensible)"
appartiennent au chimérique "monde renversé",
elles ne sont rien qu’une projection inversée du contenu
même de l’intuition sensible, sous la forme d’une
autre intuition, non sensible - ou, pour reprendre l’ironique
critique marxienne de Proudhon dans la Misère de la philosophie
: "Au lieu de l’individu ordinaire, avec sa manière
ordinaire de parler et de penser, on obtient cette même manière
ordinaire de parler et de penser, sans l’individu." (La
double ironie consiste en ce que Marx écrit ses lignes dans
l’intention de railler l’hégélianisme
de Proudhon, qui s’efforce de donner à la théorie
économique la forme de la dialectique spéculative
!) C’est en quoi consiste la chimère de l’ "intuition
non sensible" : au lieu des objets ordinaires de l’intuition
sensible, nous avons les mêmes objets de l’intuition,
sans leur caractère sensible.
Cette subtile différence entre le jugement négatif
et le jugement indéfini est à l’oeuvre dans
un certain type de mot d’esprit où la seconde partie
de la proposition n’inverse pas immédiatement la première
en négativant son prédicat, mais la répète
en déplaçant la négation sur le sujet. Le jugement
- "C’est un homme tout à fait stupide", par
exemple, peut être négativé simplement en miroir,
c’est-à-dire remplacé par son contraire - "C’est
un homme pas tout à fait stupide" ; mais on peut aussi
donner à la négation la forme - "Il est tout
à fait stupide mais ce n’est pas un homme". Ce
déplacement de la négation du prédicat au sujet
donne la matrice logique de ce qui est souvent le résultat
inattendu de nos efforts pédagogiques pour libérer
l’élève de la contrainte des préjugés
et des clichés : non pas une personne capable de s’exprimer
d’une manière détendue, libre, mais un faisceau
automatisé de (nouveaux) clichés derrière lequel
nous ne sentons plus le résultat classique de l’entraînement
psychologique censé délivrer l’individu des
contraintes de son état d’esprit quotidien et libérer
son "vrai moi", son authentique puissance créatrice
(méditation transcendantale par exemple) : une fois qu’il
s’est débarrassé des vieux clichés encore
capables de soutenir la tension dialectique entre eux et la "personnalité"
qu’ils couvraient, viennent à la place de nouveaux
clichés, qui annulent la véritable "profondeur"
de la personnalité qu’ils masquent. Il devient un vrai
monstre, une sorte de "mort-vivant".
Le syntagme de "mort-vivant" n’est en aucun cas
accidentel ici : dans le langage courant, nous avons précisément
recours aux jugements indéfinis quand nous essayons de comprendre
ces phénomènes "marginaux" qui sapent les
différences établies, comme celle entre le vivant
et le mort : dans la littérature populaire, on évoque
les étranges créatures qui ne sont ni vivantes ni
mortes, les morts-vivants que sont les vampires par exemple, comme
les "non-morts" - bien qu’elles ne sont pas vivantes
comme nous, les mortels ordinaires. Le jugement - "Il est non
mort" est par conséquent un jugement indéfini-limitatif,
au sens précis d’un geste purement négatif d’exclure
les vampires du domaine de la mort, sans pour autant les inclure
dans le domaine du vivant (comme c’est le cas pour la simple
négation - "Il n’est pas mort"). Le fait
qu’on considère les vampires et autres "morts-vivants"
comme des "choses" doit être pleinement entendu
dans son sens kantien : un vampire est une chose qui nous ressemble
et agit comme nous, cependant, il n’est pas du tout des nôtres...
Bref, la différence entre le vampire et une personne vivante
est la différence entre le jugement indéfini et le
jugement négatif : une personne morte perd le prédicat
d’être vivant, mais elle demeure la même personne
; le non-mort au contraire, garde tous les prédicats d’un
être vivant sans en être un. Comme dans la boutade marxienne
plus haut citée, ce qu’on obtient avec le vampire,
c’est "la même manière ordinaire de parler
et de penser, sans l’individu".
Dans ce sens précis, c’est le formalisme même
de Kant qui, par le biais de sa distinction entre le jugement négatif
et le jugement indéfini, creuse la place du "non-mon"
et autres incarnations du monstrueux Mal radical. Le Kant "précritique"
rendait compte du rêve métaphysique par le modèle
de la rêverie du voyeur. Aujourd’hui, il faut se référer
à la rêverie des monstres "non-morts" pour
expliquer le nationalisme. Remplir le lieu vide de la Chose par
la Nation est peut-être le cas paradigmatique de l’inversion
qui définit le Mal radical dans le domaine du politique.
Kant nous indique le point unique où se rejoignent le formalisme
philosophique (le vidage du contenu "pathologique") et
le nationalisme : en cernant le lieu vide de la Chose, il dessine
l’espace du nationalisme, tout en reculant devant le pas décisif
(qui ne sera accompli que par l’ "esthétisation"
de l’éthique kantienne, chez Schiller par exemple).
Autrement dit, le statut du nationalisme est précisément
celui de l’illusion transcendantale, l’illusion d’un
accès direct à la Chose. Comme tel, il exemplifie
le principe du fanatisme en politique. Kant demeure un "cosmopolite"
dans la stricte mesure où il n’est pas prêt à
accepter la possibilité du "Mal diabolique", du
Mal en tant qu’une attitude proprement éthique.
Ce paradoxe du remplissage du lieu vide du Bien suprême définit
la notion de la Nation. La nature ambiguë et contradictoire
de la nation moderne est la même que celle des vampires et
autres morts-vivants. Ils sont perçus à tort comme
des "reliefs du passé" - leur place est creusée
par la coupure même de la modernité. D’une part,
le terme de "nation" désigne la communauté
moderne délivrée des traditionnelles liens "organiques",
une communauté où les liens pré-modernes, qui
attachaient l’individu à une condition particulière,
à un groupe familial ou religieux, sont brisés - le
corps communautaire traditionnel a été remplacé
par l’État-Nation, dont les constituants sont les "citoyens",
c’est-à-dire les gens comme individus abstraits, non
comme participant d’une condition, d’une famille, d’une
religion. D’autre part, la "nation" ne peut en aucun
cas être réduite à un réseau de liens
purement symboliques : il y a toujours une sorte de "surplus
de réel" qui lui colle à la peau. Pour se définir,
l’ `identité nationale" doit faire appel à
la matérialité contingente de la "racine commune",
du "sang" ou de la "terre". Bref, la "nation"
désigne à la fois et en même temps l’instance
au moyen de laquelle et en référence à quoi
les liens "organiques" traditionnels sont dissouts et
le "reste de pré-moderne dans la modernité",
la forme que prend 1’ "organique invétéré"
dans l’univers moderne, post-traditionnel, la forme que prend
la substance dans l’univers de la subjectivité cartésienne
désubstantialisée. Encore une fois, il est essentiel
de concevoir les deux aspects dans leur interconnexion : c’est
précisément la nouvelle suture effectuée par
la Nation qui permet la "déchirure", la rupture
des liens organiques traditionnels. La Nation est un reste pré-moderne,
qui fonctionne comme une condition interne de la modernité
elle-même, comme l’impulsion inhérente à
son progrès.
Cette "tâche" pathologique qui salit le formalisme,
comment s’est-elle fait sentir dans les impasses récentes
de la démocratie libérale ? Le problème de
la démocratie libérale réside dans son caractère
a priori non universalisable. Hegel a dit que la victoire d’une
force politique est toujours accompagnée de sa scission :
le triomphant "ordre du nouveau monde" libéral-démocratique
est de plus en plus marqué par la ligne de séparation
entre le "dedans" et le "dehors" - entre ceux
qui ont réussi à rester dedans (les "développés",
ceux à qui s’appliquent les droits de l’homme,
la sécurité sociale, etc.) et les autres, les exclus
(ceux qui posent aux "développés" le problème
essentiel de "contenir" leur potentiel de violence explosive,
même si le prix à payer en est la violation des principes
démocratiques). Cette opposition, et non pas celle entre
les "blocs" capitaliste et communiste, est ce qui définit
la constellation contemporaine : le bloc "socialiste"
était la véritable troisième voie, une tentative
désespérée de modernisation hors des contraintes
du capitalisme. L’enjeu principal de la crise dans les ex-pays
socialistes consiste précisément dans la lutte de
chacun pour sa place, maintenant que l’illusion de la "troisième
voie" s’est évanouie : qui sera admis "dedans",
intégré à l’ordre capitaliste développé,
et qui en sera exclu ? L’ex-Yougoslavie en est l’exemple
: chaque acteur de la scène sanglante de sa désintégration
tente de légitimer sa place "à l’intérieur",
en se présentant comme le dernier bastion de la civilisation
européenne (désignation idéologique courante
pour le "dedans" capitaliste) face au barbarisme oriental.
Pour les nationalistes autrichiens de droite, cette frontière
imaginaire est le Karawanken, lachaîne montagneuse qui sépare
l’Autriche de la Slovénie : au-delà, commence
le règne des hordes slaves. Pour les nationalistes slovènes,
c’est la rivière Kupa, qui sépare la Slovénie
de la Croatie : nous, les Slovènes, sommes en Mitteleuropa,
alors que les Croates font déjà partie des Balkans,
empêtrés dans leurs discordes, qui ne nous concernent
pas - nous sommes de leur côté, nous sympathisons avec
eux, mais de la même manière qu’on sympathise
avec un pays du Tiers Monde victime d’une agression... Pour
les Croates, la frontière la plus importante est bien sûr
celle qui les sépare des Serbes, c’est-à-dire
celle qui sépare la civilisation catholique occidentale de
l’esprit collectif orthodoxe oriental, qui est incapable de
saisir la valeur de l’individualisme occidental. Enfin, les
Serbes eux-mêmes se considèrent comme la dernière
ligne de défense de l’Europe chrétienne contre
le danger fondamentaliste, incarné par les Albanais et les
Bosniaques musulmans. (On devrait maintenant voir clairement qui,
dans ce territoire de l’ex-Yougoslavie, se comporte de façon
"européenne", civilisée : ceux qui se trouvent
au plus bas de cette échelle, exclus par tous, nommément
les Albanais et les Bosniaques musulmans.) La traditionnelle opposition
libérale entre les sociétés pluralistes "ouvertes"
et les sociétés national-corporatistes "fermées",
fondées sur l’exclusion de l’Autre, doit donc
être portée à son point d’auto-référence
: le regard libéral lui-même fonctionne selon la même
logique, pour autant qu’il se fonde sur l’exclusion
de l’Autre auquel il attribue le nationalisme fondamentaliste,
etc.
Cette scission constitutive du capitalisme comme système
mondial ouvre la voie au Khmers rouges, à Sentier lumineux,
et autres mouvements similaires, qui semblent personnifier le "Mal
radical" de la politique contemporaine : si le "fondamentalisme"
fonctionne comme une espèce de "jugement négatif"
du capitalisme libéral, c’est-à-dire comme la
négation inhérente à l’universalisme
du capitalisme libéral, les mouvements du type Sentier lumineux
représentent bien le cas de son "jugement indéfini".
Dans sa Philosophie du Droit, Hegel introduit le terme de "plèbe"
(Poeble) comme le produit nécessaire de la société
moderne : une couche de population non intégrée dans
l’ordre légal, incapable de participer à ses
bienfaits, et pour cette raison délivrée de ses responsabilités
envers la société - le surplus structural de ceux
qui sont exclus de la circulation de l’organisme social. Cette
notion de la "plèbe" semble acquérir une
nouvelle actualité avec des mouvements comme celui des khmers
rouges ou du Sentier lumineux : des mouvements politiques réunissant
paradoxalement l’indigénisme, l’antimodemisme
le plus radical (refus de tout ce qui définit la modernité
: marché, argent, individualisme), avec le projet éminemment
moderne d’effacer toute la tradition symbolique et de recommencer
à zéro (dans le cas des khmers rouges, c’est
la suppression de tout l’édifice de l’éducation
et la liquidation physique des intellectuels). En quoi, concrètement,
consiste le Sentier lumineux ? Dans l’idée de réinscrire
la construction du socialisme dans le cadre du retour à l’empire
des Incas (les Khmers rouges aussi ont conçu leur régime
comme le retour à la grandeur de l’ancien royaume khmer).
Le résultat paradoxal de cette tentative désespérée
de surmonter l’antagonisme entre tradition et modernité
est une double négation : un anticapitalisme radical (refus
de s’intégrer au marché mondial) doublé
d’une rupture systématique de liens hiérarchiques
traditionnels, à commencer par la famille (on sait qu’au
niveau du "micropouvoir", le régime des khmers
rouges a fonctionné comme la dictature des adolescents, incités
à dénoncer leurs parents, donc comme un régime
"anti-oedipien" pur et dur). La vérité articulée
dans la forme inversée de cette double négation est
que le capitalisme lui-même ne peut se reproduire dans le
support de formes pré-capitalistes de lien social. En d’autres
termes, loin de représenter un cas de barbarisme exotique,
le "Mal radical" des Khmers rouges et des Sendéristes
n’est concevable que sur fond de l’antagonisme constitutif
du capitalisme contemporain. Que, dans les deux cas, le leader du
mouvement soit un intellectuel parfaitement au fait des subtilités
de la culture occidentale (avant de devenir révolutionnaire,
Pol Pot était professeur au lycée français
de Pnom Penh, et réputé pour ses interprétations
de Rimbaud et de Mallarmé. Le "Presidente Gonzalo"
quant à lui, Antonio Guzman, leader du Sentier lumineux,
est un professeur de philosophie dont les auteurs préférés
sont Heidegger et Jaspers...), ce fait représente plus qu’une
curiosité personnelle et contingente. Il serait trop simple
de voir en ces mouvements les héritiers du radicalisme millénariste
qui structure l’espace social comme antagonisme pur et radical
entre "eux" et "nous". Derrière la tentative
du Sentier lumineux de faire table rase de toute la tradition pour
recommencer à zéro dans un acte de destruction-sublimation
créatrice, il y a la vision correcte des relations complémentaires
qui existent entre la modernité et la tradition tout véritable
retour à la tradition est a priori impossible, son rôle
ne consiste qu’à absorber le choc du processus de modernisation
(c’est finalement le rôle du fondamentalisme islamique).
Les Khmers rouges et les sendéristes, en tant qu’ils
représentent le "jugement indéfini" du capitalisme,
sont donc, pour le dire en termes hégéliens, partie
intégrante de sa notion. Si l’on veut saisir le capitalisme
comme système mondial, on doit y inclure sa négation
inhérente, le fondamentalisme, ainsi que sa négation
absolue, son jugement indéfini...
Où donc allons-nous dès lors trouver le chemin qui
nous permette de sortir de ce cercle vicieux ? Le point essentiel
est précisément que les formes contemporaines de la
suridentification fondamentaliste sont l’envers interne de
l’universalisme du Capital, une réaction qui lui est
inhérente. Plus la logique du Capital devient universelle,
plus son opposé prend les traits du `fondamentalisme irrationnel".
En d’autres termes, il n’y pas moyen d’en sortir
tant que la dimension universelle de notre formation sociale reste
définie en termes de Capital. Le moyen de briser de cercle
vicieux n’est pas de lutter contre le particularisme nationaliste
"irrationnel" mais d’inventer des formes de pratique
politique qui contiennent une dimension d’universalité
au-delà du Capital. Peut-être l’écologie
en est-elle aujourd’hui l’exemple.
Et dans quelle position cela nous laisse-t-il au regard de l’Europe
de l’Est ? Le point de vue libéral, qui oppose l’
"ouverture" libérale démocratique à
la "fermeture" nationaliste organique - idée soutenue
par l’espoir qu’une fois que nous serons débarrassés
des contraintes nationalistes proto-fascistes, la "vraie"
société libérale démocratique pourra
advenir -, tourne court, puisqu’il ne prend pas en compte
leur interconnexion, c’est-à-dire la façon dont
l’édifice libéral démocratique suppose
"neutre" produit la "fermeture" nationaliste
comme son opposé inhérent. Pour reprendre Hegel, le
mal véritable réside dans le regard même qui
perçoit le mal dans l’objet. La seule façon
d’éviter l’émergence du nationalisme proto-fasciste
est de mettre en question le standard même de la "normalité",
l’édifice universel du capitalisme libéral démocratique
- comme l’ont fait, dans le passage du socialisme au capitalisme
et pour un bref moment, les "médiateurs évanouissants",
soit ces forces politiques incarnées par Neues Forum dans
l’ex-Allemagne de l’Est, qui croyaient en une "troisième
voie", au-delà du capitalisme et du socialisme "réel"
[14].
Sans aucun doute ces forces étaient-elles victimes d’une
illusion. Mais la leçon théorique générale
à en tirer est précisément que le concept d’idéologie
doit être dégagé de la problématique
"représentationnaliste" : l’idéologie
n’a rien à voir avec l’ "illusion",
avec une représentation fausse, déformée de
son contenu social. Pour resserrer notre propos, disons qu’un
point de vue politique peut être exact ("vrai")
eu égard à son contenu objectif et cependant totalement
idéologique, et inversement, l’idée qu’il
donne de son contenu social peut se démontrer totalement
fausse, bien qu’elle n’ait absolument rien d’idéologique.
Au regard de la "vérité factuelle", la position
de Neues Forum - qui consistait à concevoir la désintégration
du régime communiste comme l’ouverture de la possibilité
d’inventer quelque nouvelle forme d’espace social qui
irait au-delà des confins du capitalisme - était sans
aucun doute illusoire. S’opposaient à Neues Forum les
forces qui misaient tout sur l’annexion la plus rapide possible
à l’Allemagne de l’Ouest, c’est-à-dire
sur l’inclusion de leur pays dans le système capitaliste
mondial. Pour elles, les gens de Neues Forum n’étaient
qu’un ramassis de rêveurs héroïques. Cette
position s’est démontrée exacte - cependant,
elle n’en est pas moins totalement idéologique. Pourquoi
? Parce que la simple adoption du modèle Ouest-allemand implique
la croyance idéologique dans le fonctionnement non problématique
et non antagoniste de l’ancien "état social"
capitaliste, alors que la position de Neues Forum , bien qu’illusoire
quant à son contenu factuel (son énoncé), attestait,
de par son énonciation "scandaleuse" et exorbitante,
d’une véritable conscience de l’antagonisme inhérent
au capitalisme. C’est l’une des façons de saisir
la thèse lacanienne qui veut que la vérité
ait structure de fiction : pendant ces mois confus du passage du
"socialisme réel" au capitalisme, la fiction d’une
"troisième voie" était le seul point où
l’antagonisme social n’était pas oblitéré.
C’est là l’une des tâches de la critique
"postmoderne" de l’idéologie : désigner
les éléments de l’ordre social existant qui
- sous forme de "fiction", c’est-à-dire de
description "utopique" des alternatives historiques possibles
mais manquées - indiquent son caractère antagoniste
et sont par conséquent valables de nous détacher de
l’évidence de l’ordre établi.
Notes
[1] Slavoj Zizek, Hegel, le plus sublime des hystériques,
Paris, Point hors-ligne, 1988, p. 33.
[2] Emmanuel Kant, La philosophie de l’histoire, Paris, Denoël,
1986, pp. 46-55.
[3] E. Kant, La religion dans les limites de la simple raison,
Paris, Vrin, 1965.
[4] Monique David-Ménard, La folie dans la raison pure,
Paris, Vrin, 1990.
[5] E. Kant, Métaphysique des moeurs. Première partie
: Doctrine du droit, Paris, Vrin, 1979, p. 201.
[6] Ibid, p. 223.
[7] Kant on Education, Londres, Kegan Paul, French, Truebner &
Co Ldt, 1899, pp. 3-4.
[8] Ibid, p. 5.
[9] E. Kant, Doctrine du droit, op. cit., p. 204.
[10] Ibid, p. 203.
[11] Ibid.
[12] Ibid, p. 204.
[13] Ibid.
[14] Cf. Slavoj Zizek, "Aime la nation comme toi-même",
Futur antérieur, n° 8, Paris, hiver 1991, pp. 76-98.
En ce qui concerne la notion de vanishing mediator, cf. For they
Know they do, Londres, Verso Books, 1991, chap. V.
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