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Zizek l’Américain, fils naturel d’Europe et de Marx

Origine : http://www.cafebabel.com/fr/article.asp?T=T&Id=688

Il appuie la théorie lacanienne sur le Viagra, écrit une critique de Matrix, et établit des liens entre Hegel et les Jeux Sexuels. Zizek, inconnu en Europe, est un théoricien impie qui charme outre-Atlantique.
Les Gaullistes ont secoué la tête d’un air désespéré quand six pays candidats à l’adhésion à l’UE se sont ralliés au cri de guerre d’Oncle Tony en Février (1). Papa Chirac a alors grondé ces jeunes dévoyés, voulant jouer avec le joujou interdit, le pouvoir. Il est fort probable qu’au même moment, quelque part entre le Michigan et Ljubljana, Slavoj Zizek exposait sa propre vision de l’« Europe divisée » à un large auditoire de fidèles américains.
Cet article s’efforcera de donner une idée de ce que Zizek a pu dire. Ou du moins de donner une idée de la politique et de la place symbolique qu’occupe cette « nouvelle » exportation européenne en ces temps de rivalité transatlantique et d’hégémonie américaine.

Grâce à son esprit, son hyper productivité et à un intellect féroce, Zizek a réussi l’impossible. Il s’apparente à un véritable ambassadeur de la pensée européenne, parvenu à attirer l’attention de l’inconscient collectif américain sur un groupe d’égocentriques particulièrement complexes (dont Lacan, Hegel et Kant). Son secret ? Etre accessible et ouvert à la culture populaire en tant que point de référence précieux (et obscène) pour un travail plus abstrait.
Puisant dans un fond complexe de philosophie hégélienne, de dialectique marxiste et de théorie psychanalytique lacanienne, il pimente son interprétation des grandes théories par des anecdotes tirées de films populaires et de blagues coquines. Le résultat plaît tellement aux étudiants que Zizek a désormais de nombreux disciples parmi les adolescents américains et en Europe de l’Est. Sa compréhension de la culture populaire américaine est telle que même les théoriciens renommés de l’identité postmoderne dont il a éreinté le travail font maintenant la queue pour chanter ses louanges.
Ce philosophe slovène de 54 ans, sans travail pendant la période communiste (car ses thèses n’étaient pas « assez marxistes ») bénéficie désormais d’un poste stable à l’Université de Ljubljana et d’une reconnaissance internationale. Il passe un semestre par an aux Etats-Unis et déteste le « pseudo intellectualisme ». C’est aussi un monument national dans sa Slovénie natale, parfois critiqué par les intellectuels de gauche pour être trop proche du parti au pouvoir, qu’il a aidé à fonder…

De la critique du socialisme à la critique du capitalisme de consommation

On pourrait lire l’histoire de la vie de Zizek comme celle d’un intellectuel séduit par le milieu universitaire américain et l’apparat de la culture populaire. Pourtant, Zizek, pour toujours le maître de la contradiction, a dit de sa propre vie : « chaque chose est le contraire de ce qu’elle paraît ». En vérité, Zizek est moins « nouvelle Europe » que l’on ne croit. Disciple avide de la pensée moderne française et allemande, ses réflexions doivent plus aux structuralistes français qu’à des personnes comme Georg Lukács et autres chouchoux du marxisme orthodoxe.
Ayant vécu dans la Yougoslavie de Tito et son socialisme propre, Zizek appartient à cette génération particulière d’individus qui a connu deux systèmes essayant de façonner la politique mondiale. D’un point de vue politique et historique, il n’est donc pas surprenant qu’il embrasse une espèce de « troisième voie » entre le scepticisme postmoderne français des idéaux des Lumières (« vérité », « raison », « universalité » et « progrès »), représentés par Foucault et Derrida, et ces mêmes idéaux retravaillés dans une perspective plus positive par Habermas.
Sa critique du capitalisme de consommation propagé par les Etats-Unis est à la hauteur de son sentiment de malaise à l’égard de ce qu’il appelle « l’anti-américanisme vulgaire ». Il a aussi critiqué la mondialisation et les mantra du libre échange comme faisant partie de la « violence systémique et anonyme » du capitalisme et utilisant à mauvais escient le 150ème anniversaire du Manifeste du Parti Communiste pour affirmer (contre la vision postmoderne dominante) l’utilité de ce texte pour le système économique et culturel mondial d’aujourd'hui.

Le système incite le citoyen à devenir cynique, et donc apolitique

Penseur de gauche, il est tout aussi incisif à l’égard du socialisme que du capitalisme de consommation. Sa cible, c’est l’idéologie, et pour lui on la retrouve aussi bien chez ce nigaud docile et passif de Forrest Gump qui, dans le film du même nom, reçoit richesse et renommée en récompense de son obéissance que dans la socio-psychologie de la victime dont de jeunes délinquants, depuis les héros du film West Side Story aux jeunes néo-Nazis d’Allemagne de l’Est, se servent pour excuser leurs crimes. Zizek exprime également une profonde méfiance à l’égard du concept idéologique de « nation » (si cher à l’administration Bush) et à son cri de ralliement trompeur : « laissons de côté nos petites guerres politiques et idéologiques, c’est l’avenir de notre nation qui se joue maintenant » (4).

Pour Zizek, c’est la dépolitisation du peuple qui est responsables de tous les maux. La faute au socialisme et au capitalisme, deux systèmes qui incitent le citoyen à devenir cynique et donc apolitique, un citoyen profondément méfiant à l’égard du système mais incapable ou peu désireux de croire en sa capacité à changer les choses. De la même façon, Zizek pense qu’en ces temps de cynisme, l’idéologie a tout loisir de se révéler sans perdre son efficacité. Comme on a pu le constater ailleurs, c’est un peu comme ces consommateurs qui portent volontiers le sigle de leurs marques préférées, en sachant pertinemment qu’ils font la publicité des vêtements qu’ils portent (2).

Le projet politique de Zizek consiste donc en la mise à nu de cette omniprésence de l’idéologie (à savoir que même quand on pense ne pas faire d’idéologie, on en fait) et en la recherche de ce qu’il appelle « une vraie politique » : un moment fugace de politisation, comme le tournant d’une révolution, avant que tout ne s’inscrive à nouveau dans la logique idéologique. Admirateur du Tiers Etat, il est plus Danton que Robespierre quand il voit la politisation dans les commissions civiques, tel que le Forum civique tchèque et le Comité slovène pour la protection des Droits de l’Homme, surgi dans les pays du bloc de l’Est comme une opposition de facto au Parti Unique au temps d’avant la chute du mur de Berlin.

Une philosophie de l’anti-intellectualisme

Avec son concept de « vraie politique », on pourrait considérer Zizek comme l’organisateur politique d’une opposition civile, un soixante-huitard moderne façon Roland Barthes lançant des appels aux armes aux étudiants partisans et aux manifestants anti-G8. Hélas, rien ne serait plus faux. Pour commencer, Zizek critique l’hypothèse selon laquelle la Société civile serait une force bienveillante, citant l’attentat d’Oklahoma comme l’exemple indéniable de comment les Etats-Unis ont découvert l’existence « de centaines de milliers de crétins ». Polémiquant toujours, il déclare également que ce qu’on a aimé avec les dissidents d’Europe de l’Est n’était possible que dans un système socialiste (3).

Pour un penseur de cette importance et de cette complexité, Zizek est pourtant profondément anti-intellectuel. Il considère avec dédain l’élite intellectuelle gauchiste de son pays et l’on peut supposer que, malgré son adhésion fidèle à des penseurs « chics », il trouve quand même suspecte cette tendance que nous avons, nous les Européens, à élever nos intellectuels au rang d’ambassadeurs culturels potentiels (pensez à l’Institut Goethe ou à la rencontre entre Sartre et Castro à Cuba). Il s’est montré très clair sur le fait que cette tradition ne devrait pas être perpétuée dans l’ancien bloc de l’Est, déclarant à propos de la Slovénie que « le complexe messianique des intellectuels d’Europe de l’Est combiné à l’anti-américanisme vulgaire pourrait s’avérer extrêmement dangereux » (3). Pour Zizek, il s’agit là d’une attitude « de droite », et celle-ci mène à une autre de ses bêtes noires : le nationalisme intellectualisé, cause et conséquence du conflit dans les Balkans.

A bien des égards, l’idée que les intellectuels soient proches de la politique institutionnelle ne gêne pas Zizek. Il croit à l’évidence des compromis, à la profondeur des conférences, aux machinations et à l’engagement. Autrement dit, il se salira les mains, si ce n’est déjà fait. Il soutient le parti au pouvoir en Slovénie et se montre virulent à l’égard des intellectuels puissants qui évoquent sans cesse la dissidence gauchiste, faisant de cette supposée « marginalité » une idéologie. Selon Zizek, les intellectuels sont confrontés à un choix professionnel qui implique souvent de se plier aux règles du jeu politique.

La pop-psychologie pour une Europe élargie?

Zizek est particulièrement difficile à cerner quand il s’agit de l’Union Européenne. Pour quelqu’un qui a écrit un livre dont le titre (ironique ?) est « Appel gauchiste à l’Eurocentrisme », il est très critique vis-à-vis de Bruxelles et de son rêve d’une « bureaucratie neutre et purement technocrate » (3) (notamment en ce qui concerne le conflit des Balkans). Il est difficile de pénétrer les pensées de Zizek sur l’élargissement, même s’il est peu probable que ce dernier corresponde à l’image que Zizek se fait d’une « vraie politique ». L’un de ses désormais célèbres exemples évoque les banderoles utilisées par les manifestants d’Allemagne de l’Est lors des jours grisants de la fin de l’Etat socialiste. « Wir sind das Volk » (« Nous sommes le peuple »), scandaient-ils, l’article défini signifiant le droit des Allemands de l’Est à être entendus comme le sujet de l’histoire. Mais ce fut un moment éphémère. Les banderoles changèrent pour « Wir sind ein Volk » (« Nous sommes un peuple »), ce qui signifiait d’après Zizek l’incorporation des Allemands de l’Est dans le système capitaliste libéral occidental.

Il est clair que Zizek n’est pas très copain avec la standardisation, les uniformes et les fonctionnaires qui discourent sur l’harmonie, ni avec cette bouillie de constitutions et de platitudes qui recouvrent les vieilles blessures et les vieilles faiblesses. Au contraire, il est plus probable qu’il aura été enchanté par la « gaffe » de Berlusconi et qu’il soit en train d’envisager son propre canular, pour impressionner ses disciples étudiants. En tant qu’Européens, nous devrions être fiers de cet article d’exportation. Enfant terrible issu de la désillusion communiste, il se sent à l’aise aussi bien dans la théorie européenne occidentale que dans la culture pop américaine, et rien ne le fera taire. Eurocentristes de droite, gare à vous !


Notes

(1) La Pologne, la Hongrie et la République Tchèque ont signé la lettre tandis qu’au moins trois autres candidats à l’adhésion, dont la Slovénie, ont fait savoir leur soutien.

(2) Naomi Klein, No Logo-la tyrannie des marques.

(3) Zizek, Japan through a Slovenian Looking Glass. Reflections of Media and Politic and Cinema. InterCommunication no. 14. 1995.

(4) Zizek, From Joyce-the-Sympton to the Symptom of Power.

Jacqueline Hale - Bruxelles - 9.9.2003 | Traduction : Emilie Rofas