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Origine : http://www.humanite.presse.fr/popup_print.php3?id_article=821161
L’oeuvre du philosophe slovène se situe au centre
des débats qui, à l’heure de la globalisation
capitaliste, cherchent à redéfinir les termes d’une
politique d’émancipation véritable.
Vous estimez que le résultat du référendum
français sur la constitution européenne est positif
en ce qu’il exprime « le choix du choix lui-même
», face au chantage d’une « nouvelle élite
qui nous offre - seulement la possibilité de confirmer son
savoir expert ». Comment le projet politique européen
s’est-il transformé en machine de confiscation des
choix ?
Slavoj Zizek. La pression contre les alternatives est incroyablement
forte dans ce que l’on appelle l’espace post-idéologique.
La thèse est qu’il y aurait une idéologie suprême
consistant à dire « pas d’idéologie !
». C’est-à-dire « pas d’autre choix
que les règles du capitalisme contemporain ». Les seules
questions qui restent dès lors admises à la délibération
touchent à la tolérance, au multiculturalisme. Il
n’y aurait dans le monde actuel qu’un seul grand choix
: le capitalisme à l’américaine, de type libéral,
ou bien le capitalisme chinois. Ce serait très triste de
vivre dans un monde où le seul choix véritable se
résumerait à une telle alternative.
Comment l’Europe peut-elle devenir cet - espace politique
de l’alternative que vous - appelez de vos voeux face aux
modèles états-unien ou chinois, le tiers-monde n’étant
pas en mesure, dites-vous, de résister à « l’idéologie
de l’american dream » ?
Slavoj Zizek. Je suis plutôt pessimiste : je crois qu’il
y a comme une complicité entre les États-Unis et le
tiers-monde. Il existe entre ces deux pôles un rapport de
complémentarité. Le problème, pour le nouvel
ordre, n’est pas le tiers-monde, mais le deuxième monde
: l’Europe. Il n’y a pas vraiment de potentiel dans
le tiers-monde, à cause de la structure sociale concrète.
L’exploitation et la pauvreté y sont trop brutales,
je ne vois pas de chance de ce côté. C’est la
vieille sagesse de Marx : je ne crois malheureusement pas qu’on
puisse faire la révolution avec le vraiment pauvre.
Comment, dès lors, pourrait s’opérer, au plan
politique, une sortie du capitalisme global et de la démocratie
libérale ?
Slavoj Zizek. Je ne crois pas qu’on puisse simplement se
référer à de grands slogans, comme cet étendard
du « modèle social européen » ou de la
« solidarité ». Il y aurait aux États-Unis
le libéralisme primitif, alors qu’en Europe nous aurions
l’état social...
Les choses ne sont pas aussi simples.
Les dernières difficultés, comme les émeutes
dans les banlieues françaises, sonnent comme un message d’avertissement,
une première réaction à l’arrogance de
l’Europe envers les émeutes post-Katrina à la
Nouvelle-Orléans. Cette explosion de violence est, je crois,
le symptôme général du capitalisme contemporain.
La réponse traditionnelle, qui consiste à - prôner
plus de programmes sociaux, plus de solidarité, ne suffit
plus. Les racines du mal sont plus profondes.
Quelles sont-elles ?
Slavoj Zizek. C’est toute la logique du capitalisme contemporain
qui est en cause. Prenons un exemple. S’il y a un phénomène
mondial caractéristique de cette époque, ce sont les
bidonvilles. Comme le souligne Mike Davis (1), un sociologue urbain
critique, on tend à occulter l’envers de la réussite
économique de la Chine, de Singapour, de la Corée
du Sud : l’explosion des bidonvilles. D’après
certaines estimations, plus d’un milliard d’êtres
humains vivraient aujourd’hui dans des bidonvilles.
Leurs habitants sont en passe de devenir le groupe social le plus
important à l’échelle mondiale. On pense spontanément
aux favelas, mais il ne s’agit pas seulement de cela.
La plus grande région de bidonvilles se situe en Afrique
centrale, entre Lagos et la Côte d’Ivoire : 70 millions
de personnes y vivent dans des bidonvilles. Ces habitants des bidonvilles
ressemblent à l’« homo sacer » d’Agamben
(2) : des exclus de l’ordre civil public, mais plus ou moins
intégrés à l’économie, par le
travail au noir, les trafics... Pour reprendre des termes marxiens,
peut-être s’agit-il là d’un nouveau prolétariat
proto-révolutionnaire. Il y a là de larges groupes,
des foules immenses qui n’ont pas d’ancrage dans une
tradition, auxquels manque une hiérarchie héritée
pour organiser leur espace social. Ce sont précisément
des exclus véritables. La visée de l’État
n’est plus même de les contrôler, mais seulement
de les isoler. Cette logique de nouvel apartheid commence à
gagner nos sociétés.
On ne peut probablement pas l’appréhender en termes
de « classes » au sens marxien.
Mais on peut distinguer trois grands groupes. D’un côté,
la nouvelle classe symbolique universelle. Celle des managers, des
journalistes, des professeurs, des experts.
Ceux-là appartiennent à une nouvelle classe mondiale,
où les individus ont plus de liens avec leurs pairs à
l’autre bout du monde qu’avec les gens « ordinaires
» là où ils habitent. Culturellement, ils forment
une société à part. Au bas de l’échelle,
les exclus, les pauvres dans les banlieues. Et entre les deux :
une classe moyenne, celle des travailleurs. C’est une classe
qui est quasiment en voie de disparition, ce qui explique sa sensibilité
« traditionaliste ».
Pour en revenir aux émeutes en France, vous les comparez
avec Mai 68. Au contraire de 1968, qui a été, dites-vous,
un « rêve - utopique », il n’y a ici ni
programme, ni idéologie, ni rêve utopique. S’agit-il
d’une explosion « post-politique » ?
Slavoj Zizek. Oui, « post-politique » parce qu’elles
sont le strict envers de notre société post-politique.
Quand on joue la carte du post-politique, les émeutes elles-mêmes
deviennent post-politiques. C’est cela la véritable
tragédie, le prix de l’impossibilité même
de formuler une alternative.
Considérez-vous que l’échec et l’effondrement
du communisme ont contribué à stériliser cette
possibilité d’alternative ? Cette possibilité
est-elle définitivement écartée ?
Slavoj Zizek. Nous sommes aujourd’hui dans l’impossibilité
de penser cette alternative. Mais je crois tout de même que
nous sommes proches d’une explosion. Chez Lénine, déjà,
l’utopie véritable est liée à l’urgence.
On devient utopiste dès lors qu’on ne peut pas faire
autrement. Dans ce sens, je crois que nous serons de plus en plus
contraints à l’utopie.
Le moment utopique de Lénine, avant et juste après
la révolution d’Octobre, était le fruit d’une
situation totalement désespérée. Une telle
réaction serait liée au fait que le champ des choix
« réalistes » n’est pas « réaliste
» au sens de conforme à l’espace de l’idéologie
hégémonique. Que peut-on faire aujourd’hui ?
L’hégémonie de l’idéologie capitaliste
est telle que même la gauche se tourne vers les questions
culturelles, la tolérance..., ce qui signifie, en réalité,
qu’elle n’ose même pas imaginer une alternative
économique concrète. Ainsi, la thèse implicite
de toute la gauche multiculturaliste américaine est que l’exploitation
des Mexicains, des Noirs serait fondée sur le racisme, et
non sur des rapports de classes.
Vous alertez, dans plusieurs ouvrages, sur l’état
d’urgence mondiale permanent - entretenu depuis le 11 septembre
2001 et la restriction des libertés qu’il justifie...
Slavoj Zizek. Cet état d’urgence n’est pas pensé
comme opposé à l’état normal.
Il y a comme une convergence. Voilà le futur : non pas une
dictature directe, mais un changement de règles où
l’état d’exception va coïncider avec l’état
normal.
Parallèlement à cela, la moindre intervention forte
dans l’économie est désormais perçue
comme irrationnelle, catastrophique.
Il y a comme un pacte selon lequel l’économie aurait
ses propres règles dépolitisées, le débat
« démocratique » se limitant finalement aux questions
culturelles. La tragédie réside précisément
dans cette dépolitisation radicale de l’économie,
conjuguée au glissement vers un état d’exception
permanent.
Vous relevez que ces évolutions inhérentes au néolibéralisme
se traduisent par un renforcement de l’État...
Slavoj Zizek. Les nouvelles formes d’exclusion, d’apartheid,
vont de pair avec l’idéologie prédominante de
la victimisation. Richard Rorty, l’un des philosophes du libéralisme
contemporain, souligne que ce qui, en dernière instance,
définit aujourd’hui la dignité humaine n’est
pas l’intelligence ou la créativité, mais l’habilité
à souffrir, à être victime, à éprouver
de la douleur. Lorsque l’on identifie ainsi la victimisation
comme forme fondamentale, la question n’est plus « comment
s’organiser ? » mais « comment l’État
doit-il prévenir la douleur ? ». C’est pourquoi
je conteste l’idée reçue selon laquelle le rôle
de l’État diminue. L’État se retire certes
de la sphère sociale. Mais si l’on considère
les États-Unis post-11 septembre, jamais dans l’histoire
de l’humanité il n’y a eu d’État
aussi fort. En termes de budget militaire, de contrôle. L’État
joue, dans ce système, un rôle absolument crucial.
Même le libéralisme le plus sauvage demande de plus
en plus d’État. On assiste en réalité
à une explosion de tous les appareils d’État.
L’État contemporain néoconservateur est un État
extrêmement fort.
Dans le monde bipolaire, le capitalisme s’est présenté
comme « la vitrine du monde libre » et s’est rendu
désirable grâce à cette - promesse de liberté.
Allons-nous vers un capitalisme qui, en plus de récuser l’égalité,
finit également par broyer les libertés ?
Slavoj Zizek. La critique du capitalisme de Marx est immanente.
Il analyse le fait que c’est le capitalisme qui a ouvert un
espace de liberté qu’il ne peut pas, en dernière
instance, assumer. Dans l’avenir, la logique inhérente
au capitalisme le conduira à limiter les libertés.
Avec la fin du communisme, mais aussi celle de la social-démocratie,
ce qui s’est éteint, c’est l’idée
qu’un acte collectif peut changer l’histoire. Nous sommes
retournés dans une « société du destin
», la globalisation étant présentée ici
comme un destin. On peut le refuser, mais alors le prix à
payer est l’exclusion. L’idée même que
l’humanité peut influencer la vie avec un pacte collectif
est dénoncée comme potentiellement totalitaire. On
nous répond : « Vous voulez un nouveau goulag ! »
Pour ma part je n’ai ni programme, ni projet, ni « solution
» simple. La gauche a sa propre responsabilité. Comme
philosophe, mon devoir éthico-politique n’est pas de
donner des réponses, mais de reformuler des questions mystifiées,
et d’identifier ce qu’Alain Badiou a appelé le
« site événementiel ». Là où
existe une certaine possibilité, une potentialité
pour que quelque chose puisse surgir.
En ce sens, je suis sans aucune utopie pour l’Europe, même
s’il existe cette volonté de se situer hors de l’axe
États-Unis - Chine qui symbolise deux aspects d’un
même système.
Sur quoi se fonde votre critique de l’analyse du capitalisme
global développée par Toni Negri et Mickael Hardt
dans Empire, que vous qualifiez d’ouvrage « prémarxiste
» ?
Slavoj Zizek. Hardt et Negri sont dans une impasse. D’un
côté il y aurait l’empire centralisateur, de
l’autre la multitude.
Mais ils sont forcés d’admettre, pour le dire simplement,
que le capitalisme contemporain fonctionne déjà sur
le mode de la multitude, de manière réticulaire. Tous
les termes qu’ils utilisent pour désigner le nouveau
mouvement de la multitude décentralisée, pluraliste,
nomade peuvent s’appliquer au fonctionnement du capitalisme
contemporain.
Ce n’est pas étranger, je crois, aux récents
glissements de Negri qui croit voir dans les figures les plus avancées
du capitalisme contemporain les germes du communisme.
Il ne s’agirait donc plus de le combattre, mais au contraire
de collaborer, de contribuer, pourquoi pas, à son dynamisme.
Il y a désormais chez Negri une sorte de célébration
de ce capitalisme.
Dans Que veut l’Europe, vous analysez « le rôle
structurant de la droite populiste et de l’extrême droite
pour légitimer - l’hégémonie démocrate-libérale,
le consensus - autour d’un système politique bipolaire
n’offrant que l’apparence du choix, et verrouiller toute
alternative de gauche »...
Slavoj Zizek. Je crois que l’une des causes de la vigueur
de l’extrême droite est la réticence de la gauche
à se référer directement, désormais,
à la classe ouvrière. La gauche a presque honte de
se référer à la classe ouvrière, laissant
l’extrême droite se réclamer du peuple ! Et lorsqu’elle
le fait, elle ressent le besoin de se justifier par l’usage
de références ethniques : « les pauvres Mexicains
», « les immigrés »... La droite et l’extrême
droite sont désormais les seules à parler encore le
langage de la mobilisation politique.
Je crois que l’extrême droite joue un rôle structurant
et spécifique. Quelle est la réaction de la plupart
des « démocrates » ? Ils disent de Le Pen qu’il
véhicule des idées inacceptables, « mais...
». Manière de sous-entendre qu’il pose «
de vraies questions ».
Ce qui leur permet de s’approprier ces problématiques
posées par Le Pen. Le centre libéral, au fond, c’est
le lepénisme à visage humain. Cette droite a besoin
de Le Pen pour se distancier des excès embarrassants et apparaître
comme modérée. C’est pourquoi j’ai trouvé
dégoûtants ces moments de solidarité contre
Le Pen au deuxième tour en 2002. Et lorsque l’on veut
être un peu plus à gauche, désormais, on est
immédiatement accusé de faire le jeu de l’extrême
droite.
Cela signifie que le centre libéral post-politique utilise
le fantôme de l’extrême droite pour faire de ce
danger imaginaire l’ennemi officiel. C’est je crois
un bel exemple de fausse opposition.
Notes
(1) Mike Davis, Planète Bidonvilles, Ab Iraten, 2005.
(2) Giorgio Agamben, Homo sacer, Seuil, 1997.
Entretien réalisé par Rosa Moussaoui
Page imprimée sur http://www.humanite.fr
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