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Les zapatistes combinent différence et égalité
Le zapatisme, première victime du retour de l'Histoire,
par Yvon Le Bot

Date: 01 Jan 2004 Subject: [multitudes-infos] Les zapatistes combinent différence et égalité
Le zapatisme, première victime du retour de l'Histoire, par Yvon Le Bot
LE MONDE | 31.12.03

Il y a tout juste dix ans avait lieu l'insurrection zapatiste dans le Chiapas, au sud du Mexique. Pourquoi ce soulèvement a-t-il connu un tel retentissement ?

Avec le recul, il apparaît comme l'un des événements les plus significatifs de la période qui va de la chute du mur de Berlin à celle des tours de New York.
Non parce qu'il marque l'Histoire avec une majuscule, mais parce qu'il lui substitue des histoires particulières, qu'il lui oppose la diversité des expériences, des identités et des projets. Là est la portée historique du mouvement. Par-delà les catégories abstraites ou refroidies (révolution, classe, pouvoir, citoyens, droits de l'homme), il fait émerger des sujets individuels et collectifs, qui s'entremêlent, entrent en résonance et construisent des réseaux, donnant un contenu concret à la commune humanité.

Dans les années 1990, les idéologies du sens de l'Histoire s'étaient effacées, faisant place à la grande illusion d'une mondialisation heureuse, d'un règne définitif du marché et de la démocratie. Dans ce contexte, la plupart des observateurs voyaient dans la révolte zapatiste contre le néolibéralisme une manifestation résiduelle des anciennes guérillas et des anciennes idéologies. Elle a cherché au contraire à s'en dégager et à faire entendre la voix de ces Indiens que l'Histoire et ceux qui s'en présentent comme les agents - les Etats, les Eglises, les partis, les mouvements révolutionnaires - ont écrasés, marginalisés ou instrumentalisés. "De quoi avons-nous à demander pardon ?" Les victimes refusent la victimisation et la culpabilisation, renversent le stigmate et font de la différence culturelle un principe d'estime et d'affirmation de soi. Egaux et différents, égaux parce que différents, disent les zapatistes.

L'invention d'une parole neuve, souvent teintée d'humour, parfois poétique, la valorisation de la culture et de son autonomie, un sens aigu de la mise en scène, l'accent mis sur la découverte de l'autre et la production de soi, la réflexivité : tous ces traits qui font du zapatisme un mouvement culturel autant ou plus qu'un mouvement social ou politique lui ont assuré un large écho dans des secteurs réfractaires aux catégories et aux cadres classiques de l'action politique ou syndicale, chez des personnes préoccupées d'affirmer leur subjectivité, dans les milieux de la culture, parmi les femmes, les jeunes. Au Mexique, mais aussi dans le "premier monde", et notamment en Europe.

Dans un monde dominé par la loi du marché, mais où d'autres forces, identitaires et antidémocratiques, étaient en marche et préparaient le retour du tragique, le mouvement zapatiste s'est présenté comme une tentative - ni la seule ni la première, mais l'une des plus éclatantes - de s'opposer à la toute-puissance du libéralisme économique et de combiner identités culturelles et démocratie.

Où en est ce mouvement aujourd'hui ? La marche sur Mexico en 2001 a marqué son apogée. La loi indigène paternaliste, adoptée par les autorités et rejetée par les intéressés, a coulé la dynamique, et les zapatistes se sont de nouveau trouvés confinés au Chiapas. En faisant basculer la scène internationale, les attentats du 11 septembre ont achevé de les mettre sur la touche. Six ans plus tôt, avec l'Accord de libre-échange nord-américain (Alena), le Mexique avait cherché à se hisser dans la cour du premier monde ; le soulèvement zapatiste contre cet accord et la mondialisation libérale avaient mis le Chiapas au centre du jeu mexicain. Le Mexique et singulièrement le Chiapas s'étaient ainsi projetés sur la scène mondiale ; ils sont renvoyés dans l'arrière-cour et sur les marges.

Une classe politique repliée sur ses querelles internes, une société civile fragmentée, une opinion internationale occupée ailleurs. Pour sortir de l'impasse, Marcos a proposé, fin 2002, sa médiation dans la question basque, tout en provoquant les autorités espagnoles et le juge Garzon par des outrances verbales. Mais c'est de l'ETA qu'il s'est attiré la plus cinglante fin de non-recevoir. Ce qui l'a conduit à condamner clairement cette organisation "qui assassine des journalistes parce qu'ils parlent mal de sa lutte et qui, au nom de celle-ci, justifie que l'on tue des enfants".
L'initiative basque a cependant brouillé le message zapatiste et laissé un goût amer à nombre de sympathisants, en Europe comme au Mexique. Si l'objectif était, comme le dit le porte-parole de l'Ejercito zapatista de liberacion nacional (EZLN), celui d'une incursion sur la scène européenne, pourquoi n'avoir pas mis à profit le Forum social européen de Florence, qui se tenait au même moment, ou toute autre manifestation d'un mouvement altermondialiste au sein duquel les zapatistes jouissent d'un immense prestige ? Dans des déclarations récentes, Marcos s'est imputé à lui seul la responsabilité de cette "erreur", et de quelques autres.

En janvier 2001, à la veille de la marche sur Mexico, il mettait en garde contre le danger des résistances fondamentalistes à la mondialisation, qu'elles soient religieuses, ethniques ou nationalistes. Le basculement qui s'est opéré le 11 septembre de la même année a confirmé ses craintes de manière spectaculaire. Les enjeux et les axes des conflits se sont déplacés.
La "quatrième guerre mondiale" qui oppose l'hyperpuissance américaine et le terrorisme islamiste ne se confond pas avec la guerre du néolibéralisme contre l'humanité dont il parlait quelques années plus tôt.

Le terrorisme comme la guerre écrasent la société civile, détruisent les sujets, en font des victimes ou des meurtriers, ou les deux à la fois. Le retour de l'Histoire s'accompagne de celui d'anciens schémas (impérialisme, anti-impérialisme), mais surtout de la montée de communautarismes qui ne laissent guère d'espace, eux non plus, à la diversité et à la subjectivation. Dans cette atmosphère hostile à son inspiration, le mouvement zapatiste a connu une panne, des ratés et des hésitations. Mais, loin de se laisser entraîner dans la logique de guerre, il a réaffirmé son caractère de "rébellion civile et pacifique". Ces derniers mois, il a exprimé sa volonté de ne pas s'en tenir à la seule résistance et a entrepris de consolider et d'étendre son projet de démocratie locale.

Recomposer le tissu social, s'inscrire dans le temps long. Le zapatisme, que l'on a souvent donné pour mort, a fait preuve d'une étonnante capacité à durer. En ces temps marqués par les polarisations, les régressions et les crispations, saura-t-il renouer avec l'imagination et la créativité qui en ont fait une référence ? Yvon le Bot est directeur de recherche au CNRS, membre du Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (Cadis) de l'EHESS.
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