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Origine :
http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1440
Contrôle des engagements et productivité sociale
par Philippe Zarifian
Site Revue Multitudes
Nous changeons depuis la fin des années 80 de régime
de contrôle du travail salarié. Au contrôle disciplinaire
de facture taylorienne se substitue un contrôle par modulation
qui introduit une véritable liberté laissée
au salarié pour moduler ses actes de travail, et, pour partie,
ses déplacements et l'usage de son temps. Mais ce nouveau
contrôle est d'abord un contrôle d'engagement subjectif
du salarié, sur des résultats de performance, qui
tend à assimiler fictivement ce dernier à un micro-capital,
chargé lui-même de se valoriser économiquement
et de justifier le maintien de son emploi. Mais il faut voir la
face positive de cette mutation : l'auto-engagement du salarié
est aussi prise d'initiative sur des situations à charge
événementielle et production de service pour des publics,
qui engagent, au sens fort de ce terme, un parti pris éthique
sur la conduite des actes de travail et une nouvelle évaluation
de leur productivité. Derrière la perspective personnelle
se joue la constitution, réelle ou potentielle, de communautés
d'engagement. C'est autour de cette mutation qu'aussi bien l'usage
du temps que les modalités de rémunération
demandent à être profondément repensées.
Il est toujours difficile de penser l'ambivalence. Prenons une
pièce de monnaie : elle contient pile et face, elle est disposée
de deux faces. Ces dernières sont inséparables, formées
de la même matière, et pourtant elles ne sont pas identiques,
n'orientent pas dans la même direction, ne figurent pas la
même perspective. Ces deux faces sont géométriquement
symétriques, mais dans ce qu'elles montrent et signifient,
elles ne le sont aucunement. Elles sont dans un rapport d'hétérogénéité
réciproque, tout en étant nécessairement liées.
Elles tirent dans des sens, non opposés, mais divergents.
La pièce présente deux aspects, qui ne sont pas contradictoires,
mais en tension, par détournement réciproque de perspective.
Elle est ambivalente.
Il en est ainsi de l'engagement au travail.
Le contrôle d'engagement
Gilles Deleuze, commentant Foucault, a développé
une formidable intuition : nous basculons, disait-il, de
la société disciplinaire dans la société
de contrôle. Ou, pour dire les choses de manière
légèrement différente, de la société
de contrôle disciplinaire à la société
de contrôle d'engagement( [1]).
Sous une première face, on pourra interpréter ce
contrôle comme une forme d'exercice d'un pouvoir de domination,
d'un pouvoir structurellement inégalitaire, agissant de manière
instrumentale sur l'action des autres. Ce contrôle d'engagement
se distingue, en profondeur, du contrôle disciplinaire en
ce qu'il n'impose plus le moule des "tâches", de
l'assignation à un poste de travail, de l'enfermement dans
la discipline d'usine. Il n'enferme plus, ni dans l'espace, ni dans
le temps. Il cesse de se présenter comme clôture dans
la cellule d'une prison, elle-même placée sous constante
surveillance. Selon l'intuition de Deleuze, on passe du moule à
la modulation, de l'enfermement à la circulation à
l'air libre, de l'usine à la mobilité inter-entreprises.
Tout devient modulable : le temps de travail, l'espace professionnel,
le lien à l'entreprise, la compétence, la rémunération…
La contractualisation cesse elle-même d'être rigide
et stable. Elle devient perpétuellement renégociable.
Tout est en permanence susceptible d'être remis en cause,
modifié, altéré.
Mais c'est la modulation de l'engagement subjectif qui me semble
être au cœur du basculement. J'ai proposé une
image simple : celui du contrôle par élastique. Le
salarié peut, librement, tirer sur l'élastique : il
n'est pas enfermé, il peut se mouvoir, se déplacer
au gré de ses initiatives et de son savoir-faire, de ses
facultés propre de jugement. Mais voici que l'élastique
se tend : une force périodique de rappel s'exerce sur lui.
Il doit rendre des comptes à son supérieur hiérarchique,
qui lui-même doit, en cascade, en rendre compte à la
direction de l'entreprise, qui, le cas échéant, devra
en rendre compte aux principaux actionnaires. Rendre des comptes
sur des résultats de performance. La force de rappel sera
d'autant plus forte et violente que les résultats attendus
ont été fixés à un niveau élevé,
lui-même périodiquement modulable. Le chiffre d'affaires
hebdomadaire pour un vendeur par exemple. Le calcul se déplace
: on n'instrumente plus directement le temps de chaque tâche.
On calcule le montant du résultat pour une période,
et souvent, dans un certain délai, donc un espace entre deux
dates. La pression de la date du résultat à atteindre
remplace celle du minutage de l'opération élémentaire
de travail.
Mais il serait faux de penser que ce contrôle ne s'exerce
que de manière périodique. En réalité,
il est omniprésent. En permanence, le salarié doit
y penser, cela peut finir par l'obséder, nuit et jour. Il
sait qu'il sera évalué à telle date, mais pour
passer ce cap avec succès, ou du moins de manière
"passable", c'est en permanence qu'il doit s'auto-mobiliser.
Il doit se forcer lui-même à s'engager dans le travail
qu'il a à faire, sans chef directement sur le dos, et, de
plus en plus, sans consignes précises. Il sait qu'il devra
en permanence faire ses preuves, prouver qu'il reste employable,
compétent, non plus en vendant une force de travail, mais
en opérant fictivement une prestation de service, dont son
hiérarchique, tout aussi fictivement demandeur et client,
jugera la valeur.
J'ai pu l'observer dans le cas de vendeurs, que ce soit sur un
marché grand public ou un marché de clients entreprises.
Le vendeur pense en permanence à la performance qu'il doit
réaliser, et, lorsque s'approche le moment de l'évaluation,
la tension monte. S'il est en retard sur les résultats, il
sera tenté de basculer dans la "vente forcée",
de tout faire pour augmenter ses ventes ou placements, de ne plus
respecter certaines règles, voire d'agir à rebours
de sa propre éthique professionnelle.
Voici donc ce salarié de l'ère de la modulation :
il devient autonome, circule, traverse des espaces-temps différents,
porte sur lui des objets de communication nomades. Son niveau culturel
monte. Il est incité, par injonction et par nécessité
pratique, à prendre des initiatives en situations événementielles.
Mais il ressemble à ces prisonniers d'un nouveau genre :
ceux que l'on autorise à quitter l'espace carcéral,
mais dont le poignet ou la cheville sont ornés d'un joli
bracelet qui émet des "bip, bip" en permanence,
informe. La périodicité des comptes à rendre
peut être variable : elle peut être mensuelle ou trimestrielle,
mais tout aussi bien journalière.
Dans quel type de salariat basculons-nous ? Qu'est-ce que cette
hybridation de capital de placement et de dirigeants guerriers,
qui président aux destinés du capitalisme contemporain,
cherche donc à contrôler ?
Il ne s'agit plus de contrôler la productivité du
travail, la vitesse des opérations taylorisées. Mais
directement un morceau de capital, forcé de se valoriser
par lui-même. On ne contrôle plus une productivité
du travail, mais une rentabilisation de capital. Le salarié
est assimilé à un micro-capital, qui doit directement
justifier de ce qu'il rapporte. Peu importe la productivité
de son travail, pourvu qu'il soit rentable. Reprenons l'exemple
emblématique du vendeur, ce héros des temps modernes
(vendeur en agence physique ou par téléphone, au guichet
ou bien itinérant ou bien, ce qui est proche, consultant).
Il doit justifier d'un chiffre d'affaires hebdomadaire par exemple,
et le montant de son commissionnement sera proportionnel à
son résultat. Mais ce qui est réellement visé,
c'est sa marge individuelle sur "son" chiffre d'affaires.
Le travail, l'activité réelle, disparaît. Seule
reste l'enveloppe, la forme capital, directement, sans la médiation
de l'activité concrète. Il ne s'agit pas de "travail
abstrait", au sens de Marx. Il s'agit d'une prestation rentable,
sans travail apparent. D'un emploi sans poste de travail. D'un espace
entre deux dates, sans calcul direct de temps dépensé.
Jamais l'expression de "capital variable" n'aura été
aussi juste, mais un capital variable fictivement coupé de
tout exercice concret de la force de travail (qu'elle soit manuelle
ou intellectuelle). Un capital qui auto-varie, en quelque sorte,
sous la pression du contrôle d'engagement.
A quoi correspond alors la rémunération salariale
? Ni à l'achat temporaire d'une force de travail, ni au supposé
produit d'un niveau de productivité du travail. Elle correspond
au prix de la mise à disposition d'un micro-capital individualisé,
prix lui-même indexé sur un résultat futur de
valorisation que ce micro-capital s'engage (et s'efforcera) à
atteindre. Ce prix peut être négocié, il peut
entrer dans le jeu des rapports de force et de la hiérarchisation
sociale des niveaux culturels. Mais son référent change.
La compétence, les savoirs, l'expérience apparaissent,
certes, mais comme ressources. Ils ne sont pas directement rémunérés.
Au nouveau salarié de l'ère de la modulation de les
constituer comme ressource efficiente et de les mobiliser à
bon escient. L'entreprise peut, bien entendu, aider le salarié
à développer ses ressources cognitives, ne serait-ce
que par l'accès à des programmes de formation. Mais
ce sera à l'individu de veiller au développement de
cette ressource qu'il se constitue, d'être attentif à
rester compétent, de s'auto-mobiliser sur lui-même
comme capital en puissance. De plus, ce ne sont pas ces ressources
professionnelles que l'entreprise rémunère en salaire,
mais ce que le salarié en tire en les mobilisant "en
situation événementielle", dans la marge bénéficiaire
qu'il parvient à dégager. Le savoir n'existe que dans
le résultat monétarisé.
Cela signifie-t-il que ce salarié se trouve placé
dans un rapport totalement individualisé ? Oui et non. Oui,
car les collectifs de l'ère industrielle, les collectifs
d'usine et/ou de métier, éclatent. Oui, parce que
la négociation avec l'employeur s'individualise. Non, toutefois,
car chaque salarié ne peut justifier d'un service ou d'un
chiffre d'affaires rentable, qu'inséré dans un réseau.
Les clients finaux, ceux dont viendra le montant du chiffre d'affaires,
ne paient pas un service individuel, mais une prestation globale.
Il faut donc bien que s'organise la combinaison des micro-capitaux,
individuellement et subjectivement mis sous pression de l'élastique.
Cette combinaison possède un nom : la circulation fluide
d'informations. Un dispositif matériel : les systèmes
d'information interconnectés. Et une forme organisationnelle
privilégiée : les "processus-client" (ou
les projets, pour les offres client sur mesure ou les activités
d'innovation).
Prenons par exemple une téléopératrice dans
une grande entreprise, entreprise gérant une clientèle
de plusieurs centaines de milliers de personnes. Cette téléopératrice,
à la fin de la conversation avec un client, note, sur le
logiciel mis à sa disposition, une série d'informations
le concernant. Ces dernières entrent dans la base de données
et actualisent et complètent les informations dont l'entreprise
disposait déjà. Ces données rafraîchies
sont immédiatement disponibles pour tout autre agent de la
même entreprise, qui aura à entrer en contact avec
ce client, quel que soit le lieu ou le moment. Qui plus est : ces
données pourront donner lieu à des traitements spécifiques,
par exemple pour organiser une campagne de télémarketing.
On ne peut pas dire que le travail est collectif. Il est plus juste
de dire qu'il y a interrelation dans des démarches, latérales
ou successives, qui intégreront ce client particulier dans
le capital-clientèle de l'entreprise en question et feront
se valoriser, en réseau, les salariés ainsi mobilisés
autour du même système d'information (ici, un système
CRM, dit de gestion de la relation client), sans que ces salariés
coopèrent de manière intersubjective.
Le basculement dans ce nouveau modèle n'est pas intégral.
Il se compose avec l'ancien. Cela se voit dans les modalités
de rémunération :
d'un côté, un salaire de base, qui reste soumis à
des règles collectives, mais avec une tendance nette à
l'annualisation, qui introduit le nouvel espace de modulation dont
j'ai parlé, et étire, en quelque sorte, le temps comptabilisé,
en le distendant des tâches ou de l'occupation d'un poste
de travail.
d'un autre côté, une rémunération variable,
directement calée sur le nouveau modèle.
La forme-salaire n'est qu'une forme toutefois : elle ne signifie
pas que disparaît l'achat réel d'une force de travail,
ni que l'exercice du travail disparaisse tout autant. Mais il s'agit
d'une forme active, qui bouleverse les rapports sociaux. Par exemple,
on peut parfaitement comprendre pourquoi se multiplient les statuts
d'emploi différents. Les emplois précaires ne sont
pas des dysfonctionnements ou anomalies ou perversités. Ils
sont co-substantiels à un rapport salarial, dans lequel le
travail disparaît sous l'emploi, et dans lequel l'emploi doit
en permanence être justifié en ce qu'il rapporte. L'emploi,
ou plus exactement : l'employé. Car le contrôle d'engagement
suppose que l'individu "en personne" ressorte dans la
subjectivité et les savoirs qu'il auto-mobilise. Il n'existe
plus d'équivalence entre emplois : tout salarié est
poussé à se distinguer des autres. L'anonymat et l'objectivation
du mot "emploi" tendent à disparaître, sinon
pour calculer un nombre global, un effectif nécessaire. Il
n'y a même plus, par exemple, d' "emplois de vendeurs".
Il existe un ensemble, intérieurement différencié,
de vendeurs, chacun identifié et suivi personnellement.
Le débordement : la société de l'engagement
créatif
Je n'ai considéré, pour l'instant, que la première
face de la pièce. Retournons-la, ou plutôt : mettons-la
sur son premier côté, le pile. Car ce n'est pas du
mouvement du capital qu'il faut partir pour comprendre le réel,
mais de ce qui le bouscule : les mutations de la productivité
sociale et les aspirations que portent les individualités
qui engendrent cette productivité. Ce n'est pas la liberté
qui résiste à la domination, mais la domination qui
vise à contenir et bloquer l'expression de la liberté.
Pour comprendre la société de l'engagement subjectif,
il faut revenir à la société disciplinaire.
Cette dernière comportait, non seulement des dispositifs
de contrôle disciplinaire du travail salarié (pour
nous limiter au travail), dont l'usine aura représenté
l'archétype, mais aussi un contrôle de ce contrôle,
ou, plus exactement, sa régulation. Dans le cas français,
le déploiement de l'Etat social - et, dans une moindre mesure,
du système de relations professionnelles - a permis de cadrer
et de limiter les effets "sauvages" du contrôle
disciplinaire (par exemple sur la santé, sur les horaires
de travail, sur les conditions de travail, sur la rémunération
de base) et de développer toute une large facette de sécurisation
de la condition du salarié, avant, pendant et après
son temps d'activité. Code du travail, institutions du chômage
et de la sécurité sociale, caisses de retraite en
sont l'expression typique.
La productivité sociale mise en œuvre pendant cette
période se centrait sur le débit opératoire
de l'ouvrier (ou de l'employé dans les organisations tertiaires
bureaucratiques), lequel mobilisait, sous le sceau de la vitesse
des gestes, intelligence pratique, dextérité et savoir-faire
du salarié et des collectifs coordonnés d'atelier
(et de bureaux d'employés administratifs). Mais le risque
d'épuisement et le désir de fuite, intrinsèques
à cette productivité, nécessitaient une stabilisation
et sécurisation de la reproduction de ce salariat que l'Etat
social a largement pris en charge. Les aspirations étaient
triples : aspirations à échapper à l'étreinte
de fer de la discipline d'usine, aspirations à reprendre
de l'initiative au travail en contournant les consignes et prenant
en charge l'indiscipline de la matière et des machines, aspirations
à se réfugier dans l'espace sécurisé
(de la maladie, de la famille, de la retraite). Ces aspirations
participaient, secrètement, des progrès de la productivité,
mais surtout en assuraient la viabilité, la permanence, plus
que l'efficacité. Car la source la plus déterminante
de cette productivité sociale, il fallait la trouver là
où personne ne regardait : dans les centres de recherche,
les bureaux d'études, de méthodes, d'ordonnancement,
de gestion de la qualité, dans lesquels se déployait,
assez "librement", le travail intellectuel des nouvelles
couches d'ingénieurs et de techniciens. Coupés certes
de l'atelier, mais agissant de manière déterminante,
non seulement sur la prescription du travail dit d'exécution,
mais sur les cycles programmés d'innovation.
Or c'est le double dispositif, du contrôle disciplinaire
et de la régulation du contrôle, qui craque actuellement,
et cela constitue l'origine réelle de l'entrée dans
une société de l'engagement subjectif, que je propose
d'appeler : société de l'engagement créatif.
Pour tenter de comprendre le nouveau mode de productivité
sociale qui émerge, je voudrais souligner les points suivants
:
Contrairement à certains analystes, je ne pense pas qu'on
puisse comprendre la période dans laquelle nous sommes entrés
en se limitant, ni même en se centrant, sur l'économie
de la connaissance. Non seulement le développement des connaissances
et de leurs échanges n'est en rien chose nouvelle (comme
rapidement indiqué ci-dessus, il a été un des
piliers de la productivité taylorienne), mais il ne saurait
expliquer pourquoi craque la double modalité du contrôle
disciplinaire et pourquoi la question de l'engagement subjectif
a pris, empiriquement, une telle importance. Qui plus est, des connaissances
ne produisent, en elles-mêmes, rien d'autre que d'autres connaissances.
Elle ne deviennent productives d'effets sociaux sur nos modes d'existence
que lorsqu'elles sont engagées dans l'action. Telle était
bien d'ailleurs la remarquable efficacité du dispositif taylorien
: la manière dont les connaissances produites en "bureaux"
étaient traduites à la fois en dispositifs techniques
et en tâches ouvrières et diffusées, disciplinairement,
dans les ateliers, assurait cette transformation des énoncés
langagiers à la fois rationalisateurs et périodiquement
innovants en actions industrielles (et administratives) concrètes.
C'est donc la relation de la connaissance à l'action, comme
à l'orientation de cette action, qu'il faut examiner.
Les contrôles disciplinaires craquent parce que l'action,
et sa signification productive, changent. Deux aspects me semblent
essentiels. Le premier réside dans la montée d'un
univers devenu fortement mobile et de situations événementielles,
très difficilement prévisibles et programmables. L'extériorité
taylorienne entre production langagière formalisée
de connaissances en bureaux et mise en œuvre "exécutrice"
en atelier ne peut tenir, lorsqu'il faut affronter les événements
en temps réel et de manière pertinente. Ce n'est pas
simplement que le pouvoir de production de connaissances doit être
reconnu et diffusé dans la main d'œuvre de base, c'est
que la nature des connaissances change. Il faut devenir capable
d'anticiper partiellement, d'affronter, de contre-effectuer, de
suivre dans la durée, les événements et le
cours possible des choses dont ils témoignent. La dynamique
et la mise en question de la connaissance se doivent d'être
introduites dans le cours de l'action et directement rectifiées
à partir d'elle. Entendons bien : l'actualité d'un
événement se joue dans le temps court, dans l'urgence
souvent. Mais sa compréhension et son sens se jouent dans
le cours temporel long, qu'il exprime et révèle. Les
événements viennent de loin et sont à longue
portée. Pour dire les choses de manière plus concrète,
c'est le couplage connaissance/compétence qui importe. Leur
coupure devient contre-productive. Le second aspect concerne l'orientation
de la connaissance : la sortie de l'univers industrialiste signifie
que les effets utiles de la production et des connaissances qui
la sous-tendent s'intègrent directement dans les attendus
et l'évaluation de l'action professionnelle. La question
n'est pas, n'est plus : ce produit sera-t-il utile, trouvera-t-il
un débouché ? Elle devient : quels effets utiles dois-je
anticiper dans ma confrontation au public et aux destinataires de
mon activité ? La question du service préexiste à
l'engagement professionnel, l'oriente, l'évalue. Le marché
disparaît, le public s'affirme. La concurrence certes s'aiguise
(elle participe plus que jamais du monde capitaliste), mais elle
est concurrence pour la captation directe de publics, et non pour
le partage de pseudo-parts de marché. L'effet-service interpénètre
la production de connaissances, en particulier dans la dynamique
des innovations. Affrontement d'événements d'un côté,
effets-service de l'autre imposent une intériorité
de la production de connaissance à la conduite des actions
qui transforment les modes de la vie sociale. C'est pourquoi, non
seulement le taylorisme devient insupportable - ce qu'il a toujours
été pour les "exécutants" -, mais
il devient radicalement inadéquat, contre-productif. J'ajouterai
que toute production de service impose une interrogation éthique
: les effets que je me propose d'engendrer, que j'engendre, sont-ils
bons ou mauvais pour les formes de la vie individuelle et sociale
qu'ils pénètrent et modifient ? La connaissance devient
pénétrée de questionnements éthiques.
Au moment où la morale disciplinaire de la règle s'étiole,
l'interrogation éthique de l'engagement personnel modulé
surgit.
- J'en viens au cœur de la mutation : pourquoi les directions
d'entreprise font-elles à ce point appel à l'initiative
? Pourquoi prennent-elles le risque de libérer des énergies
? Pourquoi faut-il donner du mou, passer de la prison à l'élastique
? C'est qu'au cœur de la prise en charge, cognitive et éthique
à la fois, des situations événementielles,
réside l'initiative précisément : le fait d'initier,
de commencer quelque chose de nouveau dans le monde, comme le disait
Arendt. Initier, c'est créer. Mais il ne s'agit en rien d'une
"pure création". Cette création connaît
des déterminations. Sa nécessité et son impulsion
naissent, en quelque sorte, des événements-service
qu'il faut affronter. Je prendrai deux exemples. Une téléopératrice,
dans un centre d'appel. Elle reçoit un coup de téléphone
d'un client, qui lui pose un problème singulier. Elle s'engage
dans l'initiation d'une réponse. Elle ne va pas créer
de manière "pure". Il faudra qu'elle comprenne
le problème, tel qu'il existe pour le client, en acquiert
l'intelligence. Il faudra qu'elle mobilise un ensemble de savoirs
et d'information préexistantes. Il faudra qu'elle oriente
éthiquement sa pensée, en anticipant les effets qu'elle
va engendrer par sa réponse sur et pour le client. Et c'est
dans ce cours qu'elle initiera une réponse, qu'elle commencera
quelque chose de nouveau. Autre exemple : un chercheur en sociologie,
qui doit traiter d'un problème posé dans une organisation
du travail. Il ne va, ni inventer de nulle part, ni se contenter
de prolonger des chaînes de connaissances. Il faudra qu'il
s'immerge dans le milieu social qu'il doit étudier, qu'il
offre aux membres de ce milieu l'occasion de s'interroger sur leur
propre organisation du travail, qu'il mobilise toutes ses connaissances
scientifiques préalables, mais en fonction des situations
concrètes de terrain qu'il rencontre alors. C'est à
partir de là qu'il imaginera des évolutions possibles
de l'organisation du travail, qu'il fera œuvre de création.
Et cette création se présentera aussitôt comme
une offre discutable, comme des possibles offerts aux sujets de
l'organisation, à leur choix de vie au travail et à
la manière dont eux-mêmes pensent pouvoir orienter
leur activité professionnelle. Elle lancera ou relancera
le débat et l'action. Qui dit "initiative", dit
engagement de la subjectivité. Dit : rupture avec des adaptations
mécanistes ou avec des conformismes de la pensée.
L'engagement de la subjectivité est plus et autre chose qu'un
simple engagement de l'intellect. C'est toujours, à partir
de la sollicitation de l'intellect, le tracé d'une perspective,
une prise de parti. La téléopératrice, comme
le chercheur sociologue, vont prendre parti. Ils vont s'engager.
Leur imagination créatrice d'options ou de solutions est
toujours déjà un engagement éthique.
J'en viens alors à ce qu'on appelle aujourd'hui un "réseau",
mais que je préfère qualifier de communauté
d'engagement. Dans la vie d'une telle communauté, c'est à
la fois la nécessité et l'insuffisance de l'information
qui frappent. Parce que le public ou le destinataire d'un service
est toujours en puissance de requérir une offre globale et
pérenne dans la durée, parce qu'il faut, par exemple,
fidéliser un client, dans la suite d'une multitude de contacts
et d'actions, et en proposant périodiquement des innovations
de service, le travail réussi n'est jamais celui d'un seul
individu. Le travail peut être ou non l'œuvre d'un collectif,
au sens de faisant agir consciemment ensemble une pluralité
de sujets. Mais il est d'abord et fondamentalement commun : les
effets à produire sont communs, dans la durée, et
les actions se doivent, au risque d'échouer ou de décevoir,
d'être congruentes. Un système d'information est pertinent
lorsqu'il offre les données structurées qui permettent
une mise en commun de ce que l'on sait déjà sur une
situation ou sur un destinataire et lorsque, comme indiqué,
ces données peuvent être rafraîchies, actualisées
au gré des événements. Mais la limite intrinsèque
de tout système d'information par rapport à l'engagement
commun créatif est qu'il n'autorise pas, par lui-même,
l'invention commune. Pour initier quelque chose de manière
commune, ou pour rendre communes des initiatives multiples, s'impose
la nécessité du dialogue, de la formation d'une opinion
partagée( [2]). Cela ne peut se faire que par échanges
langagiers, conversation, débat, controverses, relances.
Contrairement à un point de vue répandu, ce qui,
dans les formes de dialogue, s'échange le plus, ce ne sont
pas des savoirs, mais des opinions éthiques. Car la plus
forte vertu d'une posture éthique est qu'elle est questionnement
permanent, jamais achevable. Prenons une équipe d'enseignants
en sociologie dans une université : la formation qu'elle
donne aux étudiants est-elle bonne ? pourrait-elle être
meilleure ? Toute réponse ne peut être qu'incomplète
et provisoire, et toujours contestable. Il faut sans cesse relancer
le dialogue.
Conclusion : la courbure des deux temporalités
Je voudrais retourner la pièce et me demander : que devient
le contrôle du contrôle disciplinaire, que devient la
régulation ? Elle se dissout à grande vitesse. L'Etat
social bat de l'aile. Toutes les grandes institutions sociales sont
en crise et le code du travail est particulièrement mal en
point. On peut le regretter. Mais lorsque ce qu'il y a à
discipliner et réguler tend lui-même à disparaître,
la régulation tourne à vide. La sécurisation
du salariat, qui était devenu congruente au système
disciplinaire, n'a plus d'objet, parce que… il y a de moins
en moins de pratiques disciplinaires à discipliner et corriger,
voire à fuir. L'engagement créatif a pour face inverse,
mais non symétrique, dans l'ambivalence de leur co-présence
sur la même pièce de monnaie, le micro-capital. Pourquoi
et en quoi sécuriser un salarié qui devient, à
lui-même, son propre employeur, ou, plus exactement, qui devient
prisonnier d'un jeu dans lequel il doit en permanence justifier
du fait qu'il s'auto-emploie, face à son véritable
employeur ? Pourquoi un système solidaire de retraite par
répartition, alors que chaque individu est supposé
pouvoir prendre l'initiative de se sécuriser lui-même
?
Mais retournons à nouveau la pièce et revenons à
pile. Dans la productivité de l'engagement créateur,
dont j'ai esquissé les traits, la question de la sécurité
est-elle centrale ? Non. Ce qui est décisif, c'est de produire
et de maintenir les conditions de cette créativité.
La sécurisation n'est nécessaire que comme support
de ces conditions. Deux temporalités s'interpénètrent,
se croisent dans leur courbure.
D'un côté, la temporalité propre de l'engagement,
de l'initiative : temporalité du devenir en acte, du présent,
tendu entre passé et avenir, de l'extrême tension dont
parle Deleuze( [3]), au cœur de l'événement qui
se passe et de la contre-effectuation que moi, nouveau professionnel,
téléopératrice ou chercheur ou enseignant ou
de toute autre profession, j'opère par mon initiative. Tout
engagement subjectif, qui se concrétise en actions, est devenir,
temps des mutations que, créatifs, nous contribuons à
faire apparaître et conduire.
D'un autre côté, la temporalité du ressourcement,
de la respiration, de la préparation à l'événement
qui n'a pas encore surgi ou que je n'ai pas encore provoqué.
Cette seconde temporalité, je peux l'imager de deux manières.
Celle, prosaïque, de la pile électrique. J'ai un appareil
photographique numérique. Je dois penser en permanence à
recharger ses piles, au risque de ce que, au moment de prendre la
"bonne" photo, mon appareil soit indisponible… Celle,
plus évocatrice, du danseur. Avant d'entrer en scène,
le danseur aura dû longuement se préparer. Je pense
ici moins aux répétitions, qu'à la manière
personnelle dont il aura dû travailler le rapport à
son corps et laisser, de temps à autre, son esprit rêver,
s'évader dans des figures de danse nouvelles, laisser se
construire les évocations imaginées.
Dans ces deux temporalités, nous ne cessons de travailler.
Les deux sont indispensables. La sécurité dont nous
devons alors disposer est simple à formuler : un revenu qui
nous assure le recouvrement de ces deux temporalités en une
seule : le temps du travail.
[1] J'ai fait une première présentation de cette
analyse dans : Philippe Zarifian, A quoi sert le travail ?, La Dispute,
2003.
[2] Sur le lien entre invention et opinion, à partir de
la lecture de Tarde, voir : Maurizio Lazzarato, Puissances de l'invention.
La psychologie économique de Gabriel Tarde contre l'économie
politique, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.
[3] Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1997 [1969].
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