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Origine : http://contrejournal.blogs.liberation.fr/mon_weblog/2008/03/nous-assistons.html
«Les incidents au centre de rétention de Vincennes
ne sont pas des bavures, ce sont des violences structurelles»
estime Olivier Le Cour Grandmaison, enseignant en sciences politiques
à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne.
«Désormais il est assumé au plus haut niveau
de l’Etat que l’étranger en situation irrégulière
est une source de troubles et de maux. La traque, l’arrestation
et l’expulsion deviennent donc une priorité nationale»
analyse-t-il.
Vous parlez d’un «retour des camps» qu’est-ce
qui vous permet aujourd’hui d’utiliser ce terme ? N’est-il
pas trop chargé, excessif ou délicat par rapport à
la mémoire des disparus des camps, ceux de la Shoah notamment
?
Olivier Le Cour Grandmaison. « Ce type de camp n’a
bien sûr rien à voir avec les camps de concentration,
où le propre de l’interné n’est pas seulement
d’être privé de sa liberté, mais également
d’être massivement exposé à des tortures
et à une mort de masse permanente. Il est pourtant tout à
fait adéquat de parler de camp pour désigner les structures
dans lesquelles sont aujourd’hui internés en masse
des étrangers en situation irrégulière et destinés
à être – selon la formule consacrée -
renvoyés dans leur pays d’origine. Ça ne me
paraît pas excessif. Le camp ne se reconnaît pas à
l’image qu’on en a coutumièrement, c’est-à-dire
les barbelés, miradors et une lumière blafarde et
sinistre. Des lieux très hétérogènes
peuvent être effectivement transformés en camp, s’il
est possible rapidement d’y parquer un nombre relativement
important d’individus en exerçant sur eux un contrôle
très strict. Dernièrement à Roissy, des hôtels,
des salles d’attentes pour voyageurs normalement, des gares…
sont devenus des camps. Le point commun de tous ces lieux, c’est
la technique répressive utilisée : l’internement
administratif. Il s’agit de priver quelqu’un de sa liberté
non sur la base d’un jugement prononcé par un tribunal,
mais en vertu d’une décision prise par une autorité
administrative. Désormais, nous, et c’est un «nous»
collectif, considérons comme normal le fait d’interner
des étrangers en situation irrégulière, en
oubliant complètement que lorsque cette technique a été
utilisée dans l’Algérie coloniale par exemple,
les contemporains la considéraient comme un procédé
extraordinaire au regard du droit commun. Nous assistons aujourd’hui
à une extraordinaire banalisation. À droite comme
à gauche (pour ce qui est de la gauche parlementaire), l’enfermement
des étrangers apparaît comme la solution adéquate.
Il existe évidemment plusieurs désaccords concernant
les modalités d’application et le traitement infligé,
mais il existe un consensus sur la technique. Mais pourquoi estimer
normal que, pour le simple fait d’entrer irrégulièrement
sur le territoire national, des hommes et des femmes puissent être
privés de leur liberté ?
S’agit-il d’une violation des droits fondamentaux
?
Ces camps nient assurément un principe de base : il ne devrait
pas être possible de priver quelqu’un de sa liberté
en dehors d’un crime et d’un délit dûment
jugé par un tribunal compétent ! Cela ne signifie
pas que les internés sont privés de tout droit, mais
les garanties sont notoirement insuffisantes. Un état d’exception
permanent est mis en place, à l’intérieur même
de l’Etat de droit, conçu par l’Etat de droit
! Et qui fonctionne fondamentalement contre les étrangers
en situation irrégulière, ce qu’une juriste
appelle un «état de siège» contre les
étrangers. D’un côté il existe un droit
qui institue une sécurité juridique, pour les nationaux,
et de l’autre un droit qui institutionnalise l’insécurité
pour les étrangers en situation irrégulière.
Même les étrangers en situation régulière,
en concubinage voire mariés avec des Français(es),
et avec des enfants en France, sont menacés. Ils ne sont
plus sûrs de pouvoir demeurer sur le territoire français
avec la politique initiée par Nicolas Sarkozy. C’est
une insécurité qui porte atteinte à un droit
fondamental reconnu par le Conseil d’Etat : le droit à
mener une vie familiale normale.
Les récents incidents dans le centre de Vincennes vous
ont-ils surpris par leur gravité ?
Vincennes n’est que le dernier exemple sinistre en date.
Ces violences ne sont pas des faits divers, ces violences ne sont
pas des bavures, ces violences sont structurelles ! Elles sont induites
par la nature même du camp, et par la stigmatisation des étrangers
perçus comme dangereux, et qui même s’ils ne
sont pas totalement dépourvus de droits, ne disposent que
de prérogatives minimales. Ajoutez à cela des forces
de police qui savent qu’elles opèrent dans des lieux
globalement soustraits aux contrôles, la violence devient
un phénomène banal et courant dans ces centres de
rétention. Les événements de Vincennes n’ont
donc rien d’exceptionnel concernant la violence, la nouveauté,
on la trouve dans les mouvements de protestation qui ont suivis,
ainsi qu’une petite opération politicienne tendant
à faire croire que la police et le gouvernement menaient
une politique de transparence en la matière. Il faut rappeler
qu’une seule association peut pénétrer dans
les centres : la CIMADE (Comité intermouvements auprès
des évacués). Si le gouvernement veut aller jusqu’au
bout, il faudrait commencer par autoriser toutes les associations
qui défendent les droits de l’homme à entrer
dans ces camps.
Quel est l’impact de la politique de Nicolas Sarkozy
sur les conditions de rétention ?
Aujourd’hui, les centres de rétention concernent des
hommes et des femmes qui antérieurement, pour diverses raisons
et notamment parce qu’ils avaient des attaches fortes en France,
n’étaient pas arrêtés auparavant. Sont
ainsi enfermées et expulsées des personnes qui peuvent
résider en France depuis 10, 15 ans ou plus longtemps encore,
qui peuvent vivre en concubinage avec des Français(es), et
qui dans certains cas mêmes ont des enfants en France. Les
mêmes qui font grand cas de la préservation de l’unité
familiale quand il s’agit de nationaux, ou d’étrangers
vivant régulièrement en France, n’ont aucun
scrupule à séparer les parents de leurs enfants, voire
à expulser des enfants en violant pour cela une convention
internationale ratifiée par la France et certaines dispositions
express du Code de l’entrée et du séjour des
étrangers et du droit d’asile. Le nombre de personnes
placées en rétention et expulsées a ainsi considérablement
augmenté dès l’entrée de Sarkozy au ministère
de l’Intérieur mais nous assistons à un phénomène
encore plus grave : l’avènement d’une xénophobie
d’Etat ! Désormais il est assumé au plus haut
niveau de l’Etat que l’étranger en situation
irrégulière est une source de troubles et de maux.
La traque, l’arrestation et l’expulsion deviennent donc
une priorité nationale. Des moyens matériels et humains
considérables sont engagés à cette fin. Le
ministère abracadabrantesque de Brice Hortefeux en est l’incarnation
: ministère de l’immigration, de l’identité
nationale de co-développement et de l’intégration.
Sur son site officiel, une seule activité est d’ailleurs
mise en avant : la traque, l’arrestation et l’expulsion.
Les objectifs sont très élevés: pour 2008,
le quota est fixé à 28 000 expulsions ! Et cela doit
augmenter chaque année !
S’agit-il d’un retour du nationalisme ?
Avec l’élection de Nicolas Sarkozy, la lutte contre
les clandestins est pensée comme un élément
essentiel de la préservation de la sécurité
des nationaux et de l’unité nationale. Nous assistons
à un retour d’une forme très convenue, xénophobe
et parfois agressive du nationalisme, avec l’objectif de redonner
aux Français une fierté qu’ils seraient supposés
ne plus éprouver pour leur patrie. Il s’agit d’articuler
une politique ouvertement xénophobe et la réactivation
de grands discours sur la France, son passé prestigieux,
ses origines chrétiennes, les beautés de sa colonisation
réputée avoir été synonyme de civilisation…
Vous décrivez un phénomène d’externalisation
parallèle à cette multiplication des camps sur le
sol européen. Quel est son rôle ?
Les camps se multiplient en effet en Europe, principalement sur
la «ligne de front» (Grèce, Malte, et les derniers
entrants). L’externalisation se développe en parallèle
pour redoubler et sanctuariser les frontières de l’Union
Européenne. Il s’agit d’exporter les camps d’internement
d’étrangers hors de l’UE, notamment dans les
pays du Maghreb, considérés comme essentiel pour contrôler
les «flux migratoires» en provenance d’Afrique.
À charge pour ces Etats, que l’on sait peu scrupuleux
quant au respect des droits de l’homme et des principes démocratiques,
d’interner les étrangers sur leur sol. La présence
en Europe d’un nombre relativement important de camps d’internement
au regard de son passé génocidaire, est très
difficile à assumer. Selon le bon principe qui veut que l’on
cache ce que l’on ne peut véritablement tolérer,
on procède donc à l’externalisation de ces camps
dans des Etats dont les diplomates disent pudiquement qu’ils
sont soumis à des «standards» juridiques différents.
Très cyniquement, cela signifie qu’il sera possible
d’expulser plus facilement les étrangers arrêtés.
Un ministre italien reconnaissait ainsi que ce qu’il advient
dans les camps libyens n’est pas de son ressort. Sous-entendu,
on s’en lave les mains ! L’Europe ne cesse de sous-entendre
ou même d’affirmer explicitement qu’elle est en
guerre contre les «clandestins». Tous les moyens (ou
presque) sont bons pour mener cette bataille ! La directive (en
projet) va dans ce sens : la rétention administrative pourrait
atteindre 18 mois ! Ce projet permettrait aussi de prononcer contre
les étrangers en situation irrégulière et expulsés
dans leur pays d’origine une peine d’interdiction de
séjour de 5 ans sur le territoire des Etats membres de l’UE.
L’avènement d’une xénophobie d’Etat
n’est donc pas propre à la France, il s’agit
d’une véritable «xénophobie d’institution»
au niveau européen. Frontex, l’agence européenne
qui se charge des frontières, dispose même de moyens
militaires : les drones sont désormais utilisés pour
le contrôle des frontières. Là encore on assiste
à une extraordinaire banalisation de techniques originellement
militaires désormais tournées vers le contrôle
de populations civiles. Soit dit en passant après que le
gouvernement français ait envisagé d’utiliser
les mêmes drones pour les banlieues…
N’y a-t-il pas une certaine indifférence ou une
trop faible mobilisation de l’opinion publique sur ces conditions
de rétention ?
Effectivement. Et cela s’explique tout d’abord par
l’extraordinaire démission des partis de l’opposition
parlementaire, pour des raisons électorales. Les députés
ont en effet un droit d’accès permanent aux camps de
rétention, dont ils n’usent visiblement pas ! Ensuite,
Ces centres sont des «hors lieux» : ils sont quasiment
invisibles ! Qui sait lorsqu’il se rend à Roissy CDG
qu’à quelques mètres seulement de lui se trouvent
des étrangers placés en zones d’attente et dans
certains cas en cours d’expulsion ? Il s’agit d’une
invisibilité organisée. Cependant, entre le moment
où ce livre a été écrit (2007) et aujourd’hui,
les réactions se multiplient car la situation s’est
aggravée, les quotas d’expulsions se sont durcis, et
aussi grâce aux mobilisations de masse organisées par
le Réseau éducation sans frontières (RESF).
Ces derniers ont fortement contribué à sortir ce sujet
de la marginalité »
Recueillis par CAMILLE STROMBONI
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Olivier Le Cour Grandmaison a écrit et codirigé Le
Retour des camps? aux Editions Autrement, en 2007. Il est également
l’auteur de Haine(s). Philosophie et Politique, (PUF, 2002)
et Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial,
(Fayard, 2005).
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