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Origine :
http://www.creis.sgdg.org/colloquescreis/2004/Guchet.htm
Résumé :
Les techniques biométriques évoquent immédiatement
(cinéma oblige) le contrôle d'accès à
des lieux sensibles. L'enjeu de leur usage serait sécuritaire.
Or, ces techniques sont de plus en plus utilisées dans des
lieux où la sécurité n'est pas toujours l'enjeu
majeur : administrations, entreprises, écoles. Le contrôle
d'accès aux cantines scolaires illustre très bien
ce type d'usage non sécuritaire de la biométrie. En
s'appuyant sur la grille d'analyse du pouvoir de Michel Foucault,
la présente communication entend apporter un début
de compréhension des mécanismes très spécifiques,
et dans une certaine mesure nouveaux, du pouvoir qui s'exerce sur
les élèves et dont la biométrie n'est qu'un
élément.
1. Le pouvoir en question
1.1. Impératif sécuritaire contre libertés
publiques
Cette communication est un premier bilan d'une enquête menée
par Sylvie CRAIPEAU (INT), Gérard DUBEY (INT) et moi-même,
sur l'usage des techniques biométriques d'identification
des personnes. Au sujet de ces techniques, une crainte majeure est
souvent exprimée : le pouvoir en place se doterait de moyens
de surveillance terriblement efficaces, laissant les sujets entièrement
démunis, livrés à une transparence totale.
Visibilité totale des sujets sous l'oeil du pouvoir, grande
efficacité des moyens d'action de ce même pouvoir :
les techniques biométriques porteraient à un niveau
d'efficacité jamais atteint le dispositif voir-agir qui matérialise
l'exercice du pouvoir dans la société.
On évoque alors Big Brother, référence quasi-obligatoire
de ceux qui dénoncent cette emprise renforcée du pouvoir
sur les sujets (un Big Brother Award a même été
décerné par l'ONG anglaise International Privacy au
quartier londonien de Newham, pour un dispositif de surveillance
de la population qui comprenait un outil biométrique, un
logiciel de reconnaissance faciale). En France, la Commission Nationale
Informatique et Libertés (CNIL) apparaît comme un garde-fou
contre les dérives du pouvoir qui s'appuie sur les techniques,
et n'a pas manqué de se prononcer sur l'usage de la biométrie
: elle a émis en l'an 2000 un avis défavorable concernant
l'usage de la technique des empreintes digitales, pour l'accès
à la cantine scolaire dans un collège niçois.
La situation serait donc claire : il s'agirait de défendre
les libertés publiques et de protéger les données
personnelles des individus contre un pouvoir répressif, surplombant
les sujets et portant atteinte à ces mêmes libertés.
Il est exact que le 11 septembre 2001 s'est traduit, en particulier
aux Etats-Unis, par une série de mesures qui ont été
jugées liberticides : la biométrie s'insère
dans un dispositif de surveillance contraignant qui s'est intensifié
depuis lors.
Ce phénomène ne peut pas être minimisé.
Reste qu'une telle approche des techniques biométriques risque
de passer à côté de l'essentiel. C'est probablement
dans l'aéronautique que le développement de la biométrie
est aujourd'hui le plus médiatisé. L'intérêt
du secteur pour ce type de techniques ne date pas du 11 septembre,
mais il est vrai que les attentats de New York ont incité
les pouvoirs publics français à renforcer les contrôles
d'accès aux avions et aux zones réservées dans
les aéroports. Le souci sécuritaire est ici directeur,
même si le secteur s'est aussi intéressé à
la biométrie pour des applications plus commerciales. Les
termes du débat semblent donc bien posés : des instruments
de contrôle sont installés par le pouvoir d'Etat, dont
un ministre bien connu a fini par symboliser l'exercice ; ces nouveaux
outils entre les mains du pouvoir d'Etat peuvent avoir des effets
liberticides dont la société civile doit se prémunir.
1.2. Le contexte scolaire : un usage non sécuritaire
de la biométrie ?
Contrairement à son usage dans l'aéroportuaire, l'usage
de la biométrie en milieu scolaire est très peu médiatisé.
Qui sait que dans un certain nombre d'établissements scolaires
en France, les élèves doivent introduire leur main
dans une machine pour accéder à la cantine scolaire
(technique par reconnaissance du contour de la main), voire pour
accéder à [2] l'établissement lui-même
? L'intérêt des établissements scolaires pour
la biométrie est récent, le collège niçois
finalement débouté semble être le premier à
avoir fait une demande en ce sens. Le principal du collège
Joliot-Curie de Carqueiranne (Var), fort de l'expérience
niçoise, a déposé en 2002 un dossier concernant
la technique du contour de la main (pour l'accès à
la demi-pension toujours). La CNIL a rendu un avis favorable en
octobre 2002, estimant que cette technique, contrairement à
celle des empreintes digitales, « ne laisse pas de traces
dans la vie courante et ne peut donc être [3] détournée
de sa finalité première » .
Fort de l'aval de la CNIL, le principal du collège a demandé
au prestataire technique de développer le produit. La machine
a été installée dans deux autres établissements,
à Sainte-Maxime (Var) et à Marseille. Après
quelques difficultés au début, le dispositif est devenu
opérationnel dans les trois établissements à
la rentrée 2003 (un peu plus tard à Joliot-Curie).
Plusieurs dizaines d'établissements scolaires en France sont
actuellement en demande de ce dispositif pour le contrôle
d'accès à la cantine scolaire, et il est à
prévoir que dans les prochaines années, l'intérêt
ira grandissant pour cette technique, y compris pour d'autres[ 4]applications
: accès à la bibliothèque de l'établissement,
gestion des prêts de livres, accès à l'établissement
lui-même . Or, l'impératif sécuritaire stricto
sensu n'apparaît pas primordial.
En effet, deux des trois établissements concernés
sont situés dans des zones reconnues comme tranquilles, «
sans histoire » : pas de graves problèmes de délinquance,
de violence scolaire. Le thème sécuritaire n'est pas
complètement absent, loin de là, mais il se formule
de manière différente : il ne s'agit pas d'interdire
l'accès à l'établissement à ceux qui
n'y sont pas autorisés (comme dans l'aéroportuaire)
; il s'agit d'empêcher ceux qui sont censés être
à l'intérieur, les élèves, de ne pas
être là où ils devraient être (en l'occurrence,
à la cantine) sans qu'on le sache de manière entièrement
fiable. Non pas contrôler ceux qui entrent sans y être
autorisés : contrôler ceux qui devraient entrer et
qui n'entrent pas, ou qui sortent et ne reviennent pas. La cible,
ce n'est pas l'intrus : c'est l'élève normalement
inscrit. Certes, le contrôle des absences existaient déjà
: mais avec la biométrie, le contrôle gagne en fiabilité.
Renforcer la fiabilité des techniques du contrôle de
la présence des élèves : tel est l'objectif
avoué, du moins à Joliot-Curie.
1.3. Pouvoir transcendant, pouvoir immanent
L'installation de la biométrie dans les établissements
scolaires n'a pas du tout été pilotée par une
instance centrale, Ministère, Rectorats notamment ; elle
s'est faite à l'initiative des seuls chefs d'établissement.
Par ailleurs, si les trois établissements scolaires ont retenu
la même technique, pour le même usage (le contrôle
de l'accès à la demi-pension), il est apparu que les
divergences l'emportaient dans une certaine mesure sur les rapprochements
possibles : divergences notamment dans les motivations affichées,
dans les discours produits sur la technique elle-même (par
les élèves notamment), dans la mise en oeuvre du dispositif
(quels sont les personnels impliqués ? Où la reconnaissance
biométrique se fait-elle, dans le self ou à l'extérieur
?
Comment la biométrie se connecte-t-elle à d'autres
outils de contrôle et de gestion, et quels sont ces outils
?). Il est apparu aussi que l'usage de la biométrie a eu
des effets bien réels dans la redistribution des rapports
de force au sein des établissements, entre élèves,
parents d'élèves, administration, vie scolaire, professeurs.
Deux conclusions donc : l'usage de la biométrie est concerné
au premier chef par l'exercice d'un pouvoir ; une bonne compréhension
du type de pouvoir qui se met en place, quand ces techniques se
mette[n 5] t à fonctionner dans la société,
oblige à renoncer à la conception du pouvoir suggérée
par la figure de Big Brother , au profit d'une analyse fine des
rapports de force et des mécanismes de pouvoir qui leur sont
immanents.
Il s'agit en définitive de nous souvenir de la grande leçon
de Foucault sur le pouvoir : pour comprendre les mécanismes
et les effets du pouvoir dans les sociétés actuelles,
il faut renoncer à la conception traditionnelle, juridique
et négative du pouvoir, fondée sur la loi (l'interdiction).
A cette conception juridique, qui est encore présente en
filigrane des débats sur la biométrie (perçue
comme un instrument entre les mains du pouvoir d'Etat), il faut
substituer une conception technologique du pouvoir : le pouvoir
est immanent à un ensemble de mécanismes spécifiques,
qui forment « une machinerie dont nul n'est titulaire ».
Personne n'est hors de la machine, personne n'a à lui seul
la responsabilité de son fonctionnement. Il n'y a pas de
pouvoir concentré entre les mains d'un seul, origine transcendante
et source unique du pouvoir. Le pouvoir est hétérogène,
régional, multiple, il se développe en des points
innombrables.
Analyser la biométrie comme instrument de pouvoir, c'est
l'insérer dans des mécanismes de pouvoir spécifiques
et locaux, c'est donc assumer l'hétérogénéité
des rapports de force, et du pouvoir qui s'exerce de façon
immanente à ces rapports de force, dans chacun des trois
collèges. « La fonction primitive, essentielle et permanente
de ces pouvoirs locaux et régionaux est [...] d'être
les producteurs d'une efficience » (Foucault, 2001, p. 1006).
Cette efficience a les plus étroites connexions avec ce qu'il
est convenu d'appeler, de manière un peu floue, la rationalisation
de la société. Au collège, l'usage d'un dispositif
de contrôle biométrique doit permettre de rendre plus
efficiente la gestion des flux de demi-pensionnaires, des paiements,
des absences, en rationalisant les activités de gestion.
Or, cette première désignation est encore très
insuffisante : il ne suffit pas en effet d'évoquer une quelconque
rationalisation en général, de manière univoque
; il faut analyser quel type spécifique de rationalité
se met en place avec la biométrie, c'est-à-dire de
quelle manière sont rationalisées les relations de
pouvoir. Pouvoir et rationalité ont donc une effectivité
locale d'abord. Inutile de chercher une explication première
dans un sujet, ou un petit nombre de sujets qui décident
des orientations générales. Il n'y a pas un pouvoir
homogène qui se diffuse dans tous les interstices de la société,
ce sont au contraire d'innombrables micro-pouvoirs qui finissent
par se connecter entre eux et par constituer des nappes plus ou
moins homogènes.
Ne cherchons pas l'état major qui préside à
sa rationalité ; ni la caste qui gouverne, ni les groupes
qui contrôlent les appareils de l'Etat, ni ceux qui prennent
les décisions économiques les plus importantes ne
gèrent l'ensemble du réseau de pouvoir qui fonctionne
dans une société (et la fait fonctionner) ; la rationalité
du pouvoir, c'est celle de tactiques souvent fort explicites au
niveau limité où elles s'inscrivent - cynisme local
du pouvoir - qui, s'enchaînant les unes aux autres, s'appelant
et se propageant, trouvant ailleurs leur appui et leur condition,
dessinent finalement des dispositifs d'ensemble : là, la
logique est encore parfaitement claire, les visées déchiffrables,
et pourtant, il arrive qu'il n'y ait plus personne pour les avoir
conçues et bien peu pour les formuler : caractère
implicite des grandes stratégies anonymes, presque muettes,
qui coordonnent des tactiques loquaces dont les "inventeurs"
ou les responsables sont souvent sans hypocrisie (Foucault, 1976,
p.125).
Concernant l'enquête dans les collèges, des dispositifs
d'ensemble n'apparaissent pas encore, il est sans doute trop tôt
; reste donc à analyser ces figures limitées, locales
et spécifiques de la rationalité et du pouvoir. Je
me limiterai dans la [6] suite de cette communication au cas du
collège Joliot-Curie de Carqueiranne .
2. Un outil : la grille d'analyse du pouvoir de Michel Foucault
La référence à Foucault semble s'imposer par
quatre traits caractéristiques de la technique biométrique
mise en place à l'école : un pouvoir qui fait tout
voir (dont le panopticon est l'illustration bien connue) ; l'apparition
de contraintes de rationalité nouvelles à l'école
; un pouvoir qui prend appui sur le corps ; un pouvoir qui fonctionne
associé à la production d'un savoir sur les élèves.
2.1. Biométrie et redéfinition de la fonction
de surveillance
La biométrie semble organiser la visibilité totale
de l'espace dans lequel elle s'insère. Ainsi, le principal
du collège Joliot-Curie dit chercher à obtenir une
« transparence absolue » : il s'agit de savoir en permanence,
et en temps réel, où sont et ce que font les élèves,
notamment s'ils mangent ou s'ils ne mangent pas. Dès lors,
on ne peut pas s'empêcher de penser au panopticon de Bentham.
Notons que le panopticon n'est nullement limité à
la prison, il s'agit d'une sorte de modèle architectural
utopique censé s'adapter à tous les espaces dans lesquels
la surveillance est un problème à résoudre
(prisons, mais aussi écoles, casernes, asiles etc.). Notons
aussi que le panopticon ne résume pas à lui seul la
théorie du pouvoir de Foucault ; Foucault n'a jamais dit
que l'organisation panoptique de la visibilité suffisait
à résumer toute la technologie du pouvoir dans les
sociétés actuelles (il a même dit le contraire).
Cette dimension est donc importante dans le cas de cette étude
sur la biométrie au collège, mais en aucun cas elle
ne doit être considérée a priori comme la seule
dimension, ni même peut-être comme la plus importante.
Plutôt que d'invoquer de façon univoque une visibilité
totale, il s'agit de décrire avec précision les mécanismes
spécifiques qui assurent la mise en transparence de l'espace
scolaire.
La biométrie a été installée au collège
de Carqueiranne en même temps ou presque que deux autres outils
de suivi des élèves : premièrement, un logiciel
permettant de mettre en ligne, et en temps réel, les notes
de chaque élève sur le site de l'établissement.
Ce site est consultable par les parents, qui accèdent aux
résultats de leurs enfants grâce à un code confidentiel.
Deuxièmement, un logiciel permettant au chef d'établissement
d'envoyer un SMS sur le téléphone mobile des parents
(principalement utilisé pour avertir les parents des retards
de leurs enfants, et ceci en temps réel). La biométrie
s'insère donc dans un dispositif plus général
d'informatisation de la gestion des élèves dont l'apport
essentiel, en terme de surveillance, semble être de rendre
possible un suivi des élèves en temps réel.
Jusqu'à un certain point, l'enjeu ici est le temps, et non
l'espace (c'est moins vrai au collège de Sainte-Maxime).
Le modèle du panoptique n'est alors peut-être pas le
plus adéquat. Considérer la maîtrise du temps,
et non de l'espace, comme l'enjeu majeur du dispositif de surveillance
et donc de la biométrie à l'école, ce n'est
pas dire que l'objectif premier est d'accélérer le
passage des élèves à la cantine. Certes, cette
dimension est évoquée par certains chefs d'établissements
: face à un nombre croissant de demi-pensionnaires, la gestion
efficace des flux devient une priorité.
Mais l'objectif n'est pas de gagner du temps, il suffit tout au
plus de ne pas en perdre : sept ou huit secondes maximum pour chaque
élève, telle est la limite au-delà de laquelle
le système ne peut pas fonctionner. Sept ou huit secondes,
c'est beaucoup plus qu'un contrôle effectué par un
surveillant qui coche sur des listes les noms des élèves
(une seconde environ). L'intérêt de la biométrie
est donc bien ailleurs, dans la possibilité de libérer
l'un des surveillants pour d'autres fonctions (automatisation de
la surveillance), et dans la possibilité d'assurer un contrôle
fiable des élèves. Resitué dans l'ensemble
des outils informatiques du contrôle (notes en ligne, SMS),
la biométrie révèle donc son fonctionnement
spécifique dans les mécanismes du pouvoir qui s'exerce
sur les élèves : il s'agit d'une part de transférer
la fonction de surveillance (du moins la fonction de surveillance
assurée à l'entrée de la demi-pension), des
surveillants proprement dits à un dispositif technique, et
d'autre part de multiplier les acteurs de cette surveillance, et
pas seulement autour de la demi-pension. En effet, la technique
biométrique constitue un point d'appui pour d'autres acteurs
que les personnels de la vie scolaire, qui se mettent à exercer
une fonction de surveillance sur les élèves. Le rôle
du gestionnaire, et des personnels de l'intendance en général,
se trouve ainsi renforcé. Ces personnels semblent occuper
une position plus importante dans le nouveau dispositif de surveillance.
Le fait est sensible au collège de Sainte-Maxime surtout,
mais il l'est aussi dans les autres établissements.
La redistribution du pouvoir renforce aussi la surveillance exercée
par une autre catégorie d'acteurs : les parents. Les élèves
de Joliot-Curie expriment très bien ce qui apparaît
comme une crainte, celle de voir entrer la surveillance parentale
au sein même de l'établissement. Le chef d'établissement
motive en effet la mise en place de ces outils de suivi par la possibilité
d'informer en temps réel les parents, et ceci afin de leur
donner les moyens de réagir très vite en cas de difficultés
rencontrées par leurs enfants. L'objectif est clairement
pédagogique. Rien ne doit rester caché. Les outils
de suivi doivent en particulier permettre de déjouer les
stratégies de dissimulation des élèves. Cette
situation n'est pas sans rappeler les analyses de Foucault sur l'émergence
au XIXe siècle de la grande fonction de surveillance- correction,
relayée par les instituteurs de la République. Le
chef d'établissement du collège de Carqueiranne pense
sa mission éducative en étroite collaboration avec
les parents. Or, renforcer les instruments de la surveillance parentale
au sein de l'école, n'est-ce pas briser l'image de l'école
comme lieu traditionnel de transgression pour les enfants, en particulier
touchant l'alimentaire : n'est-ce pas d'abord à l'école,
avec ses camarades, que l'enfant libère au moins partiellement
son alimentation de la surveillance parentale ?
Au cours de l'entretien, il est apparu que certains élèves
associaient la biométrie à des représentations
infantiles d'angoisse. Certains petits ont même évoqué
la présence d'un monstre à l'intérieur de la
machine. Les plus grands rationalisent leur peur, mais ils l'expriment
dans des termes assez proches : on a peur de se faire électrocuter
en mettant la main dans la machine, par exemple. La machine ne punit
pas comme le ferait un maître sévère, s'adressant
à des élèves dissipés ou peu studieux
: elle châtie. Châtiment et punition ne doivent pas
être confondus. Un élève explique que pour lui,
la biométrie signifie qu'il ne pourra plus choisir de ne
manger ou de ne pas manger. Etrange idée, puisque le but
du principal n'est évidemment pas d'obliger les enfants à
ingérer leur repas. Dans cette peur s'exprime l'idée
que la machine tient davantage de l'ogre ou du croquemitaine (si
tu ne manges pas ta soupe...) que du surveillant qui administre
des punitions.
On remarque que les élèves, dans les trois établissements,
ont une bonne image des surveillants. Ils sont parfois proches d'eux.
Ce n'est pas la fonction de surveillance elle-même qui est
en cause, c'est la nature d'un pouvoir qui s'exerce sur eux, dont
les surveillants ne sont plus les seuls ni même peut-être
les principaux relais ; un pouvoir qui est vécu comme infantilisant
et qui passe par la machine. Une surveillance sans les surveillants,
en somme. Deux anecdotes illustrent la perception de la machine
comme relais de l'autorité parentale à l'école
: dans le journal des élèves daté du mois de
novembre 2003, un dessin représente un enfant devant la machine.
Il introduit sa main et la machine, au lieu de le laisser passer
après authentification, lui d[i7t] : tu as les mains sales,
vas te laver. Sur le même thème, le prestataire technique
explique que lors de l'enrôlement (dans l'un des trois collèges),
une élève s'inquiétait de poser la main dans
l'appareil parce que d'autres avant elle l'avaient fait et pouvaient
avoir les mains sales. Cette idée est revenue lors des entretiens.
Se laver les mains avant de manger : injonction typiquement parentale.
2.2. Biométrie, rationalité, norme
La rationalisation des relations de pouvoir a deux aspects différents
: premièrement, une intériorisation par les élèves
de contraintes de rationalité nouvelles. Celui qui chercherait
dans le discours des élèves l'expression d'une résistance
frontale à la biométrie risque d'être déçu.
Ce qui apparaît plutôt, du moins à Carqueiranne
(ce thème est il est vrai moins sensible ailleurs), c'est
une demande d'intensification du pouvoir et de son efficacité.
En deux mots : le dispositif biométrique n'est pas assez
fiable, les fraudes sont possibles ; on peut améliorer le
système disent les élèves. Ils ont comme une
fascination pour les instruments du pouvoir. Les élèves
s'attendaient à ce que la biométrie, par un imposant
système de sas, de portes blindées (ici, le cinéma
est pourvoyeur de représentations), instaure un passage au
compte-gouttes.
La réalité est différente, un simple portillon
(que l'on peut facilement enjamber) est déverrouillé
si l'authentification a lieu normalement. Comme dans le métro.
Les élèves se disent déçus de ce qui
apparaît en somme comme un manque de sérieux, de crédibilité.
Dans l'évocation d'un passage au compte-gouttes, les élèves
semblent reproduire l'idéal d'un ordre où l'espace
est rendu transparent à ceux qui surveillent, où les
flux sont gérés de manière entièrement
rationnelle et où les mécanismes du pouvoir qui s'exerce
individualisent à l'extrême les êtres humains.
[8] Les élèves expliquent aussi que l'attribution
des codes (à cinq chiffres) s'est faite de manière
irrationnelle, puisque les codes de deux élèves qui
se suivent selon l'ordre alphabétique dans une même
classe, ne sont pas consécutifs. Il est vrai que cette remarque
ne témoigne pas uniquement d'une forte demande de rationalité,
elle peut aussi être comprise à l'inverse comme un
refus de l'atomisation individualisante que la machine pousse très
loin. En effet, les élèves justifient leur critique
en décrivant une situation simple : un élève
se présente devant la machine, il a oublié son code,
si les codes se suivaient il pourrait se tourner vers son camarade
derrière lui (les élèves sont en effet appelés
classe par classe, et dans l'ordre alphabétique), lui demander
son code et en déduire le sien.
Contre la séparation atomisante donc, refaire la continuité
du lien social. Néanmoins, il apparaît que l'installation
de la biométrie à l'école ne se limite pas
à l'apparition d'un nouvel outil : la biométrie ouvre
un champ de rationalisation nouveau, les codes créent des
contraintes de rationalité inédites intériorisées
par les élèves. Deuxièmement, la rationalisation
des relations de pouvoir prend l'allure d'un renforcement de la
norme : norme de comportement au moment des repas (il faut aller
manger) ; norme de comportement lors du passage proprement dit (les
élèves sont tenus d'adopter une attitude standard
en se présentant devant la machine). Ce thème est
évidemment à mettre en rapport avec ce que Foucault
appelait la discipline : un mécanisme de pouvoir par lequel
il devient possible de contrôler le corps social jusqu'aux
individus, en contrôlant leur comportement (chaque élève
doit passer tranquillement à l'appel de son nom) et en intensifiant
leur performance (la main doit être positionnée de
manière très précise dans la machine, en serrant
bien les picots, et ceci afin de ne pas ralentir la cadence). Une
société disciplinaire explique Foucault, ce n'est
pas une société dans laquelle les individus sont de
plus en plus obéissants. C'est une société
dans laquelle on a cherché un ajustement de plus en plus
rationnel et économique entre les activités productives
(assurer la bonne gestion des flux), les réseaux de communication
(via l'informatisation généralisée de la surveillance)
et le jeu des relations de pouvoir (Foucault, 2001, p.1054).
Certes, la biométrie n'est pas explicitement décrite
comme normalisante par les élèves. Néanmoins,
un détail loin d'être anecdotique témoigne d'une
sourde perception chez eux de la fonction normalisante de la biométrie.
Dans le journal des élèves, un texte sur la biométrie
est présenté immédiatement après un
article un peu surréaliste portant sur le thème de
l'uniforme scolaire à l'école. Faut-il réintroduire
l'uniforme à l'école ? Les élèves adoptent
un ton très critique à l'égard du gouvernement
qui voudrait normaliser la vie scolaire, en portant atteinte à
une liberté jugée essentielle : celle de s'habiller
comme on veut. Dans cet article il est question de révolte,
de lutte pour la liberté, de refus de la normalisation à
outrance, d'opposition au pouvoir. Le pouvoir visé ici, c'est
le pouvoir conçu de manière traditionnelle comme pouvoir
d'Etat, pouvoir juridique et négatif. Contre les mécanismes
de ce pouvoir beaucoup plus diffus, qualifié par Foucault
de technologique et dont la biométrie apparaît comme
un puissant relais, il est vrai que les élèves semblent
être démunis. Pas de résistance ouverte, pas
d'opposition frontale, aucun appel à la révolte. La
situation serait plutôt d'acceptation, et d'intériorisation
des injonctions de rationalité.
Cependant, et c'est aussi le grand enseignement de Foucault, l'alternative
n'est pas entre l'opposition frontale et ouverte, et pas d'opposition
du tout ; entre le refus et la soumission. L'insistance des élèves
à souligner le manque d'efficacité du dispositif de
surveillance (biométrie, mais aussi SMS) ne témoigne
pas nécessairement d'une complète soumission à
un pouvoir extérieur. Foucault a distingué les deux
registres de l'opposition et de la transgression. Le transgressif
dit Foucault, ce n'est pas le subversif, « il n'est pas animé
par la puissance du négatif ». La biométrie
est souvent associée à la représentation d'un
pouvoir totalitaire et tentaculaire, massif et homogène,
qui s'exerce de façon indifférenciée sur les
êtres humains ; ceux-ci opposent alors à ce pouvoir
qui vient d'en haut leur capacité de résistance et
de subversion. Or, les élèves n'évoquent jamais
les débats qui semblent familiers aux adultes. Ils ne connaissent
pas la CNIL, le thème de la protection des données
personnelles ne les concerne pas, ils ne perçoivent pas la
biométrie comme liberticide. En revanche, l'installation
de la machine est pour eux l'occasion d'explorer (fût-ce en
imagination seulement) de nouvelles possibilités de transgression.
La transgression n'est pas l'opposition violente au pouvoir et à
ses instruments. A aucun moment les élèves ne parlent
de s'en prendre à la machine. Il n'y a chez eux aucune intention
de la saboter.
Mais écoutons ce qu'ils nous disent : « notre [9] machine
a montré quelques défauts, d'où sa suspension
, bientôt les réparations. On espère tous la
retrouver mais, qui sait ? peut-être qu'à son retour
d'autres défauts surviendront ? » (extrait de l'article
du journal des élèves). De toute façon, ça
ne marchera pas, du moins pas comme l'espère le pouvoir.
Ce n'est pas subversif, c'est irrévérencieux et malicieux.
D'ailleurs, remarque profondément Foucault, si le pouvoir
cherche en permanence à multiplier ses points d'exercice,
ses instruments, et à renforcer leur efficacité, c'est
bien qu'en définitive ça ne fonctionne pas. «
Si on a assisté au développement de tant de rapports
de pouvoir, de tant de systèmes de contrôle, de tant
de formes de surveillance, c'est précisément parce
que le pouvoir était toujours impuissant » (Foucault,
2001, p.629). Dans 1984, ou dans Brave New World, ça ne peut
pas ne pas marcher. C'est toute la différence.
2.3. Un nouveau bio-pouvoir ?
Les techniques biométriques semblent plus que jamais assurer
l'investissement des corps par le pouvoir, ce qui comme on sait
est l'une des grandes idées de Foucault : à partir
du XVIIIe siècle, le pouvoir apparaît comme bio-pouvoir,
c'est-à-dire que le siècle inaugure une entrée
de la vie dans l'ordre du pouvoir. Là aussi, une précision
doit être apportée. Le bio-pouvoir a deux aspects essentiels
: celui d'une anatomo-politique, pouvoir s'exerçant sur les
corps individuels via les techniques disciplinaires du dressage
(on se souvient des célèbres analyses de Surveiller
et punir sur ce thème) ; celui d'une bio-politique, dont
l'objet n'est plus le corps dressable mais la population : contrôle
de la natalité, hygiène publique, santé publique,
longévité, races etc. Dans le cas de la biométrie
à l'école, cette évocation est très
séduisante puisqu'on retrouve, en première analyse
du moins, ces deux aspects du bio-pouvoir : un pouvoir qui s'exerce
sur les corps individuels, par une inclusion des individus «
à l'intérieur d'un système dans lequel chacun
est localisé, surveillé, observé », et
dans lequel chacun est en quelque sorte « enchaîné
à sa propre identité » (la capture des données
biométriques pose bien sûr la question de l'identité
individuelle, ou plutôt, plus précisément, la
question du mode d'individualisation identitaire des êtres
humains dans le nouveau dispositif de pouvoir) ; un pouvoir qui
s'exerce sur une population aussi, l'ensemble des demi-pensionnaires,
en vue d'augmenter l'efficience de la gestion des flux.
Toutefois, les mécanismes de pouvoir qui s'appuient sur la
biométrie semblent dans une certaine mesure échapper
à la caractérisation du bio-pouvoir au sens de Foucault.
Du côté de l'anatomo-politique d'abord : le dressage
disciplinaire des corps est une dimension bien réelle du
pouvoir qui s'exerce, je l'ai évoqué plus haut dans
les contraintes qui pèsent sur le comportement et la performance
des élèves (positionnement de la main, ordre de passage
devant la machine). Cependant, la capture des données biométriques
ne relève pas aussi simplement du dressage. Le pouvoir reste
très individualisant, mais le mode d'individualisation des
sujets ne s'appuie peut-être plus essentiellement sur la discipline.
Ce n'est pas le corps dressable qui est investi pas le pouvoir,
du moins ce n'est pas lui seulement. Foucault lui-même constatait
que « la discipline, qui était si efficace pour maintenir
le pouvoir, a perdu une partie de son efficacité »,
ce qui nous oblige à « penser le développement
d'une société non disciplinaire » (Foucault,
2001, p. 532, 533). Peut-être faut-il analyser le type de
pouvoir qui s'exerce en s'appuyant sur la biométrie autrement
que comme une intensification de la discipline. Ce n'est pas un
retour à l'école disciplinaire que nos grands-parents
et même nos parents ont connue. Du côté de la
bio-politique ensuite : la gestion des flux n'est pas exactement
identique à la régulation de la population.
La population, ce n'est pas simplement un groupe humain important,
c'est un ensemble « d'êtres vivants traversés,
commandés, régis par des processus, des lois biologiques
» (Foucault, 2001, 1012). Il s'agit bien d'une gestion de
la vie, de sa productivité, de son maintien. Or, la gestion
des flux de demi-pensionnaires ne s'inscrit pas dans un programme
politique aussi vaste. Il n'est pas question de faire croître
la vie comme telle. Ce n'est pas en tant qu'ils sont vivants que
les élèves sont objets d'une technologie de pouvoir,
c'est en tant qu'ils circulent. On dira tout au plus que la gestion
des flux est l'une des dimensions de la bio-politique, mais qu'elle
ne lui est pas coextensive.
2.4. Pouvoir et savoir
Foucault a enfin insisté lourdement sur une dimension essentielle
du bio-pouvoir : il s'agit d'un pouvoir dont l'exercice est indissociable
de la formation d'un savoir. Non pas que le pouvoir produise du
savoir ; non pas à l'inverse que le savoir donne du pouvoir
à celui qui le détient (ce qui est banal). Savoir
et pouvoir sont contemporains dans la nouvelle technologie politique
: l'insertion de l'être humain dans un dispositif de pouvoir
est concomitante de son insertion dans un dispositif de savoir.
Or, il apparaît qu'en effet l'usage de la biométrie
au collège contribue dans le même temps au renforcement
du contrôle et de la surveillance, et à la formation
d'un savoir spécifique sur les élèves. J'indique
ce point [10] de façon allusive, évoqué essentiellement
par le principal et la gestionnaire du collège de Sainte-Maxime
.
Le point intéressant est que les producteurs de ces savoirs
ne sont pas ceux auxquels on s'attendait, après avoir lu
Foucault : par exemple l'assistante sociale, le médecin scolaire,
l'éducateur (en l'occurrence, les personnels de la vie scolaire)
; les producteurs de savoir se trouvent dans le personnel d'administration
: direction, intendance. Ce point confirme l'idée d'une redistribution
des relations de pouvoir entre les différentes instances
au sein de l'école. Un détail encore : les professeurs
semblent être les grands perdants de cette redistribution.
Dans ce jeu de savoir- pouvoir, dont la biométrie n'est qu'un
élément, ils semblent occuper une position faible.
C'est peut-être l'enseignement le plus marquant de cette étude
en cours sur l'usage de la biométrie à l'école.
Bibliographie
CRAIPEAU, Sylvie, DUBEY, Gérard, GUCHET, Xavier, 2004,
Rapport final, projet incitatif GET 2003. La biométrie :
usages et représentations
FOUCAULT, Michel, 2001, Dits et Ecrits II, 1976-1988, Editions
Gallimard, Paris
FOUCAULT, Michel, 1976, Histoire de la sexualité. La volonté
de savoir, Editions Gallimard, Paris
FOUCAULT, Michel, 1975, Surveiller et punir. Naissance de la prison,
Editions Gallimard, Paris
ORWELL, George, 1950 pour la trad. française, 1984, Editions
Gallimard, Paris
Notes
[1] Docteur en philosophie. Membre du Centre d'Etude des Techniques,
des Connaissances et des Pratiques, Paris I (CETCOPRA)
[2] La technique des empreintes digitales est également
utilisée pour l'accès à la cantine scolaire
dans deux collèges privés d'Angers, et ceci bien que
la CNIL ait émis un avis défavorable à son
utilisation
[3] « Les empreintes digitales laissent des traces qui peuvent
être exploitées à des fins d'identification
des personnes à partir des objets les plus divers qu'on peut
toucher ou avoir en main [...] La constitution d'une base de données
d'empreintes digitales est [...] susceptible d'être utilisée
à des fins étrangères à la finalité
recherchée par sa création »
[4] Un lycée de Nice semble déjà être
équipé d'un contrôle biométrique d'accès
à l'établissement
[5] On remarque que dans 1984 il n'est justement pas question d'une
conception verticale et juridique, pour ainsi dire monarchique du
pouvoir, qui s'appliquerait de manière indifférenciée
à tous les sujets ; le pouvoir dont parle Orwell est un pouvoir
anonyme, diffus, sans instance suprême, relayé par
des mécanismes très subtils, des technologies variées
qui pénètrent l'ensemble de la société
jusqu'au plus intime de l'individu
[6] L'analyse des entretiens pour les deux autres établissements
est en cours
[7] L'enrôlement désigne l'enregistrement des données
biométriques
[8] L'élève tape son code, puis insère sa
main dans la machine : l'authentification consiste à rapprocher
le code du gabarit du contour de la main
[9] Allusion aux difficultés rencontrées au début
de l'année scolaire 2003-2004, qui ont amené le chef
d'établissement à retirer provisoirement la machine
pour modifications
[10] L'analyse des entretiens est en cours
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