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Origine : Agone
18 et 19 - Neutralité & engagement du savoir
Immanuel Wallerstein
Sciences sociales & société
contemporaine : l’éclipse des garanties de la rationalité (1)
Ce qui est « politique » pour la classe des producteurs
devient « rationalité » pour la classe intellectuelle.
Ce qui est étrange, c’est que certains marxistes croient la
« rationalité » supérieure à la « politique »,
l’abstraction idéologique supérieure à la réalité économique.
Antonio Gramsci
Le problème n’est pas tant que les intellectuels
ont converti la politique en rationalité, mais que leur foi déclarée
dans les vertus de la rationalité reflétait leur optimisme et a
servi à alimenter l’optimisme général. Le credo des intellectuels
était le suivant : puisque nous nous acheminons vers une compréhension
plus approfondie du monde réel, nous nous acheminons, de fait, vers
une meilleure façon de gouverner la société et un plus grand accomplissement
du potentiel humain. Les sciences sociales ne se sont pas seulement
fondées sur de telles prémisses, elles se sont présentées comme
la méthode la plus sûre pour mener à bien cette quête de rationalité.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Longtemps,
la théorie sociale a été dominée par une vision pessimiste, et particulièrement
contagieuse, de la vie terrestre. Le monde social était vu comme
inégalitaire, imparfait et condamné à le rester. La conception augustinienne,
selon laquelle nous serions irrémédiablement marqués par le péché
originel, a dominé une bonne partie de l’histoire de l’Europe
chrétienne. Nul doute qu’il s’agissait là d’une
chronosophie particulièrement rude (2). Quoi qu’il en
soit, certaines visions plus stoïques ou plus dionysiaques n’offraient
pas, pour l’avenir, de meilleures garanties. La quête bouddhiste
du nirvâna est un chemin au moins aussi long et difficile
que l’aspiration chrétienne à la sainteté.
C’est parce qu’il a institué une chronosophie
de ce monde, universelle et optimiste, que le monde moderne s’est
si longtemps auto-célébré – et en a rajouté sur la « modernité »
de sa Weltanschauung. Si mauvais qu’il fût, le monde
social pouvait être rendu meilleur – et ce au bénéfice de
tous. La croyance en la possibilité d’un progrès social a
été au fondement même de la modernité. On n’affirmait pas
– cela se serait remarqué – que l’individu deviendrait
nécessairement meilleur. La victoire de l’individu sur sa
propre culpabilité – éternelle quête religieuse – restait
du ressort de la grâce et du jugement divins. Son salut était de
l’autre monde. La modernité, par contre, était résolument
de ce monde. Ce qui était promis devait être exhaussé ici et maintenant
ou ici et bientôt. Son projet était en fait résolument matérialiste :
il promettait le progrès économique pour tous. La part non matérielle
de cette promesse se concrétisait dans le concept de liberté et
se révélait totalement transposable en termes économiques –
les libertés que l’on ne pouvait transposer en ces termes
n’était que de fausses libertés.
En définitive, nous devons remarquer combien l’idéal
de la modernité fut collectiviste. Les philosophes et les sociologues
du monde moderne ont tant parlé de la place centrale de l’individu
dans ce monde qu’on en oublie que celui-ci a produit la première
géoculture authentiquement collectiviste de l’histoire et
la première vision sociale égalitaire. On nous a tous promis que
notre système historique parviendrait un jour à établir un ordre
social dans lequel chacun pourrait jouir, de façon relativement
équitable, du confort matériel, et dans lequel personne ne jouirait
de privilèges que d’autres n’auraient pas. Bien sûr,
je parle seulement de promesses, non de réalités. Toujours est-il
qu’aucun philosophe de l’Europe médiévale, de la Chine
des T’ang ou des califats Abbassides n’a prédit qu’un
jour tous les individus sur terre disposeraient d’une aisance
matérielle et que les privilèges disparaîtraient. Toutes les philosophies
antérieures ont admis le caractère inévitable des hiérarchies et,
de ce fait, ont rejeté l’idée d’un collectivisme terrestre.
Pourtant, si nous voulons comprendre la crise actuelle
de notre système historique – l’économie-monde capitaliste
–, et si nous voulons savoir pourquoi le concept de rationalité
a un goût si amer, je pense que nous devons réaliser à quel point
la modernité a été largement justifiée par des prémisses de type
matérialistes et collectivistes. Et réaliser, bien sûr, qu’il
y avait là une contradiction majeure. La raison d’être de
l’économie-monde capitaliste, sa force motrice, a été l’incessante
accumulation de capital. Et cette incessante accumulation de capital
est totalement incompatible avec des promesses matérialistes et
collectivistes, puisqu’elle est fondée sur l’appropriation
de la plus-value par certains au détriment des autres. Le capitalisme
représente une récompense matérielle pour certains, mais uniquement
dans la mesure où il ne représente pas une récompense pour tous.
En tant que sociologues, nous savons que l’une
des voies les plus fécondes pour l’analyse des réalités sociales
est de pointer une anomalie centrale et de se demander pourquoi
elle existe, ce qui l’explique et quelles en sont les conséquences.
C’est ce que je propose de faire ici. Je me demanderai pourquoi
les modernes ont fait des promesses irréalisables à leur auditoire,
pourquoi ces promesses furent longtemps crues mais ne le sont plus
aujourd’hui, et quelles sont les conséquences de ce désenchantement.
En dernier lieu, j’essayerai d’évaluer les implications
de tout cela pour les sociologues que nous sommes, défenseurs, sinon
toujours praticiens, de la rationalité.
Modernité & rationalité
C’est un lieu commun de la science sociale
que d’observer le lien entre le développement du capitalisme
et celui des sciences et de la technologie. Mais comment ces deux
phénomènes sont-il historiquement liés ? À cette question,
Marx et Weber (entre autres) ont répondu que les capitalistes se
doivent d’être rationnels s’ils veulent parvenir à leur
objectif qui est de maximiser leurs profits. Dans la mesure où les
capitalistes concentrent bien leur énergie sur cet objectif –
avant tout autre –, ils doivent faire leur possible pour réduire
les coûts de production et pour produire un type de marchandise
susceptible d’attirer des acheteurs. Ils doivent donc appliquer
des méthodes rationnelles aux processus de production, mais également
à l’administration des entreprises. C’est pourquoi ils
tenaient pour utile le développement technologique et apportaient
leur soutien au progrès scientifique.
C’est sans doute vrai, mais cette explication
me semble un peu mince. Des personnes désireuses de s’engager
dans des entreprises lucratives et d’autres capables de faire
avancer les sciences ont existé, en de semblables proportions, dans
toutes les grandes zones de peuplement – et ce depuis des
milliers d’années. L’intégralité du corpus monumental
réunis par Joseph Needham, sous le titre Science et civilisation
en Chine, démontre combien l’accomplissement de l’effort
scientifique a été important dans cette zone culturelle. Et nous
savons dans le détail combien l’activité économique y fut
intense et lucrative.
Cela amène, bien sûr, à se poser la question classique :
« Pourquoi l’Occident ? ». Je n’en discuterai
pas ici. Bien d’autres l’ont fait et j’y ai moi-même
consacré quelques écrits (3). Il me semble assez évident que
la différence cruciale tient au fait que, dans le système-monde
moderne, des gratifications conséquentes sont venues encourager
le progrès technologique ; cette différence ne tient pas à
l’attitude des entrepreneurs, qui ont toujours eu d’évidents
motifs de récompenser les inventeurs et innovateurs, mais, bien
plus, à l’attitude des pouvoirs politiques, dont les motivations
ont toujours été plus ambivalentes, et dont l’hostilité s’est
régulièrement manifestée à l’encontre du progrès technologique.
En d’autres lieux et en d’autres temps, cela a pu jouer
comme facteur d’inhibition sur le genre de révolution scientifique
qu’a connu l’Europe au xviie siècle.
J’en tire la conclusion que l’innovation
technologique n’a pu occuper le devant de la scène que parce
qu’il y a eu du capitalisme. Nous tenons là une des clefs
de la réalité des relations de pouvoirs. La science moderne est
fille du capitalisme et en dépend. Les scientifiques ont été socialement
considérés et encouragés parce qu’ils offraient la possibilité
d’un progrès concret pour ces merveilleuses machineries qui
permettent d’améliorer la productivité, de réduire les contraintes
que le temps et l’espace semblaient imposer, ainsi que d’améliorer
le confort de tous. La science était productive.
Une vision du monde fut créée pour servir de cadre
à l’activité scientifique. Les savants étaient censés être,
et se devaient d’être, « désintéressés ». Ils se
devaient d’être « empiristes », de découvrir des
« vérités universelles ». Ils étaient invités à analyser
des réalités complexes et à en dégager les règles simples et fondamentales.
Mais, par dessus tout, ils se devaient de rechercher les causes
efficientes et non les causes finales. En outre, toutes ces qualités
et ces devoirs devaient tenir ensemble, former un tout.
Cet ethos du savant était bien entendu mythique
– dans la mesure où il prétendait décrire exactement ce que
les scientifiques faisaient réellement. Il suffit de se référer
à la belle étude de Steven Shapin, Une Histoire sociale de la
vérité (4), pour réaliser combien le prestige social et
l’autorité extra-scientifique ont contribués à l’établissement
de la réputation et de la crédibilité scientifique de la Royal
Society of London au xviie siècle. Il s’agissait, comme
il le souligne, de la crédibilité de gentlemen, fondée sur
la confiance, la civilité, l’honneur et l’intégrité.
Néanmoins, la science – la science empirique, la mécanique
newtonienne – est devenue le modèle de l’activité intellectuelle
– un modèle auquel les analystes du monde social se référeront
et que, grosso modo, ils chercheront à copier (5). C’est
cet ethos du scientifique gentleman que le monde moderne
a retenu comme image de la rationalité et qui est devenu et reste
le leitmotiv de la classe intellectuelle.
Que signifie cependant la rationalité ? Il y
a un grand débat sur ce sujet, bien connu des sociologues. C’est
la discussion que l’on trouve dans Économie et société,
de Max Weber. Il y propose deux couples de définitions de la rationalité.
Le premier se trouve dans sa typologie des quatre types de l’action
sociale. Deux d’entre eux sont estimés rationnels : l’action
« rationnelle en finalité (zweckrational) » et
l’action « rationnelle en valeur (wertrational) ».
Le second couple de définition se trouve dans sa discussion sur
l’action économique, où il distingue une rationalité « formelle »
et une rationalité « matérielle ». Les deux antinomies
sont presque identiques, mais pas tout à fait – pas du moins
dans leur connotations.
On m’autorisera ici à citer quelques passages
de Weber qui me permettront de reprendre cette question. La définition
wébérienne de l’action sociale rationnelle en finalité est
une action déterminée « par des expectations du comportement
des objets du monde extérieur ou de celui d’autres hommes,
en exploitant ces expectations comme “conditions” ou
comme “moyens” pour parvenir aux fins propres (6)».
Sa définition de l’action sociale rationnelle en valeur est
une action déterminée « par la croyance en la valeur intrinsèque,
inconditionnelle – d’ordre éthique, esthétique, religieux
ou autre – d’un comportement déterminé qui vaut pour
lui-même et indépendamment de son résultat (7)».
Weber étaye ensuite ces définitions au moyen d’exemples
très concrets :
Agit d’une manière purementrationnelle
en valeur celui qui agit sans tenir compte des conséquences prévisibles
de ses actes, au service qu’il est de sa conviction portant
sur ce qui lui apparaît comme commandé par le devoir, la dignité,
la beauté, les directives religieuses, la piété ou la grandeur d’une
« cause » , quelle qu’en soit la nature. L’activité
rationnelle en valeur consiste toujours (au sens de notre terminologie)
en une activité conforme à des « impératifs » ou à des
« exigences » dont l’agent croit qu’ils lui
sont imposés. Ce n’est que dans la mesure où l’activité
humaine s’oriente d’après ce genre d’exigences
que nous parlerons d’une rationalité en valeur – ce
qui n’arrive jamais que dans une proportion plus ou moins
grande et le plus souvent assez réduite. Comme on le verra, elle
a cependant suffisamment d’importance pour que nous la mettions
en évidence comme type spécial, bien qu’au demeurant nous
ne cherchions nullement à élaborer une classification complète des
types d’activités.
Agit de façon rationnelle en finalité celui qui
oriente son activité d’après les fins, moyens et conséquences
subsidiaires (Nebenfolge) et qui confronte en même
temps rationnellement les moyens et la fin, la fin et les conséquences
subsidiaires et enfin les diverses fins possibles entre elles. En
tout cas, celui-là n’opère ni par expression des affects
(et surtout pas émotionnellement) ni par tradition (8).
La décision entre fins et conséquences concurrentes ou antagonistes
peut, de son côté, être orientée de façon rationnelle en valeur :
dans ce cas, l’activité n’est rationnelle en finalité
qu’au plan des moyens. Il peut également arriver que l’agent,
sans orienter de façon rationnelle en valeur d’après des « impératifs »
ou des « exigences » les fins concurrentes et antagonistes,
les accepte simplement comme des stimulants de besoins subjectifs
donnés qu’il dispose en un ordre hiérarchique selon un critère
consciemment réfléchide l’urgence et y oriente ensuite
son activité de telle façon qu’il puisse les satisfaire dans
la mesure du possible en respectant cet ordre (tel est le principe
du « marginalisme »). L’orientation rationnelle
en valeur peut donc avoir avec l’orientation rationnelle en
finalité des rapports très divers. Du point de vue de la rationalité
en finalité cependant, la rationalité en valeur reste toujours affectée
d’une irrationalité et cela d’autant plus que
l’on donne une signification plus absolue à la valeur d’après
laquelle on oriente l’activité. Cela vient de ce que la rationalité
en valeur spécule en général d’autant moins sur les conséquences
de l’activité qu’elle prend plus inconditionnellement
en considération la seule valeur intrinsèque de l’acte (la
pure conviction, la beauté, le bien absolu ou le devoir absolu).
La rationalité absolue en finalité n’est, elle aussi,
pour l’essentiel, qu’un cas limite théorique (9).
Tournons nous maintenant vers l’autre distinction
opérée par Weber, que je citerai encore une fois dans son intégralité :
Nous désignons par le terme de « rationalité
formelle » d’une activité économique son taux de calculations
techniquement possibles et effectivement appliquées. Sa rationalité
matériellesera pour nous l’importance prêtée à une
activité sociale d’orientation économique visant à l’approvisionnement
de certains groupes d’individus donnés (quels que soient par
ailleurs leur étendue), en s’inspirant de postulats appréciatifs
(quels qu’ils soient) ayant servi, servant ou pouvant servir
à en dégager la valeur. Ces derniers sont d’une grande multivocité.
1. La définition que nous avons proposée (et
qui ne vise qu’à mieux cerner les problèmes soulevés par la
« socialisation [Sozialisierung], le « calcul monétaire »
et le « calcul des biens en nature ») a pour but de préciser
le sens du terme « rationnel » dans ce domaine.
2. Nous qualifierons une activité de formellement
« rationnelle » dans la mesure où ses « initiatives » peuvent
s’exprimer par des raisonnements chiffrés ou « comptables »
(sans tenir compte pour le moment de la nature technique de ces
calculs et de la question de savoir s’ils expriment en unités
monétaires ou en appréciation de la valeur de troc [Naturalschätzungen]).
Cette notion est donc (bien que, comme nous verrons, seulement relativement)
univoque, du moins en ce sens que la forme monétaire représente
le maximum de calculabilité (ce qui est évident : ceteris
paribus).
3. La notion de rationalité matérielle, par
contre, peut s’entendre en de nombreux sens. Elle n’exprime
qu’une seule idée générale : à savoir que l’observateur
ne se contente pas du fait purement formel et (relativement) facile
à définir sans équivoque que le calcul s’opère par des moyens
techniques adéquats et rationnels en finalité. Il tient en effet
compte d’autres exigences : éthiques, politiques,
utilitaires, hédonistiques, de classe [ständisch] ou égalitaires,
les applique en guise de critère à l’activité économique,
fût-elle formelle « rationnelle », c’est-à-dire
chiffrée, et l’apprécie sous l’angle rationnel en
valeur ou matériellement rationnel en finalité. Les critères
de valeur rationnels dans ce sens sont en principe innombrables ;
ceux qui dérivent d’une manière peu précise du socialisme
ou du communisme et qui se fondent jusqu’à un certain degré
sur des appréciations éthiques et égalitaires ne représentent évidemment
qu’un groupe dans cette variété infinie (la hiérarchie
sociale [ständisch], les prestations en faveur d’une
puissance politique ou belligérante, tous les autres points de vue
sont également « matériel » dans le sens de cette définition).
Il faut cependant se souvenir qu’on peut formuler, indépendamment
de cette critique matérielle des résultats de l’activité
économique, des critiques d’ordre moral, ascétique ou esthétique
sur la mentalité des agents économiques et sur les moyens
économiques mis en œuvre. Vu sous cet angle, la performance
purement formelle du calcul monétaire peut paraître peu importante,
elle pourrait même s’opposer aux exigences de la morale de
ses censeurs (sans même tenir compte des conséquences des calculs
typiquement modernes). Comme il nous est impossible de trancher
la question de savoir ce qui est « formel », nous devons
nous contenter d’une simple constatation et d’une délimitation.
« Matériel » est, dans notre contexte, une notion « formelle »,
c’est-à-dire un concept générique purement abstrait (10).
Quand je dis que les connotations de ces deux couples
de distinctions ne sont pas tout à fait les mêmes, j’admets
pourtant qu’il s’agit d’une interprétation personnelle.
Il me semble qu’en distinguant les actions sociales rationnelles
en finalité et les actions sociales rationnelles en valeur, Weber
émet des réserves considérables à l’encontre des dernières.
Il parle d’« exigences » et d’« impératifs ».
Il nous rappelle que, au regard de la rationalité en finalité, la
« rationalité en valeur reste toujours affectée d’une
irrationalité ». Néanmoins, lorsqu’il distingue rationalité
formelle et rationalité matérielle, il semble changer de point de
vue. Les analyses matériellement rationnelles ne se contentent pas
du « fait purement formel et (relativement) facile à définir
sans équivoque que le calcul s’opère par des moyens techniques
adéquats et rationnels en finalité », mais mesurent ce fait
à une échelle de valeur.
Nous pourrions débattre de cette incohérence comme
étant le résultat de la position de Weber sur le rôle des intellectuels
dans le monde moderne. Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse
ici. Je crois d’avantage que l’ambivalence ou l’ambiguïté
de la distinction est constitutive de notre géoculture moderne.
Ceci nous renvoie à la citation de Gramsci qui ouvre cette discussion.
Lorsque Gramsci dit que, ce que la classe des producteurs nomme
politique, la classe des intellectuels le rebaptise rationalité,
il pointe précisément cette ambiguïté fondamentale. En appelant
« rationalité » ce qui est « politique », ne
sous-entendons-nous pas que la question de la rationalité matérielle
devrait être laissée à l’arrière plan ? et donc que le
résultat de l’exercice de la rationalité formelle devrait
faire seul l’objet de notre réflexion ? Et, s’il
en est ainsi, n’est-ce pas parce que l’exercice de la
rationalité formelle mêle, dans les faits, des actions sociales
rationnelles en valeur d’un genre particulier, où les fins
concurrentes sont simplement acceptées « comme des stimulants
de besoins subjectifs qu’il dispose dans un ordre hiérarchisé
selon un critère réfléchi de l’urgence » ?
Comme Weber le fait remarquer, tel est le principe du marginalisme.
Toutefois, pour décider quelle est l’utilité du marginalisme,
il faut établir une échelle de valeur. Celui qui établi cette échelle
en détermine l’issue.
Rationalité & classes dangereuses
Parler de rationalité, c’est obscurcir ce qui
est politique et qui repose sur des choix rationnels en valeur.
Du xvie au xviiie siècle, les intellectuels pouvaient encore croire
que, en insistant sur l’exigence de rationalité, leur ennemi
principal était l’obscurantisme clérical. Leur slogan était
proféré haut et fort par Voltaire : « Écrasez l’infâme ! »
La Révolution française a changé tout cela en transformant et en
clarifiant les termes du débat culturel mondial. La Révolution française,
comme je l’ai longuement expliqué ailleurs (11), a moins
changé la France qu’elle n’a changé le système-monde.
Elle fut la cause directe de la constitution d’une
géoculture efficace et durable dans le cadre du système-monde, dont
l’une des conséquences (et non des moindres) fut l’institutionnalisation
de ce qu’on appelle les sciences sociales. Nous sommes là,
enfin, au cœur même de notre sujet.
La Révolution française et ses séquelles napoléoniennes
imposèrent deux croyances qui se répandirent largement à l’intérieur
du système-monde et ont, depuis lors, dominé les mentalités en dépit
de l’opposition radicale que lui manifestèrent certaines forces
politiques très puissantes. La première de ces croyances stipule
que l’évolution politique est naturelle et régulière, c’est-à-dire
qu’elle constitue la norme. La seconde nous apprend que la
souveraineté réside dans le « peuple ». Aucun de ces deux
axiomes n’étaient largement partagés avant 1789, et tous deux
se sont imposés, depuis et jusqu’à nos jours, malgré de nombreuses
ambiguïtés et divers accidents de parcours. Ces deux principes posent
cependant un problème majeur : ils peuvent servir d’arguments
à tous – et non seulement à ceux qui détiennent le pouvoir,
l’autorité ou le prestige social. Ils peuvent, en effet, servir
aussi aux « classes dangereuses » – concept qui
fit précisément son apparition au début du xixe siècle et s’appliquait
aux individus comme aux groupes qui, ne possédant pourtant ni pouvoir,
ni autorité, ni prestige social, n’en exprimaient pas moins
certaines exigences politiques. Il s’agissait, en fait, du
prolétariat urbain de l’Europe de l’Ouest en voie de
constitution, des paysans déracinés, des artisans menacés par l’essor
de la mécanisation et des migrants originaires de zones culturelles
distinctes de celle dans laquelle ils étaient venus s’installer.
Les problèmes posés par l’insertion de ces
groupes sociaux dans la société et par les bouleversements sociaux
qui en découlent sont familiers aux sociologues et aux historiens
des sociétés. Qu’est-ce que cela peut bien avoir à faire avec
la notion de rationalité ? Tout, en fait. Le problème politique
posé par les « classes dangereuses » était, comme l’on
sait, loin d’être mineur. Au moment même où l’économie-monde
capitaliste s’engageait radicalement dans l’accroissement
de la productivité et dans la résolution des problèmes posés par
les impératifs de temps et d’espace qui, jusqu’alors,
faisaient obstacle à l’accumulation rapide du capital –
ce que nous qualifions de manière inadéquate de « révolution »
industrielle, comme si cela venait juste de se mettre en œuvre ;
au même moment donc, les classes dangereuses commençaient à faire
peser sur la stabilité politique du système-monde une menace des
plus sérieuses – phénomène que nous ne souhaitons plus aujourd’hui
qualifier de lutte des classes, mais qui pourtant en était une.
Il est raisonnable de penser que les classes privilégiées sont d’ordinaire
assez intelligentes et assez attentives à la défense de leurs privilèges
pour tenter de répondre aux défis sociaux au moyen d’outils
sophistiqués. Dans le cas qui nous intéresse, ces outils furent
au nombre de trois : idéologies sociales, sciences sociales
et organisations sociales. Chacun de ces outils mériteraient d’être
discutés sérieusement, mais notre attention portera plus spécifiquement
sur le deuxième.
Si le changement constitue la norme en politique,
et si l’on doit admettre que la souveraineté réside dans le
peuple, la question est alors la suivante : comment dompter le fauve ?
Ou, en termes plus académiques : comment appréhender correctement
les pressions sociales afin de réduire les risques de troubles,
de soulèvements et, de surcroît, neutraliser le changement lui-même.
Les trois idéologies dominant les xixe et xxe siècles sont représentatives
des différents moyens d’y parvenir : on peut tenter de
le ralentir autant que possible, de l’accompagner à une allure
choisie, ou de l’accélérer. Nous avons inventé différentes
étiquettes pour ces trois programmes : droite, centre et gauche,
ou (plus expressif) conservatisme, libéralisme et radicalisme ou
socialisme.
Le programme conservateur en appelait à l’autorité
d’institutions supposées éternelles (la famille, la communauté,
la religion et la monarchie) comme fondements de la sagesse humaine
et, par conséquent, comme valeurs directrices aussi bien de l’action
politique que du comportement individuel. Le moindre bouleversement
dans ces comportements devait être rigoureusement justifié et devait,
nous explique-t-on, faire l’objet d’une grande prudence.
Les radicaux, en revanche, emboîtent le pas des intuitions rousseauistes,
selon lesquelles la souveraineté du peuple est la source même de
tout projet politique, qui se doit alors de refléter fidèlement
ce principe – et cela aussi rapidement que possible. La voie
médiane, celle des libéraux, fondait son argumentation sur le caractère
incertain de la pérennité des institutions traditionnelles, trop
souvent sujettes à la tentation de préserver les privilèges existants,
mais également sur le caractère tout aussi discutable, de la validité
du respect dû à l’expression de la volonté du peuple –
sujette, pour sa part, aux variations des desiderata à court
terme de la majorité. Ils s’en remettaient donc aux experts
pour peser soigneusement la validité des institutions existantes
comme celle des nouvelles institutions proposées, afin d’en
tirer des réformes mesurées et appropriées – c’est-à-dire
des changements politiques adéquats et dans les domaines cruciaux.
Je ne reviendrai pas ici sur l’histoire européenne
au xixe siècle ni sur celle du monde au xxe. Je la résumerai plutôt
en quelques phrases. C’est la voie intermédiaire libérale
qui finalement prévalut politiquement. Ses principes devinrent ceux
de la géoculture du système-monde et furent à l’origine des
structures étatiques des pays dominants, qui proposèrent un modèle
auquel les autres États étaient – et restent – conviés
à aspirer. Plus important encore, le libéralisme maîtrisa et transforma
(du moins entre 1848 et 1968) les alternatives idéologiques que
représentaient le conservatisme et le radicalisme en avatars du
libéralisme. Par le biais de leur programme politique en trois points
– suffrage universel, État-providence et identité nationale
(souvent xénophobe) –, les libéraux du xixe siècle mirent
fin à la menace des classes dangereuses en Europe. Ceux du xxe siècle
ont tenté un programme similaire pour mater les classes dangereuses
représentées par le Tiers Monde, et paru devoir réussir durant une
assez longue période (12).
La stratégie du libéralisme en tant qu’idéologie
politique était de s’adapter au changement, et cela exigeait
qu’une personne adéquate, usant de la méthode adéquate, en
soit chargée. Ainsi, avant tout, les libéraux durent s’assurer
que ce processus serait entre les mains de personnes compétentes.
Comme ils ne pensaient pas que cette compétence pût être garantie
par une sélection par l’origine sociale (voie conservatrice)
ou la popularité (voie radicale), ils se tournèrent vers l’ultime
solution, c’est-à-dire la sélection au mérite, ce qui signifiait
bien sûr se tourner vers l’élite intellectuelle – celle,
du moins, qui se souciait de questions d’ordre pratique. La
seconde exigence imposait que ces personnalités « compétentes »
agissent non pas sur la base de préjugés mais sur celle d’informations
de premier ordre au sujet des conséquences probables des réformes
proposées. Il leur fallait donc une connaissance sérieuse du fonctionnement
réel de l’ordre social. Cela impliquait qu’il existât
des chercheurs et des recherches sur ce domaine. Les sciences sociales
furent donc absolument nécessaires au projet libéral. Le lien entre
idéologie libérale et sciences sociales est donc plus de l’ordre
de l’essentiel que de l’existentiel. Je n’affirme
pas seulement que les sociologues épousèrent le projet libéral –
cela est vrai, mais c’est un aspect secondaire de la question.
J’affirme que le libéralisme et les sciences sociales se sont
fondés sur les même prémisses : la foi en une perfectibilité
de l’humanité – celle-ci pouvant être atteinte en agissant
scientifiquement (ou rationnellement) sur les relations sociales.
La complicité existentielle du libéralisme et des sciences sociales
ne fut donc que la conséquence de leur identité essentielle. Bien
sûr, je n’affirme pas qu’il n’y eut pas de sociologues
conservateurs ou radicaux – il y en eut un bon nombre –,
mais aucun ne réfuta le principe central de la rationalité comme
clef de voûte de son travail – voire de sa justification.
Ces chercheurs refusèrent, le plus souvent, de se
confronter aux conséquence induites par la distinction établie entre
rationalité formelle et rationalité matérielle, et, par conséquent,
de s’interroger clairement sur leur propre rôle social. Quoi
qu’il en soit, tant que l’univers social fonctionna
raisonnablement bien – en termes d’idéologie libérale,
c’est-à-dire tant que prévalut l’idée d’un progrès
social régulier (quoi qu’inégalement réparti) –, ces
questions pouvaient demeurer à la périphérie du débat intellectuel.
Cela resta vrai même aux jours sombres qui virent les monstres du
fascisme accéder au pouvoir. Leur violence ébranla un moment cette
foi béate dans le progrès mais ne la détruisit pas pour autant.
Malaise dans la rationalité
Ce sous-titre fait, bien sûr, référence à l’important
travail de Sigmund Freud. Cet essai est un document sociologique
essentiel – même si Freud le situe dans le cadre de sa théorie
psychanalytique. Le problème sous-jacent y est exposé en termes
simples :
La vie telle qu’elle nous est imposée est trop
dure pour nous, elle nous apporte trop de douleurs, de déceptions,
de tâches insolubles. Pour la supporter, nous ne pouvons pas nous
passer de remèdes sédatifs (cela ne va pas sans constructions adjuvantes,
nous a dit Théodore Fontane). Ces remèdes, il en est peut-être de
trois sortes : de puissantes diversions qui nous permettent
de faire peu de cas de notre misère, des satisfactions substitutives
qui la diminuent, des stupéfiants qui nous y rendent insensibles.
Quelque chose de cette espèce, quoi que ce soit, est indispensable (13).
Mais pourquoi nous est-il si difficile d’être
heureux ? Freud désigne trois sources probables de la souffrance
humaine :
la surpuissance de la nature, la caducité de notre propre corps
et la déficience des dispositifs qui règlent les relations des hommes
entre eux dans la famille, l’État et la société. En ce qui
concerne les deux premières sources, notre jugement ne peut osciller
longtemps ; il nous contraint à reconnaître ces sources de
souffrances et à nous soumettre à l’inévitable. Nous ne dominerons
jamais parfaitement la nature ; notre organisme, lui-même une
part de cette nature, demeurera toujours une formation passagère,
limitée dans son adaptation et ses performances. De cette connaissance
ne procède aucun effet paralysant ; au contraire, elle assigne
à notre activité son orientation. Si nous ne pouvons supprimer toute
souffrance, du moins pouvons-nous en supprimer plus d’une
et tempérer telle autre ; une expérience plusieurs fois millénaire
nous en a convaincus. Nous nous comportons différemment envers la
troisième source, la source de souffrance sociale. Celle-là, nous
ne voulons absolument pas l’admettre, nous ne pouvons discerner
pourquoi les dispositifs créés par nous-mêmes ne devraient pas être
bien plutôt une protection et un bienfait pour nous tous (14).
Ayant affirmé cela, Freud opère un détour par l’histoire.
Se penchant sur le comportement de son époque vis-à-vis des sources
sociales du malaise, il note qu’un certain désenchantement
y est à l’œuvre :
Au cours des dernières générations, les hommes ont
fait des progrès extraordinaires dans les sciences de la nature
et de leur application technique, consolidant leur domination sur
la nature d’une façon que l’on ne pouvait se représenter
auparavant. Les détails de ce progrès sont généralement connus,
il est superflu de les énumérer. Les hommes sont fiers de ces conquêtes
et ont le droit de l’être. Mais ils croient avoir remarqué
que cette possibilité nouvellement acquise de disposer de l’espace
et du temps, cette soumission des forces de la nature, accomplissement
d’une désirance millénaire n’ont pas augmenté le degré
de satisfaction de plaisir qu’ils attendent de la vie, ne
les ont pas, d’après ce qu’ils ressentent, rendu plus
heureux (15).
Examinons attentivement ce que dit Freud : les
individus tentent de combattre les sources sociales de leur malheur
parce qu’il semble que ce soient les seules auxquelles ils
puissent remédier ; les seules qui soient éradiquables. Freud
ne dit pas que ce sentiment est juste, mais seulement qu’il
est compréhensible. J’ai déjà dit que le libéralisme a offert
aux classes dangereuses l’espérance d’éliminer enfin
les causes sociales du malheur. Rien d’étonnant à ce que cette
espérance ait été aussi favorablement accueillie. Il n’est
pas plus surprenant que conservateurs et radicaux aient dû se rallier
aux thèses libérales. De plus, les libéraux affirmaient être en
mesure de garantir, dans ce domaine, un parfait succès, par l’usage
de la rationalité. Ils prirent pour exemple les succès obtenus dans
le domaine des sciences naturelles et prétendirent que de tels succès
vaudraient aussi pour les sciences sociales. Et ce sont nous, les
praticiens des sciences sociales, qui s’en portèrent garants.
Rappelons que Freud affirmait que les humains se
protègent contre la douleur de trois façons différentes : le
divertissement, les satisfactions de substitution et l’intoxication.
Nous devrions nous demander si, en fin de compte, les garanties
offertes par la rationalité, les promesses de progrès assurés ne
représentaient pas une forme de cette intoxication : l’opium
du peuple (pour citer Marx) ou l’opium intellectuel (pour
citer Raymond Aron). Peut-être Marx et Aron avaient-ils tous deux
raison. Néanmoins, Freud pensait que son époque connaissait un début
de désenchantement vis-à-vis de ces palliatifs. Après tout, les
narcotiques ont leurs limites : les usagers réclament des doses
de plus en plus fortes et les effets secondaires deviennent trop
importants. Certains en meurent. D’autres décrochent.
À son époque, Freud décelait déjà un début d’évolution
en ce domaine. Je l’ai pour ma part d’autant plus constatée
dans les années 1970-1980. Ceux qui ont survécu décrochèrent de
manière significative. Pour mieux comprendre cette évolution, il
faut revenir aux instruments utilisés par les détenteurs du pouvoir
pour faire face à la menace des classes dangereuses. Nous savons
qu’ils étaient au nombre de trois : idéologies sociales,
sciences sociales et mouvements sociaux. Mais comment pourrais-je
suggérer que les mouvements sociaux puissent avoir été un de ces
instruments dans les mains des puissants ? puisque, par mouvements
sociaux, nous entendons généralement des institutions qui s’opposent
au pouvoir et tentent parfois d’en renverser les structures.
Cette définition des mouvements sociaux est, bien sûr, parfaitement
correcte : les mouvements anti-systémiques, qui prirent leur
essor au xixe siècle sous deux formes essentielles – mouvements
socialistes ouvriers et mouvements nationalistes –, s’opposèrent
en effet aux détenteurs du pouvoir. Cependant, avec le temps, ces
mouvements devinrent l’un des mécanismes clé par lesquels
les systèmes se maintenaient en vie. Comment a-t-on pu aboutir à
ce paradoxe ? La réponse n’est pas la conspiration :
« Les détenteurs du pouvoir l’auraient voulu ainsi depuis
le début ou auraient corrompu les dirigeants de ces mouvements ».
Cela a pu arriver, mais ce n’est pas le mécanisme fondamental
du processus. C’est même parfaitement secondaire. La véritable
explication – selon l’expression qui sert à la plupart
des sociologues pour résoudre tous les problèmes – est structurelle.
L’opposition populaire au pouvoir s’est
toujours et partout concrétisée par des soulèvements : manifestations,
révoltes ou grèves, le plus souvent spontanées ; réponses immédiates
à des situations précises plutôt que manifestations d’une
base organisée. En conséquence, ces soulèvements ont pu apporter
des solutions aux problèmes immédiats sans jamais déboucher sur
des transformations sociales de fond. Parfois, cette opposition
prenait la forme de mouvements religieux – ou, plus précisément,
d’attitudes religieuses dissidentes – conduisant à la
constitution de sectes, d’ordres, etc. Les principales communautés
religieuses trouvent leur origine dans l’absorption, la dévitalisation
et l’institutionnalisation de ce type de dissidence.
Dans l’ambiance post-révolutionnaire du début
du xixe siècle, en particulier en Europe, les mouvements d’opposition
prirent un visage plus séculier. Les bouleversements du système-monde
consécutifs à 1848 constituèrent un tournant essentiel. Après la
défaite subie par les forces populaires, il devint évident que les
conspirations des sectes ne seraient pas une méthode efficace. Il
s’ensuivit une innovation sociale fondamentale : pour
la première fois, les forces anti-systémiques décidèrent que la
transformation sociale, si elle devait avoir lieu, devait être planifiée
et organisée. La victoire des marxistes sur les anarchistes –
au sein même des mouvements ouvriers socialistes –, ainsi
que la victoire du nationalisme politique sur le nationalisme culturel
– au sein des différents mouvements nationalistes –,
signaient la victoire de ceux qui préconisaient l’institutionnalisation
de la révolution, c’est-à-dire la création d’organisations
supposées préparer le terrain afin d’assurer la conquête du
pouvoir politique.
De fait, de nombreux arguments militaient en faveur
de l’institutionnalisation de la révolution. Trois en particulier :
tout d’abord, les détenteurs du pouvoir ne feraient de concessions
significatives qu’à condition d’être contraints, sous
la menace, à accorder bien plus encore ; ensuite, les individus
socialement et politiquement faibles ne pouvaient devenir une force
politique efficace qu’à condition d’unir leurs forces
dans des organisations fortement disciplinées ; enfin, les
institutions politiques clés étant les structures de l’État,
le seul transfert de pouvoir significatif ne pouvait s’effectuer
que par un changement de régime et par le remplacement des responsables
de ces structures étatiques. Il m’est personnellement difficile
de contester ces trois principes de base et tout autant difficile
de dire qu’il existait, du moins en 1848, des alternatives
à cette institutionnalisation de la révolution.
Quoi qu’il en soit, ce fut une méthode dont
les effets secondaires s’avérèrent fatals. Pour commencer,
le remède fonctionna. Dans les 100 à 125 années qui suivirent, le
poids politique de ces organisations s’accrût régulièrement,
et les concessions politiques accordées s’accrurent elles
aussi tout aussi régulièrement. Elles remplirent certains –
et même la plupart – de leurs objectifs à court terme. Pour
autant, à la fin de ce processus – pour simplifier disons
en 1968 –, les forces populaires restaient globalement insatisfaites
de la situation. Les inégalités à l’intérieur du système-monde
étaient loin d’avoir disparu. Au contraire, certaines d’entre
elles paraissaient plus aiguës que jamais. Alors que la participation
formelle dans la prise de décision politique semblait avoir nettement
progressé pour la masse de la population, seule une petite fraction
ce cette population avait le sentiment de posséder un réel pouvoir.
D’où le désenchantement que soulignait Freud.
Comment cela avait-il pu se produire ? Il y
a en fait certains inconvénients à l’institutionnalisation
de la révolution. L’un d’entre eux a été souligné il
y a très longtemps par un sociologue italien, Roberto Michels, lorsqu’il
décrivit la façon dont le processus d’institutionnalisation
de la révolution agissait sur les instances dirigeantes des organisations
et comment, de fait, il les corrompait et les désamorçait. Cette
découverte est tenue aujourd’hui pour une évidence sociologique.
Ce que l’analyse de Michels ne précise pas, c’est l’impact
de l’institutionnalisation de la révolution sur ses propres
sympathisants. Cela me paraît encore plus important.
Je pense que c’est ici que l’argument
de Freud sur l’intoxication peut nous être le plus utile.
Fondamentalement, les mouvements anti-systémiques intoxiquèrent
leurs membres et leurs sympathisants en les organisant, en mobilisant
leur énergie, en disciplinant leur vie et en influençant leur manière
de penser. Le narcotique utilisé fut l’espoir. L’espoir
dans un futur rationnel qui se profilait à l’horizon, l’espoir
en un monde nouveau que bâtiraient, une fois parvenus au pouvoir,
ces mouvements. Ce n’était pas un simple espoir, c’était
un espoir indispensable. L’Histoire, c’est-à-dire Dieu,
était du côté des opprimés, ici et maintenant, dans ce monde où
ils vivaient — ou, du moins, où vivraient leurs enfants. On
peut comprendre maintenant pour quelles raisons, du point de vue
des détenteurs du pouvoir, les mouvements sociaux pouvaient être
qualifiés d’instruments permettant de contrôler le changement.
Aussi longtemps que la colère populaire se trouvait canalisée par
des mouvements sociaux, elle pouvait être contrôlée. Les mouvements
institutionnalisés devinrent les seuls interlocuteurs reconnus par
les instances du pouvoir et permirent d’empêcher que leurs
membres ne viennent discuter certaines concessions accordées à la
classe dirigeante. Au xxe siècle, il a été possible d’affirmer
que seules les mouvements sociaux eux-mêmes barraient la voie à
une réelle révolution. Cela ne signifie pas que ces mouvements n’ont
pas imposé la mise en œuvre de réformes importantes. Ils l’on
fait sans aucun doute, mais en aucun cas ils ne transformèrent le
système. En reculant ces transformations aux Calandes grecques,
ils offrirent les meilleures garanties de stabilité au système.
La révolution mondiale de 1968 signe le moment où
les masses populaires décidèrent de décrocher. Le discours populaire
anti-systémique se retourna pour la première fois contre les instances
dirigeantes des principaux mouvements anti-systémiques : la
social-démocratie en Occident, le système communiste dans le bloc
soviétique, les mouvements de libération nationale en Asie et en
Afrique, les partis populistes en Amérique latine. Décrocher n’est
jamais facile. Cela prit une vingtaine d’années avant que
les conséquences de la révolution de 1968 n’éclatent au grand
jour en 1989 (16), et pour que le désenchantement populaire
vis-à-vis des mouvements anti-systémiques l’emporte sur la
loyauté et l’attachement nés de l’endoctrinement passé.
Mais, finalement, le cordon ombilical fut coupé. Ce processus fut
soutenu et permis par la révélation du fait, devenu évident dans
les années 1970-1980, que le progrès social des années 1945-1970,
n’avait été qu’une chimère passagère et que l’économie-monde
capitaliste ne pourrait jamais offrir les conditions d’une
prospérité universelle qui viendrait combler l’écart entre
le centre et sa périphérie (17).
La conséquence de ce désenchantement est la remise
en cause de l’État – si pressante aujourd’hui.
Perversement interprétée comme un engagement néo-libéral, il s’agit
en fait d’une critique du libéralisme et des fausses promesses
de l’État-providence. Bien que tenu pour une aspiration individualiste,
il s’agit, en réalité, d’un retour vers l’idéal
collectiviste. Tenu pour un élan d’optimisme, il s’agit
en fait de l’expression du plus profond pessimisme. L’essai
de Freud nous aide une fois de plus à mieux comprendre ce phénomène :
La vie en commun des hommes n’est rendue possible
que si se trouve réunie une majorité qui est plus forte que chaque
individu et qui garde sa cohésion face à chaque individu. La puissance
de cette communauté s’oppose maintenant en tant que « droit »
à la puissance de l’individu qui est condamné en tant que
violence brute. Ce remplacement de la puissance de l’individu
par celle de la communauté est le pas culturel décisif. Son essence
consiste à ce que les membres de la communauté se limite dans leurs
possibilités de satisfaction, alors que l’individu isolé ne
connaissait pas de limite de ce genre. L’exigence culturelle
suivante est alors celle de la justice, c’est-à-dire l’assurance
que l’ordre de droit, une fois donné, ne sera pas à nouveau
battu en brèche en faveur d’un individu. En cela rien n’est
décidé sur la valeur éthique d’un tel droit. La voie ultérieure
d’un développement semble tendre à ce que ce droit ne soit
plus l’expression de la volonté d’une petite communauté
– caste, couche de population, tribu – se comportant
à son tour envers d’autres masses de même sorte, et peut-être
plus vaste, comme un individu violent. Le résultat final est censé
être un droit auquel tous – ou du moins tous ceux qui sont
aptes à être en communauté – ont contribué par leur sacrifice
pulsionnel, et qui ne laisse aucun d’eux – là encore
avec la même exception – devenir victime de la violence brute.
La liberté individuelle n’est pas un bien
de culture. C’est avant toute culture qu’elle était
la plus grande, mais alors le plus souvent sans valeur, parce que
l’individu était à peine en état de la défendre. Du fait du
développement de la culture, elle connaît des restrictions et la
justice exige que ces restrictions ne soient épargnées à personne.
Ce qui bouillonne dans une communauté humaine en tant que poussée
à la liberté peut être révolte contre une injustice existante, et
ainsi être favorable à une développement ultérieur de la culture,
rester conciliable avec la culture. Mais cela peut aussi être issu
du reste de la personnalité originelle, non dompté par la culture,
et devenir ainsi le fondement de l’hostilité à la culture.
La poussée à la liberté se dirige donc contre des formes et des
revendications déterminées de la culture ou bien contre la culture
en général (18).
Sciences sociales & rationalité matérielle
De nos jours, les garanties que la rationalité offrent
autrefois, à la fois aux détenteurs du pouvoir et aux opprimés,
semblent s’être éclipsées. Nous sommes confrontés à une « soif
de liberté », dirigée contre l’incessante subordination
à la rationalité formelle, qui dissimule, de fait, une irrationalité
matérielle. Cette soif de liberté devient si pressante que, selon
Freud, il devient essentiel de savoir si elle est dirigée contre
un aspect particulier de notre culture ou plus fondamentalement
contre notre culture elle-même. Nous entrons dans une période sombre,
où les horreurs commises en Bosnie vont s’amplifier et s’étendre
à toutes les parties du globe. Nous sommes placés, en tant qu’intellectuels,
devant nos responsabilités. La dernière chose à faire serait de
renier la politique en désignant une politique particulière comme
rationnelle, et refuser d’en discuter frontalement les mérites.
Les sciences sociales ont été, dès l’origine,
le pendant intellectuel de l’idéologie libérale. Si elles
le demeurent, elles mourront avec le libéralisme. Elles se sont
construites sur les bases d’un optimisme social. Leur restera-t-il
quelque chose à dire dans un monde marqué au sceau du pessimisme
social ? J’estime que nous, praticiens des sciences sociales,
devons évoluer radicalement ou nous deviendrons socialement caducs
et resterons confinés dans le coin le plus reculé de la plus reculée
des universités, condamnés à entretenir des rituels dénués de sens
comme les derniers prêtres d’un dieu oublié. Il me semble
que la clef de notre survie est dans la réintégration du concept
de rationalité matérielle au cœur de nos recherches intellectuelles.
Lorsque la rupture entre les sciences et la philosophie
devint effective, à la fin du xviiie siècle et au début du xixe,
les sciences sociales se revendiquèrent sciences et non plus philosophie.
La justification de cette regrettable séparation du savoir en deux
camps hostiles reposait sur la distinction entre science empirique
et métaphysique. Distinction absurde, puisque tout savoir empirique
a nécessairement des fondements métaphysiques que l’on ne
peut éviter, et qu’une métaphysique n’a de valeur qu’à
condition qu’elle s’adresse à notre univers de réalité,
qu’elle ait des référents empiriques. Dans leur souci d’échapper
à la vérité révélée, les intellectuels se sont enfermés dans une
mystique de la rationalité formelle. Nous l’avons tous fait,
même les marxistes – comme Gramsci nous le rappelle.
Aujourd’hui, nous sommes tentés de revenir
en arrière et nous risquons à nouveau de nous perdre. Le désenchantement
a engendré une espèce nouvelle d’intellectuels critiques.
Ils dénoncent avec force l’absurdité de l’entreprise
scientifique. Beaucoup de ce qu’ils disent est, en un certain
sens, salutaire, mais cela est allé bien trop loin et menace d’aboutir
à un solipsisme nihiliste qui ne nous mènera nulle part et finira
par ennuyer rapidement même ses plus fervents adeptes. Néanmoins,
nous ne pouvons pas rejeter ces critiques simplement en arguant
de leur faiblesse. Si nous suivions ce chemin, nous irions tous
au désastre. Les sciences sociales doivent au contraire se reconstruire
par elles-mêmes.
Nous devons admettre que la science n’est pas
– et ne peut pas être – parfaitement désintéressée,
puisque les scientifiques sont inscrits dans la réalité sociale
et ne peuvent pas plus faire abstraction de leur esprit que de leur
corps. Nous devons admettre que l’empirisme n’est pas
innocent, mais implique toujours quelques présupposés. Nous devons
admettre que nos vérités ne sont pas des vérités universelles, que
s’il existe des vérités universelles, elles sont complexes,
contradictoires et plurielles. Nous devons admettre que la science
n’est pas la recherche du simple, mais la recherche de l’interprétation
la plus plausible du complexe. Nous devons admettre que les raisons
pour lesquelles nous nous intéressons aux causes efficientes est
qu’elles nous servent d’indicateurs sur la voie de la
compréhension des causes finales. Nous devons enfin admettre que
la rationalité implique le choix d’une politique morale, et
que le rôle des intellectuels est de signaler les choix historiques
qui sont collectivement à notre disposition.
Nous nous sommes égarés dans des impasses depuis
deux siècles. Nous avons trompé les autres mais, par dessus tout,
nous nous sommes trompés nous-mêmes. Nous sommes engagés dans un
processus qui nous exclura de la lutte pour la liberté humaine et
le bien-être de la communauté. Nous devons nous transformer nous-mêmes
si nous voulons avoir la moindre chance d’aider tous les autres
– ou certains autres – à transformer le monde. Nous
devons par-dessus tout abandonner nos vociférations arrogantes.
Nous devons faire cela parce que les sciences sociales ont véritablement
quelque chose à offrir au monde. En particulier la possibilité d’appliquer
l’intelligence humaine à des problèmes humains, et par conséquent
d’accroître le potentiel humain, pas exactement jusqu’à
la perfection, mais néanmoins bien plus que ce que l’homme
à connu jusqu’ici.
Immanuel Wallerstein
Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton & Jacques Vialle
Texte français revu par l’auteur
Notes 1. Intitulé « Social Science and Contemporary
Society : The Vanishing Guarantees of Rationality », ce
texte est le discours inaugural de la réunion annuelle de l’Association
italienne de sociologie (Palerme, 26-28.12.1995).
2. « Chronosophie » désigne, par contraste avec
la chronométrie et la chronologie, une vision du temps historique
de type statique, cyclique ou orienté vers une fin. (N.d.R.)
3. Cf. Immanuel Wallerstein, « The West, Capitalism,
and the Modern World-System », Review, 1992, XV, 4, Fall,
561-619.
4. Cf. Steven Shapin, A Social History of Truth :
Civility and Science in Seventeenth-Century England,
Chicago, Univ. of Chicago Press, 1994.
5. Cf. Richard Olson, The Emergence of the Social
Sciences, 1642-1792, New York, Twayne, 1993.
6. Max Weber, Économie et société, Plon, 1971, pp. 22.
7. Ibid.
8. En référence à deux types d’actions socialement
orientées, définis par Weber : le type « affectif »
concerne tout ce que nous faisons sous l’emprise exclusive
des sentiments et le type « traditionnel » aux actes accomplis
par conformisme, respect de la tradition ou habitude invétérée.
(N.d.T.)
9. Cf. Économie et société, op. cit., p. 22-23.
10. Ibid., p. 87.
11. Cf. Immanuel Wallerstein, Impenser la science sociale,
PUF,1991, chap. 1.
12. Cf. I. Wallerstein, After Liberalism, New
York, New Press, 1995, ch. 5, 6.
13. Sigmund Freud, Malaise dans la culture, Quadrige-PUF,
3e éd. corrigée, 1998, p. 17.
14. Ibid., p. 29.
15. Ibid., pp 30-31.
16. Cf. Giovanni Arrighi et al., « 1989, Continuation
of 1968 », Review, 1989.
17. Cf. I. Wallerstein, After Liberalism, New
York, New Press, 1995, chap. 2.
18. Sigmund Freud, op. cit. , pp. 38-39.
Agone 18 et 19 - Neutralité
& engagement du savoir
Immanuel Wallerstein
Sciences sociales & société comtemporaine : l'éclipse des garanties
de la rationalité
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