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Sciences sociales & société contemporaine : l’éclipse des garanties de la rationalité
Immanuel Wallerstein

Origine : Agone 18 et 19 - Neutralité & engagement du savoir

Immanuel Wallerstein
Sciences sociales & société contemporaine : l’éclipse des garanties de la rationalité (1)

Ce qui est « politique » pour la classe des producteurs devient « rationalité » pour la classe intellectuelle. Ce qui est étrange, c’est que certains marxistes croient la « rationalité » supérieure à la « politique », l’abstraction idéologique supérieure à la réalité économique.

Antonio Gramsci

   Le problème n’est pas tant que les intellectuels ont converti la politique en rationalité, mais que leur foi déclarée dans les vertus de la rationalité reflétait leur optimisme et a servi à alimenter l’optimisme général. Le credo des intellectuels était le suivant : puisque nous nous acheminons vers une compréhension plus approfondie du monde réel, nous nous acheminons, de fait, vers une meilleure façon de gouverner la société et un plus grand accomplissement du potentiel humain. Les sciences sociales ne se sont pas seulement fondées sur de telles prémisses, elles se sont présentées comme la méthode la plus sûre pour mener à bien cette quête de rationalité.

   Il n’en a pas toujours été ainsi. Longtemps, la théorie sociale a été dominée par une vision pessimiste, et particulièrement contagieuse, de la vie terrestre. Le monde social était vu comme inégalitaire, imparfait et condamné à le rester. La conception augustinienne, selon laquelle nous serions irrémédiablement marqués par le péché originel, a dominé une bonne partie de l’histoire de l’Europe chrétienne. Nul doute qu’il s’agissait là d’une chronosophie particulièrement rude (2). Quoi qu’il en soit, certaines visions plus stoïques ou plus dionysiaques n’offraient pas, pour l’avenir, de meilleures garanties. La quête bouddhiste du nirvâna est un chemin au moins aussi long et difficile que l’aspiration chrétienne à la sainteté.

   C’est parce qu’il a institué une chronosophie de ce monde, universelle et optimiste, que le monde moderne s’est si longtemps auto-célébré – et en a rajouté sur la « modernité » de sa Weltanschauung. Si mauvais qu’il fût, le monde social pouvait être rendu meilleur – et ce au bénéfice de tous. La croyance en la possibilité d’un progrès social a été au fondement même de la modernité. On n’affirmait pas – cela se serait remarqué – que l’individu deviendrait nécessairement meilleur. La victoire de l’individu sur sa propre culpabilité – éternelle quête religieuse – restait du ressort de la grâce et du jugement divins. Son salut était de l’autre monde. La modernité, par contre, était résolument de ce monde. Ce qui était promis devait être exhaussé ici et maintenant ou ici et bientôt. Son projet était en fait résolument matérialiste : il promettait le progrès économique pour tous. La part non matérielle de cette promesse se concrétisait dans le concept de liberté et se révélait totalement transposable en termes économiques – les libertés que l’on ne pouvait transposer en ces termes n’était que de fausses libertés.

   En définitive, nous devons remarquer combien l’idéal de la modernité fut collectiviste. Les philosophes et les sociologues du monde moderne ont tant parlé de la place centrale de l’individu dans ce monde qu’on en oublie que celui-ci a produit la première géoculture authentiquement collectiviste de l’histoire et la première vision sociale égalitaire. On nous a tous promis que notre système historique parviendrait un jour à établir un ordre social dans lequel chacun pourrait jouir, de façon relativement équitable, du confort matériel, et dans lequel personne ne jouirait de privilèges que d’autres n’auraient pas. Bien sûr, je parle seulement de promesses, non de réalités. Toujours est-il qu’aucun philosophe de l’Europe médiévale, de la Chine des T’ang ou des califats Abbassides n’a prédit qu’un jour tous les individus sur terre disposeraient d’une aisance matérielle et que les privilèges disparaîtraient. Toutes les philosophies antérieures ont admis le caractère inévitable des hiérarchies et, de ce fait, ont rejeté l’idée d’un collectivisme terrestre.

   Pourtant, si nous voulons comprendre la crise actuelle de notre système historique – l’économie-monde capitaliste –, et si nous voulons savoir pourquoi le concept de rationalité a un goût si amer, je pense que nous devons réaliser à quel point la modernité a été largement justifiée par des prémisses de type matérialistes et collectivistes. Et réaliser, bien sûr, qu’il y avait là une contradiction majeure. La raison d’être de l’économie-monde capitaliste, sa force motrice, a été l’incessante accumulation de capital. Et cette incessante accumulation de capital est totalement incompatible avec des promesses matérialistes et collectivistes, puisqu’elle est fondée sur l’appropriation de la plus-value par certains au détriment des autres. Le capitalisme représente une récompense matérielle pour certains, mais uniquement dans la mesure où il ne représente pas une récompense pour tous.

   En tant que sociologues, nous savons que l’une des voies les plus fécondes pour l’analyse des réalités sociales est de pointer une anomalie centrale et de se demander pourquoi elle existe, ce qui l’explique et quelles en sont les conséquences. C’est ce que je propose de faire ici. Je me demanderai pourquoi les modernes ont fait des promesses irréalisables à leur auditoire, pourquoi ces promesses furent longtemps crues mais ne le sont plus aujourd’hui, et quelles sont les conséquences de ce désenchantement. En dernier lieu, j’essayerai d’évaluer les implications de tout cela pour les sociologues que nous sommes, défenseurs, sinon toujours praticiens, de la rationalité.

Modernité & rationalité

   C’est un lieu commun de la science sociale que d’observer le lien entre le développement du capitalisme et celui des sciences et de la technologie. Mais comment ces deux phénomènes sont-il historiquement liés ? À cette question, Marx et Weber (entre autres) ont répondu que les capitalistes se doivent d’être rationnels s’ils veulent parvenir à leur objectif qui est de maximiser leurs profits. Dans la mesure où les capitalistes concentrent bien leur énergie sur cet objectif – avant tout autre –, ils doivent faire leur possible pour réduire les coûts de production et pour produire un type de marchandise susceptible d’attirer des acheteurs. Ils doivent donc appliquer des méthodes rationnelles aux processus de production, mais également à l’administration des entreprises. C’est pourquoi ils tenaient pour utile le développement technologique et apportaient leur soutien au progrès scientifique.

   C’est sans doute vrai, mais cette explication me semble un peu mince. Des personnes désireuses de s’engager dans des entreprises lucratives et d’autres capables de faire avancer les sciences ont existé, en de semblables proportions, dans toutes les grandes zones de peuplement – et ce depuis des milliers d’années. L’intégralité du corpus monumental réunis par Joseph Needham, sous le titre Science et civilisation en Chine, démontre combien l’accomplissement de l’effort scientifique a été important dans cette zone culturelle. Et nous savons dans le détail combien l’activité économique y fut intense et lucrative.

   Cela amène, bien sûr, à se poser la question classique : « Pourquoi l’Occident ? ». Je n’en discuterai pas ici. Bien d’autres l’ont fait et j’y ai moi-même consacré quelques écrits (3). Il me semble assez évident que la différence cruciale tient au fait que, dans le système-monde moderne, des gratifications conséquentes sont venues encourager le progrès technologique ; cette différence ne tient pas à l’attitude des entrepreneurs, qui ont toujours eu d’évidents motifs de récompenser les inventeurs et innovateurs, mais, bien plus, à l’attitude des pouvoirs politiques, dont les motivations ont toujours été plus ambivalentes, et dont l’hostilité s’est régulièrement manifestée à l’encontre du progrès technologique. En d’autres lieux et en d’autres temps, cela a pu jouer comme facteur d’inhibition sur le genre de révolution scientifique qu’a connu l’Europe au xviie siècle.

   J’en tire la conclusion que l’innovation technologique n’a pu occuper le devant de la scène que parce qu’il y a eu du capitalisme. Nous tenons là une des clefs de la réalité des relations de pouvoirs. La science moderne est fille du capitalisme et en dépend. Les scientifiques ont été socialement considérés et encouragés parce qu’ils offraient la possibilité d’un progrès concret pour ces merveilleuses machineries qui permettent d’améliorer la productivité, de réduire les contraintes que le temps et l’espace semblaient imposer, ainsi que d’améliorer le confort de tous. La science était productive.

   Une vision du monde fut créée pour servir de cadre à l’activité scientifique. Les savants étaient censés être, et se devaient d’être, « désintéressés ». Ils se devaient d’être « empiristes », de découvrir des « vérités universelles ». Ils étaient invités à analyser des réalités complexes et à en dégager les règles simples et fondamentales. Mais, par dessus tout, ils se devaient de rechercher les causes efficientes et non les causes finales. En outre, toutes ces qualités et ces devoirs devaient tenir ensemble, former un tout.

   Cet ethos du savant était bien entendu mythique – dans la mesure où il prétendait décrire exactement ce que les scientifiques faisaient réellement. Il suffit de se référer à la belle étude de Steven Shapin, Une Histoire sociale de la vérité (4), pour réaliser combien le prestige social et l’autorité extra-scientifique ont contribués à l’établissement de la réputation et de la crédibilité scientifique de la Royal Society of London au xviie siècle. Il s’agissait, comme il le souligne, de la crédibilité de gentlemen, fondée sur la confiance, la civilité, l’honneur et l’intégrité. Néanmoins, la science – la science empirique, la mécanique newtonienne – est devenue le modèle de l’activité intellectuelle – un modèle auquel les analystes du monde social se référeront et que, grosso modo, ils chercheront à copier (5). C’est cet ethos du scientifique gentleman que le monde moderne a retenu comme image de la rationalité et qui est devenu et reste le leitmotiv de la classe intellectuelle.

   Que signifie cependant la rationalité ? Il y a un grand débat sur ce sujet, bien connu des sociologues. C’est la discussion que l’on trouve dans Économie et société, de Max Weber. Il y propose deux couples de définitions de la rationalité. Le premier se trouve dans sa typologie des quatre types de l’action sociale. Deux d’entre eux sont estimés rationnels : l’action « rationnelle en finalité (zweckrational) » et l’action « rationnelle en valeur (wertrational) ». Le second couple de définition se trouve dans sa discussion sur l’action économique, où il distingue une rationalité « formelle » et une rationalité « matérielle ». Les deux antinomies sont presque identiques, mais pas tout à fait – pas du moins dans leur connotations.

   On m’autorisera ici à citer quelques passages de Weber qui me permettront de reprendre cette question. La définition wébérienne de l’action sociale rationnelle en finalité est une action déterminée « par des expectations du comportement des objets du monde extérieur ou de celui d’autres hommes, en exploitant ces expectations comme “conditions” ou comme “moyens” pour parvenir aux fins propres (6)». Sa définition de l’action sociale rationnelle en valeur est une action déterminée « par la croyance en la valeur intrinsèque, inconditionnelle – d’ordre éthique, esthétique, religieux ou autre – d’un comportement déterminé qui vaut pour lui-même et indépendamment de son résultat (7)».

   Weber étaye ensuite ces définitions au moyen d’exemples très concrets :

   Agit d’une manière purementrationnelle en valeur celui qui agit sans tenir compte des conséquences prévisibles de ses actes, au service qu’il est de sa conviction portant sur ce qui lui apparaît comme commandé par le devoir, la dignité, la beauté, les directives religieuses, la piété ou la grandeur d’une « cause » , quelle qu’en soit la nature. L’activité rationnelle en valeur consiste toujours (au sens de notre terminologie) en une activité conforme à des « impératifs » ou à des « exigences » dont l’agent croit qu’ils lui sont imposés. Ce n’est que dans la mesure où l’activité humaine s’oriente d’après ce genre d’exigences que nous parlerons d’une rationalité en valeur – ce qui n’arrive jamais que dans une proportion plus ou moins grande et le plus souvent assez réduite. Comme on le verra, elle a cependant suffisamment d’importance pour que nous la mettions en évidence comme type spécial, bien qu’au demeurant nous ne cherchions nullement à élaborer une classification complète des types d’activités.  

   Agit de façon rationnelle en finalité celui qui oriente son activité d’après les fins, moyens et conséquences subsidiaires (Nebenfolge) et qui confronte en même temps rationnellement les moyens et la fin, la fin et les conséquences subsidiaires et enfin les diverses fins possibles entre elles. En tout cas, celui-là n’opère ni par expression des affects (et surtout pas émotionnellement) ni par tradition (8). La décision entre fins et conséquences concurrentes ou antagonistes peut, de son côté, être orientée de façon rationnelle en valeur : dans ce cas, l’activité n’est rationnelle en finalité qu’au plan des moyens. Il peut également arriver que l’agent, sans orienter de façon rationnelle en valeur d’après des « impératifs » ou des « exigences » les fins concurrentes et antagonistes, les accepte simplement comme des stimulants de besoins subjectifs donnés qu’il dispose en un ordre hiérarchique selon un critère consciemment réfléchide l’urgence et y oriente ensuite son activité de telle façon qu’il puisse les satisfaire dans la mesure du possible en respectant cet ordre (tel est le principe du « marginalisme »). L’orientation rationnelle en valeur peut donc avoir avec l’orientation rationnelle en finalité des rapports très divers. Du point de vue de la rationalité en finalité cependant, la rationalité en valeur reste toujours affectée d’une irrationalité et cela d’autant plus que l’on donne une signification plus absolue à la valeur d’après laquelle on oriente l’activité. Cela vient de ce que la rationalité en valeur spécule en général d’autant moins sur les conséquences de l’activité qu’elle prend plus inconditionnellement en considération la seule valeur intrinsèque de l’acte (la pure conviction, la beauté, le bien absolu ou le devoir absolu). La rationalité absolue en finalité n’est, elle aussi, pour l’essentiel, qu’un cas limite théorique (9).

   Tournons nous maintenant vers l’autre distinction opérée par Weber, que je citerai encore une fois dans son intégralité :

   Nous désignons par le terme de « rationalité formelle » d’une activité économique son taux de calculations techniquement possibles et effectivement appliquées. Sa rationalité matériellesera pour nous l’importance prêtée à une activité sociale d’orientation économique visant à l’approvisionnement de certains groupes d’individus donnés (quels que soient par ailleurs leur étendue), en s’inspirant de postulats appréciatifs (quels qu’ils soient) ayant servi, servant ou pouvant servir à en dégager la valeur. Ces derniers sont d’une grande multivocité.      1. La définition que nous avons proposée (et qui ne vise qu’à mieux cerner les problèmes soulevés par la « socialisation [Sozialisierung], le « calcul monétaire » et le « calcul des biens en nature ») a pour but de préciser le sens du terme « rationnel » dans ce domaine.  

   2. Nous qualifierons une activité de formellement « rationnelle » dans la mesure où ses « initiatives » peuvent s’exprimer par des raisonnements chiffrés ou « comptables » (sans tenir compte pour le moment de la nature technique de ces calculs et de la question de savoir s’ils expriment en unités monétaires ou en appréciation de la valeur de troc [Naturalschätzungen]). Cette notion est donc (bien que, comme nous verrons, seulement relativement) univoque, du moins en ce sens que la forme monétaire représente le maximum de calculabilité (ce qui est évident : ceteris paribus).  

   3. La notion de rationalité matérielle, par contre, peut s’entendre en de nombreux sens. Elle n’exprime qu’une seule idée générale : à savoir que l’observateur ne se contente pas du fait purement formel et (relativement) facile à définir sans équivoque que le calcul s’opère par des moyens techniques adéquats et rationnels en finalité. Il tient en effet compte d’autres exigences : éthiques, politiques, utilitaires, hédonistiques, de classe [ständisch] ou égalitaires, les applique en guise de critère à l’activité économique, fût-elle formelle « rationnelle », c’est-à-dire chiffrée, et l’apprécie sous l’angle rationnel en valeur ou matériellement rationnel en finalité. Les critères de valeur rationnels dans ce sens sont en principe innombrables ; ceux qui dérivent d’une manière peu précise du socialisme ou du communisme et qui se fondent jusqu’à un certain degré sur des appréciations éthiques et égalitaires ne représentent évidemment qu’un groupe dans cette variété infinie (la hiérarchie sociale [ständisch], les prestations en faveur d’une puissance politique ou belligérante, tous les autres points de vue sont également « matériel » dans le sens de cette définition). Il faut cependant se souvenir qu’on peut formuler, indépendamment de cette critique matérielle des résultats de l’activité économique, des critiques d’ordre moral, ascétique ou esthétique sur la mentalité des agents économiques et sur les moyens économiques mis en œuvre. Vu sous cet angle, la performance purement formelle du calcul monétaire peut paraître peu importante, elle pourrait même s’opposer aux exigences de la morale de ses censeurs (sans même tenir compte des conséquences des calculs typiquement modernes). Comme il nous est impossible de trancher la question de savoir ce qui est « formel », nous devons nous contenter d’une simple constatation et d’une délimitation. « Matériel » est, dans notre contexte, une notion « formelle », c’est-à-dire un concept générique purement abstrait (10).

   Quand je dis que les connotations de ces deux couples de distinctions ne sont pas tout à fait les mêmes, j’admets pourtant qu’il s’agit d’une interprétation personnelle. Il me semble qu’en distinguant les actions sociales rationnelles en finalité et les actions sociales rationnelles en valeur, Weber émet des réserves considérables à l’encontre des dernières. Il parle d’« exigences » et d’« impératifs ». Il nous rappelle que, au regard de la rationalité en finalité, la « rationalité en valeur reste toujours affectée d’une irrationalité ». Néanmoins, lorsqu’il distingue rationalité formelle et rationalité matérielle, il semble changer de point de vue. Les analyses matériellement rationnelles ne se contentent pas du « fait purement formel et (relativement) facile à définir sans équivoque que le calcul s’opère par des moyens techniques adéquats et rationnels en finalité », mais mesurent ce fait à une échelle de valeur.

   Nous pourrions débattre de cette incohérence comme étant le résultat de la position de Weber sur le rôle des intellectuels dans le monde moderne. Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse ici. Je crois d’avantage que l’ambivalence ou l’ambiguïté de la distinction est constitutive de notre géoculture moderne. Ceci nous renvoie à la citation de Gramsci qui ouvre cette discussion. Lorsque Gramsci dit que, ce que la classe des producteurs nomme politique, la classe des intellectuels le rebaptise rationalité, il pointe précisément cette ambiguïté fondamentale. En appelant « rationalité » ce qui est « politique », ne sous-entendons-nous pas que la question de la rationalité matérielle devrait être laissée à l’arrière plan ? et donc que le résultat de l’exercice de la rationalité formelle devrait faire seul l’objet de notre réflexion ? Et, s’il en est ainsi, n’est-ce pas parce que l’exercice de la rationalité formelle mêle, dans les faits, des actions sociales rationnelles en valeur d’un genre particulier, où les fins concurrentes sont simplement acceptées « comme des stimulants de besoins subjectifs qu’il dispose dans un ordre hiérarchisé selon un critère réfléchi de l’urgence » ? Comme Weber le fait remarquer, tel est le principe du marginalisme. Toutefois, pour décider quelle est l’utilité du marginalisme, il faut établir une échelle de valeur. Celui qui établi cette échelle en détermine l’issue.

Rationalité & classes dangereuses

   Parler de rationalité, c’est obscurcir ce qui est politique et qui repose sur des choix rationnels en valeur. Du xvie au xviiie siècle, les intellectuels pouvaient encore croire que, en insistant sur l’exigence de rationalité, leur ennemi principal était l’obscurantisme clérical. Leur slogan était proféré haut et fort par Voltaire : « Écrasez l’infâme ! » La Révolution française a changé tout cela en transformant et en clarifiant les termes du débat culturel mondial. La Révolution française, comme je l’ai longuement expliqué ailleurs (11), a moins changé la France qu’elle n’a changé le système-monde.

   Elle fut la cause directe de la constitution d’une géoculture efficace et durable dans le cadre du système-monde, dont l’une des conséquences (et non des moindres) fut l’institutionnalisation de ce qu’on appelle les sciences sociales. Nous sommes là, enfin, au cœur même de notre sujet.

   La Révolution française et ses séquelles napoléoniennes imposèrent deux croyances qui se répandirent largement à l’intérieur du système-monde et ont, depuis lors, dominé les mentalités en dépit de l’opposition radicale que lui manifestèrent certaines forces politiques très puissantes. La première de ces croyances stipule que l’évolution politique est naturelle et régulière, c’est-à-dire qu’elle constitue la norme. La seconde nous apprend que la souveraineté réside dans le « peuple ». Aucun de ces deux axiomes n’étaient largement partagés avant 1789, et tous deux se sont imposés, depuis et jusqu’à nos jours, malgré de nombreuses ambiguïtés et divers accidents de parcours. Ces deux principes posent cependant un problème majeur : ils peuvent servir d’arguments à tous – et non seulement à ceux qui détiennent le pouvoir, l’autorité ou le prestige social. Ils peuvent, en effet, servir aussi aux « classes dangereuses » – concept qui fit précisément son apparition au début du xixe siècle et s’appliquait aux individus comme aux groupes qui, ne possédant pourtant ni pouvoir, ni autorité, ni prestige social, n’en exprimaient pas moins certaines exigences politiques. Il s’agissait, en fait, du prolétariat urbain de l’Europe de l’Ouest en voie de constitution, des paysans déracinés, des artisans menacés par l’essor de la mécanisation et des migrants originaires de zones culturelles distinctes de celle dans laquelle ils étaient venus s’installer.

   Les problèmes posés par l’insertion de ces groupes sociaux dans la société et par les bouleversements sociaux qui en découlent sont familiers aux sociologues et aux historiens des sociétés. Qu’est-ce que cela peut bien avoir à faire avec la notion de rationalité ? Tout, en fait. Le problème politique posé par les « classes dangereuses » était, comme l’on sait, loin d’être mineur. Au moment même où l’économie-monde capitaliste s’engageait radicalement dans l’accroissement de la productivité et dans la résolution des problèmes posés par les impératifs de temps et d’espace qui, jusqu’alors, faisaient obstacle à l’accumulation rapide du capital – ce que nous qualifions de manière inadéquate de « révolution » industrielle, comme si cela venait juste de se mettre en œuvre ; au même moment donc, les classes dangereuses commençaient à faire peser sur la stabilité politique du système-monde une menace des plus sérieuses – phénomène que nous ne souhaitons plus aujourd’hui qualifier de lutte des classes, mais qui pourtant en était une. Il est raisonnable de penser que les classes privilégiées sont d’ordinaire assez intelligentes et assez attentives à la défense de leurs privilèges pour tenter de répondre aux défis sociaux au moyen d’outils sophistiqués. Dans le cas qui nous intéresse, ces outils furent au nombre de trois : idéologies sociales, sciences sociales et organisations sociales. Chacun de ces outils mériteraient d’être discutés sérieusement, mais notre attention portera plus spécifiquement sur le deuxième.

   Si le changement constitue la norme en politique, et si l’on doit admettre que la souveraineté réside dans le peuple, la question est alors la suivante : comment dompter le fauve ? Ou, en termes plus académiques : comment appréhender correctement les pressions sociales afin de réduire les risques de troubles, de soulèvements et, de surcroît, neutraliser le changement lui-même. Les trois idéologies dominant les xixe et xxe siècles sont représentatives des différents moyens d’y parvenir : on peut tenter de le ralentir autant que possible, de l’accompagner à une allure choisie, ou de l’accélérer. Nous avons inventé différentes étiquettes pour ces trois programmes : droite, centre et gauche, ou (plus expressif) conservatisme, libéralisme et radicalisme ou socialisme.

   Le programme conservateur en appelait à l’autorité d’institutions supposées éternelles (la famille, la communauté, la religion et la monarchie) comme fondements de la sagesse humaine et, par conséquent, comme valeurs directrices aussi bien de l’action politique que du comportement individuel. Le moindre bouleversement dans ces comportements devait être rigoureusement justifié et devait, nous explique-t-on, faire l’objet d’une grande prudence. Les radicaux, en revanche, emboîtent le pas des intuitions rousseauistes, selon lesquelles la souveraineté du peuple est la source même de tout projet politique, qui se doit alors de refléter fidèlement ce principe – et cela aussi rapidement que possible. La voie médiane, celle des libéraux, fondait son argumentation sur le caractère incertain de la pérennité des institutions traditionnelles, trop souvent sujettes à la tentation de préserver les privilèges existants, mais également sur le caractère tout aussi discutable, de la validité du respect dû à l’expression de la volonté du peuple – sujette, pour sa part, aux variations des desiderata à court terme de la majorité. Ils s’en remettaient donc aux experts pour peser soigneusement la validité des institutions existantes comme celle des nouvelles institutions proposées, afin d’en tirer des réformes mesurées et appropriées – c’est-à-dire des changements politiques adéquats et dans les domaines cruciaux.

   Je ne reviendrai pas ici sur l’histoire européenne au xixe siècle ni sur celle du monde au xxe. Je la résumerai plutôt en quelques phrases. C’est la voie intermédiaire libérale qui finalement prévalut politiquement. Ses principes devinrent ceux de la géoculture du système-monde et furent à l’origine des structures étatiques des pays dominants, qui proposèrent un modèle auquel les autres États étaient – et restent – conviés à aspirer. Plus important encore, le libéralisme maîtrisa et transforma (du moins entre 1848 et 1968) les alternatives idéologiques que représentaient le conservatisme et le radicalisme en avatars du libéralisme. Par le biais de leur programme politique en trois points – suffrage universel, État-providence et identité nationale (souvent xénophobe) –, les libéraux du xixe siècle mirent fin à la menace des classes dangereuses en Europe. Ceux du xxe siècle ont tenté un programme similaire pour mater les classes dangereuses représentées par le Tiers Monde, et paru devoir réussir durant une assez longue période (12).

   La stratégie du libéralisme en tant qu’idéologie politique était de s’adapter au changement, et cela exigeait qu’une personne adéquate, usant de la méthode adéquate, en soit chargée. Ainsi, avant tout, les libéraux durent s’assurer que ce processus serait entre les mains de personnes compétentes. Comme ils ne pensaient pas que cette compétence pût être garantie par une sélection par l’origine sociale (voie conservatrice) ou la popularité (voie radicale), ils se tournèrent vers l’ultime solution, c’est-à-dire la sélection au mérite, ce qui signifiait bien sûr se tourner vers l’élite intellectuelle – celle, du moins, qui se souciait de questions d’ordre pratique. La seconde exigence imposait que ces personnalités « compétentes » agissent non pas sur la base de préjugés mais sur celle d’informations de premier ordre au sujet des conséquences probables des réformes proposées. Il leur fallait donc une connaissance sérieuse du fonctionnement réel de l’ordre social. Cela impliquait qu’il existât des chercheurs et des recherches sur ce domaine. Les sciences sociales furent donc absolument nécessaires au projet libéral. Le lien entre idéologie libérale et sciences sociales est donc plus de l’ordre de l’essentiel que de l’existentiel. Je n’affirme pas seulement que les sociologues épousèrent le projet libéral – cela est vrai, mais c’est un aspect secondaire de la question. J’affirme que le libéralisme et les sciences sociales se sont fondés sur les même prémisses : la foi en une perfectibilité de l’humanité – celle-ci pouvant être atteinte en agissant scientifiquement (ou rationnellement) sur les relations sociales. La complicité existentielle du libéralisme et des sciences sociales ne fut donc que la conséquence de leur identité essentielle. Bien sûr, je n’affirme pas qu’il n’y eut pas de sociologues conservateurs ou radicaux – il y en eut un bon nombre –, mais aucun ne réfuta le principe central de la rationalité comme clef de voûte de son travail – voire de sa justification.

   Ces chercheurs refusèrent, le plus souvent, de se confronter aux conséquence induites par la distinction établie entre rationalité formelle et rationalité matérielle, et, par conséquent, de s’interroger clairement sur leur propre rôle social. Quoi qu’il en soit, tant que l’univers social fonctionna raisonnablement bien – en termes d’idéologie libérale, c’est-à-dire tant que prévalut l’idée d’un progrès social régulier (quoi qu’inégalement réparti) –, ces questions pouvaient demeurer à la périphérie du débat intellectuel. Cela resta vrai même aux jours sombres qui virent les monstres du fascisme accéder au pouvoir. Leur violence ébranla un moment cette foi béate dans le progrès mais ne la détruisit pas pour autant.

Malaise dans la rationalité

   Ce sous-titre fait, bien sûr, référence à l’important travail de Sigmund Freud. Cet essai est un document sociologique essentiel – même si Freud le situe dans le cadre de sa théorie psychanalytique. Le problème sous-jacent y est exposé en termes simples :

   La vie telle qu’elle nous est imposée est trop dure pour nous, elle nous apporte trop de douleurs, de déceptions, de tâches insolubles. Pour la supporter, nous ne pouvons pas nous passer de remèdes sédatifs (cela ne va pas sans constructions adjuvantes, nous a dit Théodore Fontane). Ces remèdes, il en est peut-être de trois sortes : de puissantes diversions qui nous permettent de faire peu de cas de notre misère, des satisfactions substitutives qui la diminuent, des stupéfiants qui nous y rendent insensibles. Quelque chose de cette espèce, quoi que ce soit, est indispensable (13).

   Mais pourquoi nous est-il si difficile d’être heureux ? Freud désigne trois sources probables de la souffrance humaine :

la surpuissance de la nature, la caducité de notre propre corps et la déficience des dispositifs qui règlent les relations des hommes entre eux dans la famille, l’État et la société. En ce qui concerne les deux premières sources, notre jugement ne peut osciller longtemps ; il nous contraint à reconnaître ces sources de souffrances et à nous soumettre à l’inévitable. Nous ne dominerons jamais parfaitement la nature ; notre organisme, lui-même une part de cette nature, demeurera toujours une formation passagère, limitée dans son adaptation et ses performances. De cette connaissance ne procède aucun effet paralysant ; au contraire, elle assigne à notre activité son orientation. Si nous ne pouvons supprimer toute souffrance, du moins pouvons-nous en supprimer plus d’une et tempérer telle autre ; une expérience plusieurs fois millénaire nous en a convaincus. Nous nous comportons différemment envers la troisième source, la source de souffrance sociale. Celle-là, nous ne voulons absolument pas l’admettre, nous ne pouvons discerner pourquoi les dispositifs créés par nous-mêmes ne devraient pas être bien plutôt une protection et un bienfait pour nous tous (14).

   Ayant affirmé cela, Freud opère un détour par l’histoire. Se penchant sur le comportement de son époque vis-à-vis des sources sociales du malaise, il note qu’un certain désenchantement y est à l’œuvre :

   Au cours des dernières générations, les hommes ont fait des progrès extraordinaires dans les sciences de la nature et de leur application technique, consolidant leur domination sur la nature d’une façon que l’on ne pouvait se représenter auparavant. Les détails de ce progrès sont généralement connus, il est superflu de les énumérer. Les hommes sont fiers de ces conquêtes et ont le droit de l’être. Mais ils croient avoir remarqué que cette possibilité nouvellement acquise de disposer de l’espace et du temps, cette soumission des forces de la nature, accomplissement d’une désirance millénaire n’ont pas augmenté le degré de satisfaction de plaisir qu’ils attendent de la vie, ne les ont pas, d’après ce qu’ils ressentent, rendu plus heureux (15).

   Examinons attentivement ce que dit Freud : les individus tentent de combattre les sources sociales de leur malheur parce qu’il semble que ce soient les seules auxquelles ils puissent remédier ; les seules qui soient éradiquables. Freud ne dit pas que ce sentiment est juste, mais seulement qu’il est compréhensible. J’ai déjà dit que le libéralisme a offert aux classes dangereuses l’espérance d’éliminer enfin les causes sociales du malheur. Rien d’étonnant à ce que cette espérance ait été aussi favorablement accueillie. Il n’est pas plus surprenant que conservateurs et radicaux aient dû se rallier aux thèses libérales. De plus, les libéraux affirmaient être en mesure de garantir, dans ce domaine, un parfait succès, par l’usage de la rationalité. Ils prirent pour exemple les succès obtenus dans le domaine des sciences naturelles et prétendirent que de tels succès vaudraient aussi pour les sciences sociales. Et ce sont nous, les praticiens des sciences sociales, qui s’en portèrent garants.

   Rappelons que Freud affirmait que les humains se protègent contre la douleur de trois façons différentes : le divertissement, les satisfactions de substitution et l’intoxication. Nous devrions nous demander si, en fin de compte, les garanties offertes par la rationalité, les promesses de progrès assurés ne représentaient pas une forme de cette intoxication : l’opium du peuple (pour citer Marx) ou l’opium intellectuel (pour citer Raymond Aron). Peut-être Marx et Aron avaient-ils tous deux raison. Néanmoins, Freud pensait que son époque connaissait un début de désenchantement vis-à-vis de ces palliatifs. Après tout, les narcotiques ont leurs limites : les usagers réclament des doses de plus en plus fortes et les effets secondaires deviennent trop importants. Certains en meurent. D’autres décrochent.

   À son époque, Freud décelait déjà un début d’évolution en ce domaine. Je l’ai pour ma part d’autant plus constatée dans les années 1970-1980. Ceux qui ont survécu décrochèrent de manière significative. Pour mieux comprendre cette évolution, il faut revenir aux instruments utilisés par les détenteurs du pouvoir pour faire face à la menace des classes dangereuses. Nous savons qu’ils étaient au nombre de trois : idéologies sociales, sciences sociales et mouvements sociaux. Mais comment pourrais-je suggérer que les mouvements sociaux puissent avoir été un de ces instruments dans les mains des puissants ? puisque, par mouvements sociaux, nous entendons généralement des institutions qui s’opposent au pouvoir et tentent parfois d’en renverser les structures. Cette définition des mouvements sociaux est, bien sûr, parfaitement correcte : les mouvements anti-systémiques, qui prirent leur essor au xixe siècle sous deux formes essentielles – mouvements socialistes ouvriers et mouvements nationalistes –, s’opposèrent en effet aux détenteurs du pouvoir. Cependant, avec le temps, ces mouvements devinrent l’un des mécanismes clé par lesquels les systèmes se maintenaient en vie. Comment a-t-on pu aboutir à ce paradoxe ? La réponse n’est pas la conspiration : « Les détenteurs du pouvoir l’auraient voulu ainsi depuis le début ou auraient corrompu les dirigeants de ces mouvements ». Cela a pu arriver, mais ce n’est pas le mécanisme fondamental du processus. C’est même parfaitement secondaire. La véritable explication – selon l’expression qui sert à la plupart des sociologues pour résoudre tous les problèmes – est structurelle.

   L’opposition populaire au pouvoir s’est toujours et partout concrétisée par des soulèvements : manifestations, révoltes ou grèves, le plus souvent spontanées ; réponses immédiates à des situations précises plutôt que manifestations d’une base organisée. En conséquence, ces soulèvements ont pu apporter des solutions aux problèmes immédiats sans jamais déboucher sur des transformations sociales de fond. Parfois, cette opposition prenait la forme de mouvements religieux – ou, plus précisément, d’attitudes religieuses dissidentes – conduisant à la constitution de sectes, d’ordres, etc. Les principales communautés religieuses trouvent leur origine dans l’absorption, la dévitalisation et l’institutionnalisation de ce type de dissidence.

   Dans l’ambiance post-révolutionnaire du début du xixe siècle, en particulier en Europe, les mouvements d’opposition prirent un visage plus séculier. Les bouleversements du système-monde consécutifs à 1848 constituèrent un tournant essentiel. Après la défaite subie par les forces populaires, il devint évident que les conspirations des sectes ne seraient pas une méthode efficace. Il s’ensuivit une innovation sociale fondamentale : pour la première fois, les forces anti-systémiques décidèrent que la transformation sociale, si elle devait avoir lieu, devait être planifiée et organisée. La victoire des marxistes sur les anarchistes – au sein même des mouvements ouvriers socialistes –, ainsi que la victoire du nationalisme politique sur le nationalisme culturel – au sein des différents mouvements nationalistes –, signaient la victoire de ceux qui préconisaient l’institutionnalisation de la révolution, c’est-à-dire la création d’organisations supposées préparer le terrain afin d’assurer la conquête du pouvoir politique.

   De fait, de nombreux arguments militaient en faveur de l’institutionnalisation de la révolution. Trois en particulier : tout d’abord, les détenteurs du pouvoir ne feraient de concessions significatives qu’à condition d’être contraints, sous la menace, à accorder bien plus encore ; ensuite, les individus socialement et politiquement faibles ne pouvaient devenir une force politique efficace qu’à condition d’unir leurs forces dans des organisations fortement disciplinées ; enfin, les institutions politiques clés étant les structures de l’État, le seul transfert de pouvoir significatif ne pouvait s’effectuer que par un changement de régime et par le remplacement des responsables de ces structures étatiques. Il m’est personnellement difficile de contester ces trois principes de base et tout autant difficile de dire qu’il existait, du moins en 1848, des alternatives à cette institutionnalisation de la révolution.

   Quoi qu’il en soit, ce fut une méthode dont les effets secondaires s’avérèrent fatals. Pour commencer, le remède fonctionna. Dans les 100 à 125 années qui suivirent, le poids politique de ces organisations s’accrût régulièrement, et les concessions politiques accordées s’accrurent elles aussi tout aussi régulièrement. Elles remplirent certains – et même la plupart – de leurs objectifs à court terme. Pour autant, à la fin de ce processus – pour simplifier disons en 1968 –, les forces populaires restaient globalement insatisfaites de la situation. Les inégalités à l’intérieur du système-monde étaient loin d’avoir disparu. Au contraire, certaines d’entre elles paraissaient plus aiguës que jamais. Alors que la participation formelle dans la prise de décision politique semblait avoir nettement progressé pour la masse de la population, seule une petite fraction ce cette population avait le sentiment de posséder un réel pouvoir. D’où le désenchantement que soulignait Freud.

   Comment cela avait-il pu se produire ? Il y a en fait certains inconvénients à l’institutionnalisation de la révolution. L’un d’entre eux a été souligné il y a très longtemps par un sociologue italien, Roberto Michels, lorsqu’il décrivit la façon dont le processus d’institutionnalisation de la révolution agissait sur les instances dirigeantes des organisations et comment, de fait, il les corrompait et les désamorçait. Cette découverte est tenue aujourd’hui pour une évidence sociologique. Ce que l’analyse de Michels ne précise pas, c’est l’impact de l’institutionnalisation de la révolution sur ses propres sympathisants. Cela me paraît encore plus important.

   Je pense que c’est ici que l’argument de Freud sur l’intoxication peut nous être le plus utile. Fondamentalement, les mouvements anti-systémiques intoxiquèrent leurs membres et leurs sympathisants en les organisant, en mobilisant leur énergie, en disciplinant leur vie et en influençant leur manière de penser. Le narcotique utilisé fut l’espoir. L’espoir dans un futur rationnel qui se profilait à l’horizon, l’espoir en un monde nouveau que bâtiraient, une fois parvenus au pouvoir, ces mouvements. Ce n’était pas un simple espoir, c’était un espoir indispensable. L’Histoire, c’est-à-dire Dieu, était du côté des opprimés, ici et maintenant, dans ce monde où ils vivaient — ou, du moins, où vivraient leurs enfants. On peut comprendre maintenant pour quelles raisons, du point de vue des détenteurs du pouvoir, les mouvements sociaux pouvaient être qualifiés d’instruments permettant de contrôler le changement. Aussi longtemps que la colère populaire se trouvait canalisée par des mouvements sociaux, elle pouvait être contrôlée. Les mouvements institutionnalisés devinrent les seuls interlocuteurs reconnus par les instances du pouvoir et permirent d’empêcher que leurs membres ne viennent discuter certaines concessions accordées à la classe dirigeante. Au xxe siècle, il a été possible d’affirmer que seules les mouvements sociaux eux-mêmes barraient la voie à une réelle révolution. Cela ne signifie pas que ces mouvements n’ont pas imposé la mise en œuvre de réformes importantes. Ils l’on fait sans aucun doute, mais en aucun cas ils ne transformèrent le système. En reculant ces transformations aux Calandes grecques, ils offrirent les meilleures garanties de stabilité au système.

   La révolution mondiale de 1968 signe le moment où les masses populaires décidèrent de décrocher. Le discours populaire anti-systémique se retourna pour la première fois contre les instances dirigeantes des principaux mouvements anti-systémiques : la social-démocratie en Occident, le système communiste dans le bloc soviétique, les mouvements de libération nationale en Asie et en Afrique, les partis populistes en Amérique latine. Décrocher n’est jamais facile. Cela prit une vingtaine d’années avant que les conséquences de la révolution de 1968 n’éclatent au grand jour en 1989 (16), et pour que le désenchantement populaire vis-à-vis des mouvements anti-systémiques l’emporte sur la loyauté et l’attachement nés de l’endoctrinement passé. Mais, finalement, le cordon ombilical fut coupé. Ce processus fut soutenu et permis par la révélation du fait, devenu évident dans les années 1970-1980, que le progrès social des années 1945-1970, n’avait été qu’une chimère passagère et que l’économie-monde capitaliste ne pourrait jamais offrir les conditions d’une prospérité universelle qui viendrait combler l’écart entre le centre et sa périphérie (17).

   La conséquence de ce désenchantement est la remise en cause de l’État – si pressante aujourd’hui. Perversement interprétée comme un engagement néo-libéral, il s’agit en fait d’une critique du libéralisme et des fausses promesses de l’État-providence. Bien que tenu pour une aspiration individualiste, il s’agit, en réalité, d’un retour vers l’idéal collectiviste. Tenu pour un élan d’optimisme, il s’agit en fait de l’expression du plus profond pessimisme. L’essai de Freud nous aide une fois de plus à mieux comprendre ce phénomène :

   La vie en commun des hommes n’est rendue possible que si se trouve réunie une majorité qui est plus forte que chaque individu et qui garde sa cohésion face à chaque individu. La puissance de cette communauté s’oppose maintenant en tant que « droit » à la puissance de l’individu qui est condamné en tant que violence brute. Ce remplacement de la puissance de l’individu par celle de la communauté est le pas culturel décisif. Son essence consiste à ce que les membres de la communauté se limite dans leurs possibilités de satisfaction, alors que l’individu isolé ne connaissait pas de limite de ce genre. L’exigence culturelle suivante est alors celle de la justice, c’est-à-dire l’assurance que l’ordre de droit, une fois donné, ne sera pas à nouveau battu en brèche en faveur d’un individu. En cela rien n’est décidé sur la valeur éthique d’un tel droit. La voie ultérieure d’un développement semble tendre à ce que ce droit ne soit plus l’expression de la volonté d’une petite communauté – caste, couche de population, tribu – se comportant à son tour envers d’autres masses de même sorte, et peut-être plus vaste, comme un individu violent. Le résultat final est censé être un droit auquel tous – ou du moins tous ceux qui sont aptes à être en communauté – ont contribué par leur sacrifice pulsionnel, et qui ne laisse aucun d’eux – là encore avec la même exception – devenir victime de la violence brute.  

   La liberté individuelle n’est pas un bien de culture. C’est avant toute culture qu’elle était la plus grande, mais alors le plus souvent sans valeur, parce que l’individu était à peine en état de la défendre. Du fait du développement de la culture, elle connaît des restrictions et la justice exige que ces restrictions ne soient épargnées à personne. Ce qui bouillonne dans une communauté humaine en tant que poussée à la liberté peut être révolte contre une injustice existante, et ainsi être favorable à une développement ultérieur de la culture, rester conciliable avec la culture. Mais cela peut aussi être issu du reste de la personnalité originelle, non dompté par la culture, et devenir ainsi le fondement de l’hostilité à la culture. La poussée à la liberté se dirige donc contre des formes et des revendications déterminées de la culture ou bien contre la culture en général (18).

Sciences sociales & rationalité matérielle

   De nos jours, les garanties que la rationalité offrent autrefois, à la fois aux détenteurs du pouvoir et aux opprimés, semblent s’être éclipsées. Nous sommes confrontés à une « soif de liberté », dirigée contre l’incessante subordination à la rationalité formelle, qui dissimule, de fait, une irrationalité matérielle. Cette soif de liberté devient si pressante que, selon Freud, il devient essentiel de savoir si elle est dirigée contre un aspect particulier de notre culture ou plus fondamentalement contre notre culture elle-même. Nous entrons dans une période sombre, où les horreurs commises en Bosnie vont s’amplifier et s’étendre à toutes les parties du globe. Nous sommes placés, en tant qu’intellectuels, devant nos responsabilités. La dernière chose à faire serait de renier la politique en désignant une politique particulière comme rationnelle, et refuser d’en discuter frontalement les mérites.

   Les sciences sociales ont été, dès l’origine, le pendant intellectuel de l’idéologie libérale. Si elles le demeurent, elles mourront avec le libéralisme. Elles se sont construites sur les bases d’un optimisme social. Leur restera-t-il quelque chose à dire dans un monde marqué au sceau du pessimisme social ? J’estime que nous, praticiens des sciences sociales, devons évoluer radicalement ou nous deviendrons socialement caducs et resterons confinés dans le coin le plus reculé de la plus reculée des universités, condamnés à entretenir des rituels dénués de sens comme les derniers prêtres d’un dieu oublié. Il me semble que la clef de notre survie est dans la réintégration du concept de rationalité matérielle au cœur de nos recherches intellectuelles.

   Lorsque la rupture entre les sciences et la philosophie devint effective, à la fin du xviiie siècle et au début du xixe, les sciences sociales se revendiquèrent sciences et non plus philosophie. La justification de cette regrettable séparation du savoir en deux camps hostiles reposait sur la distinction entre science empirique et métaphysique. Distinction absurde, puisque tout savoir empirique a nécessairement des fondements métaphysiques que l’on ne peut éviter, et qu’une métaphysique n’a de valeur qu’à condition qu’elle s’adresse à notre univers de réalité, qu’elle ait des référents empiriques. Dans leur souci d’échapper à la vérité révélée, les intellectuels se sont enfermés dans une mystique de la rationalité formelle. Nous l’avons tous fait, même les marxistes – comme Gramsci nous le rappelle.

   Aujourd’hui, nous sommes tentés de revenir en arrière et nous risquons à nouveau de nous perdre. Le désenchantement a engendré une espèce nouvelle d’intellectuels critiques. Ils dénoncent avec force l’absurdité de l’entreprise scientifique. Beaucoup de ce qu’ils disent est, en un certain sens, salutaire, mais cela est allé bien trop loin et menace d’aboutir à un solipsisme nihiliste qui ne nous mènera nulle part et finira par ennuyer rapidement même ses plus fervents adeptes. Néanmoins, nous ne pouvons pas rejeter ces critiques simplement en arguant de leur faiblesse. Si nous suivions ce chemin, nous irions tous au désastre. Les sciences sociales doivent au contraire se reconstruire par elles-mêmes.

   Nous devons admettre que la science n’est pas – et ne peut pas être – parfaitement désintéressée, puisque les scientifiques sont inscrits dans la réalité sociale et ne peuvent pas plus faire abstraction de leur esprit que de leur corps. Nous devons admettre que l’empirisme n’est pas innocent, mais implique toujours quelques présupposés. Nous devons admettre que nos vérités ne sont pas des vérités universelles, que s’il existe des vérités universelles, elles sont complexes, contradictoires et plurielles. Nous devons admettre que la science n’est pas la recherche du simple, mais la recherche de l’interprétation la plus plausible du complexe. Nous devons admettre que les raisons pour lesquelles nous nous intéressons aux causes efficientes est qu’elles nous servent d’indicateurs sur la voie de la compréhension des causes finales. Nous devons enfin admettre que la rationalité implique le choix d’une politique morale, et que le rôle des intellectuels est de signaler les choix historiques qui sont collectivement à notre disposition.

   Nous nous sommes égarés dans des impasses depuis deux siècles. Nous avons trompé les autres mais, par dessus tout, nous nous sommes trompés nous-mêmes. Nous sommes engagés dans un processus qui nous exclura de la lutte pour la liberté humaine et le bien-être de la communauté. Nous devons nous transformer nous-mêmes si nous voulons avoir la moindre chance d’aider tous les autres – ou certains autres – à transformer le monde. Nous devons par-dessus tout abandonner nos vociférations arrogantes. Nous devons faire cela parce que les sciences sociales ont véritablement quelque chose à offrir au monde. En particulier la possibilité d’appliquer l’intelligence humaine à des problèmes humains, et par conséquent d’accroître le potentiel humain, pas exactement jusqu’à la perfection, mais néanmoins bien plus que ce que l’homme à connu jusqu’ici.

Immanuel Wallerstein

Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton & Jacques Vialle

Texte français revu par l’auteur


Notes

1. Intitulé « Social Science and Contemporary Society : The Vanishing Guarantees of Rationality », ce texte est le discours inaugural de la réunion annuelle de l’Association italienne de sociologie (Palerme, 26-28.12.1995).

2. « Chronosophie » désigne, par contraste avec la chronométrie et la chronologie, une vision du temps historique de type statique, cyclique ou orienté vers une fin. (N.d.R.)

3. Cf. Immanuel Wallerstein, « The West, Capitalism, and the Modern World-System », Review, 1992, XV, 4, Fall, 561-619.

4. Cf. Steven Shapin, A Social History of Truth : Civility and Science in Seventeenth-Century England, Chicago, Univ. of Chicago Press, 1994.

5. Cf. Richard Olson, The Emergence of the Social Sciences, 1642-1792, New York, Twayne, 1993.

6. Max Weber, Économie et société, Plon, 1971, pp. 22.

7. Ibid.

8. En référence à deux types d’actions socialement orientées, définis par Weber : le type « affectif » concerne tout ce que nous faisons sous l’emprise exclusive des sentiments et le type « traditionnel » aux actes accomplis par conformisme, respect de la tradition ou habitude invétérée. (N.d.T.)

9. Cf. Économie et société, op. cit., p. 22-23.

10. Ibid., p. 87.

11. Cf. Immanuel Wallerstein, Impenser la science sociale, PUF,1991, chap. 1.

12. Cf. I. Wallerstein, After Liberalism, New York, New Press, 1995, ch. 5, 6.

13. Sigmund Freud, Malaise dans la culture, Quadrige-PUF, 3e éd. corrigée, 1998, p. 17.

14. Ibid., p. 29.

15. Ibid., pp 30-31.

16. Cf. Giovanni Arrighi et al., « 1989, Continuation of 1968 », Review, 1989.

17. Cf. I. Wallerstein, After Liberalism, New York, New Press, 1995, chap. 2.

18. Sigmund Freud, op. cit. , pp. 38-39.


Agone 18 et 19 - Neutralité & engagement du savoir

Immanuel Wallerstein
Sciences sociales & société comtemporaine : l'éclipse des garanties de la rationalité