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Origine : http://rdereel.free.fr/volCZ1.html
«Dénonciation des "violences urbaines", quadrillage intensifiée des
quartiers dits sensibles, répression accrue de la délinquance des
jeunes et harcèlement des sans-abri, couvre-feu et "tolérance zéro",
gonflement continu de la population carcérale, surveillance punitive
des allocataires d'aides: partout en Europe se fait sentir la tentation
de s'appuyer sur les institutions policières et pénitentiaires pour
juguler les désordres engendrés par le chômage de masse, l'imposition
du salariat précaire et le rétrécissement de la protection sociale.
Cet ouvrage retrace les voies par lesquelles ce nouveau "sens commun"
punitif, élaboré en Amérique par un réseau de thinks tanks
néo-conservateurs, s'est internationalisé, à l'instar de l'idéologie
économique néo-libérale dont il est la traduction en matière de "justice".
Le basculement de l'Etat-providence à l'Etat-pénitentiaire annonce
l'avénement d'un nouveau gouvernement de la misère maniant la main
invisible du marché du travail déqualifié et dérégulé au poing de
fer d'un appareil pénal intrusif et omniprésent. Les Etats-Unis ont
clairement opté pour la criminalisation de la misère comme complément
de la généralisation de l'insécurité salariale et sociale. L'Europe
est aujourd'hui confrontée à une alternative historique entre la pénalisation
de la pauvreté et la création d'un Etat social continental digne de
ce nom.»
Loïc Wacquant, Les Prisons de la misère, Éditions Raisons d’Agir,
1999.
Loïc Wacquant est professeur de sociologie à l’Université
de Californie, Berkeley.
Outre de nombreux articles, il a publié, avec Pierre Bourdieu, Réponses.
Pour une anthropologie réflexive, Seuil, 1992.
On s’émeut périodiquement, en France, des conditions de
vie dans les prisons : surpeuplement, vétusté, misère, violence,
viols... Dernièrement, le livre du docteur Véronique Vasseur a déclenché
un torrent de reportages journalistiques, suivi de la constitution
d’une commission d’enquête et de déclarations empressées
des parlementaires (1). Que vous inspire cet épisode
?
On voudrait se convaincre qu’il vaut toujours mieux parler
de la prison que de ne pas en parler, ne serait-ce que pour briser
l’omerta qui protège l’institution, sauf qu’il
est des manières d’en parler qui n’en sont pas et qui,
au final, peuvent s’avérer contre-productives en créant l’illusion
qu’on s’est saisi du problème alors qu’on n’a
fait que l’éviter. On peut se demander d’ores et déjà
ce qui restera une fois passée cette tempête médiatique, sans parler
du plus ahurissant : voir un quarteron de PDG et d’hommes
politiques ayant fait de brefs séjours derrière les barreaux dans
des conditions totalement atypiques, érigés par les médias en Zolas
des pénitenciers! Trois mois après la polémique déclenchée par Médecin-chef
à la Santé, pas la moindre mesure concrète n’a été prise
et les commissions d’enquête parlementaires, curieusement,
se sont assignés des travaux herculéens, ce qui renvoie à six mois
leurs conclusions — alors qu’on sait déjà tout ce qu’on
a besoin de savoir.
Dans le brouhaha déclenché par le récit de scènes de la vie ordinaire
à la Santé, scènes qui n’auront pas surpris ceux qui se sont
frottés d’un peu près à la réalité de l’enfermement,
je relève d’abord le fait que ni les journalistes ni les responsables
politiques — qui, à vrai dire, ne débattent jamais qu’entre
eux — n’ont jugé bon de lire les recherches récentes
de sciences sociales sur le sujet, alors qu’il en existe d’excellentes,
fondées sur des observations de terrain fines et méthodiques plutôt
que sur des impressions passagères et personnelles (2).
C’est à se demander pourquoi l’État paie des sociologues.
Je suis frappé ensuite par la tonalité moralisatrice du débat. On
feint de découvrir, pour s’en scandaliser, que les prisons
de France ne sont pas «dignes de la patrie des Droits de l’homme»
alors qu’en vertu même de la loi, l’institution pénitentiaire
fonctionne en marge du droit, en l’absence de tout contrôle
démocratique, dans l’arbitraire administratif et l’indifférence
générale (je pense à cette incarnation banale du despotisme bureaucratique
qu’est le prétoire, le «tribunal interne» de la prison où
l’administration joue avec la vie d’êtres humains sans
contrôle ni recours, avec pour seul souci le maintien de l’ordre
intérieur). La prison, supposée faire respecter la loi, est en fait,
de par son organisation même, une institution hors-la-loi. Censée
porter remède à l’insécurité et la précarité, elle ne fait
que les concentrer et les intensifier, mais tant qu’elle les
rend invisibles, on ne lui demande rien de plus.
Pour qui se soucie réellement des conditions d’accueil et
de vie des détenus, il n’était pas besoin d’attendre
la publication du journal du docteur Vasseur. Il suffisait de parcourir
telle étude du Ministère de la Justice datée de 1997 — ou
celles qui l’ont précédée de loin en loin — qui relevait
qu’un reclus sur quatre en maison d’arrêt vit dans des
conditions «très difficiles, voire alarmantes», enfermé 22 heures
par jour à deux, trois ou quatre dans moins de 9m2 dans des conditions
d’hygiène épouvantables. Dans nombre de centrales, comme celle
de Nantes, les condamnés à des peines courant jusqu’à cinq
ans croupissent à deux dans des cellules individuelles offrant moins
de 2m2 disponibles après qu’on y ait casé tant bien que mal
le mobilier supplémentaire : à quand la «tolérance zéro» pour ces
violations systématiques de l’article 716 du Code de procédure
pénale qui stipule l’encellulement individuel ? Tout le reste,
traitements brutaux et propos racistes, humiliation des familles
et des visiteurs, misère matérielle et violences quotidiennes, est
depuis longtemps très bien documenté.
Mais, surtout, ce débat a soigneusement éludé la question de fond,
à savoir: à quoi donc peut servir la prison au vingt-et-unième siècle
? On s’apercevrait, si on la posait, que nul ne sait plus
pourquoi au juste on enferme les gens. On invoque rituellement la
philosophie thérapeutique et on continue de (se) faire croire que
la prison a pour mission de « réformer » et de « réinsérer » ses
pensionnaires, alors que tout, de l’architecture à l’organisation
du travail des surveillants en passant par l’indigence des
ressources institutionnelles (travail, formation, scolarité, santé),
le tarissement délibéré de la libération en conditionnelle et l’absence
de mesures concrètes d’aide à la sortie, la nie. Il suffit
de citer ce surveillant de maison centrale qui disait : «La réinsertion
donne bonne conscience à certains. Pas à des gens comme moi, mais
aux politiques. En maison d’arrêt c’est pareil. Combien
j’en ai vu me dire, “chef, vous inquiétez pas, je reviendrai
jamais !” et paf ! six mois après… La réinsertion, c’est
pas en prison qu’on la fait. C’est trop tard. Faut insérer
les gens en donnant du travail, une égalité des chances au départ,
à l’école. Faut faire de l’insertion.»(3)
Mais on est infichu d’« insérer » les jeunes chômeurs et les
Rmistes, alors vous pensez, les repris de justice !
Aux États-Unis, les choses semblent au premier abord plus claires:
on a carrément jeté aux orties l’idéal de la réhabilitation,
puis on a adopté par défaut l’objectif de «neutralisation»
des criminels violents. Mais alors comment justifier l’embastillement
d’un million de petits délinquants qui ne posent de danger
pour personne? Et comme la dissuasion est un échec patent, on s’est
finalement tourné vers la rétribution: «Faire que le détenu sente
le détenu», humilier, enfermer pour faire mal, punir pour punir.
Mais lorsque le public s’aperçoit du coût humain et financier
de ce «théâtre de la souffrance» pénale, il n’est plus trop
sûr d’en vouloir. On est en vérité empêtrés dans ce que le
sociologue écossais David Garland appelle la «crise du modernisme
pénal»(4), et l’on n’en sortira pas
sans engager une réflexion de fond, politique au sens noble du terme,
sans freins ni tabous, sur le sens de la peine et donc de l’emprisonnement.
Le véritable défi, en l’occurrence, ce n’est pas d’améliorer
les conditions de détention, même si c’est à l’évidence
une nécessité urgente, mais de dépeupler rapidement les prisons
en engageant une politique volontariste de décarcération par le
développement des peines alternatives à la privation de liberté.
La France pourrait descendre en deux ans de 54.000 à 24.000 détenus
sans que la sécurité des citoyens ne soit en rien compromise, pour
peu que les gouvernants fassent preuve d’un soupçon de courage.
Dans Les Prisons de la misère, vous avancez la thèse
selon laquelle il existe un lien étroit entre la montée du néolibéralisme
et le renforcement des politiques sécuritaires, aux États-Unis d’abord,
en Europe ensuite. Vous résumez cette évolution par une formule
lapidaire : «Effacement de l’État économique, abaissement
de l’État social, renforcement et glorification de l’État
pénal».
Cette formule a pour but d’indiquer qu’on ne peut pas
comprendre les politiques policières et pénitentiaires dans nos
sociétés sans les replacer dans le cadre d’une transformation
plus large de l’État, transformation elle-même liée aux mutations
de l’emploi et au basculement du rapport de forces entre classes
et groupes qui luttent pour son contrôle. Et, dans cette lutte,
c’est le grand patronat et les fractions «modernisatrices»
de la bourgeoisie et de la noblesse d’État qui, alliées sous
la bannière du néolibéralisme, ont pris le dessus et engagé une
vaste campagne de sape de la puissance publique. Dérégulation sociale,
montée du salariat précaire (sur fond de chômage de masse en Europe
et de «misère laborieuse» en Amérique), et regain de l’État
punitif vont de pair : la « main invisible » du marché du travail
précarisé trouve son complément institutionnel dans le «poing de
fer» de l’État qui se redéploie de sorte à juguler les désordres
générés par la diffusion de l’insécurité sociale. À la régulation
des classes populaires par ce que Pierre Bourdieu appelle «la main
gauche» de l’État, symbolisée par l’éducation, la santé,
l’assistance et logement social, se substitue (aux États-Unis)
ou se surajoute (en Europe) la régulation par sa «main droite»,
police, justice, et prison, de plus en plus active et intrusive
dans les zones inférieures de l’espace social. La réaffirmation
obsessionnelle du « droit à la sécurité », l’intérêt et les
moyens accrus accordés aux fonctions de maintien de l’ordre
viennent à point nommé pour combler le déficit de légitimité dont
souffrent les responsables politiques, du fait même qu’ils
ont abjuré les missions de l’État en matière économique et
sociale.
Bref, le virage sécuritaire négocié par le gouvernement Jospin en
France en 1997 (ou par celui de Tony Blair et de Massimo D’Alema
l’année d’avant), n’a pas grand lien avec la prétendue
«explosion de la délinquance des jeunes», dont la statistique officielle
montre qu’elle n’est qu’un petit pétard(5)
— pas plus qu’avec les fameuses «violences urbaines»
(terme qui est un non-sens statistique et sociologique) qui ont
récemment envahi les médias. Ce virage sécuritaire a en revanche
beaucoup à voir avec la généralisation du salariat précaire et l’instauration
d’un régime politique qui permettra de l’imposer. Régime
que je qualifie de «libéral-paternaliste» car il est libéral en
haut, à l’égard des entreprises et des catégories privilégiées,
et paternaliste et punitif en bas, envers ceux qui se trouvent pris
en tenaille par la restructuration de l’emploi et le recul
des protections sociales ou leur reconversion en instrument de surveillance.
Vous retracez la montée de l’État carcéral aux États-Unis,
où la dérégulation de l’économie et le démantèlement des aides
sociales se sont accompagnées d’un développement prodigieux
du système carcéral, et ce dans une période où la criminalité
stagnait puis décroissait. L’étude statistique montre que
la croissance des détentions aux États-Unis s’explique par
l’enfermement des petits délinquants, et vous écrivez à ce
propos : «Contrairement au discours politique et médiatique dominant,
les prisons américaines sont remplies non de criminels dangereux
et endurcis, mais de vulgaires condamnés de droit commun pour affaires
de stupéfiants, cambriolages, vols, ou simples troubles à l’ordre
public, pour l’essentiel issus des fractions précarisées de
la classe ouvrière» frappées de plein fouet par la flexibilisation
du salariat et le recul social. Comment les pouvoirs publics sont-ils
parvenus à justifier ce brusque changement de cap ?
Suite au revirement politique et racial de la décennie soixante-dix
qui a porté Ronald Reagan à la Maison blanche, les États-Unis se
sont employés à remplacer leur (semi) État-providence par un État
policier et pénitentiaire au sein duquel la criminalisation de la
pauvreté et l’enfermement des catégories déshéritées font
office de politique sociale envers les plus démunis. On peut décrire
succinctement cet avènement de l’État pénal en Amérique selon
cinq dimensions. La première est la croissance sidérante des populations
incarcérées: elles quadruplent en vingt ans pour atteindre aujourd’hui
deux millions, dont plus d’un million de condamnés pour des
infractions non-violentes. Ce chiffre représente 740 détenus pour
100.000 habitants, soit huit fois plus que la France, l’Italie
ou l’Allemagne — c’était deux fois plus en 1960
— ou encore deux fois le taux de l’Afrique du Sud à
l’acmé de la lutte contre l’apartheid. La seconde tendance
est l’extension continue de la mise sous tutelle judiciaire
par le biais des condamnations avec sursis et de la conditionnelle,
tutelle qui s’exerce désormais sur six millions d’Américains,
soit un homme sur vingt et un jeune Noir sur trois, et qu’étend
la prolifération des banques de données criminelles, dont certaines
sont en libre service sur internet, ainsi que le fichage génétique.
(Une nouvelle ère du panoptisme pénal s’est ouverte en 1994
avec le vote par le Congrès du DNA Identification Act qui a créé,
sous l’égide du FBI, une banque nationale de données génétiques
entrée en service en 1998 et qui, à terme, contiendra les empreintes
ADN de tous les condamnés au pénal, voire de l’ensemble des
personnes arrêtées par les services de police). Troisième tendance,
le décuplement des moyens des administrations pénitentiaires, promues
troisième employeur du pays avec plus de 600.000 fonctionnaires,
juste derrière la première firme au monde par le chiffre d’affaires,
General Motors, et le géant de la distribution Wal-Mart, alors que
dans le même temps les budgets des services sociaux, de santé et
d’éducation subissent des coupes draconiennes : moins 41%
pour l’aide sociale et plus 95% pour les prisons durant la
seule décennie 1980.
Toutefois, même en sabrant dans les crédits alloués aux services
sociaux, le «grand renfermement» des pauvres et des précaires en
Amérique n’aurait pas été possible sans la contribution du
secteur privé: l’emprisonnement à but lucratif refait donc
son apparition à partir de 1983 pour s’accaparer très vite
le douzième du «marché» national, soit quelques 150.000 détenus
(trois fois la population pénitentiaire de la France). Ces firmes
cotées en bourse sur le marché Nasdaq affichent des taux de croissance
et de profit record et sont les chouchous de Wall Street. La «nouvelle
économie» étatsunienne, ce n’est pas seulement internet et
les technologies de l’information : c’est aussi l’industrie
du châtiment! À titre indicatif, les prisons d’État de Californie
emploient deux fois plus de salariés que Microsoft... La dernière
tendance n’est pas la moins révélatrice puisqu’il s’agit
du « noircissement » continu de la population recluse qui fait qu’en
1989, pour la première fois de l’histoire, les Afro-américains
fournissaient plus de la moitié des reclus alors qu’ils ne
pèsent que 7% dans la population du pays. La prison est devenue
un prolongement-substitut du ghetto après que celui-ci soit entré
en crise suite à la vague des émeutes urbaines des années 1960(6).
La politique sécuritaire dite de «Law and order» qui se déploie
à partir des années 1970 est d’abord une réplique aux mouvements
sociaux des années 1960 et notamment aux avancées du mouvement de
revendication noir. La droite américaine se lance alors dans un
vaste projet de réarmement intellectuel en créant des think-tanks,
ces instituts de conseil en politiques publiques qui vont servir
de rampe de lancement idéologique à la guerre contre l’État-providence,
indissociable du refus de l’intégration des Afro-Américains.
(L’attrait des politiques sécuritaires provient pour bonne
partie du fait qu’elle permettent d’exprimer dans un
idiome d’apparence civique — assurer la paix et la tranquillité
des citoyens — le rejet de la demande noire d’égalité,
comme en Europe aujourd’hui le refus xénophobe des ressortissants
du Tiers-Monde). Une fois remportée la bataille du « moins d’État
» social et économique, ces instituts vont se consacrer à la promotion
du « plus d’État » policier et pénal qui lui fait pendant
en matière de justice. Par exemple, à New York, c’est le Manhattan
Institute, crée en 1978 à l’instigation d’Anthony Fischer,
mentor de Margaret Thatcher, qui ressuscite et promeut la soi-disant
théorie de la «vitre cassée» (pourtant scientifiquement discréditée)
afin de légitimer la politique de «tolérance zéro» du maire républicain
Giuliani.
Cette politique revient à effectuer un «nettoyage de classe» de
l’espace public, en repoussant les pauvres menaçants (ou perçus
comme tels) hors des rues, parcs, trains, etc. Pour l’appliquer,
le Chef de la police de New York transforme son administration en
véritable entreprise de sécurité, avec des objectifs chiffrés de
baisse mensuelle de la criminalité à atteindre coûte que coûte,
grâce à l’embauche de 12.000 agents supplémentaires pour un
total de 48.000. Chiffre à comparer aux 13.000 employés des services
sociaux de la ville restant après une chute des effectifs de 30
% en cinq ans. Du fait des violences policières routinières et discriminatoires
qu'elle suscite ou nécessite, cette politique agressive de maintien
de l’ordre est très fortement contestée à New York même, y
compris parmi ses principaux bénéficiaires, la classe moyenne blanche.
Ce qui n’empêche pas certains de nos politiciens fins criminologues
de proposer de l’importer en France...
En 1662, Colbert adressait aux parlementaires cette lettre :
«Sa Majesté désirant rétablir le corps de ses galères et en fortifier
la chiourme par toutes sortes de moyens, son intention est que vous
teniez la main à ce que votre compagnie y condamne le plus grand
nombre de coupables qu’il se pourra, et que l’on convertisse
même la peine de mort en celle des galères»(7).
Les condamnés servaient ainsi de main-d’œuvre gratuite
au pouvoir. Dans Surveiller et Punir, Foucault argue que la prison,
plus encore que les galères, sert le pouvoir économique. Est-on
revenu aujourd’hui à cet état de fait ?
Pas au sens où l’exploitation économique des prisonniers
serait la cause ou la raison de l’augmentation spectaculaire
de l’incarcération aux États-Unis et, à un degré moindre,
en Europe de l’Ouest. C’était vrai à l’origine
historique de l’emprisonnement pénal. Au seizième siècle,
le Bridewell de Londres, la Zuchthaus d’Amsterdam et l’Hôpital
général de Paris remplissent une triple fonction: confiner, réformer
et mettre au travail. Georg Rusche et Otto Kirschheimer montrent
dans leur livre classique, Peine et structure sociale, que l’emprisonnement
doit alors «rendre socialement utile la force de travail de ceux
qui refusent de travailler» en leur inculquant sous contrainte la
soumission au travail de sorte qu’à leur libération «ils aillent
d’eux-mêmes grossir les rangs des demandeurs d’emploi»
(8). Mais ce n’est déjà plus vrai à la fin
du XVIIIème siècle, la période qui intéresse Foucault, et c’est
plutôt l’inverse à la fin du vingtième siècle : les prisons
d’aujourd’hui entreposent d’abord les rebuts du
marché du travail, les fractions déprolétarisées et surnuméraires
de la classe ouvrière, plutôt qu’une armée de réserve. Un
détenu sur huit à peine en Amérique exerce un travail et les proportions
sont encore plus faibles de ce côté de l’Atlantique. Quoi
qu’en disent les critiques du soi-disant «complexe carcéro-industriel»,
l’emprisonnement n’est pas une «industrie» rentable
pour la société, tant ses coûts sont faramineux (25.000 dollars
l’année par pensionnaire dans un pénitencier d’État
en Californie et 70.000 dollars dans la maison d’arrêt de
New York). On fait fausse route à vouloir trouver un lien direct
entre incarcération et profit économique. Cela ne veut pas dire
que l’emprisonnement de masse ne sert pas une fonction économique
indirecte : celle de discipliner les fractions les plus rétives
du nouveau prolétariat des services en élevant le coût des stratégies
d’attente ou de fuite dans l’économie informelle et
illicite de la rue.
Mais, surtout, il ne faut pas penser l’avènement du «libéral-paternalisme»
sous le seul signe de l’exploitation et de la répression.
Il faut le concevoir aussi, comme le suggérait Michel Foucault dans
son analyse célèbre de l’invention de la sexualité, sous la
catégorie de production. La transition de l’État-providence
à l’État-pénitence est éminemment productrice : productrice
de nouvelles catégories, telles celles de «quartiers sensibles»
ou de «violences urbaines» ; productrice de nouveaux discours, tel
celui que serine le gouvernement de la gauche plurielle en France
sur la «sécurité» entendue au sens étroit de sécurité physique des
biens et des personnes, décisoirement coupée de son socle social
et économique; productrice enfin de nouvelles institutions et de
nouveaux agents, comme les entreprises de «conseil en sécurité»
et les «adjoints de sécurité» (16 000 emplois-jeunes recrutés pour
aider à mieux « fliquer » les zones périurbaines minées par le chômage
et l’emploi flexible), ou encore de dispositifs juridiques
(comparution immédiate, composition pénale) qui, sous prétexte d’efficience
bureaucratique, instaurent une justice différentielle selon l’origine
ethnique et de classe.
Quel peut être le rôle des intellectuels pour amener ce débat
sur les questions de fond ? Pourquoi ne pas intervenir régulièrement
dans les pages «Horizons-Débats» dont vous dénoncez la propension
à céder à la panique autour des «violences urbaines»? Cela ne vous
permettrait-il pas de toucher l’opinion publique et non pas
seulement les gens qui auront pris la peine de lire Les Prisons
de la misère? Ne faut-il pas prêcher les insouciants, en plus de
prêcher les convaincus? Vous êtes un universitaire reconnu et partagez
ce point de vue avec nombre de collègues éminents, il n’y
a aucune raison que la presse n’accueille pas votre point
de vue.
Je dois vous dire que la dernière partie de votre question témoigne
d’une naïveté étonnante à propos des médias. Outre que les
lecteurs des grands quotidiens parisiens ne constituent pas à eux
seuls l’«opinion publique», croyez-vous que la qualité scientifique
et la force des idées soient ce qui décide de ce qui passe ou non
dans les journaux, y compris dans leurs rubriques «idées»? Une sociologie
élémentaire de la profession montre au contraire que les journalistes
apprécient et célèbrent avant tout ceux qui pensent comme eux, de
manière journalistique, selon les catégories du sens commun politique
et social du moment — ce n’est pas une carence individuelle,
c’est une contrainte structurale qui pèse sur eux(9).
Tout ce qui rompt le ronron de cette pseudo-politologie molle qui
leur sert d’instrument d’appréhension de la société
a toutes chances d’être perçu comme une agression, ou de n’être
pas perçu du tout (demandez à la rédaction de Libération
pourquoi ce quotidien, qui se veut progressiste et critique, et
qui publie pratiquement un article par jour sur les questions de
justice et de prison, n’a pas même mentionné l’existence
de mon livre (10), pourtant déjà traduit en huit
langues et très lu par les militants et les détenus — j’ai
tenu mon premier débat public après sa parution avec les prisonniers
de la Santé, justement).
Aujourd’hui les grands médias ne sont pas un instrument du
débat démocratique mais un obstacle à contourner pour pouvoir l’engager.
C’est dire qu’il faut pour cela passer par d’autres
formes de communication, revues, lettres d’informations, forums,
et trouver ailleurs des soutiens, auprès des syndicats, associations,
coordinations et collectifs engagés dans des luttes sociales variées.
Par leur questionnement critique, fondé sur l’observation
et la comparaison, les chercheurs ont un rôle-moteur à jouer pour
reformuler en termes audacieux et réalistes à la fois la question
du châtiment et pour s’efforcer, avec tous ceux qui œuvrent
à son pourtour et en son sein, juges, avocats, intervenants extérieurs,
militants, prisonniers et familles des prisonniers, de faire enfin
entrer la prison dans la cité.
N O T E S
1. Véronique Vasseur, Médecin-chef à la Santé,
Paris, Le Cherche-Midi, 2000.
2. Parmi lesquels Philippe Combessie, Prisons
des villes et des champs, Paris, Éditions de l’Atelier,
1996 ; Daniel Welzer-Lang, Lilian Mathieu et Michaël Faure, Sexualités
et violences en prison, Lyon, Aléas Editeur, 1996 ; Anne-Marie
Marchetti, Pauvretés en prison, Ramonville Saint-Ange, Cérès,
1997 ; Corinne Rostaing, La Relation carcérale. Identités et
rapports sociaux dans les prisons de femmes, Paris, Presses
Universitaires de France, 1997 ; Claude Faugeron, Antoinette Chauvenet
et Philippe Combessie (dir.), Approches de la prison, Bruxelles,
DeBoeck Université, 1997, et Martine Herzog-Evans, La Gestion
du comportement du détenu. Essai de droit pénitentiaire, Paris,
L’Harmattan, 1998.
3. Cité in Antoinette Chauvenet, Françoise Orlic
et Georges Benguigui, Le Monde des surveillants de prison,
Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 36 ; c’est
L.W. qui souligne.
4. David Garland, The Culture of Crime Control,
Chicago, The University of Chicago Press, 2000.
5. cf. Bruno Aubusson de Cavarlay : « Statistiques
», in C. Lazergues & J.P. Balduyck, Réponses à la délinquance
des mineurs. Mission interministérielle sur la prévention et le
traitement de la délinquance des mineurs, La documentation française,
1998.
6. Sur cet aspect controversé de l’emprisonnement
de masse aux États-Unis, cf. Loïc Wacquant, « The New “Peculiar
Institution” : On the Prison as Surrogate Ghetto », Theoretical
Criminology, numéro spécial, 2000.
7. Lettre du 11 avril 1662.
8. Georg Rusche et Otto Kirschheimer, Structure
sociale et peine, Paris, Le Cerf, 1994 (1ère ed. 1939).
9. Sur ce point et d’autres, lire les travaux
réunis dans le numéro des Actes de la recherche en sciences sociales
consacré à «Journalisme et économie» (mars 2000, 131-132).
10. Libération a tout de même mentionné
l’ouvrage de Loïc Wacquant dans un encadré de sa série « 40
chantiers pour un nouveau siècle » consacrée à la prison du XXIème
siècle, 25.III.2000. (NdE) Notons également que le même quotidien
a rendu compte de la parution du volume C de R de réel, citant cet
entretien avec L.Wacquant.
P O U R A L L E R P L U S L O I N
- Page d'accueil de Loïc Wacquant à l'Université de Californie
http://sociology.berkeley.edu/faculty/wacquant/
- Rubrique Loïc Wacquant du site L'Homme moderne, qui renvoie vers
de nombreux articles
http://www.homme-moderne.org/societe/socio/wacquant
- Libération, 40 chantiers pour un nouveau siècle, La prison du
XXe siècle.
http://www.liberation.fr/chantiers/prison3.html
Avertissement
Mail de Loïc Wacquant septembre 2010
Merci de retirer toute mention de l'ouvrage PUNIR LES PAUVRES de
votre site: il s'agit d'une version contrefaisante, version truquee
et tronquee de mon travail publiee sans contrat ni bon a tirer par
Agone, contre ma volonte explicite et expresse. Cet ouvrage est
une tromperie; ce n'est pas le mien; il ne figure pas a ma bibliographie,
merci de ne pas me l'attribuer. Vous pouvez lire la version complete
et conforme de mon travail en anglais, PUNISHING THE POOR, Duke
University Press, 2008.
Cordialement,
Loïc Wacquant
Professor, University of California, Berkeley Chercheur, Centre de sociologie européenne, Paris
http://sociology.berkeley.edu/faculty/wacquant/
Department of Sociology University of California-Berkeley Berkeley CA 94720 USA fax 510/642-0659
Origine : R
de réel
http://rdereel.free.fr/index.html
Volume C
http://rdereel.free.fr/volC.html (mai-juin 2000)
Critique
(Articles)http://rdereel.free.fr/articles.html
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