|
Origine :
http://www.homme-moderne.org/societe/socio/wacquant/pensecri.html
Entretien avec Loïc Wacquant.
"El pensamiento crítico como disolvente de la doxa.",
Adef : Revista de Filosofía, 26-1 (May), 2001, (Buenos Aires):
129-134.
oïc Wacquant est Professeur de sociologie à l’Université
de Californie à Berkeley et chercheur au Centre de sociologie
européenne du Collège de France. Ses travaux portent
sur l’inégalité urbaine, la domination raciale,
l’emprisonnement comme instrument de gestion de la misère
dans les sociétés avancées, le corps et la
violence, et la théorie sociologique. Il a récemment
publié Las Cárceles de la miséria (Ediciones
Manantial, 2000), Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un
apprenti boxeur (Agone, 2000), Punir os pobres (Freitas Bastos Editora,
2001), et Los Parias Urbanos (Ediciones Manantial, 2001). Il est
par ailleurs membre fondateur du groupe « Raisons d’agir
» et collaborateur régulier du Monde Diplomatique.
Il achève actuellement une anthologie des travaux de Marcel
Mauss et un livre sur la (sur)vie quotidienne dans le ghetto noir
américain, à paraître aux Éditions du
Seuil sous le titre La Zone.
Qu’est-ce que la pensée critique pour vous ?
On peut donner deux acceptions à la notion de critique :
une acception qu’on dirait kantienne, qui, dans la lignée
du philosophe de Königsberg, désigne l’examen
évaluatif des catégories et des formes de connaissance
afin d’en déterminer la validité et la valeur
cognitives, et une acception marxienne, qui pointe les armes de
la raison vers la réalité sociohistorique et se donne
pour tâche de porter au jour les formes cachées de
domination et d’exploitation qui la façonnent afin
de faire apparaître, en négatif, les alternatives qu’elles
obstruent et excluent (on se rappelle de la définition de
la « théorie critique » que donnait Max Horkheimer
comme théorie tout à la fois explicative, normative,
pratique et réflexive). Il me semble que la pensée
critique la plus fructueuse est celle qui se situe à la confluence
de ces deux traditions et qui allie donc critique épistémologique
et critique sociale, en questionnant, de manière constante,
active et radicale, et les formes établies de pensée
et les formes établies de vie collective, le « sens
commun » ou la doxa (y compris la doxa de la tradition critique)
et les rapports sociaux et politiques tels qu’ils s’établissent
à tel moment dans telle société.
Mieux, il peut et il doit exister une synergie entre ces deux formes
de critique, de sorte que les questionnements de la critique intellectuelle,
histoire des concepts, examen logique des termes, thèses
et problématiques, généalogie sociale des discours,
archéologie de leur soubassements culturels (tout ce que
le premier Foucault mettait sous la notion d’épistémè),
nourrissent et accroissent la force de la critique institutionnelle.
La connaissance des déterminants sociaux de la pensée
est indispensable pour l’affranchir un tant soit peu des déterminismes
qui pèsent sur elle (comme sur toute pratique sociale) et
donc pour la rendre capable de nous projeter mentalement hors du
monde tel qu’il nous est donné de sorte à inventer
concrètement des futurs autres que celui qui est inscrit
dans l’ordre des choses. Bref la pensée critique est
celle qui nous donne les moyens de penser le monde tel qu’il
est et tel qu’il pourrait être.
Quelle est l’influence de la pensée critique à
l’heure actuelle ?
Je dirais, au risque de sembler me contredire, qu’elle est
tout à la fois extrêmement forte et terriblement faible.
Forte en ce sens, d’abord, que jamais les capacités
théoriques et empiriques de compréhension du monde
social n’ont été aussi grandes, comme en témoigne
l’extraordinaire accumulation des savoirs et des techniques
d’observation dans les domaines les plus variés, de
la géographie à l’histoire en passant par l’anthropologie
et les sciences cognitives, sans parler de la floraison des études
dites humanistes, philosophie, littérature, droit, etc. Dans
tous les domaines, à l’exception vivement regrettable
de l’économie et de la science politique, qui restent
largement enfermées dans le triste rôle de techniques
de légitimation du pouvoir, on observe que la volonté
de questionnement critique est présente et féconde
— ce n’est pas par hasard si Foucault et Bourdieu sont
les deux auteurs les plus cités et les plus utilisés
au monde dans les sciences sociales aujourd’hui : tous les
deux sont des penseurs critiques et des penseurs du pouvoir. Et
si le féminisme, mouvement intellectuel et politique critique
dans son principe même, a renouvelé la recherche dans
les domaines les plus variés, de l’esthétique
à l’archéologie en passant par la criminologie,
en les reliant à un projet concret de transformation sociale
et culturelle.
Lisez les analyses des dérives meurtrières de la
rationalité produites par Zygmunt Bauman dans Modernity and
the Holocaust ; les expérimentations littéraires (j’emplois
cet oxymore à dessein) par lesquelles José Saramago
déconstruit l’ordre social dans L’Aveuglement
; les théories de l’équité et du développement
économique alliant rigueur scientifique et engagement moral
du récent prix Nobel Amartya Sen dans Development as Freedom
; le compte-rendu que Nancy Scheper-Hughes fait des contradictions
de l’amour maternel dans les bidonvilles du Brésil
dans Death Without Weeping ou le portrait saisissant qu’Eric
Hobsbawm dresse du vingtième siècle dans The Age of
Extremes ; l’épopée de la notion de liberté,
surgie à l’ombre de l’esclavage, retracée
par Orlando Patterson dans Slavery and Social Death et Freedom in
the Making of Western Culture ; ou bien encore l’anatomie
des mécanismes de légitimation du pouvoir technocratique
par Pierre Bourdieu dans La Noblesse d’État, et vous
serez vite convaincu que la pensée critique est vivace, productive,
en plein travail et qu’elle progresse. Et qu’elle ne
se limite pas, par ailleurs, aux seuls intellectuels qui marchent
explicitement sous sa bannière : beaucoup de chercheurs,
artistes et écrivains contribuent à l’alimenter
indépendamment et même parfois en dépit de leurs
engagements politiques et civiques dès lors qu’ils
révèlent des possibles sociaux latéraux qui
sont écartés, refoulés ou réprimés,
mais bien présents, en pointillé ou en gestation,
dans notre présent.
Ajoutez à cela le fait qu’il n’y a jamais eu
autant de chercheurs en sciences sociales et d’intellectuels
au sens large que de nos jours, que le niveau général
d’éducation de la population augmente sans cesse, que
les sociologues, pour ne prendre qu’eux, n’ont jamais
été aussi influents dans la sphère publique
(si l’on en juge au nombre de livres qu’ils vendent,
à leur surface dans les média, à leur participation
directe ou indirecte au débat politique), et vous êtes
tentés de conclure que jamais la raison n’a eu autant
de chance de triompher de l’arbitraire historique dans les
affaires humaines. Le succès grandissant en France de la
collection « Raisons d’agir », qui produit des
livres rigoureux mais courts et écrits dans une langue accessible,
sur des sujets d’intérêt civique vital, témoigne
du fait qu’il existe une large demande sociale pour une pensée
critique et que la science sociale est tout à fait capable
d’y répondre.
Et pourtant cette même pensée critique est terriblement
faible, d’une part parce qu’elle se laisse trop souvent
enfermer et étouffer dans le microcosme universitaire (c’est
particulièrement flagrant aux États-Unis où
la critique sociale tourne à vide et tourne en rond, pour
finir par se mordre la queue, comme un chien devenu enragé
après qu’on l’ait enfermé dans un vestibule),
d’autre part parce qu’elle se trouve aujourd’hui
au pied d’une véritable muraille de Chine symbolique
formée par le discours néolibéral et ses dérivés
qui ont envahit toutes les sphères de la vie culturelle et
sociale, et qu’elle doit faire face de surcroît à
la concurrence d’une fausse pensée critique qui, sous
couvert d’un vocable d’apparence progressiste célébrant
le « sujet », « l’identité »,
le « multiculturalisme », la « diversité
» et la « mondialisation », invite à la
soumission aux forces du monde, et notamment aux forces du marché.
Au moment où la structure de classe se rigidifie et se polarise,
où l’hypermobilité du capital donne à
la bourgeoisie transnationale une capacité de domination
sans précédent, où les élites dirigeantes
de tous les grands pays démantèlent de concert les
filets de protection sociale mis en place au fil d’un siècle
de luttes salariales et où des formes de pauvreté
réminiscentes du dix-neuvième siècle ressurgissent
et se répandent, ils nous parlent de « société
fragmentée », d’« ethnicité »,
de « convivialité », de « différence
». Là où il faudrait une analyse historique
et matérialiste sans concession, ils nous proposent un culturalisme
soft tout entier absorbé par les préoccupations narcissiques
du moment. De fait, jamais la fausse pensée et la fausse
science n’ont été aussi prolixes et aussi omniprésentes.
Quelles sont les principales formes que cette fausse pensée
revêt ?
Aux États-Unis, c’est la « policy research »
qui joue le rôle principal de paravent et de bouclier contre
la pensée critique en servant de « tampon » isolant
le champ politique de toute recherche indépendante et radicale
dans sa conception comme dans ses implications pour les politiques
publiques. Tout chercheur qui veut s’adresser aux responsables
d’État doit obligatoirement passer par ce domaine bâtard,
ce « sas » de « décontamination »,
et accepter de se soumette à une censure sévère
en reformulant son travail selon des catégories technocratiques
qui garantissent qu’il restera sans prise ni effets sur le
réel. De fait, les politiciens américains n’invoquent
la recherche sociale que lorsque celle-ci va dans le sens où
ils souhaitent aller de toutes façons ; dans tous les autres
cas, ils la foulent au pied, comme le Président Clinton lorsqu’il
a passé sa « réforme » de l’aide
sociale en 1996 (c’est-à-dire abolit le droit à
l’aide sociale pour le remplacer par l’obligation du
salariat précaire via le workfare) en dépit de tombereaux
de travaux montrant qu’il s’agissait là d’une
régression sociale qui ne pouvait que nuire gravement aux
plus défavorisés.
En Europe, c’est le journalisme sociologique, genre hybride
pratiqué par des gens qui sont nominalement des universitaires
mais qui en réalité passent leur temps à écrire
des « blocs-notes », des éditoriaux et des reportages
à la va-vite, à passer à la radio et à
la télévision, qui sont partout pour parler de tous
les sujets d’actualité, même et surtout de ceux
sur lesquels ils n’ont aucune compétence spécifique.
Ils sautent de « problème social » en «
problème social » au gré de la demande médiatique
et politique sans jamais poser la question de savoir comment il
se fait que tel phénomène est constitué comme
sujet de préoccupation et d’intervention, par qui et
pour quoi. Ils occupent très largement le peu d’espace
concédé par les journalistes aux chercheurs parce
qu’ils flattent la vanité des journalistes en effaçant
la distinction entre vision médiatique et vision scientifique
: leurs analyses, qui s’appuient dans le meilleur des cas
sur des travaux superficiels (et comment auraient-ils le temps d’en
mener de sérieux, vu tout le temps qu’ils passent dans
les média, les commissions officielles et les contre-allées
du pouvoir), sont proches à s’y méprendre des
compte-rendus journalistiques ; on comprend dès lors que
les journalistes les apprécient et les célèbrent
!
Mais le principal obstacle à la pensée critique aujourd’hui
est ailleurs : c’est la formation d’une véritable
internationale néolibérale, ancrée par un réseau
de think tanks centré sur la côte est des États-Unis
et relayée par les grands organismes internationaux, World
Bank, Commission Européenne, OCDE, World Trade Organization,
etc., qui diffuse à une vitesse exponentielle les produits
de la fausse science afin de mieux légitimer les politiques
socialement réactionnaires mises en place partout à
l’ère du marché triomphant. J’ai essayé
de le montrer dans Cárceles de la miséria pour la
politique de « tolérance zéro » qui s’est
« mondialisée » en moins d’une décennie
sous l’impulsion du Manhattan Institute de New York City et
de ses épigones et « collaborateurs » actifs
ou passifs à l’étranger, et dans Los Parias
urbanos à propos du pseudo-concept d’« underclass
» qui sert, dans tous les pays où il est utilisé,
à « blâmer la victime » en attribuant les
nouvelles formes de pauvreté urbaine à la soi-disant
émergence d’un nouveau groupe de pauvres dissolus et
désorganisés. Pierre Bourdieu et moi avons essayé,
dans Las argucias de la razón imperialista (Buenos Aires,
Paidós, 2001), de jeter les linéaments d’une
analyse critique du déploiement et des effets réels
et symboliques de cette nouvelle vulgate planétaire qui nous
présente le monde fabriqué par les grandes multinationales
comme l’aboutissement ultime de l’histoire et la marchandisation
de toutes choses comme l’achèvement le plus haut de
l’humanité. Vulgate qu’on retrouve dans toutes
les bouches, y compris dans celles des gouvernants et des intellectuels
qui s’affichent « de gauche » et se croient progressistes
(parfois sincèrement).
Quel peut-être le rôle de la pensée critique
face à l'obscénité des inégalités
inouïes produites par le nouveau capitalisme global ?
Il est de constituer un môle de résistance à
l’écrasement par le Moloch du marché, à
commencer par l’écrasement de la pensée et de
toutes les formes d’expression culturelle aujourd’hui
menacées de mort violente par l’impératif du
profit et la recherche effrénée du succès de
marketing : pensez que Madame Hillary Clinton a touché 7
millions de dollars d’avance et le PDG de General Electric
Jack Welsh 9 millions pour deux livres exécrables qui seront
écrits par des « nègres » dans lesquelles
ils conteront, l’une sa vie de first lady, l’autre ses
expériences de PDG de haute voltige, et qu’Amazon.com
vendra par tombereaux, alors que des écrivains, des poètes
et des jeunes chercheurs de talent ne trouvent pas de maison susceptible
de les publier, au seul motif que tous les éditeurs doivent
désormais aligner leur taux de profit annuel sur celui des
secteurs de la télévision et du cinéma auquel
les grands conglomérats culturels les ont agrégé.
La pensée critique doit, avec zèle et vigueur, démonter
les fausses évidences, révéler les subterfuges,
démasquer les mensonges, pointer les contradictions logiques
et pratiques du discours du Marché Roi et du capitalisme
triomphant qui se répand partout avec la force du va-de-soi,
suite à l’effondrement brutal de la structure bipolaire
du monde depuis 1989 et de l’essouflement du projet socialiste
(et de son dévoiement par des gouvernements prétendument
de gauche mais de facto convertis à l’idéologie
néolibérale). Elle doit poser sans relâche la
question des coûts et des profits sociaux des politiques de
dérégulation économique et de démantèlement
social qui nous sont présentées aujourd’hui
comme la voie assurée vers la prospérité éternelle
et le bonheur suprême sous l’égide de la «
responsabilité individuelle » — autre nom de
l’irresponsabilité collective et de l’égoïsme
marchand. Karl Marx se prononçait dans sa fameuse «
Lettre à Arnold Ruge » publiée dans la Rheinische
Zeitung en 1844 en faveur d’une « critique sans scrupules
de toutes choses existantes ». Il me semble que ce programme
est plus que jamais d’actualité. On en revient ainsi
à la mission historique première de la pensée
critique, qui est de servir de dissolvant de la doxa, de remettre
perpétuellement en cause les évidences et les cadres
mêmes du débat civique de sorte à nous donner
une chance de penser le monde, plutôt que d’être
pensés par lui, d’en démonter et d’en
comprendre les rouages, et donc de se le réapproprier intellectuellement
et matériellement.
Avertissement
Mail de Loïc Wacquant septembre 2010
Merci de retirer toute mention de l'ouvrage PUNIR LES PAUVRES de
votre site: il s'agit d'une version contrefaisante, version truquee
et tronquee de mon travail publiee sans contrat ni bon a tirer par
Agone, contre ma volonte explicite et expresse. Cet ouvrage est
une tromperie; ce n'est pas le mien; il ne figure pas a ma bibliographie,
merci de ne pas me l'attribuer. Vous pouvez lire la version complete
et conforme de mon travail en anglais, PUNISHING THE POOR, Duke
University Press, 2008.
Cordialement,
Loïc Wacquant
Professor, University of California, Berkeley Chercheur, Centre de sociologie européenne, Paris
http://sociology.berkeley.edu/faculty/wacquant/
Department of Sociology University of California-Berkeley Berkeley CA 94720 USA fax 510/642-0659
|