|
Origine : http://www.newschool.edu/gf/soc/faculty/
wacquant/papers/L'AberrationCarcerale.pdf
L'ABERRATION CARCERALE Loïc Wacquant
En mars 2003, le Ministère de la Justice lançait
une campagne publicitaire à la télévision visant
à redorer l'image de l'administration pénitentiaire
et ainsi attirer les quelques dix milles gardiens qu'il lui faut
recruter à la va-vite pour faire face à l'explosion
programmée de la population carcérale. Trois mois
plus tard, les effectifs sous écrou viraient le cap des 60.000
pour 48.000 places, record absolu depuis la Libération. Insalubrité,
vétusté, promiscuité poussée au paroxysme,
hygiène catastrophique, pénurie d'encadrement et carence
flagrante des activités de formation et de travail ravalant
la mission de "réinsertion" au rang de slogan aussi
creux que cruel, engorgement des parloirs, multiplication des mouvements
de protestations, montée des incidents graves et des suicides
faisaient alors l'objet de protestations unanimes des syndicats
de gardiens et d'avocats, du Conseil national des barreaux, des
associations humanitaires et des chercheurs spécialistes
du pénal. Sans réaction notable de la part des autorités,
qui réduisaient même les traditionnelles grâces
présidentielles du 14 juillet à la portion congrue.
Fin janvier 2004, le Comité européen pour la prévention
de la torture publiait un rapport accablant sur les "traitements
inhumains et dégradants" qui sont le lot commun des
détenus français entassés dans des conditions
de surpeuplement quasi-féodales, jusqu'à cinq dans
des cellules de douze mètres carrés dans certaines
maisons d'arrêt, et dont les droits élémentaires
sont quotidiennement bafoués, à commencer par le droit
à l'encellulement individuel stipulé par la loi du
15 juin 2000 sur la présomption d'innocence. Ce rapport faisait
écho à ceux produits début 2000 par trois commissions
d'enquête mandatées par l'Assemblée nationale,
le Sénat et le Garde des sceaux qui dénonçaient
à l'unisson le glissement du système pénitentiaire
français vers une "prison `cour des miracles'"
où règnent "l'arbitraire pénitentiaire"
et la "loi du plus fort", allant jusqu'à parler
d'une "humiliation pour la République". 1 Un mois
tard pourtant, le Ministre de la Justice Mr. Perben balayait les
critiques des experts européens en affirmant que la France
souffre simplement d'un retard dans la construction de nouveaux
pénitenciers, qu'elle s'emploie hardiment à combler...
C'est que le gouvernement de Mr. Raffarin--après celui de
Mr. Jospin--a fait de l'activisme policier et du durcissement pénal
un argument électoral majeur, voire un dogme politique. En
deux ans, les effectifs derrière les barreaux ont augmenté
de près de 12.000 prévenus et condamnés. Si
le pays continuait sur cette pente, il doublerait sa population
carcérale en cinq ans, soit deux fois plus vite que les Etats-Unis
au plus fort de la boulimie pénitentiaire de la décennie
1980 qui a fait d'eux le leader mondial de l'emprisonnement. Là
où la gauche dite plurielle pratiquait la pénalisation
de la misère larvée et honteuse, la droite républicaine
assume pleinement son choix de contenir les désordres sociaux
et la désespérance qui s'accumulent dans les quartiers
de relégation minés par le chômage de masse
et l'emploi flexible en déployant avec vigueur et emphase
l'appareil répressif. Faire de la lutte contre la délinquance
de rue un spectacle moral permanent permet en effet aux dirigeants
actuels (comme à ceux qui les précédaient)
de réaffirmer symboliquement l'autorité de l'Etat
au moment même où celui-ci se frappe d'impotence sur
le front économique et social, d'une part, et d'attirer à
eux un volant d'électeurs séduits par le programme
autoritariste et xénophobe du Front National, de l'autre.
Mais se servir de la prison à la manière d'un "aspirateur
social", pour nettoyer les scories des transformations économiques
en cours et faire disparaître de l'espace public les rebuts
de la société de marché, petits délinquants
d'occasion, chômeurs et indigents, sans-abri et sans papiers,
toxicomanes, handicapés et malades mentaux laissés
pour compte par le relâchement du filet de protection sanitaire
et sociale, et jeunes d'origine populaire condamnés à
une (sur)vie faite de débrouille et de rapine par la normalisation
du salariat précaire, est une aberration au sens propre du
terme, c'est-à-dire un "écart d'imagination"
et une "erreur de jugement" tant politique que pénal
(selon la définition du Dictionnaire de L'Académie
française de 1835).
Aberration tout d'abord car l'évolution de la criminalité
en France ne justifie en rien l'essor fulgurant de sa population
carcérale après la décrue modérée
de 1996-2001. Les cambriolages, vols de véhicules et vols
à la roulotte (qui constituent les trois quart des crimes
et délits enregistrés) diminuent tous régulièrement
depuis 1993 au moins; les homicides refluent depuis trente ans;
et l'augmentation des vols avec violence qui obnubile les média
est en marche depuis vingt ans sur une pente constante et elle s'est
récemment infléchie. 2 Il y a pas eu de pic soudain
des atteintes qui expliquerait mécaniquement l'activisme
débridé de l'Etat sur ce plan.
C'est moins la criminalité qui a changé que le regard
que les politiques et les journalistes portent sur la délinquance
de rue et sur les populations censées l'alimenter, au premier
rang desquels les jeunes de milieu populaire issus de l'immigration
maghrébine parqués dans les cités périphériques
mises en jachère par trois décennies de dérégulation
économique et de retrait urbain de l'Etat.
Aberration ensuite parce que la criminologie comparative établit
sans conteste qu'il n'existe nulle part--dans aucun pays et à
aucune époque--de corrélation entre le taux d'emprisonnement
et le niveau de la criminalité. 3 On cite fréquemment
les Etats-Unis comme exemple de nation qui aurait récemment
fait reculer les infractions par le renforcement de la répression
pénale. Mais toutes les études rigoureuses concluent
au contraire que la politique policière de "tolérance
zéro" et le quadruplement en un quart de siècle
des effectifs derrière les barreaux n'ont joué qu'un
rôle décoratif dans une baisse des atteintes due à
la conjonction de facteurs économiques, démographiques
et culturels. 4 En tout état de cause, la prison ne traite
dans le meilleur des cas qu'une partie infime de la criminalité
la plus grave: aux Etats-Unis, qui disposent pourtant d'un appareil
policier et carcéral surdimensionné, les 4 millions
d'atteintes contre les personnes enregistrées en 1994 n'ont
conduit qu'à 117.000 entrées en prison, soit 3% à
peine des crimes de sang enregistrés. Preuve que la répression
est inefficace en France comme ailleurs, les condamnations de mineurs
à la prison ferme se sont envolées de 1.905 en 1994
à 4.542 en 2001 (et le nombre des détentions provisoires
d'adolescents a presque doublé, passant de 961 à 1.665)
et néanmoins la délinquance des jeunes n'a cessé
d'augmenter dans l'intervalle.
En troisième lieu, le recours réflexe à l'incarcération
est un remède fait pour aggraver le mal même qu'il
est censé guérir. Intuition basée sur la force
et opérant en marge de la légalité (malgré
les recommandations répétées de moultes commissions
officielles, le détenu français ne dispose toujours
pas de statut juridique), la prison est un creuset de violences
et d'humiliations quotidiennes, un vecteur de désaffiliation
familiale, de méfiance civique et d'aliénation individuelle.
Et, pour bien des détenus privés d'un avenir viable,
c'est une école de formation voire de "professionnalisation"
aux carrières criminelles. Le fonctionnement ordinaire des
établissements de détention se caractérise
par une déconnection complète entre la peine portée
par le discours judiciaire et celle effectivement infligée
qui génère un "scepticisme radical redoublé
d'un profond sentiment d'injustice chez les prisonniers". 5
L'histoire pénale montre en outre qu'à aucun moment
et dans aucune société la prison n'a su accomplir
la mission de réinsertion qui est censée être
la sienne dans une optique de réduction de la récidive.
Comme le notait laconiquement un surveillant de maison centrale:
"La réinsertion, c'est pas en prison qu'on la fait.
C'est trop tard. Faut insérer les gens en donnant du travail,
une égalité des chances au départ, à
l'école. Faut faire de l'insertion. Qu'on fasse du socio,
c'est bien mais c'est trop tard". 6 En dernier lieu, il faut
souligner que la contention carcérale frappe disproportionnellement
les catégories sociales les plus fragiles économiquement
et culturellement, et cela d'autant plus durement qu'elles sont
plus démunies. Comme leurs homologues des autres pays postindustriels,
les détenus français proviennent massivement des fractions
les plus précaires du prolétariat urbain. Issus de
familles nombreuses (les deux tiers ont au moins trois frères
et soeurs) qu'ils ont quitté jeune (un sur sept est parti
de chez lui avant 15 ans), ils sont dépourvus de titres scolaires
(les trois-quarts ont abandonné l'école avant 18 ans,
contre 48% de la population des hommes adultes). La moitié
sont fils d'ouvrier et la moitié sont ouvriers eux-mêmes
(contre 3% de cadres supérieurs, qui pèsent 13% dans
la population active nationale); quatre détenus sur dix ont
un père né à l'étranger et 24% sont
eux-mêmes nés hors de l'hexagone. 7
Or l'incarcération ne fait qu'intensifier la pauvreté
et l'isolement: 60% des sortants de prison sont sans emploi comparé
à 50% parmi les entrants; 30% ne sont soutenus et attendus
par personne, et un sur huit n'a pas de logement à sa sortie.
Sans compter que l'impact délétère de l'incarcération
ne s'exerce pas sur les seuls détenus mais aussi, et de manière
plus insidieuse et plus injuste, sur leur familles: détérioration
drastique de la situation financière, délitement des
relations amicales et de voisinage, étiolement des liens
affectifs, et perturbations psychologiques graves liées au
sentiment de mise à l'écart alourdissent le fardeau
pénal imposé aux parents et conjoints de détenus.
8 C'est dire qu'il est politiquement et pénalement aberrant,
d'une part, de disjoindre décisoirement la politique de l'"insécurité"
criminelle de la montée de l'insécurité sociale
qui l'alimente tant dans la réalité que dans les représentations
collectives et, de l'autre, de prétendre traiter les "incivilités"
avec un outil aussi grossier et inefficace que la prison. Et qu'il
est urgent de prendre en compte les dégâts sociaux
causés par le renforcement indifférencié de
la répression pénale et l'extension incontrôlée
d'un appareil carcéral déjà surchargé
qui, par son fonctionnement même, disqualifie les idéaux
de justice et d'égalité qu'il est supposé défendre.
Loic Wacquant : Professeur à la New School for Social Research
et à l'Université de Californie-Berkeley, chercheur
au Centre de sociologie européenne-Paris; auteur de Les Prisons
de la misère (1999, traduit en 14 langues) et Punir les pauvres.
Le nouveau gouvernement de l'insécurité sociale (Agone,
2004).
À paraître dans La revue parlementaire, avril 2004
Avertissement
Mail de Loïc Wacquant septembre 2010
Merci de retirer toute mention de l'ouvrage PUNIR LES PAUVRES de
votre site: il s'agit d'une version contrefaisante, version truquee
et tronquee de mon travail publiee sans contrat ni bon a tirer par
Agone, contre ma volonte explicite et expresse. Cet ouvrage est
une tromperie; ce n'est pas le mien; il ne figure pas a ma bibliographie,
merci de ne pas me l'attribuer. Vous pouvez lire la version complete
et conforme de mon travail en anglais, PUNISHING THE POOR, Duke
University Press, 2008.
Cordialement,
Loïc Wacquant
Professor, University of California, Berkeley
Chercheur, Centre de sociologie européenne, Paris
http://sociology.berkeley.edu/faculty/wacquant/
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Department of Sociology
University of California-Berkeley
Berkeley CA 94720 USA
fax 510/642-0659
1 Rapport de M. Guy Canivet, remis à Mme Guigou, Garde des
sceaux, le 6 mars 2000; rapport de M. Jacques Floch, n. 2521, déposé
à l'Assemblée nationale le 28 juin 2000; rapport de
M. Guy-Pierre Cabanel, n. 449, déposé au Sénat
le 28 juin 2000.
2 Laurent Mucchielli and Philippe Robert (eds.), Crime et sécurité.
L'état des savoirs (Paris: La Découverte, 2002).
http://www.laurent-mucchielli.org
3 Nils Christie, L'Industrie de la punition. Prison et politique
pénale en Occident (Paris, Autrement, 2003).
4 xxxxxx, Punir les pauvres, Le nouveau gouvernement de l'insécurité
sociale (Marseille, Agone, 2004), notamment chapitre 7.
2 Laurent Mucchielli and Philippe Robert (eds.), Crime et sécurité.
L'état des savoirs (Paris: La Découverte, 2002).
3 Nils Christie, L'Industrie de la punition. Prison et politique
pénale en Occident (Paris, Autrement, 2003).
4 xxxxxxx, Punir les pauvres, Le nouveau gouvernement de l'insécurité
sociale (Marseille, Agone, 2004), notamment chapitre 7.
5 Gilles Chantraine, Par-delà les murs. Expériences
et trajectoires en maison d'arrêt (Paris: PUF, 2004), p. 249.
6 Antoinette Chauvenet, Françoise Orlic et Georges Benguigui,
Le Monde des surveillants de prison (Paris, PUF, 1994), p. 38
7 Francine Cassan et Laurent Toulemont, "L'histoire familiale
des hommes détenus", INSEE Première, 706, avril
2000.
8 Patrick Dubéchot, Anne Fronteau et Pierre Le Quéau,
"La prison bouleverse la vie des familles de détenus",
CRÉDOC Consommation et modes de vie, 143, mai 2000,
et Megan Comfort, " `Papa's House: The Prison as Domestic and
Social Satellite," Ethnography, 3-4, décembre 2002.
|