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Walter Lippmann et les origines du néolibéralisme
à propos de Walter Lippmann, Le Public fantôme ;
et de Pierre Dardot et Christian Laval,
La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale
par Serge Audier

Origine : http://www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=325

Théoricien d’un néolibéralisme oligarchique ou penseur d’un pluralisme radical ? Selon Serge Audier, il est difficile de cerner la pensée et la personnalité de l’influent journaliste américain Walter Lippmann. Il tente ici de rendre compte du rôle ambigu qu’il a joué dans l’histoire du néolibéralisme à travers la confrontation de deux interprétations divergentes de son oeuvre.

Un des aspects les plus visibles du travail intellectuel dans une partie de la gauche, ces dernières décennies, relève d’un style qu’on peut dire généalogique : l’objectif a été de comprendre par quels processus le « néolibéralisme » et le « néoconservatisme » sont parvenus à s’imposer. Le grand succès du livre de Naomi Klein, La Stratégie du choc1, montre que ce type de préoccupation demeure central, aujourd’hui encore. Tout se passe comme si, malgré d’innombrables publications, l’on ne disposait toujours pas des clés permettant de comprendre ce qui s’est joué à la fin des années 1970. Dans ces très nombreux récits, le rôle de certains acteurs, institutions, groupes, etc., est mis en avant. Les intellectuels et les économistes y tiennent une bonne place. Ce sont généralement les mêmes noms propres qui tiennent le haut de l’affiche, mais avec des variations. On sait, par exemple, que Klein confère un rôle central à Milton Friedman pour illustrer la « stratégie du choc » : depuis le coup d’État de Pinochet jusqu’à ses ultimes interventions publiques, Friedman n’aura cessé de mettre en avant la nécessité de profiter de grands « chocs », guerres et traumatismes collectifs pour imposer la thérapie néolibérale. Mais d’autres récits mettent davantage en avant des acteurs différents : certains font ainsi jouer à Friedrich Hayek un rôle clé, à la fois comme fondateur de la célèbre Société du Mont-Pèlerin et comme ami et conseiller de Margaret Thatcher.

Un parcours intellectuel et politique complexe

Moins connu, mais souvent évoqué, le nom de Walter Lippmann fait également partie de plusieurs de ces généalogies du Mal néolibéral. Ce grand journaliste est en effet souvent considéré comme l’un des promoteurs de la victoire du néolibéralisme sur la planète pour au moins trois raisons. D’abord, il a été l’auteur de nombreux essais, en particulier The Good Society en 1937, qui fustige le collectivisme sous toutes ces formes. Ensuite, il a inspiré le colloque Walter Lippmann : tenue à Paris avant la guerre, cette réunion d’économistes, d’intellectuels et de patrons est souvent considérée comme la première expression, avant la Société du Mont-Pèlerin, d’une internationale néolibérale2. Enfin, ce théoricien de « l’opinion publique » est parfois présenté comme le grand justificateur des techniques de propagande qui ont permis le triomphe de la bataille idéologique néolibérale.

Dans la construction de ce récit, l’autorité intellectuelle de Noam Chomsky aura joué un rôle important. Son célèbre livre, coécrit avec Edward Herman, La Fabrique du consentement, consacré à la manipulation médiatique dans les démocraties libérales, s’ouvre par une référence claire à Lippmann : « Depuis bien longtemps, les auteurs ayant travaillé sur l’opinion publique, la propagande et les nécessités politiques de l’ordre social ont souligné le rôle crucial de la propagande pour ce que Walter Lippmann appelait « la fabrication du consentement3 ». Promoteur d’une vision politique ultra-élitiste, Lippmann aurait décisivement contribué à légitimer le monopole des choix collectifs par une « classe spécialisée » et par des « experts », comme s’ils étaient naturellement porteurs du « bien commun » et comme s’ils n’avaient pas, eux aussi, des intérêts propres à défendre. Revenant sur ce dossier dans De la propagande, Chomsky y évoque de nouveau Lippmann comme le grand idéologue de la destruction de la démocratie et de l’espace public. Pour lui et ses épigones néolibéraux, le « public » n’aurait pour seule fonction que de participer à la société de consommation en subissant l’endoctrinement des médias : « Les gens comme Walter Lippmann disent que le public doit être « spectateur », non participant. Ça, c’est le rôle des « hommes responsables »4.»

On sait cependant peu de choses en France sur Lippmann. Celui que Keith Dixon, dans un livre bien connu sur le néolibéralisme5, présente tacitement comme le fer de lance d’une attaque radicale contre le keynésianisme reste une figure plus souvent mentionnée qu’étudiée. La caricature ou le stéréotype remplacent souvent l’analyse, comme si Lippmann était davantage un symbole qu’autre chose. Par exemple, on ignore généralement qu’il fut l’un des plus fervents amis et admirateurs de Keynes – « l’une des plus belles amitiés de ma vie », dira-t-il –, mais aussi l’un des soutiens du New Dealde Roosevelt, avant de s’en détacher progressivement et, dans les années 1960, l’un des défenseurs de l’administration Kennedy – qui l’admirait – et même en partie de son projet de New Frontier(Nouvelle frontière), lequel faisait frémir d’horreur tant de néolibéraux et de néoconservateurs en gestation. Celui que l’on situe souvent à l’avant-garde de la contre-offensive néolibérale et conservatrice à l’échelle planétaire était aussi l’un des amis et collaborateurs du démocrate Arthur Schlesinger. Et le journaliste influent qu’il était n’hésita pas à attaquer, à un moment charnière de l’histoire des États-Unis, le candidat de la droite républicaine, Barry Goldwater – alors soutenu par un certain Milton Friedmann – en le traitant de « réactionnaire ». Mais Lippmann fut aussi un journaliste qui critiqua la politique de Roosevelt, soutint, à différentes périodes, de nombreux présidents et candidats républicains et afficha parfois des positions franchement conservatrices. Son influence n’a pas été négligeable dans les cercles néolibéraux et conservateurs, même s’il y comptait aussi des ennemis. Difficile, donc, de s’y retrouver dans ce parcours intellectuel et politique aussi compliqué que fluctuant.

La publication de deux livres récents qui font redécouvrir Lippmann aidera-t-elle à y voir plus clair ? On pourra, en tout cas, trouver des éléments très précieux dans la traduction du livre de Lippmann, Le Public fantôme – accompagné d’une présentation de Bruno Latour – et dans le livre de Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Ces deux livres offrent un nouvel éclairage par rapport à la vulgate qui circulait jusqu’alors en France. Ils pourraient contribuer, l’un et l’autre, à faire mieux comprendre l’histoire du libéralisme au XXe siècle. En même temps, il peut être stimulant de les confronter, même si leur propos et leur angle d’approche diffèrent. Certes, ces différences sont en partie imputables à la période traitée : le livre de Lippmann que préface Latour, Le Public fantôme, date de 1925, tandis que l’étude de Dardot et de Laval s’intéresse au Lippmann de la seconde moitié des années 1930, celui qui a écrit The Good Society, qui s’est détaché du New Dealet autour duquel a eu lieu le colloque Walter Lippmann. Les thèmes abordés diffèrent également : Le Public fantôme traite de « l’opinion publique», tandis que The Good Society a pour objet la crise et la renaissance du libéralisme. Mais une comparaison s’impose, car aussi bien Latour, dans sa présentation, que Dardot et Laval dans leur bilan critique, examinent la cohérence de la réflexion d’ensemble de Lippmann, tant sur l’opinion publique que sur le libéralisme, et ce, au-delà même du contexte des années 1920 et 1930.

Or, le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne parviennent pas à des conclusions convergentes. D’un côté, Latour souligne la grandeur de l’apport de Lippmann, la pertinence de sa réflexion sur l’opinion publique en démocratie, et il indique en outre que le journaliste américain n’aurait sûrement pas défendu le néolibéralisme actuel ; de l’autre côté, Dardot et Laval expliquent que Lippmann est bien l’un des fondateurs du néolibéralisme et le promoteur d’une conception élitiste dont l’orientation antidémocratique n’est pas douteuse. Ils ne suggèrent évidemment jamais que Lippmann a ouvert une voie pertinente ou digne d’être prise au sérieux dans la perspective d’une politique émancipatrice : s’ils l’étudient, c’est bien pour retracer la genèse de cette catastrophe que constitue pour eux, et pour beaucoup d’autres, le néolibéralisme. Les deux lectures donnent donc un portrait de Lippmann passablement différent, avec des jugements très contrastés. Le lecteur peut aller jusqu’à se demander parfois si c’est bien le même journaliste qu’elles évoquent.

Nous n’avons pas la prétention de trancher ici quelle est la « bonne » lecture. Peut-être contiennent-elles chacune une part de vérité. Peut-être aussi ces divergences tiennent-elles à l’étonnante complexité du personnage et de l’oeuvre. Les choix méthodologiques pèsent sans doute également beaucoup dans la différence entre les deux lectures. Avant de les examiner, on peut livrer de brefs éléments d’analyse. Quelques rappels biographiques, d’abord, sur la jeunesse de Lippmann. Né en 1889, il se forme à Harvard, où il est alors un étudiant socialiste. C’est là aussi qu’il rencontre son professeur Graham Wallas, dont il jugea, par la suite, l’influence décisive. Le point mérite d’être souligné, car son « maître » Wallas avait été l’un des fondateurs du socialisme « fabien » et l’un des membres de la Société des Fabiens6, avant de se détacher du socialisme pour se tourner vers le « radicalisme ». Aussi, Lippmann revendique-t-il encore, dans The Good Society, cette influence déterminante, avec celle de Mises et Hayek, mais aussi avec celle de son ami Keynes, auquel il rend un hommage très appuyé. Après Harvard, le jeune Lippmann se tourne vers le journalisme et il créée en 1914, avec Herbert Croly et Walter Weyl, le journal de gauche très influent The New Republic, auquel participa ensuite leur ami John Dewey. Les options idéologiques du journal relèvent de ce que l’on appelle alors le « progressisme » (progressivism), et elles anticipent, sous certains aspects, les orientations interventionnistes et sociales du New Deal. Lippmann est déjà un journaliste influent, et il le deviendra encore davantage en tant qu’éditorialiste au New York Herald Tribune, à partir de 1931. Il est aussi, très tôt, un acteur engagé dans la vie publique. Durant la première guerre mondiale, il travaille même comme sous-secrétaire adjoint au ministère de la Guerre et directement auprès du président Wilson : il fait partie de ceux qui ont rédigé les fameux « Quatorze points » définissant les buts de guerre.

Lippmann, nouveau Machiavel de « l’opinion publique » ?

C’est précisément cette expérience qui joue un rôle clé dans sa réflexion sur l’opinion publique. Il prend la mesure, de l’intérieur, du rôle crucial de l’information : la façon dont les experts en communication présentent, sélectionnent ou censurent les faits peut avoir un impact essentiel sur leur réception et par conséquent sur le destin des évènements. Son premier grand livre sur ce thème, Public Opinion, publié en 1922, évoque ainsi le cas d’une île, totalement séparée des moyens de communication modernes, où vivent ensemble et en bonne entente des Anglais, des Allemands et des Français. Ils n’apprennent la nouvelle du début de la guerre de 1914-1918 que quelques semaines après son déclenchement : alors qu’ils continuaient de vivre en amis, ils étaient en fait déjà « ennemis ». L’exemple veut illustrer le pouvoir de l’information dans notre perception du réel et s’inscrit, plus largement, dans un argumentaire qui est au coeur du Public fantôme, à savoir la relative impuissance et incompétence des citoyens ordinaires.

Comme le note fort justement Latour, il y a quelque chose, dans Le Public fantôme, qui évoque Le Princede Machiavel. De fait, on peut trouver dans Public Opinion un développement très intéressant sur l’auteur du Princequi étayerait son interprétation. Dans cet éloge du Florentin, qui va à contre-courant de sa démonisation rituelle, Lippmann oppose d’un côté toute une tradition politique qui, de Platon au socialisme, en passant par les apôtres du « laisser-faire », croit en une harmonie et en une unité de la société et, de l’autre côté, la tradition incarnée par Machiavel, qui est un réaliste prenant acte de la présence de conflits en son sein. En outre, Lippmann cite le célèbre passage du Princequi explique que la plupart des hommes ordinaires font usage davantage de leurs « yeux » que de leurs « mains » dans leur rapport aux dirigeants politiques : ils ne touchent pas le Prince, ils ne voient ses actions qu’à distance. Et si ses actions conduisent à de bons résultats, quand bien même les moyens employés seraient répréhensibles, ils applaudissent d’autant plus volontiers qu’ils ignorent à peu près tout de ces derniers.

Ce texte du Princeconcernant le primat du visuel sur le tactile dans le rapport des citoyens au pouvoir aurait pu être mis en exergue du Public Fantôme. Il faut noter en outre, à l’appui de la lecture de Latour, que toute la tradition de sciences politiques sur laquelle s’appuie Lippmann a précisément été qualifiée parfois de machiavélienne ou de néomachiavélienne : il s’agit de ce courant de sociologie politique dit réaliste et élitiste, qui trouve ses sources chez les Italiens Gaetano Mosca et Vilfredo Pareto et qui se prolonge notamment chez Robert Michels, l’un des auteurs favoris de Lippmann. Au-delà de ses divergences et de ses différenciations internes, ce courant machiavélien rompt avec la définition classique de la démocratie comme le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. En fait, objectent ces auteurs, dans une société complexe, c’est toujours une oligarchie qui gouverne. Même l’élection au suffrage universel ne consacre pas le triomphe du pouvoir du peuple : c’est bien encore une élite organisée qui parvient à se faire élire. L’originalité de Lippmann consiste à prolonger cette tradition réaliste, mais en mettant l’accent sur la question de l’opinion publique.

Le Public fantômes’ouvre par une citation d’Alexander Hamilton à la convention fédérale de 1787 : « Voix du peuple, voix de Dieu, dit-on. Or, cette maxime qu’on n’a cessé de répéter en y croyant n’a rien de vrai dans les faits.» Tout le livre de Lippmann illustre cette affirmation de Hamilton en arguant que « l’opinion publique », entendue comme ce souverain omniscient qui commanderait les destinées de la collectivité démocratique, constitue à la fois une illusion et un danger. Le propos se veut de part en part réaliste et, comme on le verra, il ne se réclame pas d’une position antidémocratique ou réactionnaire. Au contraire, il vise à démontrer que c’est seulement en reconsidérant plus modestement et de façon plus réaliste l’opinion publique que l’on pourra lui faire jouer un rôle effectif et positif dans la vie des démocraties.

Pour étayer sa démonstration, Lippmann ne cesse de mobiliser la métaphore théâtrale : le citoyen, dit-il, « se sent comme un spectateur sourd assis au dernier rang » qui n’arrive pas à rester éveillé, même s’il sait que ce qui se joue sur la scène est important. Ainsi, le citoyen sait parfaitement que la vie collective est le lieu de décisions fondamentales en matière de fiscalité ou de politique étrangère, mais il n’arrive pas à se convaincre que les affaires publiques sont aussi les siennes. La raison en est que l’essentiel lui demeure « invisible » : la complexité des dossiers techniques et des processus de décision lui échappent. Du reste, souligne Lippmann, ce fait banal confirme ce que tout le monde sait : le peuple tout entier ne participe pas « comme un seul homme » aux affaires publiques. Le taux d’abstention aux États-Unis dans les années 1920 en témoigne, puisque moins d’un électeur sur deux se rend aux urnes, même pour les présidentielles, et des études semblent démontrer qu’il ne s’agit pas là d’un choix protestataire. Ces faits ne font en outre que corroborer, juge Lippmann, ce que les « penseurs politiques réalistes d’Europe » ont démontré en réfutant l’idée que le cours des affaires publiques est « collectivement dirigé par le peuple dans son ensemble ». Ici, Lippmann cite un « socialiste », à savoir Michels, qui souligne que « la majorité est définitivement incapable de s’autogouverner ». Ce que l’auteur des Partis politiquesappelle la « loi d’airain de l’oligarchie » se confirme même après les résultats des élections : il y a toujours des « dirigeants » et des « dirigés ». Si Lippmann choisit de citer Michels, c’est aussi parce que celui-ci est alors socialiste – il n’évoluera que plus tard vers le fascisme – et que son propos ne peut donc être soupçonné de partialité antidémocratique.

Bref, le « désenchantement » que manifeste l’abstention des citoyens aux États-Unis ne devrait pas alarmer, car il est banal. Mieux, Lippmann considère que le retrait civique est une chose souhaitable : on fait peser sur le citoyen, juge-t-il, « le poids d’une tâche impossible » en exigeant de lui la réalisation d’un idéal inaccessible. Du reste, Lippmann trouve une preuve de son propos en examinant son propre cas : lui-même, qui a fait pourtant de la gestion des affaires publiques son « principal centre d’intérêt », avoue ne pas parvenir à dégager le temps nécessaire à accomplir ce qu’attend de lui la théorie de la démocratie. Celle-ci est en effet très exigeante : il s’agit, pour le citoyen, de se forger une « opinion valable » sur touts les enjeux qui affectent la collectivité. Impossible pour l’individu ordinaire, cette tâche l’est même pour le président des États-Unis ou pour le professeur de sciences politiques. Bref, toute approche réaliste dément cet idéal démocratique du citoyen souverain et omniprésent. Non qu’il soit mauvais en soi, souligne Lippmann, mais il est inatteignable, tout comme peut l’être « pour un obèse le rêve de devenir un danseur étoile ».

Ainsi s’expliquerait le « désenchantement » de la démocratie américaine : la barre a été mise trop haut. Il faut enfin accepter, plaide Lippmann, l’idée que la plupart des citoyens, en vérité, ne cherchent pas à saisir la société comme un « tout ». Ils sont chacun impliqués dans des tâches concrètes au sein d’un environnement limité ; ils ne veulent ni ne peuvent prendre en charge des sociétés hyper-complexes, en évolution permanente, et dont personne n’a la maîtrise cognitive intégrale. L’élection elle-même, souligne Lippmann, ne coïncide pas avec une auto-affirmation éclairée de l’opinion publique. Là encore, une approche réaliste doit prévaloir, qui révèle le caractère mythique de l’idée de « volonté générale ». La vérité est en effet plus triviale que la doctrine démocratique : les hommes politiques savent recourir à des symboles susceptibles de catalyser les émotions diverses des électeurs. Rien à voir, donc, avec l’expression d’une opinion homogène, éclairée et délibérante qui se prolongerait dans l’action des élus. La vérité est que « le public ne choisit pas de candidat, il ne rédige pas de programme, il ne définit pas de politique, pas plus qu’il ne construit de voiture ou qu’il ne joue de pièce de théâtre ».

Sur cette base, Lippmann souligne que si le « principe majoritaire » est indispensable en démocratie, il ne doit pas être mythifié : il est absurde de conférer automatiquement « sagesse » et « intelligence » à tout groupe qui rassemble 51 % des voix. Généralement, le rôle du public ne consiste pas à décider de la politique à suivre en exprimant son opinion, mais à « s’aligner ou non derrière une proposition ». Il faut donc décidément cesser de croire que le gouvernement démocratique peut être l’expression directe de la volonté du peuple. Ce que l’on observe, c’est que le peuple, de façon sporadique quand s’exprime la voix de la majorité, se range derrière tel ou tel politicien qui gouverne.

Aussi doit-on, une fois encore, réviser à la baisse ce que l’on peut exiger du « public », non pas parce que l’on rejette la démocratie, mais parce que la meilleure manière de la réaliser serait de ne pas trop lui en demander. La démarche évoque de nouveau celle de Michels, qui s’interrogeait déjà sur la manière de réaliser le moins mal possible l’idéal démocratique, compte tenu de la « loi d’airain de l’oligarchie ». Pour Lippmann, les membres du « public » ont essentiellement pour fonction de s’aligner derrière certains acteurs, alors même qu’ils ne connaîtront jamais bien les dossiers en litige.

Mais alors, comment choisir celui derrière qui s’aligner ? La réponse de Lippmann est que les membres du « public » ne pourront saisir que des « signes grossiers » leur indiquant « vers où doivent pencher leurs sympathies » dans un différend autour des règles sociales qui ont vocation à réguler la coexistence des uns et des autres. C’est très peu, mais c’est déjà beaucoup et cela suffit au moins à effectuer généralement les bons choix. Souvent, l’opinion n’a d’ailleurs pas à intervenir : c’est seulement quand une « crise » devient publique et que les acteurs concernés n’ont pas su régler eux-mêmes leurs différends que l’opinion publique, tel un tiers, peut être appelée à intervenir afin d’apaiser le conflit. Et encore n’intervient-elle pas toute seule : là encore, il lui faut discerner les individus capables d’intervenir au mieux. Les capacités requises pour le « public » sont ainsi celles qui lui permettent de repérer celui qui, dans une controverse et dans une crise, ne se dérobe pas à une franche discussion et ne fait pas preuve d’arbitraire. La compétence du public est faible pour comprendre le fond des dossiers en litige, mais elle est assez forte pour deviner de quel côté pencher, où résident l’arbitraire et la partialité, et qui est le mieux à même d’opérer.

Mais si, en revanche, le public se mêle de tout trancher par lui-même, alors, avertit Lippmann, la voie de la tyrannie est ouverte. Est-ce à dire que ce sont les élites politiques et administratives qui sont naturellement dépositaires de tout le pouvoir et qui agissent toujours au mieux ? Les choses sont plus compliquées, car Lippmann souligne d’abord que la théorie maximaliste de l’opinion publique étant irréalisable, elle rend possible la captation de la légitimité démocratique par une élite : ce sont alors des individus particuliers, des politiciens, qui exerceront leur tyrannie au nom d’une supposée opinion publique homogène. Plus largement, les élites politiques et administratives ne sont pas omniscientes elles non plus. Et le gouvernement, de toute façon, est guetté par la « même corruption » que l’opinion publique : « Lorsque ses membres tentent d’imposer leur volonté au lieu de négocier des compromis qui satisfassent toutes les parties concernées, il se montre maladroit, stupide, autoritaire et même nuisible. »

L’intérêt de cette analyse est qu’elle relativise la thèse, si souvent avancée, d’un élitisme radical de Lippmann qui conférerait automatiquement aux seules élites éclairées le monopole de la décision. Ici, il est clairement énoncé que les élites peuvent non moins faillir que le peuple, et Lippmann souligne que si l’horizon des membres du public est borné, celui des membres du gouvernement l’est aussi, à sa manière – y compris, on l’a vu, celui du président des États-Unis. En vérité, la grande obsession de Lippmann, c’est aussi, et peut-être surtout, le péril de la centralisation ; et cette obsession est indissociable de son cadre d’analyse hérité du pragmatisme du philosophe William James, le grand théoricien du pluralisme. Ce que Lippmann ne cesse en effet d’opposer, c’est d’un côté le pluralisme dont il se réclame et, de l’autre côté, le monisme qui lui paraît constituer la grande menace de son temps. C’est bien l’hypostase du Peuple, de la Nation, du Prolétariat et de l’Opinion qui lui paraît périlleuse, car au nom de ces grandes notions personnifiées telles des entités magiques, s’opèrent les plus graves tyrannies.

À cause des erreurs de la théorie moniste de la souveraineté, on a conduit l’électeur à s’identifier aux dirigeants : « Il s’est persuadé que leurs pensées étaient les siennes, que leurs agissements étaient les siens, et qu’en vertu de quelque opération mystérieuse, ils formaient en vérité une partie de lui-même». D’où, aussi, la théorie selon laquelle, en démocratie, « tout le monde faisait tout ». En pratique, ces théories monistes ont justifié la concentration du pouvoir économique et politique. Il est à cet égard significatif que Lippmann évoque dans son livre le théoricien et homme politique socialiste Harold Laski, penseur du pluralisme, qui lui-même était profondément marqué par Léon Duguit, grand théoricien républicain des services publics et grand critique de la théorie moniste de la souveraineté : sa cible était déjà la volonté générale de Rousseau, comme elle le sera, bien plus tard, chez Lippmann.

Si les thèses de Lippmann ont des implications élitistes évidentes et revendiquées, il ne faut jamais perdre de vue non plus que tout son propos est aussi orienté par une critique radicale de la captation de l’opinion publique par ceux qui s’en prétendent les dépositaires et les porte-parole, c’est-à-dire des élites politiques qui se sont imposées à la tête des machines que sont les partis. Car c’est bien aussi, paradoxalement, une certaine forme de dépossession démocratique des citoyens qui est en jeu dans son dévoilement des mécanismes politiques indissociables de la « loi d’airain de l’oligarchie ». Et si ses conceptions peuvent être perçues comme participant d’une réaction antidémocratique, leur objectif affiché est bien plutôt de réaliser le moins mal possible, c’est-à-dire de façon réaliste, certaines des exigences de la théorie démocratique. Aussi Lippmann prétend-il sauverà sa manière, en problématisant le concept d’opinion publique, ce qui en lui reste valide : « Une société centralisée dominée par la fiction que ses gouvernants sont les porte-parole de la volonté commune ne se contente pas de déconsidérer l’initiative individuelle : elle réduit l’opinion publique à un rôle insignifiant. Car lorsque la centralisation s’étend à l’action d’un peuple tout entier, le public est si vaste qu’on ne peut même plus faire appel à son jugement objectif sur des sujets spécifiques. » De même est-il intéressant de noter que, dans le Public fantôme, la critique de la théorie classique de la démocratie ne s’accompagne pas d’une légitimation du capitalisme. Là encore, Lippmann critique certes le socialisme, mais il rejette tout autant le laisser-faire, deux théories monistes auxquelles il oppose sa conception réaliste-pluraliste. Ce qu’il reproche ainsi à la dénonciation socialiste du capitalisme, c’est surtout son caractère inefficace et dangereux. Car la critique du capitalisme peut obéir, là aussi, à un présupposé ou bien moniste ou bien pluraliste. Dans le premier cas, elle conduit à une impasse, tandis que, dans le second, elle a une portée émancipatrice. Lippmann avertit en effet que le peuple « pris comme un tout » n’est pas en mesure de dompter le capitalisme « pris comme un tout » à l’aide d’un gouvernement centralisé. En vérité, toute politique économique et sociale est vouée à l’échec dès lors qu’elle oublie que les pouvoirs réunis sous le nom de « capitalisme » sont très divers. Aussi est-il nécessaire, pour opposer des contrepoids efficaces à cette multitude de pouvoirs arbitraires capitalistes, de procéder au « cas par cas », plutôt que de rêver, à la façon révolutionnariste, au « grand soir ».

Lippmann, critique ou ancêtre du néolibéralisme ?

La lecture attentive du Public fantômeréserve donc des surprises. Ce texte, aussi problématique soit-il pour un lecteur attaché à certaines exigences démocratiques, est bien éloigné des représentations trop rapides qui réduisent toute la pensée de Lippmann sur l’opinion publique à l’éloge d’un élitisme quasi antidémocratique, conservateur et centré sur la légitimation du capitalisme. D’autres textes, en particulier ceux publiés dans les années 1950, pourraient certes conduire à des conclusions différentes sur un auteur dont les positions ont varié. Il n’en reste pas moins vrai que Latour, dans sa préface, a de bons arguments à faire valoir pour souligner l’intérêt de l’oeuvre de Lippmann. Il faut se réjouir en tout cas que le public français puisse enfin, en attendant la traduction de Public opinion, méditer l’une des oeuvres pionnières de la sociologie de l’opinion publique.

Latour va même très loin dans l’éloge du livre de Lippmann. Selon lui, « ce livre a été écrit pour nous maintenant», il offre aux lecteurs français une « cure de désintoxication », il ouvre des voies pour retrouver confiance dans la démocratie. Le drame français, suggère-t-il, c’est d’avoir mal posé les questions qui sous-tendent le thème de la « crise de la représentation ». Ceux qui désespèrent de la politique lui ont peut-être demandé plus qu’elle ne pouvait donner : « S’ils ne se font plus d’illusions sur la politique, les Français se font peut-être des illusions sur le fait qu’ils en manqueraient ! Ultime illusion sur laquelle ce livre permettra peut-être de ne pas céder. En politique, ils ont tout essayé – régimes, constitutions, idées – sauf de revenir sur les prémisses mêmes de tous leurs raisonnements : qu’attendent-ils au fond de la vie publique ? Que peut-elle offrir qui soit vraiment réalisable ? » Ce que Latour salue dans le travail de Lippmann, c’est une vision réaliste qui invite à se défaire du mythe du « Public avec un grand P», qui serait représenté par un « gouvernement dit à tort « représentatif » ». Le « Public », sous sa forme hypostasiée, est selon Latour une « maladie infantile de la démocratie » dont une pensée progressiste devrait se défaire en comprenant de façon pluraliste qu’il y a des publics. Contre les lectures qui voient en Lippmann un penseur antidémocratique, il souligne que, pour lui, « rien ne rendra le public compétent et pourtant personne ne viendra le remplacer » : il est « en dernier appel » et il est « incapable ». Aussi, Latour évoque-t-il même une forme de décisionnisme démocratique : Lippmann, qui n’a en vérité jamais cessé de croire en « l’idéal populaire », serait presque une sorte de « [Carl] Schmitt démocrate ». Sa leçon, c’est que, « pour que la démocratie apparaisse, il faut que le fantôme du Public se dissolve ».

Enfin, sur la question du libéralisme, Latour souligne que, même en 1937-1938, au moment du colloque Lippmann, l’Américain se bat d’abord contre la guerre et le totalitarisme, au nom d’un « idéal de liberté » qui reste fidèle à la philosophie pluraliste de William James et au « pragmatisme ». Ce combattant contre « l’arbitraire » qu’était Lippmann n’aurait jamais acquiescé, selon lui, au « grand récit » célébrant la victoire du néolibéralisme sur les totalitarismes : « Sa conception de la liberté, des publics et de la lutte contre les partisans, il l’a toujours appliquée aussi bien aux desseinsparticuliersdes gouvernants qu’aux desseinsparticuliersdes capitalistes. S’il écrivait maintenant, ce serait sur l’échec conjoint des socialismes et des néolibéralismes, des tenants de l’État et des tenants du Marché, des sectateurs de la Main Visible et des adorateurs de la Main Invisible». Aucune de ces deux visions n’a pris en compte « les nouvelles dimensions que la seconde globalisation a données aux problèmes du public ». Certes, Latour concède qu’une vision plus exigeante que celle de Lippmann a toute sa pertinence et sa place, comme celle de son critique John Dewey7. Il n’en reste pas moins vrai que Le Public fantômeouvre, selon lui, une voie féconde pour repenser la démocratie.

Ce n’est pas du tout le point de vue de Dardot et Laval dans La Nouvelle Raison du monde. Pour eux, Lippmann est bien l’un de principaux pères du néolibéralisme, à condition du moins de comprendre que cette doctrine n’a rien à voir avec le laisser-faire. Pour eux, le néolibéralisme s’est cristallisé dans les années 1930 comme une réponse à la crise du libéralisme. Il s’agissait, notamment lors du colloque Lippmann, de refonder le libéralisme en faisant toute sa place à l’intervention publique, non pas pour limiter le marché par d’autres impératifs et par d’autres logiques, mais, tout au contraire, pour offrir un cadre à une économie authentiquement concurrentielle. Dans l’introduction de ce livre, qui dit s’inspirer très largement des analyses que Michel Foucault avait développées lors de ses cours au Collège de France de 1978-1979, Dardot et Laval définissent le néolibéralisme comme « l’ensemble des discours, des pratiques, des dispositifs, qui déterminent un nouveau gouvernement des hommes selon le principe universel de la concurrence ». Cette vision impliquerait une nouvelle anthropologie tendant à concevoir de plus en plus l’homme comme une « entreprise ». Or, selon ces définitions, Lippmann serait un authentique néolibéral, en particulier dans son livre publié peu avant le colloque Lippmann, The Good Society.

Dans cet ouvrage, Lippmann fait incontestablement partie des critiques du « laisser-faire ». Sans doute souligne-t-il que les idées des libéraux favorables au « laisser faire, laisser passer » ont été révolutionnaires en leur temps : elles ont été des armes pour vaincre le vieil absolutisme. Mais toute la thèse de The Good Societyest que le laisser faire, d’essence négative, a vite dégénéré en un dogme dangereux, en particulier au XIXe siècle, où il a légitimé les monopoles et les injustices les plus flagrantes. En naturalisant le marché, et en s’interdisant par conséquent d’y intervenir, le « vieux » libéralisme a été incapable de mener une réflexion sur l’utilité et la portée des lois. Il a postulé, de manière irréfléchie et illégitime, que certains domaines du vivre-ensemble relevaient de la loi, tandis que d’autres en étaient totalement émancipés. De ce point de vue, soulignent Dardot et Laval, le propos de Lippmann n’est pas sans évoquer la critique du libéralisme économique par les fondateurs de la sociologie, depuis au moins Auguste Comte. Cependant, sur la base de ces questionnements partagés attestant la crise du « vieux libéralisme », le néolibéralisme invente, à distance de la sociologie, un interventionnisme libéral d’un type nouveau dont la visée n’est pas de contenir ou de brider la concurrence économique, ou encore de privilégier d’autres logiques sociales, comme la réciprocité, l’entraide, le don, etc. Bref, le néolibéralisme, expliquent Dardot et Laval, n’est pas un libéralisme social. Car l’objectif n’est pas foncièrement différent de celui des vieux libéraux. Avec d’autres moyens, il s’agit en effet non pas de limiter, mais de faire mieux fonctionner le marché que naguère : « La nouveauté du néolibéralisme « réinventé » réside dans le fait de pouvoir penser l’ordre du marché comme un ordre construit, partant, d’être en mesure d’établir un véritable programme permanent (un «agenda») visant à son établissement et à son entretien permanent. »

Selon Lippmann, les libéraux dogmatiques et anti-étatistes, comme Herbert Spencer, n’ont pas compris en effet que l’économie libérale ne doit pas être « abstentionniste » : elle ne promeut pas le retrait de l’État et le silence de la loi. C’est bien plutôt un nouveau rôle de l’État et une autre fonction de la loi que le néolibéralisme prône : le but est l’adaptation permanentede l’homme aux conditions changeantes d’une économie dont les traits principaux sont la division du travail et la concurrence. À l’antiétatisme des vieux libéraux et à l’étatisme dirigiste des nouveaux collectivistes, le néolibéralisme oppose un « interventionnisme libéral » ou un « libéralisme constructeur ». Ce nouvel interventionnisme resterait fidèle au vieux « concurrentialisme », mais il viserait à mieux l’étayeren rétablissant sans cesse « les conditions de la libre concurrence menacée par des logiques sociales qui tendent à l’enrayer afin de garantir la victoire des plus aptes ». La conviction de Lippmann est en effet que le collectivisme n’est rien d’autre qu’une réaction à la révolution de l’économie capitaliste et marchande planétaire. Aussi, le libéralisme serait-il, pour lui, la seule et unique philosophie qui puisse conduire à adapter la société et les hommes qui la composent « à la mutation industrielle et marchande fondée sur la division du travail et la différenciation des intérêts».

D’après Dardot et Laval, au coeur de la reconstruction du libéralisme formulée par Lippmann se trouve donc le concept d’« adaptation ». Tout son « agenda » du libéralisme aurait pour fil conducteur « la nécessité d’une adaptation permanente des hommes et des institutions à un ordre économique intrinsèquement variable, fondé sur une concurrence généralisée et sans répit ». Si la politique néolibérale, telle que l’invente Lippmann, accorde une place centrale à la lutte contre les privilèges, les monopoles et les rentes, c’est précisément afin de créer et entretenir les conditions qui permettent au système concurrentiel de fonctionner de façon optimale. C’est aussi pourquoi Lippmann confère un rôle déterminant à l’adaptation permanente des modes de vie et des mentalités, au point de changer le sens même de l’éducation. Mieux – ou pire – Lippmann serait le promoteur d’une politique néolibérale qui veut changer l’homme même. Ce serait aussi cette obsession de l’adaptation constante qui sous-tendrait la conception de la loi défendue dans The Good Society. Pour Lippmann, les « droits », loin d’être ancrés dans la nature ou définitivement fixés, sont « le produits d’une évolution, d’une expérience collective des besoins de réglementation nés de la multitude et des modifications et transactions individuelles. »

Pour concrétiser ces exigences concurrentielles, Lippmann serait enfin le promoteur de l’idée d’un « État fort». Mais pas au sens, là non plus, des socialistes et des « collectivistes », qui croient pouvoir maîtriser, à tort, la totalité des relations économiques dans une société pourtant aussi complexe que la société moderne. Aux yeux de Lippmann, la contrainte étatiste qui prétend commander l’économie est une illusion dangereuse. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y ait plus d’autorité dans les sociétés modernes. C’est plutôt le type d’autorité qui change : il s’agira désormais pour l’État de garantir la loi commune qui gouvernera indirectement les intérêts. Nous sommes loin, là encore, du « vieux » libéralisme : mais, en même temps, ce nouvel étatisme du néolibéralisme n’a rien à voir non plus avec le socialisme réformiste. Il reste au fond inséparable d’une politique de la concurrence.

C’est là que l’interprétation de Dardot et Laval reprend de près les mêmes thèmes que ceux abordés par Latour concernant la démocratie et l’opinion publique chez Lippmann, mais sous un angle très différent. La thèse de « l’État fort », soulignent-ils, conduit les néolibéraux à donner une nouvelle conceptualisation de la démocratie et de son concept central de « souveraineté du peuple». Pour le néolibéralisme, seule une élite compétente, éloignée de la partialité et des passions des masses, doit en effet gouverner l’État. À cet égard, Lippmann ferait figure de précurseur des orientations clairement antidémocratiques des néolibéraux les plus extrêmes, comme Hayek : « Lippmann a longuement examiné l’impossibilité de concilier un système de règle du jeu impartial et le principe effectif de la souveraineté du peuple selon laquelle les masses pourraient dicter leurs voeux aux gouvernants. » Tout le propos de Lippmann consiste en effet, selon Dardot et Laval, à affirmer que l’opinion publique est un obstacle et un frein au choix comme à l’exécution des bonnes décisions qui s’imposent aux gouvernements en cas de crise, tout particulièrement lorsque la guerre et la paix sont en jeu, mais aussi sur des enjeux économiques et sociaux. La grande faiblesse des démocraties, pour Lippmann, résiderait dans l’influence excessive du peuple, à travers l’opinion publique et le suffrage universel. Pour sauver les démocraties libérales, il faudrait donc, d’après cette conception néolibérale, rompre avec le dogme qui veut que les gouvernants doivent suivre l’opinion majoritaire. Un exécutif nettement renforcé devrait alors se trouver à l’abri des interférences populaires, qui sont fustigées par Lippmann comme autant de causes fâcheuses d’instabilité. Ce que le peuple doit faire, selon cette vision, c’est uniquement nommer ses dirigeants, et les laisser ensuite agir. Grâce à ce modèle néolibéral hyper-élitiste, l’État ne serait plus soumis aux fluctuations capricieuses des intérêts particuliers et corporatistes : il pourrait procéder à une intervention garantissant la même loi pour tous. Tandis que Latour avait évoqué, non sans raisons, le caractère machiavélien de la théorie de l’opinion publique chez Lippmann, Dardot et Laval évoquent explicitement son caractère platonicien : non pas les philosophes-rois, mais, si l’on ose dire, les experts-rois et les élites-rois. La démocratie libérale, ainsi reconsidérée, impliquerait donc aussi de limiter nettement le poids du parlementarisme par le biais duquel s’expriment les intérêts particuliers. Une thèse que Hayek prolongera, soulignent Dardot et Laval, jusque dans son livre tardif Droit, législation et liberté, qui constitue une critique dévastatrice non seulement de l’idéal de « justice sociale », mais aussi du parlementarisme.

Ainsi, il ne fait pas de doute que le Lippmann de Latour n’est pas du tout le Lippmann de Laval et de Dardot. Au-delà de certaines convergences larges, les deux interprétations ne sont pas compatibles jusqu’au bout. Pour le premier, Lippmann est fondamentalement un penseur du « pluralisme radical », héritier de la philosophie pragmatiste de William James ; pour les seconds, il est un authentique « néolibéral » qui devance à bien des égards Friedrich Hayek. Et leur lecture de la conception de la démocratie selon Lippmann est à l’évidence plus proche de celle de Chomsky que ne l’est celle de Latour, même s’ils y ajoutent une conceptualisation du néolibéralisme qui prolonge Foucault. Essayer de trancher entre ces lectures largement contradictoires nous ferait sortir du cadre de cet article. On peut se demander toutefois si l’interprétation d’ensemble de Latour, dont le grand mérite est de permettre une lecture renouvelée d’un auteur mal connu, ne gagnerait pas à intégrer des textes qui ont d’autres résonances politiques, plus élitistes et conservatrices, notamment The Public Philosophy, publié en 1955. Et l’on peut se demander si l’interprétation proposée dans La Nouvelle Raison du monde ne laisse pas dans l’ombre, davantage encore, certains aspects de la pensée de Lippmann pour mieux la faire rentrer dans le cadre de sa définition du néolibéralisme. Mais ce serait un long débat. Ce n’est pas le moindre mérite de ces deux livres, en tout cas, de rouvrir le dossier sur ce qu’a pu signifier et représenter le « libéralisme » au XXe siècle.

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Serge Audier est maître de conférences à l'université de Paris IV. Il a notamment publié Les Théories de la République, Le Socialisme libéral, La Pensée anti-68 et Le Colloque Walter Lippmann. Aux origines du néolibéralisme.


Serge Audier, « Walter Lippmann et les origines du néolibéralisme », in La Revue Internationale des Livres et des Idées, 06/05/2010,

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