"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Le cauchemar américain : le néoconservatisme,
le néolibéralisme et la dé-démocratisation des Etats-Unis
Wendy Brown

Origine : http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2007-4-page-67.htm

Mon objectif est de penser ensemble le néoconservatisme américain ­ rationalité morale et économique féroce ­, et le néolibéralisme américain ­ rationalité politique de marché. Mon ambition n'est pas de saisir le projet de la droite américaine « tout court », comme si se profilait derrière elle une vision unique ou un tout unifié, mais plutôt d'appréhender la façon dont ces deux rationalités, elles-mêmes composites, convergent sans le vouloir à des moments cruciaux pour continuer un processus de fagocytation de la démocratie libérale qui remonte à des événements historiques de la dernière moitié du 20e siècle [1]. Mon objectif n'est pas non plus de sentimentaliser la démocratie libérale en tant que telle, mais plutôt de comprendre ce qu'implique son déclin en tant que forme politique. Quels sont les effets accidentels de cette convergence entre rationalités néolibérale et néoconservatrice ? Effets qui non seulement détournent la démocratie en sanctionnant des divisions de classe extrêmes et permanentes, une vie politique administrée où tout s'achète, un pouvoir concentré entre les élites du monde des affaires et gouvernantes, ainsi qu'un étatisme impérial, mais aussi qui détruisent la base de la démocratie en cultivant les besoins, les désirs et l'orientation des individus à l'égard du pouvoir et du manque de pouvoir. Quels aspects d'une politique de gauche contre ces rationalités risqueraient d'en répéter les effets ? Mon propos porte donc moins sur la violence évidente qui est faite aux institutions démocratiques ­ et que représentent, par exemple, certains éléments du USA Patriot Act, des clauses « privatives » qui retirent aux cours fédérales l'autorité de juger dans certains cas, les impôts régressifs, certaines pratiques du Homeland Security Department ou encore une certaine corruption dans la machine électorale ­, que sur la façon dont la culture politique démocratique est vidée de sens et la manière dont est produit un citoyen non démocratique. Le citoyen dont je parle, c'est ce citoyen qui ne désire ni liberté ni égalité (même sur un mode libéral), qui n'attend ni vérité ni responsabilité de la gouvernance ou de l'État, ce citoyen qui n'est guère préoccupé par l'extraordinaire concentration du pouvoir politique et économique, par l'abrogation quotidienne de l'autorité de la loi ou encore par des formulations nettement non démocratiques du projet national. Tel est le dépouillement de la vie politique auquel nous avons affaire, condition politique qui semble se maintenir quelle que soit la cote de popularité de George W. Bush, et quel que soit le parti qui remportera les prochaines élections.

Néolibéralisme constructiviste et néoconservatisme moraliste

Commençons par une série de préoccupations formelles à propos des relations entre, d'une part, un néolibéralisme dont le capital mondialisé a besoin, mais qui prend dans chaque contexte une tournure particulière, et d'autre part un néoconservatisme proprement américain ­ qui certes ressemble à d'autres réponses, fondamentalistes et empreintes de religion, faites à la modernité tardive, mais qui n'en est pas moins un produit local et varié. La question que je me pose est de savoir comment le néolibéralisme ­ une rationalité expressément amorale, tant au niveau des fins qu'au niveau des moyens ­ rejoint le néoconservatisme ­ une rationalité quant à elle expressément morale et régulatrice ? Comment un projet qui vide le monde de son sens, qui déprécie et déracine la vie et exploite le désir de façon ouverte, peut-il recouper un projet dont l'objectif est de contrôler les valeurs et les sens, de conserver certains modes de vie, de réprimer et de réguler le désir ? Comment peut-on soutenir dans le même temps une gouvernance inspirée de l'entreprise et associé à un tissu social normatif où domine l'intérêt privé d'une part, et une gouvernance basée sur le modèle de l'autorité de l'Église et liée à un tissu social normatif de sacrifice et de loyauté filiale d'autre part ­ ce même tissu social que le capitalisme sauvage met à mal ? Quels rôles jouent, dans cette alliance, le christianisme évangélique et les ennemis hyper-diabolisés de l'État américain ? Soyons clairs : il ne s'agit pas ici de mettre à jour une logique unique ou cohérente, mais de cerner les effets de deux courants de rationalités disparates dans la production d'un paysage d'intelligibilité et de possibilité politiques aux États-Unis. Pour cela, il nous faudra discerner les divers sites de vulnérabilité, d'exploitabilité et d'orientation que ces deux rationalités s'empruntent réciproquement. Quels effets de pouvoir, de légitimité ou d'autorité d'une de ces rationalités deviennent pour l'autre un terrain fertile ? Commençons par retracer certains éléments du néolibéralisme et du néoconservatisme avant de nous intéresser à leurs collisions, leurs convergences et les autres effets de leur symbiose.

Le néolibéralisme

J'ai expliqué ailleurs que pour saisir les effets politiques et culturels du néolibéralisme, il faut comprendre que celui-ci ne se réduit pas à une série de politiques économiques de marché qui, au Nord, détruisent l'État-providence et privatisent les services publics et, au Sud, font échouer tout effort de souveraineté démocratique et économique ou qui, partout dans le monde, augmentent les disparités de revenus. Le néolibéralisme c'est tout cela certes, mais il comporte également, en tant que rationalité politique, une organisation spécifique et conséquente du social, du sujet et de l'État [2]. Une rationalité politique, ce n'est pas la même chose qu'une idéologie qui serait issue d'une réalité économique et qui la masquerait, pas plus que ce n'est un simple effet de débordement de l'économique sur le politique ou le social. Une rationalité politique, c'est plutôt, au sens qu'a donné Foucault à ce terme, une forme spécifique de raison politique normative qui organise la sphère politique, les pratiques de gouvernance et la citoyenneté [3]. Et bien que la rationalité politique néolibérale soit fondée sur une certaine conception du marché, il convient de souligner sa spécificité en tant que forme de raisonnement politique, et plus encore sa façon d'articuler la nature et le sens même du politique, du social et du sujet, car c'est précisément là où l'on voit sa mainmise sur d'autres rationalités plus démocratiques.

Quels sont donc les traits caractéristiques de cette rationalité politique[4] [4] Michel Foucault, « Politics and Reason », in Lawrence...
suite ? Tout d'abord, et contrairement au libéralisme économique classique, le néolibéralisme ne se confine pas dans une sphère expressément économique, pas plus qu'il ne présente le marché comme étant naturel et auto-régulateur, et ce, même dans la sphère économique. Le préfixe « néo » du néolibéralisme tient en partie à ce que les marchés libres, le libre-échange et la rationalité d'entreprise y sont envisagés comme des choses qui sont accomplies et normatives, promulguées par des lois et par des politiques sociales et économiques, et non comme un simple fait de la nature. Deuxièmement, notons que le néolibéralisme se représente les sphères politique et sociale comme étant dominées ­ ce qui est tout à fait approprié ­ par des préoccupations de marché, et comme étant elles-mêmes soumises à une rationalité de marché. C'est-à-dire que l'État lui-même n'a pas pour tâche de faciliter l'économie, mais plutôt de se construire et de se considérer lui-même en tant que marché, de mettre en place des politiques et de promouvoir ou promulger une culture politique où les citoyens sont envisagés comme des acteurs économiques rationnels dans toutes les sphères de l'existence. On reconnaît ici les nombreux schémas de privatisation et de sous-traitance de l'assistance sociale, de l'éducation, des prisons, des forces policières et armées, mais cette dimension du néolibéralisme comporte également une série de politiques qui représentent et produisent des citoyens devenus entrepreneurs et consommateurs individuels, et dont l'autonomie morale est mesurée par leur capacité à prendre soin d'eux-mêmes ­ leur capacité à pourvoir à leurs propres besoins, à poursuivre leurs propres ambitions (que ce soit en tant que bénéficiaires d'aide sociale, patients, consommateurs de produits pharmaceutiques, étudiants ou encore travailleurs occupés à des emplois temporaires). Troisièmement, la rationalité politique néolibérale produit des critères de gouvernance du même type, c'est-à-dire des critères de productivité et de rentabilité. Cela suppose que le discours de gouvernance devient de plus en plus un discours de marché, mais aussi que dans les démocraties libérales, les hommes d'affaires en arrivent à faire des avocats la classe gouvernante et des normes du monde de l'entreprise les critères de gouvernance en les substituant aux principes juridiques. Les exemples sont nombreux mais aucun, sans doute, n'est plus frappant que la remarque de George W. Bush peu de temps après le renouvellement de son mandat en 2004 : « J'ai gagné du capital politique dans [cette] campagne, dit-il, et maintenant j'ai l'intention de le dépenser [5]. » C'est chose faite. Bush a tellement dépensé son capital politique qu'il a vidé ses coffres, mais ce qui est significatif en ce qui nous concerne, c'est l'énorme différence entre l'exécution d'un mandat public et l'accumulation d'un capital politique individuel. Le passage à une rationalité de marché en matière de gouvernance transparaît aussi dans la manière qu'a le gouvernement américain d'évoquer divers « légalismes », comme s'il s'agissait là de moustiques gênants qui empêchent la mise en uvre d'une politique étrangère ou nationale (légalismes qui peuvent être les Conventions de Genève, ou la question de savoir comment prévenir l'invasion de l'institution maritale par les homosexuels ­ comme l'a dit Bush à ce sujet, « [nos] avocats réfléchissent à la meilleure approche »). Enfin, pour décrire son travail, George W. Bush parle fréquemment d'une prise de « décisions » difficiles ­ formule qui dénote une remarquable re-signification du pouvoir exécutif. Tous ces exemples témoignent d'une approche de la gouvernance relèvant d'une logique des affaires, une approche où les principes démocratiques et la loi ne constituent ni des guides ni de véritables contraintes, mais apparaissent plutôt comme des instruments ou des obstacles, selon un phénomène que Foucault a décrit comme une tacticalisation de la loi [6].

La gouvernance et l'État saturés comme on l'a vu par la rationalité de marché, il n'existe plus dans la gouvernance et dans la culture politique d'engagement pour une démocratie politique. Ainsi, par exemple, à mesure que sont radicalement dépolitisés les rapports de classes et tout autre obstacle à l'esprit d'entreprise, ce que les néolibéraux appellent « le droit égal à l'inégalité » commence à être légitimé, supprimant du même coup l'engagement formel de la démocratie pour l'égalitarisme [7]. Une classe inférieure permanente, une classe criminelle permanente, ainsi qu'une classe d'étrangers ou de non-citoyens sont ainsi produites et acceptées comme le coût inévitable d'une telle société et l'engagement formel pour l'universalisme s'en trouve diminué. Les principes civiques et légaux qui assurent l'autonomie politique des citoyens (par opposition à leur autonomie privée), tels ceux énumérés par le premier amendement de la constitution américaine, n'ont aucune place dans le schéma néolibéral, ce qui signifie que la rationalité politique néolibérale ne contient aucun engagement intrinsèque pour la liberté politique [8]. La citoyenneté, réduite au seul souci de soi (self-care), perd toute orientation en direction de la communauté ; par conséquent, l'activité des citoyens engagés s'en trouve affaiblie et le concept, déjà fragile, du bien commun porté par les valeurs de la démocratie libérale éliminé. À mesure qu'elle est utilisée de manière tactique ou instrumentale, la loi est radicalement désacralisée, ce qui produit les conditions de sa suspension ou de son abrogation quotidienne et prépare ce qu'Agamben, qui s'inspire de Schmitt, appelle la souveraineté comme « état d'exception » permanent [9]. On observe cette évolution non seulement dans des événements tels que la décision ouvertement politique de la Cour suprême d'arrêter le nouveau décompte des votes en Floride lors de l'élection présidentielle de 2000 ­ une décision dont il faut noter qu'elle n'a pas été contestée par la majorité de la population ­, ou l'abrogation des libertés civiles au nom de la sécurité, mais aussi dans l'usage tactique qui est fait des lois sur les droits civils pour mettre fin à des projets égalitaires, tels la discrimination positive ou des systèmes d'imposition progressifs [10]. Entre temps, la liberté de la presse qui sous-tend la démocratie est attaquée d'un côté par ses propriétaires, et de l'autre par des lois invoquées de manière tactique pour éviter aux politiques ­ mais non aux journalistes ­ d'avoir à divulguer leurs sources ou pour leur permettre des fuites de renseignements classés secrets.

L'égalité, l'universalité, l'autonomie politique et la liberté, la citoyenneté, l'autorité de la loi, une presse libre : même si, en pratique, ces principes n'ont été réalisés que de manière inégale à travers les siècles de démocratie constitutionnelle dans le monde euratlantique, ils en sont néanmoins le fondement. Et ce sont ces principes que la rationalité politique néolibérale jette par dessus bord, ou que du moins elle remplace par d'autres principes de gouvernance.

Le néoconservatisme

Il existe depuis quelques années un débat animé sur les origines intellectuelles, l'évolution, les déviations et les formes hybrides du phénomène néoconservateur. Y ont participé chercheurs et activistes, néoconservateurs ou non, dont notamment deux chercheurs français auteurs d'un des meilleurs ouvrages sur la question [11]. Francis Fukuyama a raison, sans doute, de noter une déviation significative par rapport aux principes fondamentaux du néoconservatisme lorsque celui-ci est passé du niveau d'une critique politique et culturelle à celui du pouvoir politique, sous la forme du gouvernement Bush. Mon propre objectif, toutefois, n'est pas de traiter du néoconservatisme en tant que projet intellectuel, mais en tant que forme de raison politique et de pratique de gouvernance qui puisent dans la culture politique en même temps qu'elles contribuent à la produire. C'est donc de cette version expurgée qu'il s'agira ici.

Si Francis Fukuyama réduit le néoconservatisme à quatre principes fondateurs, et Grant Smith décrit quand à lui les néoconservateurs comme étant unifiés autour d'« articles de foi » axés sur le militarisme, le corporatisme et Israël, je pense au contraire que le néoconservatisme en tant que formation politique n'est unifié ni sur le plan idéologique, ni socialement [12]. Il émane d'une convergence d'intérêts entre Chrétiens évangéliques, straussiens juifs, nostalgiques de la Guerre froide officiellement laïques qui ont fait de l'Occident un fétiche, féministes conservateurs et autres moralistes de la famille (tels que Lynne Cheney), impérialistes et libéraux (et socialistes) convertis ­ ces derniers ayant été, selon l'expression célèbre d'Irving Kristol, « agressés par la réalité ». Le néoconservatisme compte parmi ses apôtres des intellectuels et des anti-intellectuels, des Juifs laïques et des Chrétiens évangéliques, des musiciens de chambre devenus soviétologues, des professeurs de théorie politique devenus experts en politique, des Blancs en colère et des Noirs moralisateurs. En bref, les néoconservateurs forment une alliance profane qui n'est religieuse que d'une manière inégale et opportuniste, et quelle que soit l'importance du rôle de la religion pour séduire sa base populaire.

Ce qui unifie les néoconservateurs, selon Anne Norton, c'est qu'ils désirent :
(...) un État fort et un État qui usera de sa force... [Ils] souhaiteraient que cet État s'allie avec ­ et renforce ­ les grandes entreprises. Les néoconservateurs rejettent la vulgarité de la culture de masse. Ils déplorent la décadence des artistes et des intellectuels. Quoiqu'ils ne soient pas toujours eux-mêmes religieux, ils s'allient à la religion et aux croisades religieuses. Ils encouragent les valeurs de la famille et font l'éloge de formes anciennes de vie familiale, où les femmes se dévouent à la garde des enfants, à la cuisine et à l'église, et où les hommes acceptent la charge de la virilité. Ils voient dans la guerre et la préparation à la guerre le rétablissement de la vertu privée et de l'esprit public... Avant tout, écrit Irving Kristol, le néoconservatisme appelle de ses voeux un renouveau du patriotisme, une force militaire musclée et une politique étrangère expansioniste [13].

Si les éléments disparates du néoconservatisme (qu'Irving Kristol décrit comme une « orientation » plutôt qu'un « mouvement ») peuvent parfois semblés liés avant tout par ce qu'ils détestent ­ les Nations Unies, Amnesty International, la Cour Internationale de Justice ; la gauche caviar, les défenseurs de l'État-providence, les débauchés impies et autres brûleurs de drapeaux ; les musulmans, le cosmopolitisme européen, les intellectuels critiques, Jane Fonda, San Francisco et les comités d'éthique ­, le compte-rendu de Norton suggère que ce qui maintient ces morceaux disparates ensemble c'est un projet moral et politique fort guidé par un État et par ses lois. Fukuyama, lui aussi, soutient que le néoconservatisme est caractérisé par une croyance en la « possibilité de lier pouvoir et moralité », et notamment par la croyance que « le pouvoir américain a été et pourrait être utilisé à des fins morales [14 ». C'est ce qui distingue le néoconservatisme du conservatisme antérieur, et lui vaut le préfixe « néo ». À la différence de son prédécesseur, le néoconservatisme adopte non seulement une nette orientation morale, mais il abandonne aussi les engagements conservateurs classiques, que ce soit l'attachement à un libertarisme modeste, à l'isolationnisme, à la frugalité et à l'austérité fiscale, une croyance en la modération et une affinité avec les vertus aristocratiques du raffinement, de la rectitude, de la civilité, de l'éducation et de la discipline [15]. Il est animé par une ambition de pouvoir ouvertement affichée, par une angoisse face au déclin ou à l'effondrement de la morale en Occident, ainsi que par une moralisation concomitante de l'Occident et de ses valeurs. Ainsi, bien que de nombreux néoconservateurs condamnent l'« ingénierie sociale » qu'ils attribuent au socialisme et aux projets égalitaires de la démocratie libérale (telle que la discrimination positive, l'intégration, la réduction de la pauvreté), le néoconservatisme pas plus que le néolibéralisme ne rejette le béhaviourisme dirigé par l'État. Il assigne plutôt à l'État et à ses lois la tâche d'orienter la société voir le monde entier sur le plan moral et religieux, et donne ainsi son approbation au pouvoir et à l'autorité de l'État, contrairement à toute notion proprement libérale [16].

Divergences, conflits et symbioses

Ce que l'on trouve dans le néolibéralisme et le néoconservatisme, donc, c'est une rationalité politique de marché et une rationalité morale-politique, avec d'un côté un modèle de l'État inspiré du monde de l'entreprise et de l'autre un modèle théologique de l'État. Et même si de nombreuses églises américaines et autres institutions religieuses aujourd'hui sont par certains aspects des entreprises (et s'adressent souvent à leur public en des termes inspirés du discours néolibéral), même si bon nombre d'entreprises post-fordistes ont adopté des attributs et des responsabilités de type pastoral (quand elles s'adressent notamment à leurs employés ou à leur « équipe » en des termes inspirés du discours pastoral), il y a là matière à véritable collision. En effet, ces deux rationalités se heurtent sans cesse à ce que d'autres ont décrit comme l'impossibilité du parti républicain d'être à la fois le parti des Valeurs morales et le parti des Grandes entreprises. On peut citer par exemple les spectacles et les publicités diffusés pendant la mi-temps du Superbowl, où l'enthousiasme de Janet Jackson pour son nouvel album, l'objectif de l'entreprise pharmaceutique Pfizer de vendre du Viagra à une société obsédée de jeunesse et de sexe, et la volonté du réseau NBC d'augmenter son audimat pour la série « Desperate Housewives » (...) provoquent chez les néoconservateurs une frénésie régulatrice. Entre autres exemples plus significatifs, on peut citer une série de scandales éthiques et politiques, qu'il s'agisse de Newt Gingrich ou de Tom DeLay, de Bill Frist ou de Lewis Libby, de Duke Cunningham ou de Jack Abramoff, ainsi que divers scandales dans le monde des affaires, d'Enron à Woldcom, de Halliburton à Harken.

Mais par-delà les scandales, il y a les effets de l'économie, de la gouvernance et de la rationalité politique néolibérales sur la vie de tous les jours, effets contre lesquels buttent les engagements néoconservateurs : on pense notamment à la destruction des petites entreprises et du commerce local, à la suppression d'emplois ou de minimums salariaux assurés par les syndicats, aux avantages et aux protections sur le lieu de travail, au démantèlement de l'infrastructure au niveau fédéral et au niveau de l'État (éducation, transports publics, services d'urgence) qui permet aux familles et au villes de se maintenir. En bref, la dimension du néolibéralisme qui veut que les riches s'enrichissent s'oppose à un néoconservatisme qui a besoin d'une base populiste de travailleurs et de classes moyennes inférieures, et elle va aussi à l'encontre de la promotion par les néoconservateurs d'une structure familiale et d'une masculinité traditionnelles. Qui plus est, la rationalité néolibérale pense en termes de fins, de moyens ainsi que de besoins à satisfaire (elle produit des États, des citoyens et des sujets à cette image) et à ce titre entre en conflit direct avec le projet néoconservateur de produire un sujet moral et un ordre moral capables de freiner les effets du marché dans la culture, et cherche à réprimer et à sublimer son désir, non à l'assouvir.

Plus important peut-être : tandis que le néolibéralisme imagine un avenir où les frontières culturelles et nationales seront en grande partie effacées et où toutes les relations, tous les liens et projets seront soumis à une logique monétaire, le néoconservatisme, lui, s'évertue à retracer et à contrôler les frontières culturelles et nationales, le sacré et le singulier, à travers un discours patriotique, empreint de religiosité et pro-occidental. Le néolibéralisme imagine un ordre mondial à venir guidé par une rationalité de marché devenue universelle, où la différence culturelle est tout au plus une marchandise, où les frontières de l'État-nation ne font que marquer des différences culturelles et des arrangements légaux provinciaux, tandis que le néoconservatisme américain regarde en arrière vers un ordre national et nationaliste guidé par des engagements moraux et politiques qui sont eux-mêmes infléchis par l'ambition contingente de l'empire.

Mais il faut ici se rappeler que le néoconservatisme est en partie né en réponse à l'érosion du sens et de la morale sous l'effet du capitalisme ; les fondateurs du mouvement néoconservateur, bien qu'opposés au communisme en tant que forme politique et sociale, n'étaient que rarement d'ardents libre-échangistes. Bien au contraire, Irving Kristol, le premier néoconservateur et icône du mouvement, ne s'enthousiasmait qu'à moitié en 1978 pour le capitalisme ; certes il se réjouissait de la liberté et de la richesse procurées à une grande partie de la population, mais il déplorait que « les sociétés de consommation sont vides de sens moral, voire franchement nihilistes ». Si bien que le souci néoconservateur de préserver ou de rétablir le tissu moral qu'endommage la domination par l'entreprise est en fait une pierre angulaire, du moins du point de vue de ses intellectuels. Aussi enthousiastes soient-ils de voir les entreprises s'enrichir et aussi proches soient-ils d'un point de vue social ou politique, aucun néoconservateur n'est un pur néolibéral, même si bon nombre d'entre eux approuvent le néolibéralisme au point de se créer des difficultés et d'avoir pour langage un curieux mélange de rectitude morale et de calcul économique. Cela dit, la « responsabilité de l'entreprise » est devenue le slogan tant des néoconservateurs que des libéraux de gauche, même si bien sûr chacun conçoit cette responsabilité à sa façon.

La rationalité politique néolibérale ne vise d'ailleurs pas à éliminer toute norme morale et économique de l'État et de la société : elle souhaite promulguer et réaliser ces normes par le biais de mécanismes de marché, par des encouragements plutôt que par des directives. En témoignent les programmes de workfare pour les indigents (où quiconque reçoit de l'aide de l'État doit travailler en échange), les allocations dont bénéficient les personnes mariées, ou encore la loi des three strikes (« trois coups ») contre les récidivistes qui traite un troisième délit comme s'il s'agissait d'un crime passable d'une peine de prison conséquente. Qui plus est, à l'instar du néolibéralisme, le néoconservatisme n'est pas opposé au gouvernement en tant que tel, bien qu'il dérive sa légimité d'un conservatisme plus ancien qui contestait les impôts et l'État-providence. Les néoconservateurs sont opposés à la redistribution des richesses mais pas à ce que le gouvernement soit onéreux en tant que tel, de même qu'ils sont, de façon sélective, favorables à un gouvernement intrusif en ce qui concerne la censure et la régulation (pour les sous-races, les sous-classes, les intellectuels critiques, les questions de sécurité et de morale).
Comme le dit Irving Kristol :

Les néoconservateurs ne sont pas (...) préoccupés ou angoissés par la croissance de l'État au siècle dernier, croissance qu'ils estiment d'ailleurs être naturelle, même inévitable (...) Les gens de tout temps ont préféré un gouvernement fort à un gouvernement faible, bien qu'ils n'aient aucun goût pour quoi que ce soit qui ressemble à un gouvernement par trop intrusif (...) Les néoconservateurs et les traditionnalistes religieux (...) sont unis sur les questions de la qualité de l'éducation, des relations entre l'Église et l'État, la régulation de la pornographie et autres choses de ce genre, dont ils estiment qu'elles méritent toutes l'attention du gouvernement. Et puis, bien sûr, il y a la politique étrangère [17]...

Là encore, au même titre que les néolibéraux s'écartent des principes du laissez-faire lorsqu'ils mobilisent la loi et l'action politique pour soutenir le marché et atteindre des objectifs sociaux, les néoconservateurs sont également d'une certaine façon des étatistes : ils souhaitent que l'État régule la vie morale tout en guidant l'économie, et, bien sûr, qu'il soutienne une force militaire musclée. Tel qu'il est imaginé par les straussiens, le gouvernement est un pilote, au sens platonicien du terme : il guide sans s'en excuser le navire moral, politique et économique et, comme nous le verrons, il dépend pour cela en partie d'une population citoyenne formée par la religion. Et si, autant que possible, la gouvernance néoconservatrice mène cette politique à l'aide de technologies politiques néolibérales qui parviennent à transformer même les bénéficiaires d'aide sociale et les immigrés illégaux en bons acteurs économiques et en bons consommateurs, elle n'hésite pas non plus, le cas échéant, à prendre des décisions et à appliquer des normes à travers plusieurs champs, qui vont du mariage à la guerre.

Que viennent donc remplacer ces notions et ces pratiques de gouvernance néoconservatrice qui reposent sur la production néolibérale du politique et du citoyen ? Tout d'abord, elles supplantent les modes de légitimité de l'État libéral et démocratique, modes de légitimité que l'on tenait pour acquis pendant la deuxième moitié du 20e siècle, tels que la sacralisation de l'État « démocratique » comme État universel, procédural et juridique, religieusement et culturellement séculier ou laïc, pacifique et axé sur une politique militaire de défense. Ces modes de légitimité sont remplacés par une figure de l'État ouvertement partial, tacticien et politique ; ouvertement impliqué dans la culture et le marché ; ouvertement voué à la promotion d'une religion civique (qui allierait forme familiale, pratiques de consommation, passivité politique et patriotisme) ; et enfin, ouvertement et agressivement impérialiste dans son orientation. Chacune de ces reformulations est en elle-même significative, mais toutes prises ensemble, elles renforcent l'étatisme nouvellement légitimé en matière de politique internationale et intérieure.

Par ailleurs, bien que le néoconservatisme, comme le néolibéralisme, s'habille aux couleurs de la « liberté » et de la « démocratie », son projet politique déplace les principes-clés et les présupposés longtemps associés à la démocratie constitutionnelle. L'égalité ne figure nulle part dans l'univers des valeurs néoconservatrices ou néolibérales ; au contraire, l'égalitarisme est présenté comme un « appel perfide et démagogique » auquel une « population de propriétaires et de payeurs d'impôts deviendra de moins en moins vulnérable » [18]. Non seulement le néoconservatisme voit la redistribution comme un tort fait aux classes moyennes, mais la rationalité politique du néolibéralisme souhaite explicitement que ce soient les capacités d'entrepreneur qui distinguent les gagnants des perdants, et la rationalité politique du néoconservatisme veut que l'on préserve ce que l'on a et que l'on protège les siens, qu'il s'agisse d'une famille individuelle ou de la famille nationale. Qui plus est, les néoconservateurs pensent que la richesse de l'Amérique fait partie de sa grandeur (et par là de ce qui la rend désirable aux yeux de certains étrangers, et détestable aux yeux de certains autres), et mérite donc l'affection du patriote. Il s'ensuit que tout ressentiment à l'égard des riches paraît anti-patriotique selon une logique qui neutralise également la colère d'une classe travailleuse face au déclin de son niveau de vie puisqu'elle serait satisfaite, selon la formule de Thomas Frank, d'être sous-payée et trop nourrie (« underpaid and overweight »), aussi longtemps que le parti des riches la courtise en l'instituant l'« Amérique véritable [19]».

En plus de l'égalitarisme, ce sont les libertés civiles, les élections libres et l'autorité de la loi qui perdent leur statut au croisement du néolibéralisme et du néoconservatisme puisqu'elles deviennent des instruments ou des symboles plutôt que des trésors à chérir, et qu'elles sont entièrement désacralisées tout en étant brandies rhétoriquement comme des notions phares de la démocratie. Le néolibéralisme n'a pas besoin de ces principes supplantés par les valeurs morales et le pouvoir de l'État ­ auxquels le néoconservatisme accorde la priorité.

Ce que tout cela suggère, c'est que le moralisme, l'étatisme et l'autoritarisme du néoconservatisme sont rendus possibles par la rationalité néolibérale, même si le néoconservatisme cherche à limiter et à compléter les effets du néolibéralisme, et bien que les deux rationalités ne soient pas concordantes. Le néolibéralisme ne produit pas simplement une série de problèmes auxquels le néoconservatisme est attentif, pas plus qu'il ne fonctionne (comme ses critiques le prétendent souvent) comme simple versant économique du néoconservatisme. La rationalité politique néolibérale a plutôt préparé le terrain, sans le vouloir, à des pratiques politiques profondément anti-démocratiques qui prennent racine dans la culture et dans le sujet. C'est ce qui permet au néoconservatisme de devenir autre chose qu'une simple idéologie ou qu'un programme politique que l'on pourrait contester et dont le succès dépendrait d'indicateurs économiques, de politique d'immigration ou de victoires dans des guerres impériales. Le néoconservatisme, dont les graines auraient été semées dans un terrain préparé par le néolibéralisme, donne naissance à une forme politique nouvelle, une modalité spécifique de gouvernance et de citoyenneté dont l'incompatibilité avec les pratiques et institutions démocratiques formelles ne provoque pas de crise de légitimité car le néolibéralisme dévalue ces pratiques et ces institutions que le néoconservatisme consacre ensuite.

Le modèle de l'autorité de l'Église chez les néo-conservateurs et la réémergence du fondamentalisme chrétien aux États-UnisMais si les aspects dépolitisants du néolibéralisme ­ sa dévaluation de l'autonomie politique, sa dépolitisation des problèmes sociaux, sa capacité à s'accommoder de niveaux élevés de gouvernance dans la vie de tous les jours, et l'étatisme légitime ­ préparent le terrain des ressorts autoritaires de la gouvernance néoconservatrice, alors la mobilisation politique du discours religieux en est l'engrais. Cette mobilisation façonne un citoyen soumis et obéissant, et organise un patriotisme national post-11 septembre meurtri et sur la défensive [20]. Ce que l'on identifie souvent aujourd'hui, dans la modernité tardive, comme l'éruption du théologique dans le politique pourrait être l'objet d'un autre essai, mais nous avons déjà aperçu un de ses aspects dans le côté ouvertement moral de l'étatisme néoconservateur. C'est une qualité sur laquelle insiste Carl Schmitt dans un ouvrage peu lu, Les trois types de pensée juridique, qui s'inspire du juriste français Maurice Hariou [21]. Selon lui, l'État procure non seulement l'ordre et l'unité mais aussi l'« idée maîtresse » d'une communauté humaine. En effet, c'est cette idée maîtresse, et non pas seulement le pouvoir à l'état brut, qui selon Schmitt produit l'ordre et l'unité de l'État-Nation. Le pouvoir exécutif représente l'État dans la mesure où il représente par cette idée l'unité de l'État, et c'est cette unité, à son tour, qui fonde l'autorité de l'État. Une telle conception de l'État et du pouvoir exécutif, au plus loin de la conception libérale classique (mais aussi trop catholique pour être proprement hobbesienne, et affirmant une notion trop contingente de « l'idée maîtresse » pour être vraiment hégelienne), semblerait au moins aussi utile pour comprendre le modèle néoconservateur de la politique que ne le sont les notions plus fréquemment citées de Carl Schmitt, comme le décisionnisme et la distinction entre l'ami et l'ennemi [22]. La gouvernance néoconservatrice pense l'autorité de l'État sur le modèle de l'autorité de l'Église, d'une relation pastorale de l'État à son troupeau, et souhaite un pouvoir unifié plutôt qu'un pouvoir équilibré ou limité. Ce modèle acquiert une certaine force dans la modernité tardive et dans une culture politique caractérisée par le désendiguement de la religion ­ conséquence du déclin de l'État-nation dont la souveraineté visait à l'origine, en partie du moins, à endiguer et à contrer les pouvoirs économique et religieux. Et à mesure que décline la souveraineté de l'État, ces forces remontent dans la vie publique et politique [23]. Autrement dit, après plusieurs siècles d'une séparation formelle (quoiqu'incomplète) des discours religieux et politique ­ une séparation qui était rendue possible par la souveraineté de l'État, par la privatisation de la religion (par des doctrines de laïcité et de tolérance), et assurée également par l'hégémonie facile du christianisme en Occident ­ ces stratégies d'endiguement sont maintenant défaillantes. Il résulte de cela une déprivatisation de la religion en général et, aux États-Unis, une infiltration du christianisme dans les discours et les débats politiques. C'est là un petit coup de pouce pour les forces de dé-démocratisation dont nous parlons, et d'autant plus au regard du caractère anti-démocratique du fondamentalisme chrétien aux États-Unis aujourd'hui.

Il ne nous est pas possible de considérer ici tous les aspects du christianisme évangélique qui pèsent sur ce problème, aussi n'en mentionnerai-je que trois parmi les plus significatifs. Tout d'abord, la plupart des vérités religieuses, mais en particulier celles qui dérivent du Nouveau Testament, tirent une grande part de leur force de leur caractère performatif. Quand « Dieu dit : “Que la lumière soit” et la lumière fut », voilà sans nul doute un des exemples les plus anciens et les plus frappants du pouvoir des mots, la reconnaissance originelle que dire, ce peut être faire, qu'un propos peut faire naître sa propre vérité et, ainsi, créer la réalité. Il semblerait de nos jours que ce genre de vérités vient combler un vide dans un monde désenchanté ­ un monde démuni de vérités significatives et de pratiques de vérité, un monde où la vérité n'est d'ailleurs pas valorisée. Et si les origines de ce phénomène sont antérieures au néolibéralisme, celui-ci l'accélère sans aucun doute. Dire le vrai, le juste et le bon, et ce sans qu'il soit nécessaire de faire référence aux faits, est devenu une modalité de la vérité politique bien connue des néoconservateurs ­ modalité qui caractérise les discours de Bush sur la guerre en Irak, dont il dit qu'elle se déroule au mieux ou qu'elle fait des progrès, alors que tout montre le contraire. Cette modalité est également caractéristique des descriptions que donnent les néoconservateurs du mariage qui a selon eux gardé les mêmes attributs depuis toujours, ou de leur manière de présenter certains impôts comme bénéficiant aux classes travailleuses ou aux classes moyennes alors qu'ils sont nettement avantageux pour les plus riches. Le pouvoir rhétorique de la déclaration plutôt que d'une vérité raisonnée ou argumentée est également renforcé par une défense de la vérité et de la certitude morale contre ce que le néoconservatisme estime être un relativisme épistémologique et moral. J'entends par là que les vérités déclaratives ont plus de force qu'elles n'en auraient si la vérité morale-politique, l'uniformité et la certitude morale n'étaient pas pour le néoconservatisme un fétiche. Par ailleurs, cette modalité de vérité dont je suggère qu'elle a une forte résonnance chrétienne, va de pair avec une autre modalité de vérité néoconservatrice en vogue, celle de la vérité qui « vient des tripes » et qui correspond à la notion chrétienne de révélation [24]. Ici, la vérité dérive d'une conviction personnelle que nul fait ou argument ne saurait contrer. Bien que dans la première modalité la vérité soit issue de la souveraineté théologique et qu'elle vienne d'un endroit plus proche de l'âme dans la seconde modalité, les deux formes ont en commun non seulement la voix de Dieu mais une indifférence et une imperméabilité à tout ce qui relève du questionnement, de la délibération ou des faits. Quand une telle indifférence voir une telle hostilité devient une norme politique, alors la contestation intellectuelle et la responsabilité politique s'en trouvent dévaluées au point d'être qualifiées de déloyales ou de traîtres.

Les vérités déclaratives et révélatrices ne sont qu'un des points de convergence entre le christianisme évangélique et l'ordre politique néoconservateur. Le christianisme évangélique fait une vertu de la soumission à cette vérité et à l'autorité qui la déclare ou la brandit. Il est anti-démocratique et anti-intellectuel dans la mesure où il dévalorise non seulement les faits mais aussi l'autonomie délibérative et la délibération même. À cette relation vérité-autorité-soumission s'ajoute une valorisation de la fidélité qui lie le sujet à Dieu et à la communauté religieuse : la base de l'appartenance religieuse tient en cette combinaison de croyance, de soumission et de fidélité. Là encore, la combinaison de la soumission et de la fidélité à l'égard de la vérité déclarée par l'État a exactement la même structure que cette curieuse forme de patriotisme promulguée par les néoconservateurs.

Ajoutons maintenant l'inégalité. Qu'importe l'égalitarisme de certaines traditions chrétiennes, dans le christianisme évangélique américain d'aujourd'hui, la relation entre Dieu et ses sujets et la hiérarchie de l'Église suffisent à légitimer l'inégalité qui est perçue comme quelque chose de naturel, de bon et de permanent. Même si nous sommes tous égaux devant Dieu, il y a, dans le christianisme évangélique, non seulement de l'autorité mais aussi une hiérarchie légitime. Et quand une telle sensibilité s'infiltre dans ce qu'il reste de culture publique, quand le modèle pastoral devient le modèle politique, l'inégalité ­ et pas seulement la soumission à l'autorité mais la stratification et la subordination légitimes ­ devient une norme politique et non plus un problème politique.

Cette combinaison d'une soumission à la vérité déclarée, de l'inégalité légitime et de la fidélité, qui passe d'une rationalité politique à une rationalité religieuse à mesure que la souveraineté de l'État-Nation diminue, transforme les conditions de la légitimité du pouvoir politique. Elle produit des sujets dont la soumission et la loyauté sont constitutives de la configuration du pouvoir de l'État tel que l'esquisse Schmitt dans ses travaux sur la pensée juridique. Ces éléments religieux fournissent précisément les ingrédients nécessaires pour l'exercice continu d'un pouvoir exécutif fort, ingrédients qu'on ne saurait extraire des principes démocratiques laïques. Quand la culture religieuse chrétienne imprègne la culture politique et quand le pouvoir exécutif se fixe des objectifs religieux ­ comme la mission de « conserver » le mariage en tant qu'institution hétérosexuelle, de préserver la vie de ceux qui ne sont pas encore nés (unborn life) ou de « libérer » ceux qui ne sont pas libres (to free the unfree world), le pouvoir exécutif obtient une prérogative et une légitimité qui ne sont pas d'ordinaire accessibles aux États démocratiques libéraux. En effet, dans la modernité tardive, un État qui a une orientation théologique et qui repose sur une culture publique émanant de la religion peut puiser son pouvoir et sa légitimité dans des sources rendues auparavant hors d'accès par la distinction claire entre l'Église et l'État, et entre le religieux et le politique.

Je citerai comme exemple de la dé-démocratisation opérée par cette modalité religieuse de l'autorité une petite icône du patriotisme américain contemporain. On voit un peu partout, aux États-Unis, sur les pare-chocs de grosses 4 × 4 ou des voitures monospaces, des autocollants au petit ruban jaune qui donnent l'ordre de « soutenir nos soldats » (support our troops). Ce mode d'adresse curieusement anonyme et la forme d'autorité qu'ils invoquent font de ces autocollants ­ contrairement à la plupart de ceux qui affichent une position politique ou posent une question ­ un commandement ou un ordre ; ils contiennent également une remontrance implicite, comme s'ils doutaient que celui qui lit l'autocollant soutienne vraiment les soldats, en tout cas blâmant quiconque ne les soutiendrait pas. Dans la mesure où l'ordre lui-même est vide de contenu et est encadré d'un symbole pieux de commémoration, ces autocollants impliquent aussi une certaine rectitude morale : il est difficile de savoir en quoi consiste ce soutien, si ce n'est ne pas être contre nos soldats, ou peut-être contre la guerre que font ces soldats, ou encore contre le président qui les a envoyés au combat. Et comment comprendre qu'un tel ordre, une telle semonce, soient affichés en un endroit aussi prosaïque que l'arrière de grands véhicules qui transportent leurs passagers aux diverses stations de la vie quotidienne : au travail, à l'école, à l'entraînement de foot, au centre commercial ?

Et pourtant, ce manque de contenu, la remontrance qui l'accompagne ainsi que le cadre sentimental et prosaïque sont emblématiques du vide que constitue une soumission absolue et non délibérative à l'autorité. Le manque de contenu, c'est le contenu même : la vacuité exprime le manque d'action ou de participation qu'est la citoyenneté aujourd'hui, la substitution de la vie de famille et de consommation à toute participation démocratique. Et l'invitation à ne pas délibérer sur la façon d'envisager la guerre ou les troupes armées correspond elle aussi à un refus catégorique, patriotique même, de penser par soi-même ou de vouloir que d'autres pensent par eux-mêmes ou même pensent différemment. Enfin, l'ordre « vous aussi, soumettez-vous » est profondément religieux et anti-démocratique, signe peut-être que l'état théologique schmittien s'annonce bel et bien.

Si c'est à cela que font face les Américains aujourd'hui, ce n'est pas seulement parce que l'actuel président lie les objectifs de l'État aux volontés de Dieu, mais parce que le pouvoir de l'État peut compter sur un corps de citoyens pacifié et châtré, où une combinaison de discours religieux et néolibéraux a remplacé les discours démocratiques libéraux. Le pouvoir exécutif peut exploiter et puiser dans une structure d'autorité religieuse, il peut user de l'antipathie religieuse pour la démocratie, et ce ­ entre autres choses ­ pour lancer un projet impérial qui, usant d'un discours civilisationnel, identifie l'État à l'Occident et au christianisme, contre des prétendus barbares fondamentalistes sans État. Ainsi, le populisme du christianisme évangélique peut être mobilisé au bénéfice de l'autorité et du pouvoir de l'État, ce qui le transforme en populisme politique de droite. Cela dit, rien de tout cela ne serait possible sans des institutions démocratiques libérales et une culture démocratique déjà affaiblies par la rationalité néolibérale. L'autoritarisme du néoconservatisme prend ici racine... et ce, fort probablement, dans une plus grande mesure que ne le souhaiteraient les néoconservateurs eux-mêmes. Je ne pense pas que les néoconservateurs soient des fascistes, pas plus que je ne pense que le langage du fascisme nous aide à comprendre notre situation présente [25]. Mais les néoconservateurs sont favorables au pouvoir et à l'étatisme, et quand ces énergies sont associées au moralisme et à l'éthique de marché, quand un public est formé par la combinaison de ces forces et de ces rationalités, il en résulte une culture politique violemment anti-démocratique. C'est une culture qui n'est pas encline à limiter l'étatisme ni le pouvoir des entreprises et qui en vient littéralement à éprouver du ressentiment envers (et même à attaquer) les principes classiques et les conditions nécessaires de la démocratie constitutionnelle.

Cette attaque arrive à un moment où le constitutionnalisme démocratique libéral est déjà menacé de désuétude par les forces du marché à l'échelle mondiale et par la rationalité politique néolibérale. Ainsi, pendant qu'on en attaque les principes d'un côté, on en sape les institutions de l'autre, si bien que la gauche, sans une propre vision indépendante, se retrouve dans la curieuse position de simple défenseuse de la démocratie libérale. En l'absence d'un projet de gauche, une absence qui inévitablement a des conséquences, le projet moral néoconservateur et le mépris des droits civils semblent pousser les libéraux et la gauche soit à adopter un moralisme qui fasse compétition, soit à refouler toute intervention de la morale dans le domaine public ou social par un libertarisme civique et un laïcisme vide, qui est bien sûr une autre forme de moralisme. De la même manière, le démantèlement néolibéral des services publics pousse les libéraux et les gens de gauche à une défense anachronique de l'État-providence. Certes compréhensible, ces réponses ne prennent pas la mesure des configurations contemporaines du pouvoir et passent donc à côté de la question la plus fondamentale, peut-être, pour les démocrates radicaux et les égalitaristes sociaux aujourd'hui, qui n'est pas celle des droits, du sécularisme, ou de l'État-providence, mais celle de savoir si le rêve démocratique ­ un gouvernement du peuple par le peuple ­ est terminé. Existe-t-il un moyen d'utiliser ces modalités contemporaines de pouvoir en faveur, non plus d'une dé-démocratisation, mais d'une démocratie radicale ? Sommes-nous vraiment des démocrates ­ croyons-nous toujours au pouvoir, le voulons-nous ? Et si non, que signifie cette perte pour le projet moral-politique de la gauche ? Et si nous y croyons, qu'est-ce qui permettrait à un projet démocratique renouvelé de rivaliser avec les pouvoirs et les leurres de l'anti-démocratie contemporaine ?

Traduit de l'anglais par Ivan Ascher

Notes

[1] La version originale de cet article a été publiée en 2006 dans la revue Political Theory : « American Nightmare. Neoliberalism, Neoconservatism, and De-Democratization », Political Theory, vol. 34, no 6, avril 2006, p. 690-714.

[2] Dans un ouvrage utile, A Brief History of Neoliberalism (Oxford/New York, Oxford University Press, 2005), David Harvey explore également la relation politique et analytique entre néolibéralisme et néoconservatisme. Mais il considère qu'ils ont la même source (la classe capitaliste) et la même fonction, qui est de rétablir et de consolider le pouvoir politique et économique des classes supérieures après la dilution et les crises dont elles ont été victimes lors du dernier quart de siècle. Et même si le néolibéralisme et le néoconservatisme diffèrent sur des sujets comme l'individualisme, Harvey identifie l'autoritarisme d'état et le militarisme du néoconservatisme au projet de sauver le néolibéralisme de sa relation contradictoire à l'État et à la liberté (cf. p. 78-86). Le texte de Harvey est très utile pour démolir l'idée que le néolibéralisme est anti-État, et aussi pour souligner le lien entre le néolibéralisme et le discours impérial de liberté que l'on trouve dans la politique étrangère des États-Unis après la guerre froide (cf. chap. 3 et 4). Son ouvrage est moins utile pour ce qui est de comprendre les distinctions entre les rationalités néoconservatrice et néolibérale, les différentes sources qui les promulgent, et les frictions entre les deux.

[3] « Neoliberalism and the End of Liberal Democracy », Theory and Event, vol. 7, automne 2003 (« Néo-libéralisme et fin de la démocratie », trad. de l'angl. par Philippe Mangeot et Isabelle Saint-Saëns, Vacarme, no 29, automne 2004).

[4] Michel Foucault, « Politics and Reason », in Lawrence D. Kritzman (dir.), Michel Foucault : Politics, Philosophy, Culture. Interviews and Other Writings, 1977-84, New York, Routledge, 1988.

[5] Cette discussion est un résumé d'une description plus longue de la rationalité néolibérale et de la démocratie dans l'article déjà cité, « Néo-libéralisme et fin de la démocratie ».

[6] La phrase de Bush, en son entier : « Let me put it to you this way : I earned capital in the campaign, political capital, and now I intend to spend it. It is my style. » 4 november, 2004, White House Press Conference, http :// w www.whitehouse. gov/ news/ releases/ 2004/ 11/ 20041104-5. html.

[7] Michel Foucault, « Governmentality », in Graham Burchell et al., The Foucault Effect, Studies in Governmentality, Chicago, University of Chicago Press, 1991, p. 95. Publié depuis dans Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, leçon du 1er février 1978, Paris, Gallimard/Seuil, 2004.

[8] Cf. Jürgen Habermas, « Learning from Catastrophe ? », Postnational Constellations, édité et traduit de l'all. par Max Spensky, Cambridge, The MIT Press, 2001, p. 51-52 (Après l'État-Nation, une nouvelle constellation politique, trad. de l'all. par Rainer Rochlitz, Paris, Fayard, 2000).

[9] « Of course, the democratic process protects equal private liberties, but for neoliberalism it does not add political autonomy as a further dimension of freedom » : ibid., p. 94.

[10] Giorgio Agamben, State of Exception, trad. de l'ital. par Kevin Attell, Chicago, University of Chicago Press, 2005 (État d'exception, trad. de l'ital. par Joël Gayraud, Paris, Seuil, 2003).

[11] En même temps que les néoconservateurs parlent de « constructionnisme strict » en matière de jurisprudence constitutionnelle, le constructionnisme lui-même devient une sorte de couverture contingente pour un usage tactique de la loi, une ironie nulle part plus visible que dans la campagne néoconservatrice pour éliminer le « flibustier » pour la nomination des juges aux États-Unis.

[12] Alain Frachon et Daniel Vernet, L'Amérique messianique, Paris, Seuil, 2004. Pour d'autres versions, voir, inter alia, Irwin Stelzer (dir.), The Neocon Reader, New York, Gove Press, 2005 ; Norman Podhoretz, « Neoconvervatism : A Eulogy », in Norman Podhoretz, The Norman Podhoretz Reader, New York, Free Press, 1995 ; James Mann, The Rise of the Vulcans : The History of Bush's War Cabinet, New York, Viking, 2004 ; Stefan Halper et Jonathan Clark, America Alone : The Neo-Conservatives and the Global Order, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; Anne Norton, Leo Strauss and the Politics of American Empire, New Haven, Yale University Press, 2004 ; Shadia B. Drury, The Political Ideas of Leo Strauss,New York, St. Martin's Press, 1988 ; Joseph Dorman, Arguing the World : New York Intellectuals in Their Own Words, Chicago, University of Chicago Press, 2001 ; Gary Dorrien, Imperial Designs : Neoconservatism and the New Pax Americana, New York, Taylor and Francis, 2004 ; Mark Lilla, « The Closing of the Straussian Mind », New York Review of Books, 4 novembre 2004.

[13] Bien qu'il insiste sur les quatre principes fondamentaux du néoconservatisme, Francis Fukuyama dit aussi : « Les ennemis du néoconservatisme aujourd'hui surestiment l'uniformité des opinions qui ont existé parmi les néoconservateurs depuis les années 1980. Leur manque d'uniformité est devenu particulièrement prévalent après la chute inattendue du communisme en 1989-91, quand l'unité en matière de politique étrangère a disparu et les néoconservateurs ont commencé à débattre des intérêts nationaux américains dans l'après-guerre froide. » Francis Fukayama, America at the Crossroads : Democracy, Power and the Neoconservative Legacy, New Haven, Yale University Press, 2006), p. 39 ; Grant Smith, Deadly Dogma : How Neoconservatives Broke the Law to Deceive America, Institute for Research, Middle Eastern Policy, 2006.

[14] Irving Kristol, « The Neoconservative Persuasion », Weekly Standard, 25 août 2003, http :// / w www.weeklystandard. com/ Utilities/ printer_preview. asp ? idArticle=3000&R=EC72321FB

[15] F. Fukuyama, America at the Crossroads..., op. cit., p. 63, 48.

[16] A. Norton, Leo Strauss and the Politics of American Empire, op. cit., p. 168-178.

[17] Selon Fukayama, ce que je décris comme étant le néoconservatisme est déjà la version corrompue du néoconservatisme, résultat du programme « Kristol-Kagan », une position « expansive, interventioniste, qui promeut la démocratie » et pousse trop loin l'idée d'un activisme en matière de politique étrangère en particulier la notion de « changement de régime ». Cf. F. Fukuyama, America at the Crossroads..., op. cit., p. 40-44.

[18] I. Kristol, « The Neoconservative Persuasion », art. cité.

[19] Ibid.

[20] Thomas Frank, What's the Matter with Kansas, New York, Henry Holt and Co, 2005.

[21] Cf. la thèse de doctorat que prépare Elisabeth Anker.

[22] Carl Schmitt, On the Three Types of Juristic Thought, édité par G. Schwaab, trad. de l'all. par Joseph W. Bendersky, Westport, Greenwood, 2004. Cf. David Bates, « Political Theology and the Nazi State : Carl Schmitt's Concept of the Institution » à paraître dans Modern Intellectual History, qui a porté mon attention sur cet aspect de la théorie de l'État de Schmitt.

[23] Irving Kristol écrit que « les hommes d'État devraient, par-dessus tout, avoir la capacité de distinguer les amis des ennemis », et Bush défend son approche en matière de politique étrangère en argumentant en faveur d'un caractère décisif et de la force, et contre toute délibération publique. Cf. I. Kristol, « The Neoconservative Persuasion », art. cité.

[24] Pour une version plus élaborée de cet argument, voir « The Return of the Repressed : Sovereignty, Capital, Theology », in David Campbell et Morton Schoolman (dir.), The New Pluralism : William Connolly and the Contemporary Global Condition, à paraître en 2007.

[25] Cf. Ron Suskind, « Faith, Certainty, and the Presidency of George W. Bush », New York Times Magazine, 17 octobre 2004, hh http://www. nytimes. com/ 2004/ 10/ 17/ magazine/ 17Bush. html? ex=1, pour une discussion étendue de la façon dont G. W. Bush évite les faits, même ceux que lui fournissent ses plus proches conseillers, et leur préfère une vérité des « tripes » ou « instinctive » ainsi que des décisions fondées sur des politiques qui vont à l'encontre des faits mais que Bush a choisies suite à ses prières. Mais cette indifférence aux faits ne serait pas viable si elle n'était pas partagée par une bonne partie de l'électorat. Cf. « Utah voters... », New York Times, 4 juin 2006.

[26] Un certain nombre de personnes ont défendu l'idée que le langage du fascisme est approprié pour décrire la conjoncture présente. À la convention de l'American Political Science à l'automne 2005, un panel entier s'était posé la question « Is It Time to Call it Fascism ? ». Voir aussi l'article de Sheldon Wolin, « Inverted Totalitarianism », The Nation, 1er mai 2003.


Wendy Brown « Le cauchemar américain : le néoconservatisme, le néolibéralisme et la dé-démocratisation des Etats-Unis », Raisons politiques 4/2007 (n° 28), p. 67-89.

Http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2007-4-page-67.htm