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G. Agamben, A. Badiou, D. Bensaïd, W. Brown, J-L. Nancy, J.
Rancière, K. Ross & S. Zizek, « Démocratie, dans
quel état ? », La fabrique éditions, 2009, 150
p. – 13,00 €
Contribution de Wendy Brown
Nous sommes tous démocrates à présent
Wendy Brown
COME BACK, DEMOCRACY !
Titre d'un article sur l'élection d'Obama dans
The Beaver, journal de la London School of
Economies, 6 novembre 2008.
Il s'ensuit de ce qui précède que la volonté générale est toujours
droite et tend toujours à l'utilité publique, mais il ne s'ensuit
pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude.
Jean-Jacques Rousseau, Le Contrat social
Démocratie, un signifiant vide
La démocratie jouit aujourd'hui d'une popularité sans précédent
dans l'histoire, et pourtant elle n'a jamais été plus vague conceptuellement
et plus substantiel lement creuse. Peut-être sa popularité actuelle
dépend elle de son flou et même de sa vacuité de sens et d'effectivité:
comme Barak Obama, c'est un signifant vide auquel tout un chacun
peut arrimer ses rêves et ses espoirs, Ou peut-être le capitalisme,
jumeau hétérozygote de la démocratie moderne et toujours des deux
le plus robuste et malin, a-t-il réduit la démocratie à une marque,
cette dernière version du fétichisme de la marchandise, qui
coupe totalement l'image du produit à vendre de son contenu réel.
Ou peut-être encore, par un détournement ironique du progressisme
des Lumières qui voit le XXle siècle mettre en scène des dieux engagés
dans une lutte violente que la modernité était censée empêcher,
la démocratie s'est-elle épanouie comme une nouvelle religion mondiale
- non pas une forme spécifique de pouvoir et de culture politique,
mais un autel devant lequel se prosternent l'Occident et ses admirateurs,
un dessein divin grâce auquel sont conçues et légitimées les croisades
impériales.
La démocratie est portée aux nues non seulement à travers le monde,
mais aussi d'un bord à l'autre de l'éventail politique. Comme dans
les régimes d'après guerre froide, où les anciens sujets soviétiques
s'épanouissent dans leur bonheur entrepreneurial, la gauche euro-atlantique
est fascinée par la marque.
.45pt;margin-bottom: 1.0pt;margin-left:0cm;text-align:justify;line-height:14.0pt'>Nous
célébrons la démocratie pour réparer l'abandon de la politique par
un Marx détourné des thématiques hégéliennes (ou bien nous disons
que la démocratie radicale était depuis le début ce que l'on entendait
par communisme), nous tentons de récupérer la démocratie pour des
buts et des ethoi encore jamais tentés, nous écrivons « démocratie
qui vient », « démocratie des incomptés », « souveraineté
démocratisante », « ateliers de démocratie », « démocratie
pluralisante », etc. Berlusconi et Bush, Derrida et Balibar,
communistes italiens et Hamas, nous sommes tous démocrates à présent.
Mais que reste-t-il de la démocratie ?
Le pouvoir du demos 1
On ne le dira jamais assez : la démocratie libérale, forme dominante
de la modernité euro-atlantique, n'est qu'une variante parmi les
modes de partage du pouvoir politique compris dans le vénérable
terme grec de démocratie. Demos + cratie = pouvoir
du peuple, par opposition à l'aristocratie, l'oligarchie, la tyrannie,
et aussi à la condition de colonisés ou d'occupés. Mais aucun argument
irréfutable, qu'il soit historique ou étymologique, ne saurait prouver
que la démocratie implique de manière inhérente l'existence de représentation,
constitutions, délibérations, participation, liberté de marché,
droits, universalité, ou même égalité. Le terme comporte une affirmation
simple et purement politique: le peuple se gouverne lui-même, et
c'est le commun et non une partie ou un grand Autre qui est le souverain
politique. À cet égard, la démocratie est un principe inachevé -
il ne précise pas quels pouvoirs doivent être partagés entre
nous, ni comment le pouvoir du peuple doit être organisé,
ni par quelles institutions il doit être établi et assuré.
Depuis le début, la pensée occidentale de la démocratie a été une
sorte de marchandage. Pour le dire autrement, certains théoriciens
- depuis Aristote, Rousseau, Tocqueville et Marx jusqu'à Rawls et
Wolin - soutiennent (de façon différente) que la démocratie nécessite
des conditions précises, des enrichissements, des équilibres subtils,
mais le terme lui-même n'en stipule aucun. C'est peut-être là une
autre raison pour laquelle, dans l'enthousiasme actuel pour la démocratie,
il est si facile de ne pas voir à quel point son objet a été vidé
de tout contenu.
Dé-démocratisation
S'il est difficile de déterminer avec certitude pourquoi la démocratie
est si populaire aujourd'hui, on peut cerner les processus qui réduisent
la démocratie libérale elle-même (parlementaire, bourgeoise ou constitutionnelle)
à l'ombre de ce qu'elle a été. Dans des régions du monde qui ont
longtemps navigué sous pavillon démocratique, comment en est-on
venu à ce que le pouvoir du peuple ne s'exerce plus d'aucune façon ?
Dans la modernité tardive, quelle constellation de forces, quels
processus ont-ils pu vider de sa substance jusqu'à cette forme limitée
de démocratie ?
Premièrement, s'il y a longtemps que la puissance des grands groupes
érode espoirs et pratiques de pouvoir populaire, ce processus a
désormais atteint un niveau sans précédent 2. Ce n'est pas simplement
que les groupes achètent les politiciens et modèlent ouvertement
la politique intérieure et étrangère, ni que les médias qui leur
appartiennent ridiculisent l'idée même d'information du public ou
de responsabilité du pouvoir. Plus qu'à une interférence, on assiste
dans les grandes démocraties à une fusion du pouvoir des groupes
et du pouvoir d'État: sous-traitance massive au secteur privé de
fonctions étatiques, des écoles aux prisons en passant par l'armée;
banquiers d'affaires et PDG devenant ministres ou directeurs de
cabinets; États propriétaires dormants de parts énormes de capital
financier; et par-dessus tout, un pouvoir d'État attelé sans vergogne
au projet d'accumulation du capital grâce à sa politique fiscale,
environnementale, énergétique, sociale et monétaire, sans compter
le flot d'aides directes et de soutien à tous les secteurs du capital.
Le demos est incapable de voir ce qu'il y a derrière la plupart
de ces développements, et encore moins de les contester, de les
contrer en proposant d'autres buts. Sans armes pour dire non aux
besoins du capital, il assiste passivement à l'abandon des siens
propres.
Deuxièmement, même les élections « libres », icône la
plus importante de la démocratie, sont devenues un cirque fait de
marketing et de management, depuis le spectaculaire
de la collecte de fonds jusqu'à la mobilisation ciblée des électeurs.
Les citoyens étant soumis à des campagnes de marketing sophistiquées
qui placent le vote à égalité avec d'autres choix de consommation,
tous les éléments de la vie politique sont progressivement ramenés
à des succès médiatiques et publicitaires. Ce ne sont pas seulement
les candidats qui sont présentés dans un emballage conçu par des
experts en relations publiques, plus habitués à promouvoir les marques
et à organiser les campagnes médiatiques des grands groupes qu'à
manier les principes démocratiques; ce sont aussi les programmes
politiques qui sont vendus comme biens de consommation et non comme
biens publics. Il n'y a guère à s'étonner de ce que les PDG voient
leur nombre croître au gouvernement, parallèlement au gonflement
des départements universitaires de sciences politiques qui recrutent
les enseignants dans les écoles de commerce et d'économie.
Troisièmement, le néolibéralisme comme rationalité politique
a lancé un assaut frontal contre les fondements de la démocratie
libérale, détournant ses principes - constitutionnalité, égalité
devant la loi, libertés politiques et civiles, autonomie politique,
universalisme - vers les critères du marché, les ratios coûts/bénéfices,
l'efficacité, la rentabilité 3. C'est par cette rationalité néolibérale
que les droits, l'accès à l'information, la clarté et la responsabilité
du gouvernement, le respect des procédures sont facilement tournés
ou mis de côté. Et surtout, c'est ainsi que l'État cesse d'être
l'incarnation de la souveraineté du peuple pour devenir un système
où se traitent des affaires 4. La rationalité néolibérale façonne
chaque être humain, chaque institution, y compris l'État constitutionnel,
sur le modèle de l'entreprise, et remplace les principes démocratiques
par ceux de la conduite des affaires dans toute la vie politique
et sociale. Après avoir mis en miettes la substance politique de
la démocratie, le néolibéralisme a accaparé le terme pour servir
à ses buts, avec pour conséquence que la « démocratie de marché »
, jadis expression de dérision pour parler du pouvoir du capital
dérégulé, est devenue la manière ordinaire de décrire une forme
qui n'a plus rien à voir avec le pouvoir du peuple.
Mais le capital et la rationalité néolibérale ne sont pas les seuls
agents responsables du désossement des institutions, principes et
pratiques de la démocratie libérale. Il y a aussi - c'est le quatrième
point - l'extension du pouvoir et du domaine d'action des tribunaux,
nationaux et internationaux. Des causes et des luttes variées, y
compris celles issues de mouvements sociaux et de campagnes internationales
pour les droits de l'homme, sont de plus en plus souvent amenées
devant des tribunaux, où des experts en droit jonglent et finassent
sur des décisions politiques dans un langage si complexe et obscur
qu'il ne peut être compris que par des légistes spécialisés. Et
en même temps, les tribunaux ont dérivé, ils ne décident plus de
ce qui doit être interdit mais de ce qu'il faut faire - bref, ils
sont passés d'une fonction limitative à une fonction législative
qui usurpe la tâche classique de la politique démocratique 6. S'il
est vrai que le règne de la loi est un important pilier de la vie
en démocratie, le gouvernement des tribunaux est une subversion
de la démocratie, qui inverse l'essentielle subordination du judiciaire
au législatif dont dépend la souveraineté populaire, et qui confère
du pouvoir politique à une institution non représentative.
Le cinquième point, crucial dans la dé-démocratisation de l'Occident,
est l'érosion de la souveraineté des États nations par la mondialisation
7. S'il y a toujours eu une sorte de fiction dans l'aspiration de
ces États à la suprématie absolue, la perfection, la continuité
du droit, le monopole de la violence, la pérennité, cette fiction
était puissante et a modelé les relations internes et extérieures
des nations depuis sa consécration en 1648 par le traité de Westphalie.
Mais au cours du dernier demi-siècle, le monopole de ces divers
attributs des États nations a été sévèrement compromis par la croissance
des flux transnationaux de capitaux, de populations, d'idées, de
ressources, de marchandises, de violence et de fidélités politico-religieuses.
Ces flux font éclater les frontières qu'ils traversent, et à l'intérieur,
ils cristallisent pour former des forces: ainsi, la souveraineté
des États-nations se trouve compromise à la fois sur leurs bords
et au-dedans.
Lorsque, dans leur souveraineté ébréchée, les États gardent une
brutale capacité d'agir, lorsqu'ils s'éloignent du double sens de
la souveraineté en démocratie - venant du peuple et d'en-haut -
cela entraîne deux importantes conséquences. D'une part, la démocratie
perd sa forme politique, son contenant, et de l'autre, les États
abandonnent toute prétention à incarner la souveraineté populaire,
à faire entendre la volonté du peuple - processus déjà entamé par
la rationalité néolibérale, comme on l'a vu.
Sur le premier point, la démocratie ou gouvernement du peuple n'a
de sens, ne peut s'exercer que dans un cadre clairement limité -
c'est ce que signale le terme de souveraineté dans l'équation entre
« souveraineté populaire » et « démocratie »
. La démocratie sans territoire de juridiction défini (au sens virtuel
ou littéral) n'a aucun sens politique: pour que le peuple puisse
se gouverner, il faut qu'il existe une entité collective identifiable
à l'intérieur de laquelle le partage du pouvoir puisse s'organiser
et sur laquelle ce pouvoir puisse s'exercer. Certes, les grandes
dimensions de l'État nation limitent déjà les manières de partager
le pouvoir qui donnent son sens à la démocratie, mais lorsque ce
territoire juridique lui-même est remplacé par des champs postnationaux
et transnationaux où se joue le pouvoir politique, économique et
social, la démocratie est frappée d'incohérence.
Quant au second point, les États dépourvus de souveraineté deviennent
des États voyous, à l'intérieur comme à l'extérieur. Pour exercer
le pouvoir d'État, la référence n'est plus la représentation du
peuple ni sa protection - justification du pouvoir d'État dans le
libéralisme classique. Pour les États contemporains, il s'agit plutôt,
en un lointain écho de la raison d'État *, de remplacer le
prestige du pouvoir par un triple rôle d'acteurs, de facilitateurs
et de stabilisateurs de la mondialisation économique. Dans ce contexte,
le peuple est réduit à un ensemble de petits actionnaires passifs
dans des États qui fonctionnent comme des entreprises à l'intérieur
et comme de faibles managers du capital mondial à l'extérieur. Cette
nouvelle configuration du pouvoir, de l'action et de la légitimité
des États est apparue avec une particulière clarté lors du chaos
financier de l'automne 2008.
Enfin, ce qui nous est présenté comme « politique sécuritaire »
a également contribué à la dé-démocratisation des États occidentaux.
Dans des pays aussi différents qu'Israël, la Grande-Bretagne, l'Inde
ou les États-Unis, l'ensemble des mesures visant à prévenir ou à
réprimer le terrorisme est souvent présenté à tort comme une résurgence
de la souveraineté étatique, alors qu'il s'agit en réalité d'un
signe de perte du pouvoir souverain. Avec l'abandon néolibéral des
principes libéraux (liberté, égalité, règne de la loi), l'État sécuritaire
réagit à l'affaiblissement et à la contestation de sa souveraineté
par une série de mesures dé-démocratisantes - restriction à la liberté
de mouvements et à la possibilité de s'informer, étiquetage racial,
secret d'État en zones toujours plus vastes et, pour finir, suspensions
constitutionnelles, occupations et guerres permanentes non déclarées.
Bref, pour que les gens puissent se gouverner eux-mêmes, il faut
qu'il existe un peuple, et qu'il ait accès au pouvoir qu'il s'agit
de démocratiser. L'érosion de la souveraineté de l'État nation par
la mondialisation sape la première de ces conditions, et le pouvoir
néolibéral du capital déchaîné élimine la seconde. Mais si « la
démocratie réelle » est à l'état de vœu pieux, pour y changer
quelque chose, il faut examiner ce qui reste du principe et de l'idéal
de la démocratie à notre époque.
La démocratie athénienne, c'est bien connu, excluait de ses rangs
la majeure partie de la population de l'Attique - les femmes, les
esclaves, les étrangers et d'autres qui ne réunissaient pas les
conditions de lignage nécessaires pour être citoyens. Ces exclusions
de la démocratie dans son berceau étaient extrêmes mais non exceptionnelles.
La démocratie comme concept et comme pratique a toujours été bordée
par une zone non démocratique en périphérie, et a toujours eu un
substrat interne non incorporé qui à la fois la soutient matériellement
et lui sert à se définir par opposition. Historiquement, toutes
les démocraties ont défini un groupe interne exclu - qui peut être
fait d'esclaves, d'indigènes, de femmes, de pauvres, ou appartenir
à certaines races, ethnies, religions, ou être composée (aujourd'hui)
d'étrangers en situation irrégulière. Et il existe toujours aussi
un monde extérieur qui permet à la démocratie de se définir: les
« barbares », nom donné par les Anciens mais qui s'est
actualisé de diverses façons depuis lors, du communisme aux colonies
des démocraties. À notre époque, la figure de 1'« islamisme »
conforte les démocrates dans l'idée qu'ils le sont bien, même (surtout ?)
dans le contexte de la dé-démocratisation de l'Occident. Il existe
donc toujours un anti-universalisme avoué au cœur même de la démocratie,
ce qui suggère que si le rêve impérial d'une démocratie universalisante
devait se réaliser, ce ne serait pas sous la forme de démocratie.
Si la démocratie prémoderne, républicaine, était fondée sur l'idée
d'exercer le pouvoir en commun - le pouvoir du peuple pour le peuple
- et était par conséquent centrée sur un principe d'égalité, la
promesse de la démocratie moderne a toujours été la liberté.
Cette démocratie moderne n'a jamais prôné l'égalité, sauf sur le
mode le plus formel, celui de la représentation le bulletin de vote
ou de l'égalité devant la loi (qui ne fait pas partie des implications
de la démocratie et qui est rarement mise en pratique). C'est en
fait le difficile pari de Rousseau - nous abandonnons notre liberté
individuelle sans règles pour un pouvoir politique collectif, afin
de réaliser notre liberté individuelle - qui se trouve au cœur de
la suprématie normative revendiquée par la démocratie. De fait,
la liberté individuelle reste la métonymie la plus puissante associée
à la démocratie, alors que la promesse du gouvernement par le peuple
est souvent oubliées. Seule la démocratie peut nous rendre libres,
car c'est seulement en démocratie que nous sommes les auteurs (we
author) des pouvoirs qui nous gouvernent.
À l'époque moderne, la liberté comme auto-législation est considérée
comme un désir universel de l'homme, sinon, pour Kant, Rousseau
et Stuart Mill, comme la quintessence de l'être humain. En fait,
c'est la naissance, avec la modernité, du sujet moral libre qui
établit la démocratie comme la seule forme politique légitime en
Occident. C'est cette figure du sujet qui continue à donner à la
démocratie une légitimité incontestable. Mais en même temps, la
face blanche, masculine et coloniale de ce sujet a permis et perpétué
les hiérarchies, les exclusions et les violences qui ont marqué
la démocratie dans toute son existence moderne. Il existe donc une
non-liberté patente et peut-être même nécessaire au cœur même de
la démocratie. Ce qui suggère que si le rêve impérial de rendre
tous les êtres humains libres devait se matérialiser, ce ne serait
pas sous la forme de démocratie.
L'impossible liberté
La démocratie moderne présuppose comme norme l'auto-législation,
obtenue en partageant le pouvoir
de gouverner; la souveraineté du sujet est liée à la souveraineté
du régime, chacun assurant l'autre. Mais législation de quoi, pouvoir
de quoi ? Dans la modernité tardive, la réflexion théorique
sur une série de pouvoirs normatifs (non politiques de forme) associée
à la critique dévastatrice du sujet kantien a rendu la notion de
liberté particulièrement complexe et insaisissable. Quels pouvoirs
devons-nous exercer, sur quoi devons-nous légiférer ensemble, quelles
forces devons-nous faire plier à nos volontés pour pouvoir dire,
même modestement, que nous nous gouvernons nous-mêmes, que nous
légiférons nous-mêmes ? Les réponses à ces questions ont toujours
divisé les démocrates. D'un côté, les libéraux font de l'élection
des législateurs le cœur de l'affaire, avec des restrictions claires
sur les transgressions dans les activités et les fins individuelles.
De l'autre, les marxistes affirment que la première condition de
la liberté humaine est que les moyens d'existence soient la propriété
de la collectivité. Les démocrates radiaux insistent sur la participation
directe à la politique, et les libertaires cherchent à réduire le
pouvoir et les institutions politiques.
Pour évaluer cette panoplie, si l'on abandonne le concept de sujet
moral a priori, on ne peut guère éprouver d'enthousiasme
pour la formule libérale. L'assentiment populaire envers les lois
et les législateurs ne suffit pas à remplir la promesse démocratique
d'auto-législation. Ce qu'il faudrait, c'est comprendre et contrôler
les multiples forces qui nous construisent comme sujets, qui produisent
les normes à travers lesquelles nous percevons la réalité et jugeons
du bien et du mal, et qui nous présentent les choix devant nous
quand nous votons et même légiférons. Si l'on comprend le pouvoir
comme façonnement du monde et pas seulement comme domination sur
lui - ou encore, la domination comme fabrication du sujet et non
comme simple pouvoir répressif - cela impose aux démocrates d'aller
chercher loin en profondeur, dans toute une diversité de pouvoirs,
les bases de la liberté. La simple idée que le monde social et nous-mêmes
sommes sans cesse construits par des pouvoirs hors de notre portée
et de notre contrôle ruine la notion libérale d'auto-législation
par le vote et le consentement général. Et pourtant, l'idée de diriger
démocratiquement tous les pouvoirs qui nous construisent est absurde:
ce serait essayer de nous sortir du trou en tirant sur nos cheveux,
où tenter d'appréhender de l'extérieur les éléments psychiques qui
modèlent notre conception du monde. Pour avoir un sens, la démocratie
doit donc plonger plus loin que jamais dans ce qui fabrique le pouvoir
et, pour dire vrai, elle doit abandonner la liberté comme trophée.
Vue sous cet angle, la démocratie ne peut jamais être réalisée:
c'est un but (inatteignable), un projet politique en perpétuelle
évolution. La démocratisation oblige ses partisans à lutter pour
le partage des pouvoirs qui les façonnent et les gouvernent, mais
c'est un processus sans fin 9.
Aussi dérangeante pour la conception libérale que les conceptions
inspirées de Foucault et Derrida sur les modalités de pouvoir autres
que la loi et l'ordre, il y a la force du capital qui fabrique et
organise les sujets démocratiques. Que peut bien signifier « pouvoir
démocratique » si l'économie n'est pas maîtrisée par le politique
et le social, si au contraire elle exerce sur eux sa domination ?
Mais quoi de plus fanasmatique que l'idée de subordonner une économie
mondialisée - et son façonnement de la vie sociale, politique, culturelle
et écologique - à la règle politique démocratique, comme d'ailleurs
à n'importe quelle règle politique ?
En somme, pour la re-démocratisation, outre le pouvoir d'État il
faut prendre en compte le capital et une série de pouvoirs normatifs
moins directement économiques. Mais dans l'histoire, on ne trouve
pas d'expérience réussie de démocratisation. Si bien que pour continuer
à croire à la démocratie politique comme réalisation de la liberté
humaine, il faut littéralement détourner nos regards de ces pouvoirs
qui sont immunisés contre la démocratisation, qui dénient l'autonomie
et la primauté du politique sur lesquelles repose l'essentiel de
la théorie démocratique, dans l'histoire et à présent l’alternative,
c'est une manière de penser et de mettre en pratique la démocratie
avec un œil attentif et réaliste sur des pouvoirs que la démocratie
n'a jamais tenté jusqu'ici de théoriser, de contrer ou de surmonter.
On ne peut imaginer de rupture plus franche avec le monopole du
libéralisme sur le terme de démocratie.
Les humains veulent-ils la liberté ? Voulons-nous être libres ?
Dernier défi, peut-être le plus grave pour ceux qui croient au pouvoir
du peuple: présupposer que la démocratie est un bien, c'est présupposer
que les êtres humains veulent vivre sous leurs propres lois et que
le danger, c'est un pouvoir politique non responsable et concentré
en peu de mains. Mais aujourd'hui, quelle preuve historique, quel
précepte philosophique nous permettent-ils d'affirmer que les êtres
humains veulent, comme l'a dit Dostoïevski, « la liberté plutôt
que le pain » ? Ce qui s'est passé au siècle dernier nous
indique qu'entre les séductions du marché, les normes du pouvoir
disciplinaire et l'insécurité liée à une géographie humaine de plus
en plus floue et désordonnée, la majorité des Occidentaux en sont
venus à préférer moraliser, consommer, faire l'amour et se battre,
en attendant qu'on leur dise ce qu'il faut être, penser et faire
pour diriger leur propre vie. Cette difficile question sur l'avenir
de l'émancipation a été brutalement articulée par Herbert Marcuse
au milieu du xxe siècle 12. Et si les êtres humains refusent la
resonsabilité de la liberté, s'ils n'ont ni l'éducation ni les encouragements
nécessaires au projet de liberté politique, que peuvent signifier
les systèmes politiques qui tiennent pour acquis ce désir et cette
orientation ? Quelle extrême vulnérabilité à la manipulation
par les puissants, à la domination des forces sociales et économiques
une telle condition n'entraîne-t-elle pas ? Platon craignait
que des esprits mal formés en charge de leur propre existence politique
n'entraînent la décadence et une licence sans frein, mais aujourd'hui
le danger est plus évident et plus inquiétant: le fascisme venant
du peuple (authored by the people). Quand des non-démocrates
sont logés dans les coquilles des démocraties, transis de peur et
d'angoisse devant un horizon mondialisé de plus en plus bouché,
ignorant l'action des pouvoirs qui les ballottent et organisent
leurs désirs, comment peut-on attendre d'eux qu'ils votent et luttent
pour leur liberté et leur égalité, sans parler de celle des autres ?
Nous avons donc d'un côté des peuples qui n'aspirent pas à la liberté
démocratique, et de l'autre des démocraties dont nous ne voulons
pas - des peuples « libres » qui amènent au pouvoir des
théocraties, des empires, des systèmes haineux de nettoyage ethnique,
des communautés fermées, des sociétés stratifiées selon l'ethnicité
et le statut d'immigré, des constellations postnationales d'un néolibéralisme
agressif, ou des technocraties promettant de guérir les maux sociaux
en contournant les processus et institutions démocratiques. Les
deux possibilités ont chacune leur forme - c'est le problème des
peuples qui mettent en avant leurs satisfactions à court terme plutôt
que la conservation de la planète, les faux semblants sécuritaires
plutôt que la paix, et qui n'ont aucune envie de sacrifier leurs
plaisirs ou leurs haines au bien collectif.
Rousseau avait bien évalué la difficulté d'orienter un peuple corrompu
vers la vie publique: on considère souvent que sa position en faveur
de la démocratie a échoué sur le projet de transformer un peuple
corrompu en peuple de démocrates. Il y a bien des manières de comprendre
ce qu'il entendait par « forcer quelqu'un à être libre »
, mais toutes aboutissent à suspendre l'engagement de rendre le
sujet libre, pour réaliser cet engagement. Aujourd'hui, il est difficile
d'imaginer ce qui pourrait contraindre les êtres humains à la rude
tâche de se gouverner eux-mêmes, ou même de contester les pouvoirs
qui les dominent.
Quelles possibilités ?
Si le pouvoir du peuple a bien du mal avec l'époque ontemporaine,
cela vient-il s'ajouter au dossier en faveur de l'abandon des luttes
de gauche pour la démocratie, des efforts de créativité pour développer
de nouvelles formes politiques ? Ou, au contraire, cela demande-t-il
une appréciation sobre de la démocratie comme un grand idéal toujours
hors de portée ?
Devons-nous affirmer que la démocratie, comme la liberté, la paix
et le bonheur, n'a jamais été réalisable mais a servi et sert encore
de bouclier contre une autre conception, sinistre, de la collectivité
humaine ?
Ou peut-être la démocratie comme la libération ne peut-elle se matérialiser
que comme protestation peut-être, aujourd'hui surtout, faut-il franchement
et formellement en faire non plus une manière de gouverner mais
une politique de résistance.
Sur ces points, j'ai bien des doutes. Mais ce dont je suis sûre,
en tout cas, c'est que ce n'est pas le moment de lancer des slogans
qui détournent le regard des pouvoirs dé-démocratisants déployés.
L'ardeur des philosophes et activistes de gauche à « approfondir
la démocratie » , « démocratiser la démocratie »
, « ramener la démocratie », « pluraliser la démocratie »
ou à s'investir dans « la démocratie qui vient » ne peut
avoir d'utilité que dans la mesure où ils prennent en compte ces
pouvoirs, ce qui est rarement le cas. Au milieu des multiples forces
qui dé-démocratisent aujourd'hui à la fois l'État et l'esprit, le
souci de démocratie impose de se confronter avec elles tout en approfondissant
les points qui constituent le seuil minimal du partage démocratique
du pouvoir, en déterminant si et pourquoi nous croyons encore à
la démocratie, si elle est toujours une forme viable au XXIe siècle,
et s'il existe des alternatives non terrifiantes qui pourraient
être plus efficaces pour refouler les ténèbres. y a-t-il un chemin
pour accéder aux pouvoirs que le peuple doit contrôler pour que
nous puissions nous considérer, même modestement, comme nous gouvernant
nous-mêmes ? La liberté que promet la démocratie est-elle une
chose que les êtres humains désirent - ou qu'on peut leur apprendre
à vouloir de nouveau ? Quel genre de territoires ou de frontières
la démocratie nécessite-t-elle, et s'ils sont hors de portée, la
démocratie est-elle encore possible ? Et ces frontières sont-elles
compatibles avec la mondialisation croissante, avec l'idée d'une
justice globale, d'une citoyenneté planétaire ? Si nous parvenons
à répondre à toutes ces questions, il reste la plus difficile de
toutes: comment le peuple peut-il déterminer et gagner les pouvoirs
à exercer en commun, pour que la démocratie devienne autre chose
qu'un masque légitimant son inversion.
Traduit de l'anglais par Eric Hazan.
* En français dans le texte
Notes
1. Comme le rappelle Patrick Ruffini, les grandes marques « évoquent
des sentiments qui n'ont virtuellement rien qui soit en rapport
avec des qualités spécifiques ». C'est aussi vrai de Nike ou
de BMW que d'Obama lors de la récente élection présidentielle. http://www.patrickruffini.com,
13 février 2008.
2. Sur ce sujet, le grand texte est celui de Sheldon Wolin, Democracy
Inc., Princeton, N.J., Princeton University Press, 2008.
3. Pour une étude plus approfondie des effets dé-démocratisants
de la rationalité néolibérale, je renvoie à mon livre Les Habits
neufs de la politique: Néolibéralisme et néoconservatisme, Paris,
Les Prairies ordinaires, 2007.
4. Voir les textes de Michel Foucault sur la gouvernementalité dans
« llfaut défendre la société », Cours au Collège
de France, 1976, Paris, Hautes Études, Gallimard, Seuil, 1997.
5. Cette expansion est due en partie à l'action de militants bien
intentionnés qui cherchent des cas pour" gagner » devant
les tribunaux, même si la démocratie risque d'être un dommage collatéral
de leur succès.
6. Voir Gordon Silverstein, Law's Allure: How Law Shapes, Constrains,
Saves and Kills Politics, New York, Cambridge University Press,
2009; et « Law as PoliticsIPolitics as Law », travail
en cours de Jack Jackson, département de sciences politiques, University
of California, Berkeley,
7. Voir mon essai "Porous Sovereignty, Walled Democracy »,
à paraître dans La Revue internationale des livres et des idées.
8. C'est cette promesse que Hobbes cherche à satisfaire avec ses
ruses sémantiques sur auteurs, qualité d'auteur (autorship) et
autorité, qui lui permettent de nous faire auteurs de l'absolutisme
d'État qui nous domine. 9. Sheldon Wolin formule cette question
de façon un peu différente, soutenant que seule une « démocratie
fugitive » -l'expression par le peuple de ses droits légitimes
- est possible
Voir les derniers chapitres de Politics and Wsion: Expanded Edition,
Princeton, N.J., Princeton University Press, 2004, et de Democracy
Inc., op. cit.
10. Pour des développements sur ce point, voir mon « Sovereign
Hesitations » in Derrida and the Tzme of the Political,
eds. Pheng Cheah et Suzanne Guerlac, Durham, Ne., Duke University
Press, 2008; et « The Return of the Repressed: Sovereignty,
Capital, Theology » in The New Pluralisme William Conolly
and the Contemporary Global Condition, eds. David Campbell et
Morton Schoolman, Durham, NC., Duke University Press, 2008.
11. Pour une discussion des philosophes postmarxistes sur la possibilité
de resubordonner l'économique à la sphère politique démocratique,
voir « Sovereignty and the Return of the Repressed » .
12. Herbert Marcuse, One Dimensional Man, 1964. Trad. fr.
L'Homme unidimensionnel, Paris, Éditions de Minuit, 1968.
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