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Origine : http://revuedeslivres.net/articles.php?idArt=356
A quoi peuvent bien servir, se demande Wendy Brown, les murs que
l'on érige partout sur la planète, aux frontières
comme à l'intérieur des États, une fois reconnu
qu'ils n'arrêtent pas les flux migratoires et les «
indésirables » qu'ils prétendent refouler ?
La mondialisation alimente des tensions fondamentales entre l'ouverture
et la fermeture, la fusion et la partition, l'effacement et la réinscription
des tensions qui se matérialisent, d'un côté,
à travers des frontières de plus en plus libéralisées
et, de l'autre, par la consécration de fonds, d'énergies
et de technologies sans précédent à leur consolidation.
La mondialisation recèle également toute une série
de tensions, qui sont interconnectées : entre réseaux
mondiaux et nationalismes locaux, pouvoir virtuel et pouvoir physique,
appropriation privée et source libre, territorialisation
et déterritorialisation.
Les nouveaux murs qui sillonnent le globe sont l'un des lieux où
ces tensions se cristallisent ; leur construction frénétique
était déjà commencée alors même
qu'était célébré, dans le monde entier,
l'effondrement des vieilles forteresses de la guerre froide et de
l'Afrique du Sud de l'Apartheid. Parmi les plus connus, le mur colossal
que les États-Unis édifient sur leur frontière
sud (s'il est jamais achevé, il sera le plus long de l'histoire
mondiale) et le mur israélien qui serpente à travers
la Cisjordanie. Les deux projets ont en commun un recours à
la technologie et à la sous-traitance, et se réfèrent
l'un à l'autre pour ce qui est de leur légitimité1.
Mais il y en a bien d'autres. L'Afrique du Sud de l'après-Apartheid
offre ainsi au regard un labyrinthe complexe de murs et de postes
de contrôle, et maintient une barrière de sécurité
électrifiée controversée à sa frontière
avec le Zimbabwe. L'Arabie saoudite vient de terminer la construction
d'une structure de béton de trois mètres de haut le
long de sa frontière avec le Yémen (qui pourrait être
suivie, disent les Saoudiens, de l'édification d'un mur tout
autour de leur pays), et des murs encore plus longs, quoique plus
grossiers, ont été dressés en Inde, à
la frontière du Pakistan et du Bangladesh. En 1999, dans
un contexte de conflit territorial, mais officiellement au nom de
la lutte contre le « terrorisme islamique », l'Ouzbékistan
s'est barricadé contre le Kirghizistan. En 2003, le Botswana
a commencé la construction d'une clôture électrique
sur sa frontière avec le Zimbabwe, soi-disant pour stopper
la propagation de l'épidémie de fièvre aphteuse
qui touchait le bétail : elle vise en réalité
à arrêter les habitants du Zimbabwe. Brunei s'emmure
pour se protéger des immigrés et des contrebandiers
venant de Limbang. Il y a enfin les murs à l'intérieur
des murs : aux États-Unis, des communautés fermées
sont apparues un peu partout, principalement dans le Sud-Ouest,
près du mur avec le Mexique. Des murs s'élèvent
autour des colonies israéliennes de Cisjordanie proches du
« mur de sécurité », comme autour du controversé
musée de la Tolérance à Jérusalem, niché
contre les murs anciens ou nouveaux qui partitionnent la ville.
L'Union européenne finance des murs à triple épaisseur
autour des enclaves espagnoles au Maroc, et le Maroc lui-même
a construit un « talus » destiné à sécuriser
les ressources disputées du Sahara occidental. À Padoue,
en Italie, afin de prévenir ce que le maire socialiste appelle
des « situations à la française », on
a récemment construit le mur de la via Anelli, qui sépare
les quartiers de la classe moyenne du « ghetto africain »
où vivent la plupart des nouveaux immigrés. Il y a
enfin le fameux mur entre l'Égypte et Gaza, que des milliers
d'habitants de Gaza ont franchi pendant une semaine l'an passé
pour se procurer de la nourriture, du carburant et autres produits
de première nécessité.
Ce récent essor de la construction de murs s'ajoute à
ceux qui demeurent après les conflits du siècle dernier
: les innombrables murs construits par les Britanniques autour desdites
« lignes de paix » en Irlande du Nord, la barrière
partageant la Corée au niveau du trente-huitième parallèle
et la barrière de séparation qui divise encore l'île
de Chypre en zone turque et zone grecque le long de la « ligne
verte » de 1974. D'autres murs, encore, sont en planification
: nonobstant l'enterrement, l'an dernier, du projet de mur autour
de Bagdad, l'armée états-unienne espère encore
murer le territoire marqué, dans cette ville, par la ligne
verte, et a pour le moment érigé des barrières
temporaires mais élaborées, barrières de l'intérieur
desquelles les correspondants des médias occidentaux projettent
le fantasme d'un Irak sûr et vivable. Israel espère
remplacer la vieille clôture qui fait office de frontière
avec l'Égypte dans le désert du Sinaï par une
barrière de sécurité, la Thaïlande projette
de construire un mur de béton le long de sa frontière
avec la Malaisie, les Émirats arabes unis envisagent un mur
pour leur frontière avec Oman, le Koweït en veut un
dans la zone démilitarisée jouxtant la frontière
irakienne, et le Pakistan souhaite murer sa frontière avec
l'Afghanistan. Aux États-Unis, enfin, plusieurs propositions
sérieuses ont été évoquées pour,
après l'achèvement du mur à la frontière
mexicaine, en construire un autre le long du Canada.
Des murs partout
Si la dissuasion dont ces murs sont le support n'a pas toujours
la même cible (les pauvres, les travailleurs, les demandeurs
d'asile, la drogue, les armes, la contrebande de toutes sortes,
les enfants kidnappés ou esclaves, le terrorisme, le mélange
ethnique ou religieux, la paix ou quelque possibilité d'un
autre avenir politique), il y a assurément des dimensions
communes qui articulent leur prolifération à ce moment
de l'histoire du monde. Nous commencerons par soulever trois paradoxes.
1) Tous les États-nations, riches ou pauvres, y compris ceux
qui, à l'intérieur d'un large spectre politique (néolibéraux,
citoyens du monde, humanitaires, militants de gauche), prévoient
un monde sans frontières, affichent une passion pour l'édification
de murs ;
2) malgré le triomphe manifeste, à partir de 1989,
de la démocratie comme forme politique universelle, nous
voyons se multiplier non seulement les barricades, mais aussi les
corridors ayant pour but la ségrégation entre, d'un
côté, le trafic commercial haut de gamme et les voyageurs
ordinaires et, de l'autre, toutes les personnes essayant d'entrer
considérées comme suspectes du fait de leur origine
ou de leur apparence ;
3) à une époque disposant de capacités de destruction
sans précédent dans l'histoire, de par leur puissance
combinée, leur miniaturisation et leur mobilité (des
corps chargés d'explosifs aux toxines biochimiques quasi
invisibles), on répond à ces puissances incorporelles,
de façon quelque peu perverse, par la matérialité
de simples murs. Apparaissent ainsi simultanément la fermeture
et l'ouverture ; l'universalisation, l'exclusion et la stratification
; un pouvoir virtuel de réseau et de grossières barrières
physiques.
La souveraineté est le prisme à travers lequel je
me propose d'examiner ces paradoxes et l'actuelle prolifération
mondiale des murs bâtis par les États-nations. Contre-intuitivement,
peut-être, les murs répondent largement à la
désolidarisation, postwestphalienne, de l'État et
de la souveraineté 2. Pour brosser, à partir des théoriciens
classiques de la souveraineté moderne (parmi lesquels Bodin,
Hobbes et Schmitt), un portrait composite de la souveraineté,
il me semble que ses traits fondamentaux sont
la suprématie (il n'est pas de pouvoir supérieur),
la perpétuité dans le temps (la souveraineté
n'a pas de limites temporelles),
le décisionnisme (elle n'est pas limitée par la loi),
la complétude (il n'existe pas de souveraineté partielle),
la non-transférabilité (la souveraineté ne
peut être donnée sans s'annuler elle-même) et
la juridiction spatiale (territorialité).
Si la souveraineté de l'État-nation, dans son aspiration
à ces qualités, a toujours eu un aspect fictif, elle
a été puissante et a pénétré
l'ensemble des relations internes et externes de l'État-nation
depuis sa consécration par le traité de Westphalie
en 1648. Au cours des cinquante dernières années,
cependant, le monopole étatique de ces attributs combinés
s'est vu sérieusement compromis par les flux transnationaux
croissants de capitaux, de personnes, d'idées, de ressources,
de biens, de violences, et de loyautés politiques et religieuses.
Ces flux, en même temps qu'ils traversent les frontières,
se cristallisent à l'intérieur sous forme de pouvoirs,
compromettant ainsi la souveraineté sur ses marges et en
son coeur. La souveraineté de l'État-nation a bien
sûr été érodée par la rationalité
néolibérale, qui ne reconnaît aucune souveraineté
sinon celle des décideurs des entreprises (petites et grandes)
et qui a remplacé les principes politiques et juridiques
démocratiques tels que l'inclusion universelle, l'égalité,
la liberté et l'état de droit par les critères
du marché ; mais elle a aussi été entamée
par un quart de siècle d'affirmations internationales du
droit, des droits et de l'autorité, qui défient parfois
ouvertement la souveraineté étatique, quand ils ne
s'y substituent pas.
Or l'effet de ces évolutions combinées n'a pas été
d'éliminer la souveraineté de la carte politique ou
de nous faire entrer dans une ère post-souveraine. Bien plutôt,
à mesure que s'effaçait la souveraineté étatique,
plusieurs caractéristiques de la souveraineté (mais
pas sa forme théologique) sont apparues dans deux domaines
du pouvoir qui, sans qu'il s'agisse d'une coïncidence, sont
ces mêmes pouvoirs que la paix de Westphalie fit naître
pour contenir et subordonner le capital et la violence légitimée
par la religion. Ainsi, à l'encontre de la thèse de
Hardt et de Negri selon laquelle la souveraineté de l'État-nation
s'est changée en Empire mondial, et à l'encontre également
de celle d'Agamben selon laquelle la souveraineté s'est métamorphosée
en une production et un sacrifice de vie humaine à l'échelle
globale (la guerre civile mondiale), je pense que les traits fondamentaux
de la souveraineté sont passés de l'État-nation
à la domination durable du capital, d'un côté,
et à la violence politique approuvée par Dieu, de
l'autre – qu'elle soit chrétienne, juive ou musulmane.
Ni le capital, ni la violence approuvée par Dieu n'obéissent
à un autre pouvoir que le leur ; l'un et l'autre sont indifférents
au droit national et international, quand ils ne l'instrumentalisent
pas à des fins tactiques ; l'un et l'autre se moquent des
normes juridiques ; l'un et l'autre récupèrent les
promesses de la souveraineté : e pluribus unum.
Mais que peut bien signifier cette idée quant aux nouveaux
murs, et comment peut-elle être étendue pour pouvoir
les penser ? J'avancerai ici plusieurs thèses.
1) Les murs d'aujourd'hui sont moins, comme certains le suggèrent,
une expression résurgente de la souveraineté de l'État-nation
dans la modernité tardive que des images de son échec.
Ou du moins, dans la mesure où ils sont des emblèmes
hyperboliques de la souveraineté étatique, ils ne
font que révéler, comme toute hyperbole, un doute,
une vulnérabilité, une fragilité, une instabilité
qui est au coeur de ce qu'ils cherchent à exprimer –
qualités qui sont elles-mêmes contraires à la
souveraineté et en constituent donc, au sens propre, la défaite.
2) En dépit leur matérialité frappante et leur
aspect inflexible, les nouveaux murs, à bien des égards,
fonctionnent de façon théâtrale, en projetant
un pouvoir et une efficacité qu'ils n'exercent pas réellement.
Prendre le mur à la lettre, comme une pure interdiction,
occulte le fait qu'il produit, en réaction à son érosion
même, une imago de la puissance étatique et qu'il consacre
la violation et la corruption des frontières qu'il vise à
fortifier. C'est ainsi passer à côté du fait
qu'il met en scène une image (fausse) de protection souveraine
pour ceux vivant d'un côté du mur et d'agression souveraine
pour ceux vivant de l'autre côté : pouvoirs en effet
fortement limités par les technologies modernes d'infiltration
et par la dépendance des « économies nationales
» à l'essentiel de ce que ces murs visent à
contenir, en particulier la main-d'oeuvre bon marché. On
cache ainsi, en un mot, tout ce que ces nouveaux murs empruntent
au Magicien d'Oz, c'est-à -dire la manière dont ils
font écho aux niveaux (codés) de menace à la
sécurité nationale, lesquels mettent en scène,
eux, une certaine image du renseignement et du contrôle d'État
face à l'adversité.
3) Les nouveaux murs étatiques, plutôt que d'être
des itérations de la souveraineté de l'État-nation,
appartiennent à un paysage chaotique et mondial de flux et
de barrières figurant au sein même des États,
entourant des constellations postnationales et séparant les
parties pauvres et riches du globe (le Premier et le Tiers-Monde).
Dans son ensemble, ce paysage de flux et de barrières indique
l'impossibilité de gouverner par le droit et la politique
nombre des pouvoirs engendrés par la mondialisation ; il
témoigne du recours au blocus et à la police qui vient
pallier cette ingouvernabilité. Dans la mesure où
les nouveaux murs, aux frontières des États-nations,
s'articulent à d'autres barrières et à d'autres
formes de surveillance, privées et publiques, ils indiquent
qu'une distinction s'est effondrée entre politique intérieure
et politique extérieure, ainsi qu'entre la police et l'armée.
Cet effondrement pourrait suggérer à son tour que
la distinction entre le dedans et le dehors de la nation elle-même,
et pas seulement entre les criminels à l'intérieur
et les ennemis à l'extérieur, est de plus en plus
floue. Ce brouillage est parfaitement symbolisé par la tendance
croissante, aux États-Unis et ailleurs, à criminaliser
et emprisonner les travailleurs sans papiers plutôt qu'à
les déporter. Ainsi, l'ironie de l'emmurement moderne, c'est
que la structure choisie pour marquer et renforcer la distinction
entre le dedans et le dehors (la frontière entre «
nous » et « eux », entre l'ami et l'ennemi) apparaît
précisément comme son contraire, lorsqu'on comprend
qu'elle relève d'un ensemble complexe de lignes qui érodent
la distinction entre l'État et le citoyen, la police et l'armée,
le sujet et la patrie, la loi et l'absence de loi.
Ces thèses, que je développe un peu plus loin, ne
reposent pas sur les effets souvent dévastateurs des nouveaux
murs sur les communautés, les existences ou les environnements
qu'ils traversent – effets qui comprennent la perte de vies,
de parents, de vergers, de revenus, d'espoirs et d'avenirs politiques,
la division des communautés et la destruction des écosystèmes.
Reconnaître ces effets est certes d'une grande importance
; mais cela ne suffit pas pour comprendre la relation entre ces
murs et l'effondrement de la souveraineté étatique.
Je ne prends pas ici position pour ou contre les murs, et ne propose
aucune politique de frontière ; mon analyse aspire plutôt
à révéler, à travers le phénomène
de l'emmurement de l'État-nation, certains aspects problématiques
et épineux de la situation dans laquelle se trouve aujourd'hui
le pouvoir politique.
L'échec souverain
Comme je l'ai déjà avancé, ce qu'il y a de
frappant, à première vue, dans la prolifération
des murs à l'aube du XXIe siècle, c'est leur empreinte
selon toute apparence physique, durable, pré-moderne, dans
le contexte d'un monde moderne tardif où le pouvoir est de
plus en plus en réseau, virtuel, microphysique et même
liquide, et où les personnes sont de plus en plus reliées
entre elles, sinon hybridées. Si habitués que nous
soyons aux files d'attente et aux postes de contrôle qui émaillent
la vie quotidienne (à l'entrée des musées,
des concerts, des événements sportifs, devant les
écoles, dans les aéroports), il y a un caractère
franchement archaïque dans la construction lente et manifeste
de murs faits de béton, de briques, de fer, d'acier, de barbelés
ou même de mailles synthétiques. Comparés aux
traits évanescents, changeants et superficiels de la politique
et de la culture de notre modernité, les murs paraissent
solides et permanents, et semblent incapables de ruse et de dissimulation.
Et si l'on côtoie chaque jour des centaines de murs virtuels
(pare-feu et filtres anti-spams de nos ordinateurs, systèmes
d'alarme et de verrouillage automatiques de nos voitures, de nos
maisons, de nos bureaux, mots de passe omniprésents), le
spectacle de ces barrières physiques reste singulier. Leur
matérialité les apparente à un vestige d'un
autre temps, celui des rois et des forteresses, des douves et des
milices, des Guelfes et des Gibelins – loin de l'époque
des bombes intelligentes, des boucliers antimissiles, des écrans
digitaux, où les personnes et les risques sont littéralement
si mouvants et si radicalement métissés qu'une barrière
terrestre physique ne peut pas plus les contenir que la pollution
de l'air ou une épidémie de grippe.
Par ailleurs, la théorie critique contemporaine nous a sensibilisés
à des modes de pouvoir qui sont radicalement étrangers
soit à la symbolique soit à la prophylactique des
murs. Nous avons appris, en particulier des Français, à
garder un oeil sur l'opération discursive du pouvoir, sur
son habitus non centralisé, sur son halo intangible. Nous
sommes sensibles au caractère disciplinaire du pouvoir moderne,
à son réseau, à ses mouvements rhizomiques,
irrigants ou circulaires, à ses qualités de légèreté
et d'évanescence, alors même qu'il orchestre des effets
de domination sans précédent. Les murs semblent au
contraire s'enraciner dans un mode de pouvoir souverain, spatialement
limité et territorial, un pouvoir à la fois matériel,
centralisé, corporel, et qui s'exerce ouvertement par la
force, la police, la clôture.
Mais le rapport entretenu par les murs des États-nations
avec la dissémination du pouvoir politique dans des corps
en réseau et avec les appareils de sécurité
de nos maisons, de nos voitures, de nos écoles et de nos
aéroports, est le premier indice pour comprendre l'épidémie
actuelle de construction de murs.
Loin de constituer une défense contre l'invasion d'une autre
puissance étatique, les murs du XXIe siècle articulent
un complexe enchevêtrement de préoccupations économiques
et sécuritaires, en relation avec des acteurs non étatiques
et des mouvements massifs de population qui répondent aux
guerres, aux persécutions ethniques, à la destruction
et au désespoir économiques 3.
Le danger que les murs sont censés arrêter, ce n'est
pas seulement le candidat potentiel à l'attentat-suicide,
mais l'immigration de masse, pas seulement la violence ouverte contre
la nation, mais la dilution imaginée de l'identité
nationale par le biais d'une nouvelle démographie raciale
ou ethnicisée, pas seulement les entrées illégales,
mais la pression insoutenable sur une économie nationale
qui a cessé d'être nationale [économie mondialisée]
ou sur des États-providence qui abandonnent de plus en plus
leurs fonctions sociales4.
En tant que tels, les nouveaux murs défendent un dedans contre
un dehors dans lequel ces termes ne sont plus fixés par l'identité
de ou l'allégeance à l'État-nation, c'est-à
-dire où l'altérité et la différence
n'ont plus de lien avec la juridiction ni avec l'appartenance. Ils
articulent une distinction dedans/dehors dans laquelle ce qui reste
dehors, ce ne sont ni d'autres nations ni d'autres citoyens, et
où les sujets, le pouvoir politique et la violence sont territorialement
détachés, des deux côtés, des États
et de la souveraineté.
Pour le dire autrement, les nouveaux murs répondent en partie
à une absence permanente de loi qui touche les bordures des
États en même temps qu'elle les traverse, à
une contestation continue de la souveraineté de l'État-nation
à laquelle il est remédié par une intensification
de l'action policière et militaire (exception) et non par
des mesures légales (règle). Au lieu d'émaner
de la souveraineté de l'État, ces murs expriment donc
le statut conceptuel a priori de la perte de celle-ci – son
lien normal à l'autorité légale, à l'unité,
à une juridiction établie. On observe aussi cet échec
de la souveraineté dans la manière dont les nouveaux
murs codifient les conflits auxquels ils répondent comme
étant à la fois permanents et impossibles à
remporter, ainsi que dans la militarisation permanente dont ils
sont l'objet. Cet échec apparaît également dans
le fait que plusieurs de ces murs ne font pas que délimiter,
mais inventent les sociétés qu'ils dessinent –
sociétés qui ne s'identifient pas toujours aux souverains
en place ou aux États-nations établis comme tels.
Le mur à la frontière sud des États-Unis ne
les sépare pas seulement du Mexique, mais de tout l'hémisphère
sud. Le mur israélien ne marque pas deux États, ni
même un seul, pas plus qu'il n'est l'expression d'un pari
cohérent qui serait effectué dans un sens ou dans
l'autre ; tout comme les murs de l'Afrique du Sud à l'époque
de l'Apartheid et depuis, ou les « lignes de paix »
traversant Belfast et Derry, ne visent à diviser ou à
unir ces villes ou l'Irlande. Ces murs sont plutôt des monuments
à l'insécurité et à l'instabilité
de la souveraineté ; ils s'efforcent de répondre à
la condition qui, simultanément, les institutionnalise.
Ainsi, les nouveaux murs, loin d'être des signes de souveraineté,
sont un symptôme de son érosion, et s'ils représentent
un décisionnisme contingent qui excède le droit, il
s'agit d'un décisionnisme local, dispersé, qui se
détache de l'État, accentue la dissémination
du pouvoir étatique et affaiblit encore le lien entre État
et souveraineté. Ainsi, si les murs sont en partie des armes
contre un ennemi permanent ou contre l'illégalité,
à la fois dans les frontières des États-nations
et en leur sein, s'ils comptent parmi les nouvelles technologies
de pouvoir répondant aux limitations et même à
la faillite de l'État de droit dans les États souverains,
ils forment aussi une continuité par rapport aux pratiques
extra-juridiques apparaissant partout. Cet extra-juridisme ne renvoie
pas seulement à la construction de murs qui se substitueraient
à la loi, mais également au brouillage des prérogatives
de l'armée, de la police et des citoyens à l'oeuvre
au pied de ces murs, brouillage qui défie à la fois
le juridisme et le monopole de la violence en lesquels est ancrée
la souveraineté de l'État.
On trouvera un exemple concret de ce brouillage dans la construction
récente d'un morceau du mur frontalier dans une petite ville
de l'Arizona, qui est l'oeuvre d'un groupe organisé d'autodéfense,
les Minutemen, qui veut stopper l'immigration illégale à
la frontière sud des États-Unis. À 100 km d'un
point d'entrée sécurisé, dans une propriété
privée de cette petite ville, les Minutemen ont entrepris
de financer, de concevoir et de bâtir une barrière
d'un kilomètre et demi, fait d'un maillage haut de cinq mètres
que l'on ne peut ni escalader, ni couper avec une scie ou des tenailles
ordinaires. Cet effort semble destiné à montrer comment
travailler à un ministère de l'Intérieur (Home
Security Department) jugé incompétent et inefficace
; à cet égard, il exprime un certain anti-étatisme
ou du moins un certain mépris pour le poids bureaucratique
et juridique qui caractérise l'État démocratique
libéral. Les Minutemen ont pourtant également pour
objectif de renforcer le pouvoir étatique, et l'État
lui-même se fait volontiers le partenaire de ce groupe hors
la loi : ainsi, au sommet de la clôture, le groupe d'autodéfense
a installé des caméras pour filmer les entrants illégaux,
caméras qui sont directement reliées aux bureaux de
la police des frontières. (Renversant cette relation, le
gouverneur du Texas a autorisé début 2007 un projet
de 5 millions de dollars destiné à installer des caméras
sur des parties du mur construit à la frontière entre
le Texas et le Mexique, caméras reliées à un
site Internet ouvert à tous, de sorte que « les internautes
du monde entier peuvent surveiller la frontière et alerter
les autorités s'ils surprennent des mouvements illégaux
».)
En plus de l'activité des groupes d'autodéfense venant
compléter et même se combiner à celle de l'État
le long de certains murs, le brouillage que nous avons évoqué
a fait d'autres apparitions éloquentes sur le Web. On peut
citer par exemple le site « usborderpatrol.com », dont
le nom, le logo et la maquette ressemblent, au premier regard, au
site officiel de la police des frontières. Il est en réalité
géré par d'anonymes « supporters de la police
des frontières des États-Unis », qui se disent
mécontents de l'attention insuffisante portée par
l'organisme aux relations publiques, à la mobilisation politique
et à l'éducation, et jugent inefficaces les mesures
et les technologies des autorités fédérales
en matière de sécurisation des frontières 5.
La personnification de l'autorité souveraine ne se limite
d'ailleurs pas à la maquette et à la conception du
site Web. On trouve sur « usborderpatrol.com », entre
autres choses, un rappel exhaustif des pratiques et des devoirs
de la police des frontières, sur un ton qui n'est pas sans
rappeler un certain autoritarisme policier ; le site s'adresse à
l'internaute sur ce ton menaçant et sournois propre au pouvoir
qui n'a que mépris pour ses sujets, qui aime s'amuser avec
eux, et dont le professionnalisme ou la conduite n'est soumis à
aucun contrôle – un pouvoir parfaitement con çu
pour faire barrière entre le Premier et le Tiers-Monde. Il
est intéressant d'observer, toutefois, que si le texte du
site s'adresse à un « tu » étranger qui
cherche à entrer illégalement aux États-Unis,
il est entièrement rédigé en anglais. Il ne
semble donc pas aspirer à éduquer ou mettre en garde
ce « tu », mais plutôt à exercer ce pouvoir
sur les citoyens états-uniens qui pourraient douter de la
validité ou de l'efficacité du pouvoir de la police
des frontières, et à le faire sur un mode que cette
dernière ne pourrait employer ni publiquement ni officiellement.
C'est là un parfait exemple d'une nouvelle forme de décisionnisme
politique ou d'extra-légalité apparue dans le sillage
de la souveraineté étatique, d'une pratique d'autodéfense
qui, tout en voulant suppléer au pouvoir défaillant
de l'État dans la défense de la nation, détruit
sans le vouloir son objectif.
Mise en scène et théâtralité
Si les nouveaux murs proscrivent parfois réellement les
corps étrangers réputés dangereux pour ce qu'ils
délimitent, ils constituent le plus souvent des gestes et
des symboles politiques élaborés, des concessions
à certains électorats, des signes de ce qui inquiète
sans pouvoir être contenu ; ils sont aussi peu adaptés
au projet de sécurité nationale que la fouille scrupuleuse
et l'examen minutieux des bagages d'un couple de retraités
dans un aéroport. J'en donnerai un exemple. À la frontière
entre Tijuana et San Diego, le mur est fait de trois couches d'acier
de cinq mètres de haut, ornés de capteurs et de caméras
de vidéo surveillance, et contrôlés par des
centaines de patrouilleurs en Jeeps et en hélicoptères.
Une cinquantaine de kilomètres à l'est, le mur, abondamment
troué, ne fait plus qu'une seule épaisseur. Le mur
frontalier d'El Paso, au Texas, est du même ordre. Les fortifications
ont pour effet d'obliger les candidats à l'immigration, temporaire
ou permanente, à un périple plus cher et plus dangereux
qu'auparavant, à travers les montagnes et le désert
; ce qui fait naître en retour une industrie de la contrebande
plus sophistiquée et plus coûteuse, et augmente la
probabilité que les entrants illégaux restent aux
États-Unis de façon permanente pour ne plus se risquer
à des traversées pluriannuelles. En outre, le mur
entre les États-Unis et le Mexique, et la barrière
entre l'Égypte et Gaza, ont suscité une prolifération
des systèmes de tunnels de contrebande ; les éradiquer
est presque aussi difficile que d'essayer d'éliminer toutes
les taupes d'un pré.
Mais si les murs n'arrêtent pas l'immigration illégale,
pourquoi les construire ? La plupart des experts s'accordent à
dire que les murs sont « moins une question de dissuasion
que de gestion de l'image de la frontière […].Policer
la frontière est une performance rituelle. Quand les échecs
de la dissuasion provoquent une crise de la performance, les performers
sauvent la face en promettant un spectacle encore plus spectaculaire6.
» Prenons l'exemple de l' « opération Gatekeeper
», nom donné à la partie du mur construite au
début des années 1990 en Californie, au sud de San
Diego. Selon Mike Davis, elle a été lancée
par l'administration Clinton à l'initiative d'un sénateur
démocrate de cet État en vue d'empêcher les
conservateurs de s'approprier la question de la frontière.
La militarisation de la frontière a été conçue
pour montrer que les démocrates n'étaient pas des
« mous » en matière d'immigration illégale,
et le sénateur de Californie a fréquemment utilisé
le mur dans ses conférences de presse. Le triplement du mur
sous l'administration Bush a été décidé
par un député conservateur du même État
pour montrer qu'il avait une position encore plus ferme sur l'immigration7.
La même course à qui soutiendra un mur encore plus
infranchissable a animé les dernières élections
aux États-Unis. Tous les politiciens soutiennent publiquement
le mur ; très peu croient en son efficacité.
Les murs ne fournissent pas seulement aux politiciens et aux partis
un décor spectaculaire pour faire face au bourbier de l'immigration
et des politiques d'amnistie (permettant aussi de cultiver des électorats
racialisés de part et d'autre de l'enjeu controversé
de l'immigration) ; ils ressuscitent aussi l'image d'un État
capable d'assumer le pouvoir de protection et d'autodétermination
menacé par les technologies terroristes d'un côté
et le capitalisme néolibéral de l'autre. Ce sont des
figures de cette protection et de cette autodétermination,
et, plus généralement, des symboles de la résolution
et de la capacité à agir que l'on identifie généralement
à l'autonomie politique issue de la souveraineté.
Que cette figure soit une illusion n'enlève rien au rôle
important qui est le sien : fournir un baume à des problèmes
politiques qui n'ont pas de solution simple. Les murs seront ainsi
politiquement d'autant plus démonstratifs qu'ils seront relativement
inefficaces. L'économiste indien Jagdish Bhagwati écrit
à ce propos : « Si la décision de l'ancien Premier
Ministre Indira Gandhi de construire une clôture le long de
l'immense frontière entre l'Inde et le Bangladesh s'est avérée
inefficace …],ce n'en fut pas moins une très bonne
mesure. Car, même si l'on ne pouvait pas réellement
fermer la frontière, laisser penser que l'on ne faisait rien
aurait été politiquement explosif […].Et la
construction de la clôture était le moyen le moins
périlleux de ne rien faire tout en ayant l'air de faire quelque
chose8. »
Il est important d'observer, cependant, que de telles performances
ne constituent pas une simple réponse à la xénophobie
ou au racisme ambiants, ou une simple exploitation de ceux-ci ;
elles ont aussi pour effet, devant de nombreux problèmes
politiques et économiques insolubles qui suscitent eux-mêmes
des impératifs contradictoires relativement aux frontières,
de les produire. En plus de mettre en scène la force et l'intégrité
souveraine, les murs fabriquent ainsi, « performativement
», une nationalité xénophobe et une souveraineté
imaginée. Pour comprendre plus précisément
comment opère cette performance, je voudrais examiner le
réseau économico-sécuritaire au sein duquel
les murs sont mis en scène et auquel ils contribuent.
Le noeud économico-sécuritaire
La croyance traditionnelle en matière de mondialisation
néolibérale dit que celle-ci produit des impératifs
économiques et sécuritaires contraires : l'économie
pousse à l'élimination des barrières, la sécurité
à leur renforcement. Aussi, l'effacement des distinctions
entre les peuples, les cultures, les États, les monnaies,
etc., suscité par l'économie, se voit-il contrarié
par une pression sécuritaire en faveur des frontières
et de la fermeture. Mais l'aspect mobile, poreux et régulateur
des nouveaux murs suggère une réalité plus
complexe. En premier lieu, les préoccupations de sécurité
que véhicule le récit conventionnel sont souvent les
effets de l'économie néolibérale. Ensuite,
les préoccupations sécuritaires et économiques
ont des impératifs contraires en matière de frontières
et de barrières. Enfin, les performances de certaines fonctions
économiques et sécuritaires s'alimentent et s'instrumentalisent
mutuellement.
Les effets violents de la mondialisation économique et les
dilemmes qu'ils produisent concernant la question des frontières
sont bien connus : habitants d'Amérique centrale si désespérément
pauvres qu'ils sont prêts à risquer leur vie et à
ne plus jamais revoir leurs familles pour devenir des journaliers
illégaux aux États-Unis, Bangladeshi fuyant vers les
bidonvilles de Calcutta à la recherche de jours meilleurs,
Nord-Africains traversant l'Égypte pour devenir des travailleurs
illégaux en Israel dans une culture qui leur est ouvertement
hostile. Aujourd'hui, les relocalisations éclairs des lieux
de production, la chute et la hausse rapide des monnaies et des
prix, et autres vicissitudes économiques, produisent ce que
Hannah Arendt qualifiait il y a cinquante ans de peuples (sans États)
réduits à une « vie nue » (bare life),
si politiquement disqualifiés et privés d'attaches,
si peu imprégnés de ce qui fait notre humanité
que les nouveaux murs apparaissent comme une sorte de cage opposée
à leur invasion quasi animale 9. Et si les discours humanistes,
et notamment démocratiques, selon lesquels l'expression,
la reconnaissance, la loi et la liberté sont des marqueurs
de ce qui définit l'humanité, gardent encore une certaine
pertinence, ces barricades silencieuses dénient ces capacités
à la fois aux êtres qu'elles visent à contenir
et aux pouvoirs qu'elles représentent, ignorant tacitement
l'humanisme universel que ne cesse de promulguer le discours moral,
soi-disant mondial, de la démocratie et des droits de l'homme.
Mais si les murs répondent à certains effets violents
de la mondialisation néolibérale, ils répètent
parfois crûment son schéma régulateur idéal
: gouverner les flux de travailleurs et de marchandises tout en
autorisant sans restriction les flux de capitaux. Même les
murs les plus physiquement menaçants régulent plutôt
qu'ils n'empêchent toute immigration illégale ou légale
; on le voit dans l'énorme variation, selon les phases d'expansion
et de contraction de l'économie, du nombre d'immigrés
mexicains sans papiers aux États-Unis et du nombre d'actions
menées contre leurs employeurs. En phase de récession,
les sanctions tombent par dizaines de milliers ; en période
de boom, elles se réduisent presque à rien et sont
remplacées par quelques opérations frappantes à
fins publicitaires. De même, les Israéliens, en particulier
dans les colonies, mais également dans le reste du territoire,
ne cessent d'employer des travailleurs palestiniens illégaux
et des travailleurs de Cisjordanie ayant un permis de travail, entretenant
ainsi un flux dont dépend l'économie et que décrient
les politiques. En bref, les murs aident à produire la liminalité
entre le droit et le non-droit qu'exige la flexibilité de
la production. Ils facilitent la formation d'une force de travail
mondiale qui n'est ni organisée ni protégée,
et accroissent le nombre de sujets qui ne sont pas des citoyens
et dont on peut à loisir user et disposer.
Mais si les préoccupations économiques et sécuritaires
nationales nécessitent à la fois des barrières
poreuses et une régulation des flux pouvant les traverser,
ces deux ensembles de préoccupations s'interpénètrent
en tant que discours de légitimation dans la production et
la promotion des murs. Ainsi, même si le mur entre les États-Unis
et le Mexique semble avoir pour cible la main-d'oeuvre alléchée
par les niveaux de salaire nord-américains et dont a besoin
l'économie nord-américaine, les politiques et les
groupes citoyens en font souvent la promotion sur fond de sécurité
nationale. S'agissant de ce mur, l'un de ces groupes a adopté
le slogan : « Les terroristes adorent ouvrir les frontières.
Souvenez-vous du 11 Septembre. » Et le site WeNeedAFence.com
écrit : « En plus des centaines de milliers d'immigrés
illégaux d'Amérique centrale et d'Amérique
du Sud, il y a plusieurs centaines, peut-être des milliers
[…]d'étrangers illégaux venus de pays finançant
le terrorisme ou abritant des terroristes qui entrent chaque année
aux États-Unis par notre frontière avec le Mexique
[…].Ce type de barrière en Israel ]a réduit
de 95 % les attaques terroristes. » WeNeedAFence.com symbolise
la mobilisation des peurs et des préoccupations sécuritaires
au nom de peurs et de préoccupations économiques et
démographiques. Mais le processus fait aussi apparaître
des opérations racistes et de xénophobes, opérations
que les murs eux-mêmes mobilisent en mélangeant les
deux ordres de préoccupation. Voici l'un des poèmes
qui a été publié sur ce site :
« Une frontière ouverte », par Scott Rohter
Prends des briques et bâtis un mur Fais le solide, grand et
fort. Étends-le du golfe à la mer Pour que nous soyons
plus en sécurité chez nous. Fais-le large, d'un bord
à l'autre, Que terroristes et contrebandiers ne puissent
le franchir ; Fais-le épais, préserve-le des brèches
Par où passe la drogue qui ruine nos âmes. Fais barrière
au trafic de drogue. Protège-nous des attaques terroristes.
Et prions pour qu'il passe l'épreuve du temps Et garde ce
pays, le mien, sain et sauf. Réfléchis un peu : c'est
ta mission De laisser dehors ceux qui violent et volent ; Tu ne
peux te dérober à cette grande cause Quand nous sommes
si nombreux à avoir perdu fille et fils. Tu demandes à
nos enfants de servir et de se battre ; Ils font confiance à
leurs chefs pour faire ce qui est bien. Et ce qui est bien, c'est
ça – c'est facile à comprendre, C'est aussi
simple qu'un, deux, trois : Si tu veux nous protéger dans
la guerre contre la terreur Une frontière ouverte est une
fatale erreur.
Il est facile de se moquer de l'ignorance réactionnaire
de Rohter, qui mêle dans la même chaîne métonymique
le terrorisme, la contrebande, la drogue, le viol, le vol et l'immigration
illégale, d'un côté, et la solidité,
la force, la grandeur, la foi chrétienne et les enfants justement
sacrifiés dans les « guerres pour la liberté
», de l'autre. Mais cette métonymie fait également
la critique des projets nationalistes et postnationalistes contemporains
qui vont des conquêtes militaires états-uniennes depuis
le 11 Septembre à l'occupation israélienne de la Palestine,
en passant par une Union européenne fermée sur elle-même.
Ses oppositions diamétrales et tranchées nous voilent
la fusion et la confusion, sur le lieu même des murs, du dedans
et du dehors, de l'armée et de la police, du civil et du
soldat, du travailleur et de l'insurgé armé, ainsi
que les paradoxes de la démocratie murée dont elles
sont l'expression. Comme, en Afrique du Sud, les vieux bantoustans
qui, physiquement et ontologiquement, séparaient les Blancs
de la main-d'oeuvre africaine dont dépendait leur existence,
les nouveaux murs organisent cette dépendance tout en exprimant
idéologiquement une séparation. Ils inversent visuellement
le besoin et la dépendance en ressuscitant les mythes fondateurs
de la pureté et de l'autonomie nationales.
Mike Davis observe que les nouveaux murs s'apparentent à
des barrages dans la mesure où ils sont construits pour réguler
plutôt que pour bloquer des flux 10. Mais la pertinence de
la comparaison vaut pour une autre raison : les murs sont les signifiants
visuels du pouvoir humain et de la capacité étatique
; en tant que tels, ils ne font pas que récupérer
une distinction effacée entre nous et eux, le dedans et le
dehors, le droit et le non-droit, mais nous détournent de
la réalité de l'interdépendance mondiale au
moyen d'images d'autosuffisance et d'autonomie ; ils dissimulent
surtout la défaillance de la souveraineté de l'État-nation
en en donnant une image de puissance et de rectitude. Les murs empruntent
à cet égard une dimension de la souveraineté
que Hobbes qualifiait de terrifiante (overawing) et qu'il comparait
au pouvoir de Dieu, car ils permettent l'infiltration qu'ils prétendent
interdire, et prennent le plus souvent toute leur signification
comme régulateurs post-étatiques des flux mondiaux
de personnes et de marchandises. Si, substituant la crainte à
l'efficacité, l'image à l'obstacle, la force au droit,
ils mettent en scène le pouvoir souverain sous sa forme la
plus théologique, cela nous rappelle que la souveraineté
étatique affaiblie d'aujourd'hui a libéré les
pouvoirs jumeaux qu'elle était à l'origine conçue
pour endiguer : l'économie politique et la religion. Cela
nous rappelle aussi la sensibilité contemporaine de la politique
et de ses sujets aux motifs théologiques, une sensibilité
qui s'inscrit sur les nouveaux murs eux-mêmes comme visage
théologique de la souveraineté. Aussi n'est-ce pas
un hasard si le poème de Rohter se présente comme
une prière adressée à l'État.
(Traduit par Christophe Jaquet. )
Ce texte est une version revue amendée d'une conférence
donnée par Wendy Brown le 16 novembre 2008 à l'École
normale supérieure intitulée « Porous Sovereignty,
Walled Democracy ». Une autre version, accompagnée
d'autres textes, paraîtra à l'automne 2009 aux Prairies
ordinaires.
Wendy Brown
Wendy Brown est professeur de science politique à l'université
de Californie (Berkeley), où elle est également rattachée
aux programmes doctoraux de « Théorie critique »
et « Femmes, genre et sexualité ». Elle a publié
de nombreux ouvrages, parmi lesquels Regulating Aversion ; Edgework
; Left Legalism/Left Critique ; Politics Out of History ; States
of Injury et Manhood and Politics. Elle travaille actuellement,
entre autres, sur la relation entre la critique de la religion chez
Marx et sa critique du capitalisme.
Pour citer cet article : Wendy Brown, « Souveraineté
poreuse, démocratie murée », in La Revue Internationale
des Livres et des Idées, 12/01/2010,
url: http://www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=356
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