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Résumé :Le néolibéralisme et le néo-conservatisme
sont des arts de gouverner et de réguler les comportements.
Ce livre est une hypothèse sur leur articulation.
Le rêve démocratique est-il révolu ? Faut-il
douter, aujourd’hui, de la nécessité du lien
entre Occident et promotion de l’État de droit ? Et
peut-on élaborer une critique radicale du présent
sans céder à la "haine de la démocratie"
? Ces questions prennent sens à la suite de ce qu’il
faut bien appeler l’illusion post-1989. Nombre d’intellectuels
ont interprété la chute du mur de Berlin comme la
prémisse d’une démocratisation sans obstacle
du monde. Mais la suite de l’histoire a montré que
les obstacles viennent de là où on ne les attend plus,
en l’occurrence de nos démocraties elles-mêmes
dont Wendy Brown dresse un portrait sans concessions.
L’auteur, professeur à l’université de
Berkeley, forge le concept de "dé-démocratisation"
pour aborder un phénomène paradoxal : l’abandon
des exigences démocratiques au nom du principe de liberté.
L’analyse, qui porte pour l’essentiel sur le cas américain,
ne cède ni à la théorie du complot, ni à
celle du devenir oligarchique de la démocratie. Il ne s’agit
pas non plus d’ouvrir une nouvelle carrière au concept
d’idéologie en dénonçant le "mensonge
libéral" dont l’administration Bush (et, pour
nous, la présidence Sarkozy) serait le dévoilement
enfin irréfutable. La "dé-démocratisation"
désigne un processus plus troublant, où le libéralisme
traditionnel se voit contredit par ceux-là mêmes qui
en revendiquent l’héritage, et où la démocratie
est atteinte dans ses principes au nom de l’impératif
qui porte sur sa généralisation. Emphase du discours
sécuritaire, démantèlement de l’État
providence, moralisation du discours public et référence
soutenue à une religiosité intolérante : comment
penser l’unité d’une telle évolution ?
L’ouvrage est composé de deux articles parus séparément
: "Le néolibéralisme et la fin de la démocratie"
et "Le cauchemar américain" . Si le premier porte
sur le néolibéralisme, le second tente d’expliquer
comment la valorisation d’un individualisme radical (et tendanciellement
libertaire) a pu s’accompagner, aux États-Unis, du
renforcement des dispositifs répressifs au nom du néo-conservatisme.
De la promotion de l’individu entrepreneur de lui-même
et responsable de chaque parcelle de son existence à la remise
en cause du droit des minorités et de la législation
sur l’avortement, la conséquence est-elle la bonne
? Pour répondre à cette question, l’auteur refuse
d’aborder le lien entre néolibéralisme et néo-conservatisme
comme celui d’une doctrine économique et de son idéologie.
Il s’agit plutôt de deux formes de "rationalités
politiques" au sens de Foucault , c’est-à-dire
des "ordres discursifs de la raison qui informent les sujets
et les institutions politiques". Le néolibéralisme
et le néo-conservatisme sont des arts de gouverner et de
réguler les comportements individuels. Ce livre est une hypothèse
sur leur articulation contemporaine.
Distinguer le néolibéralisme du libéralisme
L’auteur rappelle les caractéristiques du néolibéralisme
: la soumission de l’action individuelle et publique à
la rationalité économique (l’individu calculant,
l’État entrepreneur), la promotion unilatérale
de la "concurrence" dans toutes les sphères de
la société, un étatisme renforcé mis
au service du marché et un horizon d’"égale
inégalité pour tous". Plus originale est l’insistance
de Brown sur les écarts entre cette rationalité politique
et le libéralisme traditionnel. Là où ce dernier
se présentait comme une doctrine naturelle et anthropologique
(la théorie du "laissez faire" suppose la naturalité
du marché), le second est normatif et suppose l’intervention
constante de l’État en faveur d’un marché
économique qui perd son évidence de fait. Le néolibéralisme
est la doctrine d’auteurs contemporains de la révolution
bolchevique et de la montée du nazisme (Hayek, Röpke,
Rueff). De ces expériences, ils ont conclu que le marché
était fragile et qu’il était nécessaire
de le renforcer par tout un appareil législatif.
La méfiance traditionnelle du libéralisme à
l’égard du gouvernement s’efface donc au profit
d’une doctrine qui confère à l’État
la prérogative d’informer les vies dans le sens de
la mise en concurrence. Cela n’est pas sans conséquences
sur la conception que le néolibéralisme se fait du
droit. Celui-ci, autre différence capitale avec le libéralisme
classique, n’est plus envisagé comme un principe de
limitation du pouvoir, mais comme un instrument de transformation
de la société. L’auteur remarque qu’aux
États-Unis (mais cela vaudrait ailleurs), l’"homme
d’affaires" a remplacé l’"homme de
loi" aussi bien dans la sociologie du personnel politique qu’au
niveau de l’idéal social. Cela suffit à rendre
inopérantes les critiques (venues de la gauche) contre l’idéologie
des droits de l’homme et celles (venues de la droite) contre
le "pouvoir des juges". Les théories du soupçon
sont anachroniques : elles supposent la vitalité d’un
ennemi (le libéralisme) que l’on déteste au
point de ne pas remarquer qu’il est en train de disparaître.
Le néolibéralisme n’est donc ni un "avatar
historique inévitable du capital", ni un simple effet
de la généralisation de la "rationalité
instrumentale" . C’est le bénéfice de la
référence à Foucault que de permettre d’agencer
l’économisme marxiste à la sociologie de Weber
: le néolibéralisme est un dispositif authentiquement
politique, même s’il émane de la société
et non d’un pouvoir tutélaire. De ce point de vue,
la distinction (largement usitée en France) entre un "bon"
libéralisme (politique) et un "mauvais" libéralisme
(économique), si elle peut comporter un intérêt
stratégique, n’est d’aucune pertinence théorique.
Mieux vaut distinguer entre l’ancien libéralisme fondé
sur la liberté individuelle et sur l’échange
des biens, et un néolibéralisme interventionniste
et concurrentiel. Mais, dans les deux cas, nous avons bien affaire
à des formes de "rationalités politiques",
et non à l’expression idéologique de rapports
sociaux.
Comment penser l'alliance du néolibéralisme
au néo-conservatisme ?
Reste alors l’énigme : comment expliquer qu’un
idéal marchand et individualiste ait pu, aux États-Unis,
s’associer aussi aisément au moralisme étroit
des néo-conservateurs. L’hypothèse de Wendy
Brown est particulièrement convaincante : si le néolibéralisme
est une politique de régulation des individus fondée
sur leur liberté, le meilleur moyen de canaliser cette liberté
est de la moraliser. Le néo-conservatisme remplit cette fonction
: il interpelle les citoyens en termes moraux et religieux. Il fait
l’apologie des contraintes nécessaires pour éviter
les excès de la liberté d’entreprendre.
Le livre de Wendy Brown nous explique, en somme, que le grand malheur
vient de ce que, depuis le début des années 1980,
les réactionnaires sont devenus optimistes. En d’autres
termes, les néo-conservateurs ont épousé pour
un laps de temps le néolibéralisme. Il est vrai que
les néo-conservateurs américains constituent un groupe
disparate qui regroupe "des intellectuels et des anti-intellectuels,
des juifs laïcs et des chrétiens évangéliques,
des musiciens de chambre devenus soviétologues, des professeurs
de théorie politique convertis en conseillers politiques,
des Blancs en colère et des Noirs vertueux" . Mais tous
ont profité de l’affaiblissement des institutions libérales
par le néolibéralisme pour promouvoir leur moralisme
anti-juridique et leur religiosité messianique.
Wendy Brown s’en défendrait peut-être, mais
le néo-conservatisme apparaît tout de même comme
le renfort idéologique du néolibéralisme, la
manière dont, aux États-Unis, ce dernier à
répondu à l’exigence d’un "supplément
d’âme". Cet agencement demeure américain
et il conviendrait de se demander ce qui, dans chaque situation
nationale, a joué le rôle de discours de la légitimation.
En France, où la religion a depuis longtemps perdu sa force
mobilisatrice, c’est peut-être du côté
du discours "républicain" qu’il faudrait
rechercher la caution paradoxale du démantèlement
de l’État providence. Dans tous les cas, il apparaît
que le capitalisme a toujours besoin d’un "esprit"
qui confère à la recherche du profit un peu de charme
moral .
Dépasser la rhétorique anti-libérale
Force est de constater que cet "esprit" n’a, aujourd’hui,
plus rien de libéral et qu’il faudrait prendre la mesure
de cette évolution. Ce livre constitue donc aussi une invitation
faite à la gauche. À la gauche "radicale"
d’abord, dont l’auteur continue à se réclamer,
et à qui elle suggère d’abandonner la rhétorique
anti-libérale dont le néolibéralisme s’est
toujours fort bien accommodé. Au moment même où
il est le plus affaibli, le libéralisme s’impose comme
"ce que l’on ne peut pas ne pas vouloir", et les
salves constantes contre lui apparaissent de plus en plus comme
des tirs dérisoires sur une ambulance. À l’adresse
de ses amis, Brown s’excuse presque de ressentir "une
certaine sollicitude pour la démocratie bourgeoise"
, un sentiment qui invite les ennemis du libéralisme à
se sentir responsables de ce qu’ils n’ont jamais aimé,
mais qui menace de disparaître. Mais la leçon de ce
livre concerne aussi la gauche "réformiste" puisque
"lorsque les principes démocratiques de gouvernance,
les codes civils, voire la moralité religieuse, sont soumis
au calcul économique (…), alors disparaissent non seulement
les foyers d’opposition à la rationalité capitaliste,
mais aussi les foyers réformistes" .
Accepter d’aimer le libéralisme au moment où
il disparaît ou dénoncer le néolibéralisme
au nom du libéralisme : l’alternative n’a sans
doute rien de réjouissant. Cette conclusion est même
excessivement mélancolique, puisqu’il semble parfois
que, pour l’auteur, l’effacement de la démocratie
libérale soit définitif. Mais, pour espérer
reconquérir, il faut savoir ce que l’on a perdu.
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