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Pour Wendy Brown, le capitalisme est entré dans une nouvelle
période. Elle analyse la réalité à partir
de l’expérience des USA. Cette nouvelle étape
se caractérise par une dé-démocratisation par
la rationalité politique néolibérale. C'est-à-dire
que jusqu’à maintenant, il existait une tension entre
la rationalité politique démocratique et la rationalité
économique non démocratique. Cet écart permettait
des limitations au règne du tout économique. Aujourd’hui,
il s’agit, pour les néo-conservateurs, d’évacuer
cette tension, de supprimer cet écart. Son analyse est valable
pour les USA, mais l’arrivée de Sarkozy au pouvoir
est typique de cette nouvelle donne, me semble-t-il.
Il s’agit d’une vision totalisante, qui concerne le
domaine politique, le social, la sphère économique
et l’intime. Elle essaie d’analyser la manière
dont le néolibéralisme déploie ses efforts
pour organiser tous les aspects de la vie. On peut retrouver ici
la notion de biopolitique, la politique qui prend toute la vie.
Wendy Brown s’appuie sur l’analyse de la gouvernementalité
proposée par Michel Foucault. Elle n’emploie pas le
terme « biopolitique », mais celui d’une nouvelle
gouvernementalité. La voie néolibérale anti-démocratique
essaie de façonner l’individu néolibéral,
les institutions, la société et bien sûr l’économie.
Ceci a des effets durables et profonds sur l’articulation
de la citoyenneté, du social, de l’Etat. Le discours
politique dans son ensemble est touché. Le néolibéralisme
est beaucoup plus large qu’une simple politique économique.
Ce sont des ordres discursifs : des modèles de pensée,
un modèle de gouvernance, une culture politique diffusée
partout, et une efficacité pratique. L’objectif est
clair, c’est une mise à mal de la démocratie,
il faut vider de tout contenu le gouvernement par le peuple.
Le mot « libéralisme » pose un problème
de définition. Wendy Brown admet la difficulté, pour
ma part je préfère celui de capitalisme. Elle emploie
ce terme parce que c’est celui employé par les opposants/es
au système et qu’elle pense que nous n’en n’avons
pas d’autre. Elle insiste sur cette nouvelle rationalité,
le libéralisme veut à la fois définir le sujet
citoyen et pousser au développement des pratiques impérialistes.
C’est une sorte de continuum de l’individu au monde
entier ou du monde à l’individu, selon d’où
l’on part. Cette gouvernementalité :
« … consiste plutôt dans l’extension
et la dissémination des valeurs du marché à
la politique sociale et à toutes les institutions…
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La politique et toute la société sont soumises à
cette rationalité politique. Tous les domaines de la vie
sont modelés ou doivent l’être par la seule rationalité
marchande. Tout doit obéir à des considérations
d’efficacité et de rentabilité. Toute action
est vue sous l’angle d’une entreprise, donc sur la base
du calcul d’utilité, de l’évaluation,
de l’intérêt et de la satisfaction. Une grille
micro économique présentée comme « neutre
» touche tous les domaines, qui, à terme, sont ou seront
soumis à la logique marchande. C’est une position normative,
un projet constructiviste qui ne s’occupe pas d’ontologie
(théorie de l’être). L’intervention institutionnelle
est là pour orchestrer l’ensemble, ce n’est pas
un laisser faire, comme les versions antérieures du libéralisme.
La question de la légitimité est posée. Qu’est-ce
qui fonde l’État ? Soutenir et nourrir le marché
et garantir l’activité économique, c’est
cela le rôle de l’État, selon cette approche.
Le bien public n’est plus à l’ordre du jour.
Nous sommes donc plongés/ées dans un calcul généralisé
des coûts. L’État doit devenir un acteur du marché,
son rôle n’est pas lié à la régulation,
c’est la seule croissance qui fonde la légitimité
de l’État.
D’autre part, cette rationalité politique contient
une prescription comportementale pour les sujets citoyens. La seule
morale possible, c’est le sens des affaires, le calcul basé
sur les coûts et les bénéfices. Il n’y
a pas de place pour les préoccupations vis-à-vis du
bien commun. Le consumérisme généralisé
est la règle, y compris dans les relations humaines, la gestion
de son capital santé, par exemple. C’est aussi valable
pour les relations amicales ou amoureuses.
Cette nouvelle rationalité politique propose une pleine
responsabilité individuelle. S’il existe des fautes,
elles sont dues à des erreurs de jugement. L’acte en
lui-même n’est pas en cause, la bienveillance pour les
maltraitances est donc normale. Il n’y a pas d’acte
condamnable a priori.
Tout doit être envisagé sous l’angle de coûts
faibles et d’une productivité élevée.
Les privatisations, ce ne sont pas des démantèlements,
mais un mode de gouvernement en phase avec la bonne gestion néolibérale.
La politique sociale est réduite le plus possible, elle coûte
cher et ne rapporte pas grand-chose. La rationalisation est toujours
rapportée au modèle de la rationalité économique.
Il n’y a pas de sens, pas de morale, pas de foi, pas d’héroïsme,
pas de grand destin, au mieux c’est une rhétorique
de façade, une moralisation de surface.
Il n’existe plus d’indépendance des institutions,
mais une intégration discursive et pratique dans l’ensemble
mercantile mondial. C’est pour cette raison que Wendy Brown
parle d’une dé-démocratisation, d’une
liquidation de la démocratie. Jacques Rancière a intitulé
un de ses derniers livres « La haine de la démocratie
», il s’agit de la même chose ici. (1)
En France, la politique de Sarkozy participe de cela. Le néolibéralisme
est l’ensemble des techniques de contrôle d’autrui
et de soi par un accroissement officiel de la liberté plutôt
que par une diminution de la liberté. La liberté étant
réduite à l’acte de choisir, comme au supermarché.
Le passage aux postes de dirigeants des hommes de lois aux hommes
d’affaires est significatif de cette logique : Sarkozy était
avocat d’affaires, Berlusconi est toujours un homme d’affaire,
la famille Bush est liée aux multinationales, G W Bush était
dans le pétrole, Ben Laden et sa famille sont eux aussi dans
les affaires, parfois les mêmes que celles de la famille Bush,
notamment dans le pétrole en Amérique latine.
Les individus sont donc encouragés à être des
calculateurs, à tout baser sur l’intérêt.
Si tout est centré sur l’individu, c’est sur
le modèle du client et de l’entrepreneur. Cela est
valable y compris pour la vie privée, il faut gérer
! En outre, la sécurité devient une question individuelle,
il faut se protéger comme il convient. Le pauvre, le déviant
peuvent être une menace, le souci de l’autre n’est
plus nécessaire. Il n’y a pas d’exclusion, mais
des places différentes. À chacun ou chacune d’œuvrer
pour réussir.
Le renforcement de l’État et de son autorité
va de pair avec la dépolitisation individuelle : isolement,
amoralité, cynisme, etc. En cas de difficultés, on
demande de l’aide à des procédures ou à
des produits : drogues, médicaments, prothèses, rééducation
comportementale, etc. La solidarité collective est souvent
remplacée par du « non humain ». Etre dans le
coup, c’est être connecté/e au réseau
seul/e devant son ordinateur, pas d’avoir une vie sociale
épanouie.
Le désintérêt pour le bien commun est conjoint
d’une vison du collectif comme étant le résultat
de la somme des enrichissements personnels. La mise en avant du
chef est normale : « Il est fort ! ». La quête
de spiritualité peut rencontrer le syncrétisme new
age, entre autres. Cela peut se faire selon la forme marchande,
c’est même encouragé. Par exemple, cela se déploie
fréquemment sous la forme des diverses modalités du
« développement personnel » ou du « coaching
». (2) Dans ce cadre, rencontrer des sectes comme la scientologie
n’est pas un problème. Pour cette façon de voir
le monde, ce qui compte, c'est l’efficacité, le rapport
qualité/prix, le reste on s’en tape !
La crispation conservatrice est donc assez générale.
Nous l’avons constaté en France en Mai 2007 avec le
vote sécuritaire.
Que faire face à ce déferlement ? Wendy Brown propose
de développer une autre rationalité des êtres
humains, une représentation différente pour la vie
économique et pour la politique contre l’aspect mortifère
de cette nouvelle logique.
Une nouvelle rationalité anti-capitaliste demande une mutation
mentale. Il faut faire le deuil de la conception du pouvoir comme
souveraineté, puisqu’il s’agit d’agencements,
de dispositifs indépendants des personnes. Il faut oublier,
pour l’instant, la notion de rupture politique. Il est nécessaire
de faire le deuil du marxisme, le deuil de la critique existentielle
et politique du capitalisme, selon cette auteure.
Il est possible d’appuyer sur les contradictions inhérentes
au système :
- Il n’y a pas de frontières pour la circulation de
la monnaie, des marchandises et du spectacle, mais dans le même
temps il y a bien un appui conservateur sur la fermeture des frontières
avec un repli identitaire, du patriotisme, une religion eurocentrée
et des valeurs très occidentales.
- La base sociale de cette nouvelle politique est celle des retraités/ées,
celle des professions indépendantes et d’une partie
du peuple d’en bas assez populiste. Toutes ces catégories
rejettent les classes supérieures, qui sont les agents réels
du capitalisme actuel. Sur ce point, j’émettrai une
réserve, cette base sociale peut être celle de l’extrême
droite, elle demande du sécuritaire pas l’autogestion.
L’Europe forteresse, elle est pour.
- Il faut renforcer l’État et transformer l’État
avec les valeurs de l’entreprise : profit, efficacité,
etc. Quid du bien commun, de l’utilité publique des
institutions, de la volonté générale, de l’idée
même du collectif ? Où est passée la référence
à l’humain ? Pourquoi ça fonctionne comme ça
? Ici la difficulté c’est que ces questions puissent
s’articuler à un rapport conséquent. Wendy Brown
reste sur le terrain théorique.
Elle pense que l’enjeu c’est la définition même
de la gauche. Il s’agit de penser et de proposer une nouvelle
philosophie politique, qui intègre ces mutations. Il faut
partir des offres néolibérales pour les sortir de
leurs gonds. Si j’ai bien compris, il faut accentuer les contradictions
pour, comme au judo, faucher notre adversaire en utilisant sa force
pour le faire tomber.
Il est possible de partir de la liberté, qui existe, même
si elle est minime, pour intensifier les usages et construire un
projet théorique, politique et humain. On peut voir cela
comme une nouvelle biopolitique, qui nous permettrait de définir
ce qu’est l’autogestion dans cette nouvelle époque,
que je considère être le capitalisme postmoderne.
L’analyse proposée par Wendy Brown correspond bien
à ce que nous vivons en France en ce moment. Quand on entend
les mots « réforme » et « rationalisation
», il s’agit bien d’appliquer le fonctionnement
des entreprises, de chercher la rentabilité hors de toutes
autres considérations. La gauche est disqualifiée,
c’est exact. Les protestations citoyennes semblent de plus
en plus inutiles et hors de propos, c’est vrai. Les anciens
modèles ne fonctionnent plus, c’est indéniable.
Construire un nouveau projet, qui tienne compte des humains, c’est
le but de l’autogestion, me semble-t-il. Il faut réinventer
et expérimenter l’autogestion parce que la société
a changé, parce que le capitalisme a évolué.
Je suis d’accord ! Il faut attaquer le capitalisme sur le
fond pour montrer l’amplitude de ses contradictions et le
fait qu’elles sont sans issues, si on reste dans le cadre
de capitalisme. Effectivement, c’est ce que nous devons faire
pour avoir une chance que nos questions soient entendues.
Je pense que nous devons prendre conscience de cette nouveauté
: le capitalisme postmoderne n’a pas besoin des sujets. La
subjectivité humaine ne l’intéresse que s’il
peut l’annexer pour le travail et la consommation, le reste
n’existe pas. Ce qui compte c’est qu’on soit solvable
ou pas. Le sens de la vie, la planète en danger, les émeutes
de la faim, le capitalisme s’en fout ! C’est pour cela
que Gunther Anders parlait de l’obsolescence de l’homme.
Maintenant à nous d’innover, de nous faire entendre
et de mettre en œuvre d’autres valeurs dans notre autogestion,
tout en construisant un solide rapport de force.
Philippe Coutant CNT 44, Nantes le 18 Avril 2008
Notes
1 / Jacques Rancière, « La haine de la démocratie
», éditions La Fabrique, Paris 2005, 112 pages, 13
€
« La Haine de la démocratie, Chroniques des temps
consensuels » Jacques Rancière.
http://1libertaire.free.fr/JRanciere01.html
2 / Le coaching ? « Le coaching repose sur l’accompagnement
d’une personne ou d’un groupe de personnes pour les
amener vers leur meilleur niveau de réussite et d’épanouissement.
»
http://www.coaching-conseils.com/rubrique35.html
et bien sur http://fr.wikipedia.org/wiki/Coaching
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