Chris Crass
Courte biographie de Voltairine de Cleyre
suivi de Traditions américaines et défi anarchiste
Traduits (et annotés) par Yves Coleman
Pour la revue "Ni patrie ni frontières", N°2 -
http://bibliolib.net/Crass-Cleyre1.htm
(Pour rédiger ce bref résumé de la vie de Voltairine
de Cleyre, Chris Crass s'est surtout servi du livre de Paul Avrich,
inédit en français à ce jour. C'est pourquoi cet
ouvrage est cité fréquemment dans le texte ci-dessous.
Certains passages étant repris dans l'article suivant du même
auteur ("Traditions américaines et défi anarchiste"),
nous avons conservé uniquement ce qui concernait la vie de Voltairine,
en indiquant les coupes effectuées. Ceux qui désirent
consulter le texte intégral, en anglais, le trouveront sur le
site infoshop.org-anarcha-feminism).
Courte biographie de Voltairine de Cleyre
Voltairine de Cleyre est née le 17 novembre 1866 à Leslie,
dans le Michigan. Libre-penseur, son père admire beaucoup Voltaire,
notamment sa critique de la religion, ce qui explique le choix du prénom
de sa fille. Le grand-père maternel de Voltairine avait défendu
des positions abolitionnistes et participé au "chemin de
fer souterrain" (à la filière clandestine) qui aidait
les esclaves à fuir jusqu'au Canada. Quant au père de
Voltairine, lui-même, il avait émigré de France
et était un artisan socialiste et libre-penseur. Il travaille
de très longues heures pour gagner un maigre salaire, sa femme
fait des travaux de couture à domicile, mais leurs enfants sont
constamment "sous-alimentés" et "très faibles
physiquement". Selon Addie, l'une des sÏurs de Voltairine,
leur enfance misérable explique le radicalisme de Voltairine
ainsi que " sa profonde sympathie et sa compréhension pour
les pauvres". Ces difficultés matérielles contribuent
également à multiplier les points de friction entre leurs
parents, qui finissent par se séparer.
L'enfer du couvent
Voltairine étudie ensuite pendant trois ans et demi dans un couvent
où son père l'envoie pour combattre sa paresse et son
absence de bonnes manières. Pourquoi cet homme anticlérical
et libre-penseur a-t-pris une telle décision? Avrich pense qu'il
était exaspéré par la situation économique
dans laquelle il se trouvait et ne voulait pas que Voltairine connaisse
la pauvreté. Il espérait que la formation acquise au couvent
aiderait sa fille à se défendre dans la vie.
Cette expérience va influencer toute l'existence de Voltairine.
Si elle apprit beaucoup de choses, notamment à parler français
et à jouer du piano, ce séjour dans une institution catholique
poussa aussi son esprit rebelle dans une direction anti-autoritaire.
Dans son essai "Comment je devins anarchiste", elle explique
l'impact et l'influence durables du couvent sur sa pensée. "J'ai
réussi finalement à en sortir et j'étais une libre-penseuse
lorsque j'en suis partie, trois ans plus tard, même si, dans ma
solitude, je n'avais jamais lu un seul livre ni entendu une seule parole
qui m'ait aidé. J'ai traversé la Vallée de l'Ombre
de la Mort, et mon âme porte encore de blanches cicatrices, là
où l'Ignorance et la Superstition m'ont brûlé de
leur feu infernal, durant cette sinistre période de ma vie. A
côté de la bataille de ma jeunesse, tous les autres combats
que j'ai dû mener ont été faciles, car, quelles
que soient les circonstances extérieures, je n'obéis désormais
plus qu'à ma seule volonté intérieure. Je ne dois
prêter allégeance à personne et ne le ferai jamais
plus; je me dirige lentement vers un seul but: la connaissance, l'affirmation
de ma propre liberté, avec toutes les responsabilités
qui en découlent. Telle est, j'en suis convaincue, la raison
essentielle de mon
attirance pour l'anarchisme."
La libre-pensée
Dès qu'elle quitte le couvent, Voltairine se met à donner
des cours particuliers de musique, de français, d'écriture
et de calligraphie, activité qui lui permit de gagner son pain
jusqu'à sa mort. Voltairine commence parallèlement une
carrière de conférencière et d'écrivaine.
Voulant se débarrasser des influences autoritaires de l'Eglise
sur sa formation intellectuelle, elle se lance avec ferveur dans le
mouvement pour la libre-pensée, en pleine croissance à
l'époque. Selon l'auteure féministe Wendy McElroy ce courant
"anticlérical, antichrétien, voulait obtenir la séparation
de l'Eglise et de l'Etat afin que les questions religieuses dépendent
seulement de la conscience et de la faculté de raisonner de chaque
individu". Comme l'explique Avrich, "anarchistes et libres-penseurs
eurent toujours beaucoup d'affinités car ils partageaient un
point de vue anti-autoritaire et une tradition commune de radicalisme
laïciste." C'est à travers son engagement pour la libre-pensée
que Voltairine découvrit l'anarchisme Ñ évolution
classique à l'époque pour beaucoup de libertaires, en
tout cas ceux qui étaient nés aux Etats-Unis.
En 1886, Voltairine commence à écrire pour un hebdomadaire
libre-penseur The Progressive Age et en devient rapidement la rédactrice
en chef. A l'époque elle donne des conférences dans la
région de Grand Rapids, Michigan, où elle vit, et dans
d'autres villes de cet Etat. Elle traite de sujets comme la religion,
Thomas Paine (1), Mary Wollstonecraft (2) (qui était l'une de
ses héroïnes) et la libre-pensée. Voltairine prend
la parole à Chicago, Philadelphie et Boston. Elle participe aussi
fréquemment à des tournées de conférences
organisées par l'American Secular Society (Association laïciste
américaine) à travers tout l'Ohio et la Pennsylvanie.
Elle s'adresse à des groupes rationalistes, des clubs libéraux
et des associations de libres-penseurs. Sa réputation d'oratrice
grandit et ses auditeurs trouvent ses conférences "riches
et originales" comme l'écrivit Emma Goldman. Elle envoie
aussi des articles et des poèmes aux principales publications
laïcistes du pays.
En décembre 1887, Voltairine commence à s'intéresser
aux questions économiques et politiques, après avoir écouté
une conférence sur le socialisme présentée par
Clarence Darrow (3). Écrivant un article à ce sujet dans
The Truth Seeker, elle remarque: "C'était la première
fois que j'entendais parler d'un plan d'amélioration de la condition
ouvrière qui explique le cours de l'évolution économique.
Je me suis précipité vers ces théories comme quelqu'un
qui s'échapperait en courant de l'obscurité pour trouver
la lumière." Quelques semaines plus tard, Voltairine se
déclare socialiste. Elle est attirée par le message anticapitaliste
de ce courant et son appel à la lutte de la classe ouvrière
contre l'ordre économique dominant. Cependant, comme l'explique
Emma Goldman, son "amour inné de la liberté ne pouvait
se concilier avec les conceptions étatistes du socialisme".
Voltairine se trouve obligée de défendre le socialisme
dans des débats avec les anarchistes, à un moment décisif
pour l'histoire de ce courant. En effet, le 11 novembre 1887, quatre
anarchistes sont pendus par l'Etat d'Illinois. Ils passeront à
la postérité sous le nom des "martyrs de Haymarket".
Leur emprisonnement, leur procès grotesque et leur exécution
déclenchent un vaste mouvement de solidarité dans le monde
entier.
. "Qu'on les pende!"
En mai 1886, lorsque Voltairine entend parler pour la première
fois de l'arrestation des anarchistes de Chicago, elle s'exclame: "Qu'on
les pende!" Elle se trouve momentanément emportée
par la vague d'hostilité contre les anarchistes, les syndicats
et les immigrés qui se répand dans le pays. En effet,
la presse entame une violente campagne à partir du 5 mai, le
jour suivant la tragédie de Haymarket. Rappelons l'enchaînement
des faits.
Le 1er mai 1886, une grève générale éclate
dans les principales villes des États-Unis. Des centaines de
milliers d'ouvriers manifestent dans les rues en exigeant la mise en
application immédiate de la journée de 8 heures. Le combat
pour la réduction du temps de travail a pris de l'ampleur depuis
quelques années dans les principaux centres industriels du pays.
Chicago est à l'avant-garde de ce mouvement, que les anarchistes
dirigent et organisent dans cette ville. La presse bourgeoise les dénonce
constamment et les patrons craignent le pouvoir croissant des organisations
ouvrières. Le 3 mai 1886, la police de Chicago ouvre le feu sur
des grévistes, tuant et blessant plusieurs personnes. Les anarchistes
appellent alors à un rassemblement de protestation le lendemain.
Le 4 mai, un meeting se tient à Haymarket Square où plusieurs
centaines d'ouvriers viennent écouter des syndicalistes radicaux.
La police encercle le rassemblement et le déclare illégal.
Les flics chargent les travailleurs mais tout à coup quelqu'un,
du côté des manifestants, lance une bombe qui tue un officier
de police et en blesse plusieurs autres. Les flics organisent immédiatement
une série de descentes et de perquisitions dans les domiciles
et les locaux des anarchistes, arrêtant et interrogeant des centaines
de sympathisants. Huit hommes sont jugés responsables de l'attentat
et déclarés coupables de meurtre, même si certains
d'entre eux n'étaient même pas présents sur les
lieux. Deux militants sont condamnés à perpétuité,
un troisième à 15 ans, un quatrième se suicide
parce qu'il dénie à l'Etat le droit de lui ôter
la vie, et les quatre derniers sont pendus le 11 novembre 1887.
Voltairine regrette rapidement sa réaction initiale et, peu après
l'exécution des martyrs de Haymarket, elle se convertit à
l'anarchisme. L'anniversaire de l'exécution des martyrs de Haymarket
devient une date importante pour le mouvement ouvrier international,
et particulièrement aux Etats-Unis. Les cérémonies
organisées à cette occasion sont aussi l'occasion de se
compter et de donner une nouvelle impulsion au combat contre l'exploitation.
Beaucoup d'auditeurs trouvent les discours de Voltairine particulièrement
passionnés et stimulants. Elle prend la parole aux côtés
d'autres anarchistes célèbres comme Emma Goldman, Alexander
Berkman et Lucy Parsons, l'épouse d'un des martyrs de Haymarket,
Albert Parsons, et l'une des organisatrices les plus infatigables du
mouvement. Chaque année, Voltairine participe à ces manifestations,
même lorsqu'elle est profondément déprimée
ou malade car elle y puise de l'inspiration et du courage.
"L'année 1888 marque un tournant dans la vie de Voltairine
de Cleyre, explique Avrich. C'est l'année où elle devient
anarchiste et écrit ses premiers essais anarchistes, mais aussi
l'année où, pendant une tournée de conférences,
elle rencontre les trois hommes qui vont jouer un rôle important
dans sa vie: T. Hamilton Garside, dont elle tomba passionnément
amoureuse; James B. Elliott, dont elle eut un enfant; et Dyer D. Lum,
avec lequel elle entretint une relation intellectuelle, morale et physique,
qui fut plus importante que celles avec Garside et Elliott, mais qui
se termina, comme les autres, par une tragédie."
Trois échecs
Garside donnait lui aussi des conférences sur la lutte sociale
et lorsque Voltairine tombe amoureuse de lui, elle n'a que 21 ans. Il
rompt rapidement avec elle et ce rejet la frappe cruellement, comme
en témoignent nombre de ses poèmes de l'époque.
Cette première expérience négative la plonge dans
une grave dépression, avivant sa sensation d'isolement, mais
stimulant aussi sa réflexion féministe sur les relations
entre les sexes et la façon dont la société réduit
les femmes à un simple rôle d'objets sexuels.
La relation de Dyer Lum avec Voltairine fut d'un tout autre ordre car
elle influença profondément son évolution politique
et qu'ils construisirent une amitié "indéfectible",
selon Avrich. Lum avait vingt-sept ans de plus que la jeune femme et
une grande expérience politique. Il avait appartenu au mouvement
abolitionniste et s'était porté volontaire pour se battre
pendant la Guerre de Sécession afin d'"en finir avec l'esclavage".
Il connaissait bien la plupart des martyrs de Haymarket et avait milité
avec eux. C'était un auteur prolifique et ils écrivirent
à quatre mains un long roman social et philosophique, qui ne
fut jamais publié et que l'on a malheureusement perdu. Ils menèrent
aussi un travail de réflexion politique en commun. A l'époque,
des débats très violents opposaient les différentes
tendances idéologiques du mouvement anarchiste. Voltairine et
Dyer Lum écrivirent de nombreux articles pour les publications
de ces divers courants et avancèrent l'idée d'un"anarchisme
sans adjectifs" (4). Dans l'un des essais les plus connus de Voltairine
("L'anarchisme"), elle défend l'idée d'une plus
grande tolérance dans le mouvement anarchiste, étendant
cette tolérance jusqu'à l'anarchiste chrétien Tolstoi
et d'autres penseurs très critiqués par les athées
du mouvement.
Si les idées de Voltairine de Cleyre et Dyer Lum convergeaient
sur de nombreux points, Avrich souligne qu'ils avaient aussi des divergences
importantes, notamment en ce qui concerne "la position des femmes
dans la société actuelle et ce qu'elle devrait être".
A ce sujet, Voltairine prend une "position plus tranchée"
que Lum. Ils n'ont pas non plus le même avis sur les moyens de
changer la société. Lum pense que la révolution
provoquera inévitablement une lutte violente entre la classe
ouvrière et la classe patronale, conviction qu'il tire notamment
de la Guerre de Sécession et des effets qu'elle eut sur l'abolition
de l'esclavage. Voltairine penche plutôt pour la non-violence
mais comprend ceux qui ont recours à d'autres méthodes.
Elle désapprouve les différents assassinats commis par
des anarchistes au tournant du XXe siècle mais cherche toujours
à en expliquer les raisons. Lorsque le président McKinley
fut abattu par Leon Czolgosz, elle déclara que la violence du
capitalisme et l'inégalité
économique poussaient les gens à utiliser la violence.
Trois balles dans le corps
Les opinions non-violentes de Voltairine et sa compréhension
pour ceux qui utilisent la violence vont être brutalement mises
à l'épreuve à la fin de l'année 1902. Comme
nous l'avons déjà dit, Voltairine gagnait sa vie en donnant
des cours particuliers. Elle enseignait surtout l'anglais à des
familles et des ouvriers juifs pour lesquelles elle avait le plus grand
respect et avec lesquels elle travaillait fréquemment. Un jour,
l'un de ses anciens élèves, Herman Helcher, l'attend dans
la rue et tente de l'assassiner. Il lui tire une balle dans la poitrine,
puis, lorsqu'elle s'effondre, deux autres balles dans le dos. Elle réussit
pourtant à se relever et à marcher encore plusieurs dizaines
de mètres avant qu'un médecin, qui heureusement passait
par là, vienne à son secours et appelle une ambulance.
Elle est dans un état critique et l'on craint pour sa vie. Mais
quelques jours plus tard, elle commence à récupérer
et sa condition se stabilise. Ce qu'elle fait ensuite scandalise ou
met en colère nombre de ses concitoyens, mais lui vaut, à
long terme, le respect de pas mal de gens. Convaincue que le capitalisme
et l'autoritarisme corrompent les êtres humains et les poussent
à utiliser la violence, elle réagit, face à cette
tentative d'assassinat, conformément à ses convictions.
Voltairine refuse d'identifier Helcher comme son agresseur et de déposer
la moindre plainte contre lui. En cela, elle "respectait les enseignements
de Tolstoï, qui prônait de rendre un bien pour un mal"
(Paul Avrich). Elle écrit ensuite une lettre qui sera publiée
par le principal quotidien de Philadelphie, ville où elle habite
à l'époque. "Le jeune homme qui, selon certains,
m'a tiré dessus est fou. Le fait qu'il ne mange pas à
sa faim et n'ait pas un travail sain l'a rendu ainsi. Il devrait être
placé dans un asile psychiatrique. Ce serait une offense à
la civilisation de l'envoyer en prison pour un acte commandé
par un cerveau malade."
"Je n'éprouve aucun ressentiment contre cet individu. Si
la société permettait à chaque homme, chaque femme
et chaque enfant de mener une vie normale, il n'y aurait pas de violence
dans ce monde. Je suis remplie d'horreur quand je pense que des actes
brutaux sont commis au nom de l'Etat. Chaque acte de violence trouve
son écho dans un autre acte de violence. La matraque du policier
fait naître de nouveaux criminels."
"Contrairement à ce que croient la plupart des gens, l'anarchisme
souhaite la "paix sur la terre pour les hommes de bonne volonté".
Les actes de violence commis au nom de l'anarchie sont le fait d'hommes
et de femmes qui ont oublié d'être des philosophes - des
professeurs du peuple - parce que leurs souffrances physiques et mentales
les poussent au désespoir."
Après sa convalescence, Voltairine entame une série de
conférences sur "Le crime et sa répression",
la réforme des prisons et leur suppression.
Elle continue à se battre pour que la justice soit clémente
envers Helcher. Selon Avrich, "les propos de Voltairine de Cleyre
sont largement évoqués dans la presse de Philadelphie".
Les journaux locaux, qui avaient violemment critiqué l'anarchisme,
adoucissent leur ton lorsqu'ils parlent de Voltairine et elle devient
une sorte de célébrité car son attitude lui vaut
même l'admiration de certains de ses plus farouches adversaires.
La relation entre Voltairine et Dyer Lum se termine au bout de cinq
ans lorsqu'il se suicide en 1893, au terme d'une grave dépression.
Voltairine, elle-même, se trouva au bord du suicide plusieurs
fois, suite à de profondes dépressions et à ses
maladies.
Le troisième homme important dans la vie de Voltairine se nommait
James B. Elliott et elle le rencontra en 1888. Il militait dans le mouvement
pour la libre-pensée et tous deux firent connaissance lorsque
la Friendship Liberal League (5) invita Voltairine à venir parler
à ses membres à Philadelphie. Voltairine vécut
dans cette ville pendant plus de vingt ans, entre 1889 et 1910. Sa relation
avec Elliott ne dure pas longtemps, mais elle se retrouve enceinte de
lui et met au monde, le 12 juin 1890, le petit Harry de Cleyre. Harry
allait être son seul enfant. Elle n'avait aucune intention d'être
mère et ne voulait pas élever d'enfants. Selon Avrich,
"physiquement, émotionnellement et financièrement,
elle ne se sentait pas capable de faire face aux responsabilités
de la maternité". Harry fut élevé par son
père à Philadelphie. Si Harry et Voltairine eurent peu
de contacts, Harry aima, respecta et admira toujours sa mère.
D'ailleurs il prit son nom, et non celui de son père, et appela
sa première fille Voltairine.
Une militante infatigable
A Philadelphie, Voltairine est très active dans divers domaines.
Pour les femmes de la Ladies Liberal League, organisation de libres-penseuses
dont elle a été l'une des fondatrices en 1892, elle met
au point un programme de conférences sur des thèmes comme
la sexualité, les interdits, la criminalité, le socialisme
et l'anarchisme. Elle participe aussi à la création du
Club de la science sociale, un groupe anarchiste de discussion et de
lecture. Elle organise des réunions publiques qui attirent des
centaines d'auditeurs désireux d'écouter des anarchistes
et des syndicalistes radicaux qui viennent des quatre coins du pays.
Elle collecte des fonds, s'occupe de la distribution de brochures et
de livres, et se consacre à bien d'autres tâches pratiques.
En 1905, Voltairine et plusieurs de ses amies anarchistes (notamment
Natasha Notkin (6), Perle McLeod (7) et Mary Hansen), ouvrent la Bibliothèque
révolutionnaire, qui prête des ouvrages radicaux aux ouvriers
pour une somme modique et est ouverte à des heures convenant
aux salariés.
Voltairine de Cleyre voyage deux fois en Europe durant cette période.
Pour ses activités de conférencière, elle avait
parcouru les Etats-Unis de nombreuses fois, et en tant qu'organisatrice
elle s'était occupée d'héberger des orateurs étrangers,
ce qui lui avait permis de connaître de nombreux révolutionnaires
européens. Invitée par les anarchistes anglais, elle se
rend en Europe où elle donne des dizaines de conférences
sur des sujets comme l'"histoire de l'anarchisme aux États-Unis",
"l'anarchisme et l'économie", la "question des
femmes" ou "l'anarchisme et la question syndicale". En
Angleterre, elle rencontre des camarades russes, espagnols et français,
et noue bien sûr de nombreux contacts et amitiés avec des
anarchistes britanniques. A son retour aux Etats-Unis elle commence
à écrire une rubrique intitulée "AmericanNotes"
pour Freedom,un journal anarchiste de Londres (8). Elle entreprend aussi
de traduire en anglais un livre de l'anarchiste français Jean
Grave (9).
Durant toute sa vie, elle traduisit de nombreux poèmes et articles
du yiddish en anglais, et traduisit aussi de l'espagnol L'Ecole moderne,un
livre de Francisco Ferrer (10) qui contribua à la création
et l'essor de ce mouvement pédagogique aux États-Unis.
Au début du XXe siècle, des dizaines d'écoles se
créèrent pour mettre en pratique les méthodes d'éducation
anarchiste et d'apprentissage collectif.
Entre 1890 et 1910, Voltairine est l'une des anarchistes les plus populaires
et respectées aux Etats-Unis, et dans le mouvement anarchiste
international. Ses écrits sont traduits en danois, suédois,
italien, russe, yiddish, chinois, allemand, tchèque et espagnol.
Elle est aussi l'une des féministes les plus radicales de son
époque, et contribue, avec d'autres femmes anarchistes, à
faire progresser la dite "question féminine". En 1895,
dans une conférence aux femmes de la Ligue libérale, elle
déclare: "(la question sexuelle) est plus importante pour
nous que n'importe quelle autre, à cause de l'interdit qui pèse
sur nous, de ses conséquences immédiates sur notre vie
quotidienne, du mystère incroyable de la sexualité et
des terribles conséquences de notre ignorance à ce sujet".
Toute sa vie, Voltairine a combattu le système de la domination
masculine. Selon Avrich, "une grande part de sa révolte
provenait de ses expériences personnelles, de la façon
dont la traitèrent la plupart des hommes qui partagèrent
sa vie É et qui la traitèrent comme un objet sexuel, une
reproductrice ou une domestique."
Voltairine et Emma
Il existe de nombreuses similitudes entre Emma Goldman et Voltairine
de Cleyre. Toutes deux ont été fortement influencées
par l'exécution des martyrs de Haymarket, ont beaucoup voyagé
pour donner des conférences et organiser des réunions,
et ont beaucoup écrit pour des journaux révolutionnaires.
Elles ont également combattu pour la libération des femmes
dans la société et dans les rangs du mouvement anarchiste.
Comme le remarque Sharon Presley: "Voltairine de Cleyre et Emma
Goldman eurent des expériences très semblables avec les
hommes car leurs amants avaient, ce qui n'était guère
étonnant à l'époque, des conceptions très
traditionnelles en matière de rôles sexuels. Mais si les
deux femmes partageaient les mêmes idées politiques et
les mêmes passions dans de nombreux domaines, elles ne furent
jamais amies."
Néanmoins, Voltairine et Emma surent mettre de côté
leurs différends personnels à plusieurs occasions et se
soutenir mutuellement. Emma vint à l'aide de Voltairine lorsque
celle-ci fut gravement malade et Voltairine défendit publiquement
Emma lorsqu'elle fut systématiquement arrêtée chaque
fois qu'elle prenait la parole dans des réunions de chômeurs
pendant la crise économique de 1908. A cette occasion Voltairine
de Cleyre écrivit un essai intitulé "En défense
d'Emma Goldman et de la liberté de parole". Lorsque Emma
Goldman créa le journal Mother Earth,Voltairine devint aussitôt
une fidèle collaboratrice et une ardente supporter. Après
la mort de Voltairine, Mother Earthconsacra un numéro spécial
à la vie et à l'oeuvre de Voltairine et, deux ans plus
tard, en 1914, Emma Goldman et Alexander Berkman publièrent un
recueil de textes de Voltairine de Cleyre,
qu'ils présentèrent comme " un arsenal de connaissances
indispensables pour l'apprenti et le soldat de la liberté".
La révolution mexicaine
Gravement dépressive et malade, Voltairine déménage
à Chicago en 1910. Elle continue à écrire et donner
des conférences, mais elle ne se départ pas d'un certain
pessimisme historique et éprouve des doutes sur la valeur de
sa propre contribution à la lutte pour la libération de
l'humanité.
"Au printemps 1911, à un moment où elle est plongée
dans un profond désespoir, Voltairine reprend courage grâce
à la révolution qui éclate au Mexique et surtout
grâce à l'action de Ricardo Flores Magon (11), l'anarchiste
mexicain le plus important de l'époque", écrit Avrich.
Voltairine et ses camarades rassemblent des fonds pour aider la révolution
et commencent à donner des conférences pour expliquer
ce qui se passe et l'importance de la solidarité internationale.
Flores Magon éditait le journal anarchiste Regeneracion, populaire
non seulement au Mexique mais aussi dans les communautés mexicaines-américaines
dans tout le Sud-Ouest des États-Unis. Voltairine devient la
correspondante et la distributrice de ce périodique à
Chicago et participe à la création d'un comité
de soutien pour récolter des fonds et développer la solidarité.
Au cours de la dernière année de sa vie elle écrit
son remarquable essai sur l'action directe et soutint les syndicalistes
des IWW. Sa santé s'affaiblit considérablement et elle
meurt le 20 juin 1812. Deux mille personnes assistent à ses funérailles
au cimetière de Waldheim, où elle est enterrée
à proximité des martyrs de Haymarket.
Notes du traducteur
1. Thomas Paine(1737-1808). Journaliste et pamphlétaire britannique,
il prit parti d'abord pour l'indépendance des colonies britanniques,
lorsqu'il émigra en Amérique, puis pour la Révolution
française. Député du Pas-de-Calais en 1792, il
refuse de voter la condamnation à mort de Louis XVI. Il est emprisonné
sous la Terreur et libéré après le 9-Thermidor.
Sa critique des gouvernements établis et de l'Eglise, son plaidoyer
pour la République, en font l'un des pionniers de la libre-pensée,
même s'il n'était pas athée. Principaux ouvrages:
Théorie et pratique des droits de l'homme, Le Sens commun, Le
Siècle de la raison.
2. Mary Wollstonecraft (1759-1797). Ecrivaine britannique qui défendit
dans ses écrits la Révolution française et l'égalité
pour les femmes. Epouse de l'anarchiste communiste William Godwin et
mère de la future Mary Shelley. En français: Défense
des droits de la femme,trad. M.T. Cachin, Payot.
3. Clarence Darrow (1857-1938). Avocat et orateur. Il défendit
les anarchistes de Haymarket puis des socialistes ou des syndicalistes
comme Eugene Debs ou "Big Bill" Haywood.
4. Autrement dit, sans étiquettes. Cf. "Traditions américaines
et défi anarchiste"de Chris Crass,
5. A l'époque le mot anglais liberal signifiait agnostique, sceptique,
rationaliste voire athée !
6. Natasha Notkin, militante révolutionnaire russe.
7. Perle McLeod (1861-1915), militante anarchiste d'origine écossaise
qui aida beaucoup Voltairine après la tentative d'assassinat
dont cette dernière fut victime. Elle déclara à
un journaliste: "Nous sommes pour tuer le système, pas les
hommes. Rien ne sert de tuer les présidents ou les rois. Ce qu'il
nous faut liquider, ce sont les systèmes sociaux qui rendent
possible l'existence des présidents et des rois."
8. Freedom,Fondé en 1886, ce journal existe toujours et paraît
tous les 15 jours.
9. Jean Grave (1854-1939). Cordonnier, autodidacte, il dirigea plusieurs
journaux anarchistes (Le Révolté, La Révolteet
Les Temps nouveaux)et vulgarisa les thèses de Kropotkine. Interventionniste
pendant la Première Guerre mondiale, il continua à militer
après 1918, malgré l'hostilité dont il était
l'objet chez ses camarades antimilitaristes. Quelques titres parmi des
dizaines: Le Machinisme, L'Individu et la société, La
Colonisation, La Conquête des pouvoirs publics, La Société
future, La Société mourante et l'anarchie, Le Mouvement
libertaire sous la Troisième République,etc.
10. Francisco Ferrer (1859-1909). Pédagogue et anarchiste espagnol.
Fusillé pour avoir "inspiré idéologiquement"
l'insurrection de 1909 contre l'expédition militaire espagnole
au Maroc. Son innocence fut reconnue trois ans plus tardÉ
11. Ricardo Flores Magon (1873-1922). Journaliste, il lutte contre la
dictature de Porfirio Diaz et fonde le Parti libéral mexicain
en 1905. Il évolue vers l'anarchisme après 1908. Emprisonné
aux Etats-Unis en 1905, 1907, et 1912 pour son action militante, il
est finalement condamné en 1918 à vingt ans de prison,
en vertu d'une loi sur l'espionnage (!) et meurt dans le terrible pénitencier
de Leavenworth. En français: Propos d'un agitateur,trad. M. Velasquez,
1993, L'Insomniaque.
Traditions américaines et défi anarchiste
De 1890 à 1910, Voltairine de Cleyre fut l'une des anarchistes
les plus populaires et les plus célèbres aux Etats-Unis.
Ecrivaine et conférencière prolifique, elle s'intéressa
à de nombreuses questions: religion, libre-pensée, mariage,
sexualité féminine, formes de répression de la
criminalité, rapports entre pensée anarchiste et traditions
américaines, lutte des classes, mouvement pour le droit de vote
des femmes et leur libération.
Après sa mort, les différentes contributions de Voltairine
de Cleyre à la pensée politique américaine ont
été largement ignorées ou marginalisées.
Si les sympathisants anarchistes actuels savent qu'elle a été
une figure marquante de la tradition libertaire, ses écrits et
ses discours n'ont pas bénéficié d'une grande audience
depuis le déclin du mouvement anarchiste américain qui
a commencé durant la Première Guerre mondiale et s'est
accéléré dans les années 20, suite aux "raids
de Palmer" (1), au procès et à l'exécution
de Sacco et Vanzetti, et à toute une série d'expulsions,
d'emprisonnements et d'assassinats qui ont réduit au silence
certaines des voix les plus puissantes de la tradition révolutionnaire
(2) de ce pays.
Dans les années 60 et 70 (3), le renouveau des mouvements libertaires
aux Etats-Unis provoqua un regain d'intérêt pour l'histoire
de l'anarchisme. En 1978, un professeur d'histoire à l'université
de Princeton, Paul Avrich, publia le premier de six livres consacrés
à l'anarchisme américain. Il s'agissait d'une biographie
intitulée An American Anarchist. The Life of Voltairine de Cleyre(Une
anarchiste américaine. La Vie de Voltairine de Cleyre).Les essais
de Voltairine de Cleyre, rassemblés et publiés par Emma
Goldman et Alexandre Berkman en 1914, furent republiés et diffusés
dans les milieux anarchistes, humanistes et féministes. Dans
la préface de son livre, Avrich écrit: "Libre-penseuse,
féministe et anarchiste, Voltairine de Cleyre est toujours aussi
actuelle soixante-dix ans plus tard (É). Elle a toujours critiqué
de façon éloquente le pouvoir politique incontrôlé,
la soumission de l'individu, la déshumanisation des travailleurs
et la dévalorisation de la culture; sa vision d'une société
libertaire, décentralisée, fondée sur la coopération
volontaire et l'entraide, peut inspirer les nouvelles générations
d'idéalistes et de réformateurs sociaux (4)."
Lorsque l'on se penche sur les idées et la vie de Voltairine
de Cleyre, on est forcément amené à s'intéresser
au mouvement anarchiste au tournant du XXe siècle. On découvre
alors que les théories politiques de Voltairine de Cleyre puisaient
dans plusieurs traditions américaines. La pensée anarchiste
a toujours connu de multiples tendances. Voltairine de Cleyre croyait
en ce qu'elle-même et d'autres ont appelé "l'anarchisme
sans adjectifs". A l'époque, il existait déjà
plusieurs écoles de pensée concurrentes qui divergeaient
surtout à propos des questions économiques et des stratégies
de changement social.
Les deux tendances majeures étaient les anarchistes individualistes
(anarchistes philosophes ou anarchistes scientifiques) et les anarcho-communistes
(socialistes libertaires ou anarchistes sociaux). Selon Voltairine de
Cleyre, ces deux courants avaient apporté une contribution positive
et riche d'enseignements; les anarchistes devaient donc s'unir autour
de leurs conceptions anti-autoritaires communes et laisser le champ
libre à l'expérimentation en ce qui concerne les théories
économiques et les méthodes d'agitation et d'organisation.
Si certains furent convaincus par ces arguments, le mouvement resta
cependant divisé sur ces questions. Dans ses propres écrits
et au cours de son évolution théorique, Voltairine de
Cleyre conçut sa propre synthèse, qui s'ajouta à
son apport original dans d'autres domaines. Avant d'exposer ses conceptions
politiques proprement dites, il nous faut d'abord expliquer brièvement
ce que représentaient l'anarchisme individualiste et l'anarcho-communisme
aux États-Unis.
Dans son travail pionnier sur l'anarchisme américain, Eunice
Minette Schuster s'est attachée à décrire l'évolution
de la pensée anarchiste depuis la période coloniale jusqu'en
1932, date de la publication de son livre Native American Anarchism:
A Study of Left-Wing Individualism (L'anarchisme américain autochtone:
une étude de l'individualisme de gauche).Dans cet ouvrage qui
étudie l'anarchisme "purement" américain, elle
relate l'évolution spécifique de l'anarchisme individualiste
de Thoreau (5) jusqu'aux actions et aux écrits des époux
Heywood (6) et de Benjamin Tucker (7).
Thoreau a influencé tous les courants de la pensée politique
américaine. Il "était un anarchiste dans le sens
où il croyait en la souveraineté de l'individu et en la
coopération volontaire", écrit Schuster. Et elle
poursuit: "Il considérait que l'individu primait, qu'il
était libre de vivre et d'agir selon ses meilleures inclinations,
à la fois rationnelles et émotionnelles. Seules les relations
de "bon voisinage" devaient exiger de lui un effort. Pour
lui, la liberté et la justice étaient les valeurs essentielles."
Elle cite ensuite Thoreau: "Le meilleur gouvernement est celui
qui ne gouverne rien. Lorsque les hommes seront prêts (pour une
telle idée), tel sera le gouvernement qu'ils auront (8)".
Walden,l'un des livres de Thoreau, ses essais sur John Brown (9), l'esclavage,
et son étude classique sur la désobéissance civile
constituent une des pierres angulaires de la pensée politique
américaine et ces textes ont influencé la gauche radicale
pendant des décennies.
Quant aux époux Heywood, ils professaient un individualisme anarchiste
centré sur le droit de l'individu à décider de
ses relations sexuelles et maritales, à avoir accès au
contrôle des naissances et à l'éducation sexuelle.
Ils étaient également partisans de l'abolition de l'esclavage,
négation même de la liberté individuelle. Les Heywood
furent arrêtés de multiples fois et contraints de payer
des amendes à cause des lois Comstock (10) qui interdisaient
toute propagande (y compris par la poste) sur le contrôle des
naissances, littérature considérée comme "obscène".
Les Heywood venaient tous deux de la Nouvelle-Angleterre et, durant
toute leur vie, ils défendirent l'idée que la liberté
individuelle (telle qu'elle s'exprime dans les notions d'autonomie et
d'indépendance dans la Déclaration d'indépendance)
devait être élargie et défendue contre la force
coercitive de l'État et des lois qui soumettaient les femmes,
les esclaves africains et les Indiens (11).
Benjamin Tucker est certainement l'anarchiste individualiste le plus
connu, et celui dont les écrits ont été le plus
lus à l'époque. Il publiait le journal Liberty. Selon
lui, l'individualisme anarchiste plongeait ses racines dans le développement
de la pensée politique américaine qui a toujours mis l'accent
sur les droits des individus. Il expliquait qu'il n'était lui-même
qu'un "intrépide démocrate jeffersonien (12)".
Tucker et les anarchistes individualistes croyaient également
que l'on pouvait étudier scientifiquement la société.
Selon eux, la science permettrait, un jour, de savoir comment organiser
celle-ci afin de développer au maximum la liberté et l'égalité.
Le thème de la science et de la société intéressait
des cercles très larges: le taylorisme et le fordisme (13) voulaient
imposer un management scientifique pour augmenter au maximum la productivité
des ouvriers et la marge de profit des patrons; les socialistes et communistes
européens souhaitaient gérer l'économie de façon
scientifique afin que les bénéfices du travail reviennent
à tous; les partisans du darwinisme social (14) prétendaient
que la science avait déterminé ceux qui étaient
aptes (ou inaptes) à la vie sociale et établi les hiérarchies
entre les classes et entre les races. L'espoir dans le potentiel de
la science était aussi partagé par de nombreux anarcho-communistes,en
particulier par son principal théoricien, Pierre Kropotkine,
qui était également un savant.
Pour les anarchistes individualistes, la Frontière américaine
était un facteur important dans le développement de la
démocratie. Ils auraient sans doute approuvé en grande
partie l'historien Frederick Jackson Turner qui développa la
"thèse de la Frontière" à propos de la
culture politique américaine. "L'individualisme de la Frontière
a dès le départ promu l'idée de la démocratie"
écrit Turner (15). Les anarchistes individualistes croyaient
en la propriété privée. Ils pensaient que les hommes
et les femmes avaient le droit de jouir du produit de leur travail et
qu'ils devaient pouvoir conclure entre eux des contrats libres pour
commercer et même s'embaucher les uns les autres. Ils prônaient
une économie inspirée par le laissez-faire mais pensaient
aussi que chaque être humain avait droit à la propriété
et que celle-ci devrait être partagée à peu près
équitablement. Ce point est la principale source de divergence
avec les autres tendances anarchistes. Selon celles-ci, les anarchistes
individualistes définissent la propriété à
partir d'une vision idéalisée du passé américain,
qui remonte à une époque où l'on distribuait des
terres aux familles afin qu'elles les cultivent et où l'État
était faible, ce qui explique l'importance du thème de
la Frontière.
Au début de son évolution politique, Voltairine de Cleyre
fut influencée par Tucker et les anarchistes individualistes.
Attirée par leurs idées anti-autoritaires et l'importance
qu'ils accordaient à la liberté personnelle, elle écrivit
pour la revue Liberty et pour d'autres publications du même courant.
Mais rapidement elle se mit à critiquer leur acceptation de la
propriété privée et leur manque de conscience de
classe. Elle vivait à Philadelphie, l'un des principaux centres
industriels du pays et enseignait l'anglais aux ouvriers immigrés.
Ses liens directs avec les travailleurs, ainsi que le fait qu'elle-même
ait vécu dans la pauvreté toute sa vie la poussèrent
à rejeter le capitalisme et la propriété privée
comme étant des institutions qui asservissaient l'humanité.
Si elle continua à écrire pour des publications anarchistes
individualistes et à apprécier leurs contributions, elle
milita surtout avec les anarcho-communistes.
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle,
le niveau de l'immigration aux Etats-Unis grimpa en flèche. Les
usines des grandes villes nécessitant une main-d'oeuvre bon marché,
des centaines de milliers d'immigrés vinrent chercher du travail
en Amérique. Nombre d'entre eux importèrent les idées
socialistes et anarchistes européennes et le mouvement anarchiste
américain s'étendit au fur et à mesure que ces
immigrés rejoignaient ses rangs.
Les anarchistes individualistes n'ont jamais eu d'influence significative
et n'ont pas réussi à susciter un mouvement social Ñ
beaucoup d'entre eux se méfiaient des mouvements de masse parce
qu'ils croyaient que ceux-ci limitaient la liberté de l'individu.
Si une grande partie des anarcho-communistes étaient nés
aux Etats-Unis, beaucoup étaient aussi des immigrés. C'est
à cette époque que le mouvement ouvrier progressa également
à pas de géant dans le pays et les immigrés furent,
là aussi, à l'origine de cette expansion.
Les idées révolutionnaires importées aux Etats-Unis
par de nombreux immigrants effrayèrent la classe dominante, ce
qui motiva en grande partie le retour de bâton contre les immigrés.
Le Know Nothing Party (16), organisation nataliste et hostile à
l'immigration, se développa au début du XIXe siècle.
Ce groupe utilisait la violence et l'intimidation contre les immigrants.
Son slogan favori était "L'Amérique aux Américains!".
Dans un de ses textes il souligne le danger que les immigrants font
courir aux institutions politiques américaines: "Jamais
les espoirs, les inquiétudes, les doutes et les peurs qui agitent
les partis politiques dans ce pays n'ont autant pesé sur leur
avenir proche É jamais une menace aussi grande n'a pesé
sur les démagogues et les politicards (17)". Le Know Nothing
Party se développa après l'arrivée des "quarante-huitards",
ces réfugiés politiques qui avaient fui l'Europe après
l'échec de la révolution de 1848 sur le continent. Schuster
écrit qu'à Louisville, dans le Kentucky, des membres du
Know Nothing Party attaquèrent des "quarante-huitards"
allemands à coups de pierres et de matraques pour les empêcher
de voter aux élections. D'autres Allemands furent violemment
pris à partie par la foule et certains d'entre eux tués
(18). Le mouvement des Know Nothings annonçait la violence dirigée
contre les immigrants en général et les révolutionnaires
en particulier. Avant et pendant sa présidence, Theodore Roosevelt
fustigea les immigrés radicaux et affirma que les étrangers
devaient être assimilés, si nécessaire par la force,
et transformés en de véritables Américains; ils
devaient rejeter leur langue et leur culture et adopter la culture anglaise
et anglo-saxonne des Etats-Unis. Dans son livre True Americanism (Le
véritable américanisme) Roosevelt écrit: (l'immigré)
"doit apprendre que la vie en Amérique est incompatible
avec toute forme d'anarchie, quelle qu'elle soit"; le contrôle
de l'immigration est nécessaire pour écarter "les
individus malsains de toutes les races Ñ pas seulement les criminels,
les idiots et les pauvres, mais les anarchistes comme Most ou O'Donovan
Rossa (19)". Ces deux hommes étaient nés en Europe
et prônaient la révolution pour abattre le capitalisme
et la propriété privée. Most était une figure
dirigeante dans le mouvement anarcho-communiste et critiquait sévèrement
Tucker et les individualistes. Comme Most, beaucoup d'anarcho-communistes
étaient des immigrants: il existait des journaux en yiddish,
en italien, en allemand, en espagnol et en finlandais Ñet bien
sûr des publications en langue anglaise. Dans les réunions
et manifestations anarchistes et ouvrières de l'époque,
les orateurs s'adressaient à la foule en plusieurs langues. Le
flux de l'immigration donna naissance à un mouvement anarchiste
multiculturel. Ce mouvement n'entretenait pas de liens étroits
avec les "traditions américaines" dont se revendiquaient
les anarchistes individualistes. Ses idées avaient mûri
au cours des conflits en Europe et dans les centres industriels des
Etats-Unis. Doté d'une grande conscience de classe, ce mouvement
prônait l'action directe: grèves, sabotages, boycotts,
marches, meetings et parfois représailles contre les patrons
et les politiciens (20).
Dans sa contribution unique à la pensée politique, Voltairine
de Cleyre fusionna l'apport des deux tendances de l'anarchisme. Elle
était parfaitement consciente des antagonismes de classe et voulait
détruire le capitalisme et l'État, mais souhaitait aussi
établir un entre le mouvement anarchiste en général
et la tradition démocratique américaine. Dans son essai
L'Anarchisme et les traditions politiques américaines(21), elle
affirme que les libertés individuelles définies dans la
Déclaration d'indépendance et le Bill of Rights (22) contribuent
à poser les fondations de la liberté humaine. Selon elle,
ce qui a miné la démocratie aux États-Unis, c'est
la peur de la liberté qu'éprouvèrent la classe
dirigeante et les grands propriétaires fonciers; en effet, ceux-ci
conçurent une Constitution qui retira aux gens le pouvoir de
contrôler leur propre vie. Les dirigeants politiques ont créé
l'Etat parce qu'ils croyaient que la liberté ne pouvait naître
que de l'ordre. Les anarchistes, pensent, eux, que "La liberté
est la mère et non la fille de l'ordre (23)." En soulignant
cette relation entre la pensée anarchiste et la tradition politique
américaine, Voltairine de Cleyre s'attaqua directement au préjugé
très répandu selon lequel l'anarchisme était une
philosophie d'origine étrangère, ignorant ou méprisant
ce qu'est la démocratie et un gouvernement constitutionnel. Née
aux Etats-Unis et ayant toujours écrit en anglais, Voltairine
de Cleyre pouvait s'adresser à un public différent et
sa position personnelle remettait en cause le stéréotype
"anarchiste = étranger". Dans ses écrits et
ses discours, elle combinait le combat pour la liberté politique
et les droits individuels des anarchistes individualistes avec les stratégies
anti-capitalistes des anarcho-communistes, fondées sur la conscience
et l'organisation du prolétariat. Elle essaya également
d'introduire ses propres conceptions politiques féministes dans
le mouvement anarchiste Ñ qui n'avait pas encore élaboré
de réponse à ladite "question des femmes".
Dans la biographie qu'il lui a consacrée, Paul Avrich affirme:
"Toute la vie de Voltairine de Cleyre exprime sa révolte
contre le système de la domination masculine qui, comme toutes
les formes de tyrannie et d'exploitation, s'opposait à son esprit
anarchiste." Elle écrivit:"Toute femme doit se demander
: Pourquoi suis-je l'esclave de l'Homme? Pourquoi prétend-on
que mon cerveau n'est pas l'égal du sien? Pourquoi ne me paie-t-on
pas autant que lui? Pourquoi mon mari contrôle-t-il mon corps?
Pourquoi a-t-il le droit de s'approprier mon travail au foyer et de
me donner en échange ce que bon lui semble? Pourquoi peut-il
me prendre mes enfants? Les déshériter alors qu'ils ne
sont pas encore nés? Toute femme doit se poser ces questions
(24)."
Voltairine de Cleyre écrivit des articles et donna des conférences
sur des sujets comme "Le sexe esclave","L'amour dans
la liberté", "Le mariage est une mauvaise action ",
"La cause des femmes contre l'orthodoxie". Elle défendait
l'indépendance économique des femmes, le contrôle
des naissances, l'éducation sexuelle et le droit des femmes à
conserver leur autonomie dans leurs relations amoureuses Ñ en
particulier le droit d'avoir leur propre chambre afin de conserver leur
indépendance, ce qu'elle-même réussit à faire
toute sa vie, malgré sa pauvreté. Des femmes comme Voltairine
de Cleyre et Emma Goldman ont défié le pouvoir patriarcal
dans la sociétéÉ et aussi dans le mouvement anarchiste.
A travers leurs idées et leurs activités militantes elles
ont permis à la pensée anarchiste d'intégrer les
expériences des femmes. Selon Elaine Leeder, les femmes anarchistes
"croyaient que les changements sociaux ne devaient pas seulement
bouleverser les sphères économiques et politiques mais
aussi les sphères individuelles et psychologiques de la vie.
Elles pensaient que les changements dans les aspects personnels de la
vie (famille, enfants, sexualité) relevaient de l'activité
politique. Au début du XXe siècle, les femmes ont apporté
une nouvelle dimension à la théorie anarchiste (25)".
La politique féministe de Voltairine de Cleyre ne remit pas seulement
en cause les hommes (anarchistes) mais aussi les femmes qui luttaient
pour obtenir le droit de vote à cette époque. Voltairine
de Cleyre et Emma Goldman condamnèrent les conceptions et les
actions des suffragettes car, selon elles, le droit de vote n'aboutirait
jamais à l'égalité politique pour les femmes. Regardez
les ouvriers, disaient Voltairine et Emma, ils ont le droit de vote
mais se sont-ils libérés pour autant de la misère,
de la pauvreté, de l'exploitation par les patrons? Tant que l'inégalité
économique dominera la société, l'égalité
des droits n'aura aucun sens. De plus, comme Emma Goldman l'écrivit
dans son essai sur "Le droit de vote des femmes", les femmes
doivent gagner l'égalité aux côtés des hommes.
"Tout d'abord en se faisant respecter comme des personnes et en
n'étant plus considérées comme des marchandises
sexuelles. Ensuite en refusant que quiconque ait le moindre droit sur
leur corps; en refusant d'avoir des enfants si elles ne le désirent
pas; en refusant de servir Dieu, l'Etat, la société, leur
mari, leur famille, etc. En rendant leur vie plus simple, plus profonde
et plus riche (É). C'est seulement de cette manière, pas
au moyen d'un bulletin de vote, que les femmes se libéreront,
deviendront une force respectée, une force oeuvrant pour l'amour
véritable, pour la paix, pour l'harmonie; une force offrant un
feu divin et donnant la vie; une force qui créera des hommes
et des femmes libres (26)."
Voltairine de Cleyre et d'autres femmes anarchistes ont réussi
à rapprocher féminisme et anarchisme. Ce progrès
théorique a eu un impact considérable sur les deux mouvements,
et continue à influencer leur développement.
La vie et l'Ïuvre de Voltairine de Cleyre sont riches d'enseignements.
Elle a réalisé une synthèse fructueuse entre l'anarchisme
individualiste et l'anarchisme communiste. Sa thèse selon laquelle
l'anarchie puise ses racines dans la tradition démocratique américaine
questionne à la fois notre conception de l'anarchisme et celle
de la démocratie. Sa politique féministe a apporté
de nouveaux outils pour concevoir l'égalitarisme et la libération
des femmes. Si Voltairine de Cleyre vivait aujourd'hui, je suis persuadé
qu'elle comprendrait comment la domination blanche et l'impérialisme
ont façonné la division raciale de l'Amérique.
En effet, comme bien d'autres anarchistes et féministes de son
époque, Voltairine de Cleyre n'a en effet produit aucune analyse
de la question raciale aux États-Unis, et cette lacune explique
pourquoi ses théories soulèvent peu d'intérêt
aujourd'hui (27).
Voltairine de Cleyre a su parfaitement dévoiler les contradictions
entre les idéaux de l'égalité et de la démocratie,
d'un côté, et les pratiques réelles de la société
américaine, de l'autre. En défendant la nécessité
d'un changement social radical et une politique égalitaire fondée
sur la coopération ainsi que les principes anarchistes et féministes,
Voltairine de Cleyre nous oblige à examiner d'un oeil critique
la réalité sociale et nous pousse à réfléchir
à ce que pourrait être une autre société.
Notes
Les notes sont de l'auteur sauf celles suivies de la mention (N.d.T).
1. Palmer, Alexander Mitchell (1872-1936). Juriste, député
démocrate et ministre de la Justice qui mena une vigoureuse campagne
contre la gauche radicale et déclencha la Grande Peur des Rouges
(Red Scare)de 1919-1920. Il s'appuya sur la loi contre l'espionnage
de 1917 et la loi contre la sédition de 1918 pour lancer une
campagne extrêmement violente contre les organisations de gauche
et tous les éléments contestataires ou révolutionnaires.
Il fit expulser ou exiler Emma Goldman et plusieurs centaines d'anarchistes.
Le 2 janvier 1920, il organisa des descentes de police (qui devinrent
célèbres sous le nom de Palmer Raids) dans 33 villes simultanément;
des milliers de personnes furent emprisonnées sans la moindre
inculpation pendant des mois, sous prétexte de l'imminence d'un
"complot bolchevik". Toute ressemblance avec les méthodes
du gouvernement Bush après les attentats du 11 septembre 2001
et la diabolisation de l'islam (qui remplace aujourd'hui le communisme)
est purement fortuite (N.d.T.).
2. Dans ce texte j'ai traduit le mot anglais radicaltantôt par
révolutionnaire tantôt par gauche radicale (N.d.T.).
3. James J. Farrell, The Spirit of the Sixties: The Making of Postwar
Radicalism,Routledge Press, 1997. L'auteur souligne l'émergence
de ce qu'il appelle une "politique centrée sur personne"
combinant des idées provenant du catholicisme social, de l'anarchisme
communautaire, du pacifisme radical et de la psychologie humaniste.
Il montre l'importance de la pensée et des stratégies
anarchistes dans l'organisation et les actions des mouvements des années
50 et 60. Son étude porte principalement sur l'Action catholique
ouvrière, les beatniks, les mouvements pour les droits civiques
et étudiants, l'impact de la guerre du Vietnam, et l'influence
de tous ces éléments sur la pensée et la vie politique
américaines.
4. Cité page XIX inPaul Avrich, An American Anarchist: The Life
of Voltairine de Cleyre,Princeton University Press, 1978. Les recherches
et les écrits d'Avrich ont grandement contribué à
stimuler l'intérêt pour l'histoire et la pensée
anarchistes. Ses livres sur la tragédie de Haymarket ou le procès
de Sacco et Vanzetti, et ses études sur des militants libertaires
moins connus offrent des pistes de réflexion à ceux qui
voudront s'interroger davantage sur le passé de l'anarchisme
et les leçons que les mouvements actuels pour la justice sociale
peuvent en tirer.
5. Henry David Thoreau (1817-1862). Ecrivain qui, au nom de l'individualisme,
s'opposait à toute contrainte abusive de la communauté.
Il passa une nuit en prison pour avoir refusé de payer ses impôts
car il s'opposait à la guerre contre le Mexique Considéré
comme un des précurseurs de la non-violence par Gandhi et Luther
King, il défendit le raid de John Brown et ses partisans contre
l'arsenal de Harpers Ferry en vue de distribuer des armes aux esclaves
noirs. Penseur inclassable, ses textes peuvent être utilisés
aussi bien par les écologistes, les milices patriotiques d'extrême
droite ou les anarchistes qui oublient qu'il écrivit un jour:
" Néanmoins, pour m'exprimer de façon concrète,
en citoyen et non à la façon de ceux qui se proclament
hostiles à toute forme de gouvernement, je ne réclame
pas sur-le-champ sa disparition mais son amélioration immédiate.
" (N.d.T)
6. Angela et Ezra Heywood prônaient l'amour libre et firent tout
pour "provoquer" les puritains et la justice. Suite à
l'adoption du Comstock Act en 1873, Ezra Heywood fut condamné
à deux reprises à deux ans de travaux forcés. La
première fois il fut gracié par le Président des
Etats-Unis, la seconde il effectua la presque totalité de sa
peine (à 61 ans!) et mourut peu après.
7. Benjamin Ricketson Tucker (1854-1939). Traducteur de Bakounine et
Proudhon, ses écrits économiques et philosophiques exercèrent
une certaine influence sur le mouvement anarchiste américain
avant la Première Guerre mondiale (N.d.T.).
8. Eunice Minette Schuster, Native American Anarchism: A Study of Left-Wing
Individualism,publié en 1932, réédité en
1983, Loompanics Unlimited, p. 47 et 51.
9. John Brown (1800-1859) Abolitionniste américain qui en 1859
tenta de s'emparer avec vingt et une autres personnes d'un arsenal à
Harpers Ferry, en Virginie-Occidentale; il voulait y prendre des armes
en vue de libérer les esclaves du Sud. Fait prisonnier, il fut
pendu et son procès eut un grand retentissement (N.d.T.).
10. Anthony Comstock (1844-1915) mena pendant quarante ans une campagne
contre l'"obscénité" et fut à l'origine
de lois draconiennes visant notamment l'acheminement, par courrier,
de matériel pornographique Ñ lois dont s'inspire encore
le Communications Decency Act voté sous Clinton en 1996! (N.d.T.)
11. Schuster, P. 88-92, ibid. Il existe aussi un livre intitulé
Free Love and Anarchismqui porte sur les Heywood et décrit leur
conflit avec Comstock, leur lutte pour le contrôle des naissances
et la libération de la femme.
12. Schuster, P. 88, ibid.(Jefferson, Thomas (1743-1826). Troisième
président des États Unis, il rédigea la Déclaration
d'Indépendance en 1776. N.d.T.)
13. Les concepts du taylorisme et du fordisme ont considérablement
évolué mais proviennent au départ des idées
mises en pratique par deux Américains: F.W. Taylor et H. Ford.
F.W. Taylor, ingénieur américain, voulait améliorer
la productivité des machines et prétendait soulager le
travail de l'ouvrier. En fait, il mit au point un système perfectionné
de chronométrage des gestes et des mouvements qui ne fit que
renforcer leur pénibilité. De plus, le taylorisme augmenta
la parcellisation des tâches et l'absence de contrôle des
travailleurs sur ce qu'ils produisent, accroissant la déshumanisation
des usines. Quant à Henry Ford (1863-1947), il lutta toute sa
vie contre les syndicats et fut un chaud partisan de la productivité.
En revanche, il défendit la participation des ouvriers aux bénéfices
de l'entreprise, la vente à crédit et même de hauts
salaires pour ses employés! (N.d.T.)
14. Le darwinisme sociala toujours été puissant aux Etats-Unis
puisqu'il donne une caution pseudo-scientifique à la discrimination
raciale, un des principaux fondements de la société américaine
(N.d.T.).
15. Frederick Jackson Turner, essai réédité dans
From Many, One: Readings in American Political and Social Thought,sous
la direction de Richard. C. Sinopoli, Georgetown Press, 1997.
16. Le Know Nothing Party était un parti anti-immigrés
et anti-catholiques né en 1849 et fondé par des protestants.
D'abord clandestin, il se donna des structures publiques sous le nom
d'American Party et compta jusqu'à 43 députés sympathisants
dans le Congrès élu en 1855. Mais son influence diminua
rapidement. (N.d.T.)
17. Know Nothing Party, The Silent Scourge in From Many, One,sous la
direction de Sinopoli, voir note 16.
18. E.M. Schuster, Native American Anarchism,p. 124, note 121.
19. Theodore Roosevelt, True Americanism dans From Many, One, ibid,
p. 197, 198. Théodore Roosevelt devint le 26e président
des Etats-Unis après l'assassinat de McKinley par un anarchiste,
en 1901. Pendant la présidence Roosevelt, la loi anti-anarchiste
sur l'immigration fut adoptée: elle interdisait l'entrée
en Amérique à tout individu qui prônait le renversement
du gouvernement. La Cour suprême déclara que cette loi
était constitutionnelle. (Jeremiah O'Donovan Rossa, 1831-1915,
célèbre nationaliste irlandais, membre de l'Irish Republican
Brotherhood, la Fraternité républicaine irlandaise que
l'on appelle aussi les Fenians. Cette organisation en grande partie
secrète fut créée simultanément en Irlande,
en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Elle est l'ancêtre, du moins
dans ses tendances les plus radicales, du Sinn Fein, puis de l'IRA au
vingtième siècle. Donovan Rossa fut emprisonné
par les Britanniques de 1858 à 1861, maintenu en isolement dans
une cellule obscure, torturé et menotté jour et nuit pendant
trois ans. A la suite d'une campagne internationale, il fut exilé
avec d'autres nationalistes irlandais et choisit d'aller vivre aux Etats-Unis,
où il récolta des fonds, créa des journaux dans
la communauté irlandaise et finança une campagne d'attentats
terroristes en Angleterre dans les années 1880. N.d.T.)
20. Les actes de violence commis par les anarchistes ont été
grossièrement exagérés et utilisés pour
créer, dans l'opinion, la peur de l'anarchiste fou, lanceur de
bombes. Néanmoins il est vrai que des actes de violence ont été
commis par des anarchistes aux États-Unis, comme par exemple
la tentative d'assassinat du patron sidérurgiste Henry Frick
par Alexandre Berkman après que Frick eut ordonné aux
gros bras de l'Agence Pinkerton d'attaquer les piquets de grève.
Berkman condamna plus tard de tels actes, et en général
le mouvement anarchiste partage son avis. La tactique le plus souvent
utilisée est celle de l'action directe non violente, y compris
aujourd'hui.
21. Ce texte paraîtra dans le N° 3 de Ni patrie ni frontières.
(N.d.T.)
22. Le Bill of Rights désigne les dix premiers amendements de
la Constitution américaine. Ce texte est censé garantir,
entre autres, la liberté d'expression, de religion et de réunion
(N.d.T.).
23. Voltairine de Cleyre, "L'anarchisme et les traditions américaines".
24. Paul Avrich, ibid.,p. 158.
25. Elaine Leeder, "Let Our Mothers Show the Way", p. 143
dans l'anthologie Reinventing Anarchy Again,sous la direction de Howard
J. Ehrlich, 1996, AK Press, p. 143. Cet essai illustre bien l'importance
que revêt encore aujourd'hui Voltairine de Cleyre pour le mouvement
anarchiste. Au début du XXe siècle, ses idées sont
étonnamment semblables à celles du mouvement féministe
des années 1960 et 1970: le personnel est politique et le politique
est personnel.
26. Emma Goldman, "Woman Suffrage", in From Many, One, ibid.
27. Le mouvement féministe contemporain a beaucoup écrit
sur ce sujet. Durant toute l'histoire de ce mouvement, les féministes
de couleur ont lutté pour être écoutées.
Cf. notamment le livre de Paula Giddings When and Where I Enter: The
Impact of Black Women on Sex and Race in Americaou celui de Cherrie
Moraga et Gloria Anzualda: This Bridge Called My Back: Writings by Radical
Women of Color, qui constitua une avancée de la pensée
féministe en 1981. Les écrits de Bell Hooks permettent
de comprendre comment les notions de race, de classe et de genre s'entremêlent
et comment toutes les formes de domination doivent être combattues
simultanément. Le mouvement anarchiste continue à manquer
d'analyses solides sur l'impérialisme, le colonialisme, l'esclavage
et l'hégémonie des Blancs. Cependant les anarchistes de
couleur sont en train de développer une telle critique et ils
ont contribué à obliger ce mouvement majoritairement blanc
à s'intéresser au racisme, aux privilèges réservés
aux Blancs et aux mécanismes de la suprématie blanche.
http://bibliolib.net/Crass-Cleyre1.htm