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Ce texte ayant circulé sur internet, avec diverses "étiquettes",
Christine Delphy nous demande de préciser qu'il s'agit d'une
position personnelle, adressée initialement au Collectif pour
le droit des femmes, sans que soit mentionnée aucune appartenance
institutionnelle ni politique. Nous avons par ailleurs supprimé
la première phrase de son texte, qui faisait allusion à
des débats internes au Collectif du droit des femmes. Le titre,
enfin, est de notre responsabilité.
Il me semble qu'il faut d'abord se demander pourquoi on en est à
la troisième affaire du foulard. Pourquoi tant de passion là-dessus,
plus que sur les viols collectifs, plus surtout que sur la discrimination,
et ses effets sur les jeunes descendant-es d'immigré-es maghrébin-es
? N'est-ce pas une façon de déplacer le problème
?
Si on observe vraiment ce qui se passe, on s'aperçoit que le
foulard, comme l'islam "néo-communautaire" (expression
de Khosrokhavar, chercheur CNRS, dont le livre, "L'Islam des
jeunes" est une lecture indispensable), est une réaction
française - de jeunes français - à une situation
également française : l'exclusion , le rejet matériel
et social d'une partie des jeunes français par la société
française. Parler de l'Algérie, de l'Iran,etc.. c'est
hors-sujet. Le foulard n'a pas la même signification dans des
contextes différents. Et rapporter le foulard islamique français
au foulard islamique dans les pays musulmans, c'est bien encore une
fois, voir ces jeunes d'abord comme étrangers. Ce rejet met
ces jeunes dans une situation de souffrance sociale et psychologique.
C'est une génération qui a pris acte de l'échec
de la revendication d'égalité. Renvoyée en dépit
de son intégration - sa maîtrise de la langue, ses diplômes,
ses façons de vivre françaises - à sa "différence",
elle a pris le parti de revendiquer sa différence. Mais elle
n'accepte pas la définition dominante de comme une infériorité.
Qui peut vivre dans l'acceptation de son infériorité
? Nous féministes, devrions le comprendre mieux que les autres.
Elle a investi cette différence elle-même : tant qu'à
être "différents", alors le seul choix qui
leur reste est de définir soi-même en quoi cette différence
consiste : c'est la délinquance, ou l'islam, ou le foulard,
toutes expressions de rebellion.
Condamner les expressions de cette rebellion et les réprimer,
c'est accentuer le ressentiment légitime des ces jeunes vis-à-vis
de la société englobante. Leur parler de laïcité
et de république, alors que pour eux la république est
une menteuse, qui dit une chose et en fait une autre, quel effet cela
peut-il avoir sur ces jeunes qui savent et expérimentent tous
les jours que, non, les chances ne sont pas égales, qui sont
traités d'"Arabes", comme si cela justifiait le traitement
discriminatoire,tous les jours ? Sinon de les confirmer dans leur
perception de la société française comme hypocrite
en sus d'être raciste. Cette société a créé
ce problème et sur des années. Elle ne peut pas le résoudre
par un coup de baguette magique.Elle ne peut que commencer à
lutter contre la discrimination, et d'abord, accepter, reconnaître
qu'elle la pratique et que c'est mal. Ensuite, prendre la mesure exacte
du problème et cesser de discriminer. Ensuite, si elle réintègre
la jeunesse qu'elle a exclue, et continue d'exclure, peut-être
au bout de quelques années cette jeunesse se sentira inclue.
On ne peut pas exiger des gens qu'ils nient la réalité,
qu'ils prétendent ne pas voir le rejet dont ils sont l'objet.
On ne peut pas non plus, encore moins, leur dire qu'ils ont des devoirs
et que cela : des devoirs sans droits. On peut aussi prendre la voie
de la surenchère : réagir à ce qui est une réaction
par la répression (vous avez des devoirs et pas de droits),
et continuer à créer ainsi en France une société
de castes ; qui sera de surcroît de plus en plus violente,car
le risque est de transformer les islamistes néo-communautaires,
ou les jeunes filles qui portent le foulard aujourd'hui (et pas hier
ni demain), en islamistes radicaux et radicales.
Enfin, sur la laïcité : c'est un devoir pour l'Etat et
l'école, pas pour les élèves ; sur l'ostentation,
voir l'article de Spitz dans Le Monde du 15 octobre ; sur la discrimination
: tout le monde sait que les croix et les kippas sont acceptées.
L'enjeu pour les jeunes qui se revendiquent musulman-es, c'est de
faire reconnaître l'islam comme une religion française,
en France. Que la société le voie comme une provocation,
c'est dans le droit fil de son rejet des populations d'origine maghrébine.
Qu'elle le traite par la répression marche bien dans la perception
qu'ont ces jeunes de la république comme une machine à
persécuter l'Arabe et le/la musulman-e. Qu'on continue et on
leur donnera raison. Oui, c'est une provocation : ces jeunes veulent
mettre la société devant son propre racisme - son rejet
non pas des religions mais de cette religion-là précise.
L'autre fonction de leur assumption d'une différence choisie
par eux étant de se sentir enfin un peu mieux dans leurs baskets,
avec une identité autre que" moins français-e"
- oui carrément "autre". Mais, comme on dirait en
cour de récré, qui a commencé ? C'est la société
blanche, c'est nous. Il nous faut reconnaître notre responsabilité
collective. Hors de ce premier pas, il n'y aura pas de réconciliation,
et pas de république. Car la république, c'est-à-dire
l'égalité effective, n'est pas une réalité,
c'est un idéal : il faut la créer, cette égalité,
tant entre les "sexes" qu'entre les "races" (cette
chose qui "n'existe pas" et qui règle pourtant la
vie de millions de gens en France). La discrimination a fait exister
la race, comme elle a fait exister le sexe ; si nous voulons qu'elle
n'existe vraiment - réellement pas -, il faut lutter contre
la discrimination jusqu'à l'éradiquer.
Je remarque que pour la première fois on parle positivement
de la "discrimination positive", que j'appelle de mes voeux
en ce qui concerne les femmes, et les autres discriminés, depuis
longtemps - et qui était honnie au temps où on a inventé
"parité" pour précisément exclure "l'action
positive" (terme que je préfère à celui
de discrimination positive), qui est une correction à la discrimination
négative, dans la recherche de l'accomplissement de l'égalité
de facto promise par la république.
Alors, la révolte identitaire des jeunes aurait accompli ce
que leurs demandes polies - la Marche des beurs - ont échoué
à faire advenir ? La république ne connaîtrait
que les rapports de force ? Triste, mais probablement vrai.
Christine Delphy
Christine Delphy est chercheuse au CNRS, directrice de la revue
Nouvelles Questions féministes et coprésidente de
la Fondation Copernic
Elle a publié notamment L'ennemi principal (deux volumes),
aux éditions Syllepses.
Ces éléments d'information sont le fait du collectif
Les mots sont importants. Christine Delphy s'est pour sa part exprimée
à titre personnel, sans engager la responsabilité
des divers groupes auxquels elle appartient.
Origine : http://lmsi.net/article.php3?id_article=186
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