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À propos de Deleuze et la linguistique
Le vocabulaire de Gilles Deleuze


Origine : http://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2005-2-page-150.htm

R. SASSO et A. VILLANI (dirs) Les Cahiers de Noesis. Vocabulaire de la philosophie contemporaine de langue française, cahier n° 3,2003,376 pages Nice, diffusion Vrin

Dans la lignée des précédents numéros des Cahiers de Noesis, les dix-neuf auteurs de cet ouvrage collectif nous présentent les principales notions du vocabulaire deleuzien en précisant d’abord leur historique au sein de l’œuvre du philosophe, puis en proposant un commentaire critique des définitions ainsi mises en évidence. Au total, plus de quatre-vingt dix notions ont pu ainsi être analysées : cinquante-quatre réparties dans les cinquante entrées principales (quatre sont doubles), trente-sept dans la liste du lexique complémentaire.

 Par ailleurs, Arnaud Villani fait, dès l’introduction, un point rapide, mais dense, sur « Deleuze et la linguistique » à partir du chapitre IV de Mille plateaux intitulé « Postulats de la linguistique ». Deleuze lui-même a précisé, dans Pourparlers (1990), qu’il n’était pas passé par « la structure et la linguistique », donc le structuralisme linguistique, dans son souci de travailler exclusivement sur le matériau brut de la philosophie. Il n’en précise pas moins être sensible, au contact de l’œuvre de Michel Foucault, à « une pragmatique du langage capable de renouveler la linguistique » (123) sur laquelle il revient dans Dialogues (1996). Au constat d’A. Villani – « s’agissant de la linguistique, il sait bien tirer parti de Hjelmslev, des matières et formes de contenu et d’expression. Il connaît la psycholinguistique de Guillaume, encore trop peu exploitée en philosophie. Mais il s’empare du point d’où Benveniste, Chomsky ou Austin deviennent critiquables » (13) – nous pouvons alors associer une interrogation plus large sur Deleuze et la linguistique. Qu’en est-il donc de sa pensée linguistique au-delà de son rapport bien connu à des usages très particuliers – au regard de son souci d’invention néologique – des concepts de la philosophie ?

L’immersion à l’intérieur du système rhizomatique de l’entre-expression des concepts dans l’œuvre de Deleuze, avec sa part conjointe à celle de Guattari, prend en effet par moments une allure « barbare » par son souci de multiplier les néologismes, le plus souvent par défaut d’une meilleure expression, et dans le souci de « créer des mots extraordinaires, à condition d’en faire l’usage le plus ordinaire ». Étant entendu que le rhizome constitue un système ouvert de multiplicités sans racines dans une plan d’immanence qui ne suppose ni centre, ni transcendance, la logique « classique » des propositions, renvoyée à l’état des choses, est bannie, ce qui positionne Deleuze à distance des préoccupations structuralistes. Cependant à la place de ce vide volontaire se formule une logique du sens quelque peu nomade, essentiellement en devenir, située au plus près de ce qui fait agencement à partir d’un point aléatoire permettant de parcourir une surface où le langage n’est rapporté ni à son essence, ni à la chose, mais relève d’un « pur événement ».

Nous sommes donc confrontés à l’intérieur du vocabulaire deleuzien, à une « pure métaphysique » des concepts en construction dans un lien expressif aux mots qui nécessite un examen précis, comme le font les auteurs, des définitions particulières de ces concepts, et une critique de leur usage. Dans cet univers empiriste poussé à l’extrême de concepts saisis à « l’état libre et sauvage », où on s’octroie le droit de défaire et refaire les concepts à tout moment, le mot déterritorialisation apparenté à celui de reterritorialisation est sans doute le plus célèbre et le plus parlant de toutes les apparentements deleuziens du type actuel-virtuel, aion-chronos, différencerépétition, etc. « Ces mots que Félix (Guattari) invente », Deleuze en approche d’abord la formulation, pour laisser à Guattari le soin de l’apport du nom lui-même. Après un usage circonscrit dans l’œuvre commune, le « barbarisme » de déterritorialisation (« On nous dit que c’est un mot difficile à prononcer ») s’assimile sous l’effet de la réception internationale de l’œuvre tout en se faisant fort discret dans les textes de Deleuze lui-même, sans pour autant cesser d’engendrer une dynamique linguistique créatrice d’autres expressions.

De fait, Deleuze se situe lui-même, en matière de création des concepts, quelque part en retrait face aux avancées communes avec Guattari, c’est-à-dire dans un « plan d’immanence » qui n’est ni un simple univers conceptuel, ni quelque chose qui préexiste à l’exemple d’une essence, ni un univers strictement philosophique, mais un espace de pensée dont la philosophie a besoin pour exister. Nous entrons là dans un espace de capture où il s’agit plus de saisir l’agencement de termes que les termes eux-mêmes dans leur signification référentielle. Bien sûr le modèle du rhizome est toujours là pour désigner un tel processus de création par disjonction, ligne de fuite au sein de l’hétérogène. Mais, s’il convient de circonscrire chez Deleuze, une pensée linguistique, comme le propose A.Villani dans l’introduction, elle se situerait du côté d’une conception de la matérialité de la langue en tant que machine immanente, unifiée, relativement homogène qui préconstruit, avec une certaine constance, un « mot d’ordre », l’unité du concept en devenir sous la diversité de ses variations infinies et créatrices. Cette machine n’est ni mécanique, ni organique, elle procède par voisinage entre termes hétérogènes indépendants. Elle se veut donc plus abstraite que la machine des linguistes, à l’exemple de celle de Chomsky qui postule des invariants structuraux. Elle renvoie plutôt à des « régimes de signes (pragmatique) qui fixent les agencements collectifs d’énonciation dans une langue comme flux d’expressions » (Dialogues : 137).

Au-delà du phénomène spectaculaire de la création néologique, et dans la lignée d’une critique d’une logique de la proposition basée sur l’état de choses, l’apport linguistique est ainsi formulé dans une réflexion sur « l’agencement collectif d’énonciation » en tant qu’« instance d’effectuation des conditions du langage dans un champ social donné », avec un lien tout aussi remarqué avec la conception foucaldienne des dispositifs discursifs. Deleuze précise que l’agencement est « l’unité réelle minimale » (Dialogues : 65) au sens on nous sommes renvoyés à quelque chose qui fait pur événement dans le passage d’une multiplicité à l’autre. Nous circulons ainsi à « la surface métaphysique » des événements, là où l’individu singulier peut devenir « le fils de ses propres événements ». Deleuze s’inscrit ici dans la tradition stoïcienne d’après laquelle être quelque chose, c’est déjà exister, c’est être un sujet approprié par la pensée et le discours.

Dans le vocabulaire deleuzien, nous sommes aussi renvoyés au terme d’heccéité, repris du nominaliste Duns Scott et de sa conception de l’univocité de l’être. Ainsi que le montre Frédéric Nef, dans son ouvrage récent Qu’est-ce que la métaphysique ? (Folio, Gallimard, 2004), la métaphysique scotiste ouvre à une ontologie de la connaissance du singulier. En ce sens, Deleuze, dans la suite de Scott, s’écarte de la pensée linguistique de la proposition basée sur le est associant un attribut à un sujet au bénéfice des verbes infinitifs, qualifiés d’« infinifs-devenirs sans sujet » (Dialogues : 78), ce qui induit la possibilité de la connaissance du singulier en tant que tel, de par son appartenance à un plan d’immanence. Ainsi l’importance accordée par Deleuze au principe d’individuation, source d’heccéité, nous renvoie à l’existence immanente de quelque chose, étant entendu que le seul fait d’un individu parlant distinct de tout autre individu est assignable à cette chose. C’est sur cette base matérielle, constante que l’on peut « faire une langue dans une langue » en promouvant une dynamique poussée à l’extrême de l’hétérogénéisation des phénomènes linguistiques, et en premier lieu de la création néologique. La métaphysique deleuzienne est ainsi philosophie de la différence, de la négation, dans la lignée d’une métaphysique saussurienne récemment redécouverte à travers des manuscrits inédits jusqu’à une date récente. Il s’agit bien ici de concevoir une unité du signe et du sens remplie de la seule virtualité, donc d’emblée négative par le seul jeu des relations différentielles.

Lorsque Deleuze précise que « l’événement n’est pas l’essence platonicienne » dans sa manière propre de survenir aux choses – donc sans se confondre avec l’état de choses – il nous renvoie encore une fois à l’heccéité, à « cette chose » irréductible au tout, inassimilable à un sujet localisé, aux « singularités-événements », à une manière d’être en perpétuelle devenir. Nous retrouvons ainsi la constance de la langue, dans le fait même du caractère communicatif originel du langage. Deleuze en conclut que « l’Être est l’unique événement où tous les événements communiquent » dans la mesure où la multiplicité et la différence entre les étants résultent d’une « synthèse disjonctive » et donc ne sont en rien facteurs de séparation. Au contraire, une telle synthèse rend compte de la constance de la communication en devenir. Telle est le positionnement de l’événement auprès de « la machine abstraite de la langue » dont Deleuze précise qu’elle ne fait appel à aucun facteur intrinsèque. Rappelons que Saussure, dans ses manuscrits, précise que « toute langue en elle-même a une histoire qui se déroule perpétuellement, qui est faite d’une succession d’événements linguistiques […] complètement indépendants en général de ce qui se passe au-dehors » (Écrits de linguistique générale, Gallimard, 2002 : 150). À distance du structuralisme linguistique, Deleuze n’en avait pas moins perçu la part de « métaphysique pure » dans la pensée de Saussure avec sa célèbre formule « Dans la langue, il n’y a que des différences » (Cours de linguistique générale, Payot, 1969 : 166).

9 Jacques Guilhaumou CNRS/ENS-LSH Lyon
 
PLAN DE L'ARTICLE

R. SASSO et A. VILLANI (dirs) Les Cahiers de Noesis. Vocabulaire de la philosophie contemporaine de langue française, cahier n° 3,2003,376 pages Nice, diffusion Vrin

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