|
Origine : http://www.archipelrouge.fr/spip.php?article462
"50 Euros" (Aide Publique au développement) »
Bujumbura, Burundi, février 2007.
Francine s’est dépêchée ce matin. Il
lui a fallu se lever tôt, marcher jusqu’à la
« gare du nord », cette place de Kamenge où se
regroupent les vélos taxis, en trouver un avec un porte-bagages
pas trop assassin, et enfin subir les cahots du bitume défoncé
pendant les 30 minutes de trajet vers le centre de la ville. Mais
elle était à l’heure devant l’ambassade
de France, elle, comme les autres. À sept heures trente du
matin, ils sont déjà une quarantaine à faire
la queue devant la porte et le filtre du consulat. Les traits sont
tendus, personne ne parle. Ce n’est pourtant pas là
une conséquence de l’horaire, car pour tous ici, aujourd’hui,
à cette heure, l’enjeu est crucial : obtenir un visa.
Trois matinées par semaine, le consulat est ouvert au public,
qui y dépose une première fois passeport et dossier
de demande, pour revenir dix jours plus tard récupérer
le tout, gratifié ou non du précieux sésame.
Cette fois, Francine vient retirer son passeport. Il y a plus d’une
semaine, elle avait déjà patienté deux heures
trente au même endroit avant de gagner enfin le filtre de
sécurité et de pénétrer dans 4 petits
mètres carrés de terre de France, le bureau du consul
à l’ambassade. Là, une secrétaire impolie,
sans lui accorder le moindre regard, avait brutalement saisi son
dossier, cette chemise verte méticuleusement refermée
sur tous ces espoirs. Au moins Francine était bien sûr
qu’il n’y manquait aucune pièce. Elle avait lu
et relu dix fois la note du consulat « relative à la
délivrance d’un visa de tourisme », s’était
appliquée à remplir chaque case de sa plus belle écriture
- en commençant par acheter un stylo-bille en état
de marche - avait bien recompté les photocopies, et surtout
surveillé jour et nuit son bien, désormais le plus
précieux : l’attestation d’accueil envoyé
par un ami Français. Mais cette méticulosité,
à la hauteur de l’importance de la démarche
pour la jeune femme, n’avait pas impressionné la secrétaire
qui avait quasiment arraché les élastiques de la chemise
pour en arracher les formulaires, les compter et les inspecter rapidement
avant de les biffer d’un coup de stylo rapide. Le temps de
vérifier le passeport, de compter la somme d’euro et
la fonctionnaire de l’ambassade indiquait la sortie à
Francine en lui disant « Vous pouvez sortir, ça me
paraît complet. Revenez dans dix jours. »
Dix jours. Dix nuits d’angoisse pour elle et son petit garçon
Juma. Il a quatre ans, et n’a encore jamais vu son papa, exilé
en France. Et c’est là le problème central de
Francine. Car pour être éclatée, leur famille
n’est en pas moins encore unie. Mais, peu importe son affaire,
tout comme les objectifs des quarante autres Burundais qui attendent
autour d’elle leur tour au consulat. Peu importe qu’ils
soient chacun motivés par un impératif absolu, de
regroupement familial, d’étude à poursuivre,
de soins médicaux... par la nécessité vitale,
de quitter ce si beau pays, maudit par le sort : le leur.
Peu importe donc, qu’un jour Moussa son mari soit parti en
France par la grâce d’un visa miraculeusement obtenu
par l’intermédiaire d’une connaissance. Pour
lui, il s’agissait de sauver sa famille, d’échapper
à cette infernale spirale de la pauvreté absolue,
la pire, celle qui ne laisse à un adulte que l’ennui
pour penser à ce qu’il n’aura jamais ainsi qu’une
litanie d’autres problèmes tels que la maladie, la
violence de tous les jours, la guerre. À cela, il n’y
a qu’une issue : se glisser dans les interstices de l’économie
pour tenter de gagner un petit copeau, de rapiner une petite somme,
capable de nourrir sa famille le jour suivant. Seulement, les interstices
en question sont trop petits pour le nombre de prétendants,
car ici personne n’est épargné. C’est
comme si un pays avait entièrement basculé dans la
clochardisation. Dans ces conditions, la perspective d’avoir
un enfant, pour heureuse qu’elle soit, est aussi une angoisse
supplémentaire. Alors, il va de soi que le départ
vers une autre région devient un rêve. Car enfin, même
pauvre en Europe, l’on vit beaucoup mieux qu’à
Kinama, Cibitoke ou Kaniosha, les immenses « suburbs »
de Bujumbura. Donc, Moussa avait quitté Francine en 2003.
Maintenant, lui ne songeait plus qu’à la retrouver
et découvrir enfin son enfant, et elle, à regrouper
sa famille en sécurité...
Mais peu importe tout cela... Là-bas, devant la file d’attente,
le guichet a ouvert. Francine n’est plus qu’une noire
au milieu d’autres noirs. Elles croisent le regard, les cris
de colère de ceux qui ressortent sans avoir obtenu le visa.
Ce sera bientôt son tour. Son cœur se met à battre
très fort. Trois ans qu’elle attend ce moment. Le filtre.
Sans ménagement, un vigile puis un gendarme Français
la palpent, lui font vider son sac, d’où s’échappe
la photo de Moussa. Ici personne ne lui accorde la moindre prévenance,
elle n’est qu’une Burundaise de plus à attendre
son visa. Au-dessus des deux chaises de la salle d’attente
trône le portrait de Jacques Chirac. Dans son cadre de verdure,
son regard ne s’attarde pas sur celui qui regarde la photo,
il va bien plus loin. Au-delà de l’horizon, vers un
pays lointain, où l’on dit que les hommes naissent
libres et égaux. C’est la France, Francine est encore
rassuré, après tout le président a -t-il l’air
d’un brave homme. C’est son tour . Elle rentre dans
le petit bureau. La même secrétaire que l’autre
jour lève à peine la tête. « Francine
Nkurukiza ? » La jeune Burundaise sourit timidement. La secrétaire
cherche rapidement dans une liasse de dossier tenu chacun par un
élastique noir. Elle en dégage un, vérifie
le nom et lui tend. « Voilà, vous pouvez sortir. »
Francine se lève et bredouille : « J’ai mon visa
? » L’autre répond non de la tête. Francine
s’effondre : « Pourquoi ? mon dossier est complet !
» La secrétaire semble s’énerver : «
Ecoutez, je n’ai rien à vous dire, sortez. ».
Devant l’ambassade, ils restent encore une dizaine à
espérer encore pouvoir voyager... Mais ce jour-là,
personne n’obtiendra le droit de rejoindre la France. Francine
rentre chez elle. La voici condamnée à rester au pays.
Pour elle, le mot n’est pas trop fort. Ainsi, l’éconduite
de la secrétaire consulaire a-t-elle résonnée
comme la sentence prononcée par un juge. Certes, elle a un
travail. Couturière, dans un petit atelier où elle
se rend matin et soir à pied, à huit kilomètres
de sa maison. Aujourd’hui il est encore temps d’y aller.
C’est même devenu impératif. Car à l’énorme
déception d’apprendre que la France n’accepte
pas sa venue, à elle qui a toujours été honnête,
gentille et courageuse, s’ajoute un volet économique
: ainsi pour se voir refoulée, Francine a dû payer
des sommes très importantes. Aux 15 € de timbre OMI
de la prise en charge se sont rajoutés les 90 $ U.S. (70
€) de l’assurance du billet d’avion, puis les 50
€ de frais à verser au dépôt du dossier
à l’ambassade. Ces sommes ne sont pas récupérables.
135 € au total, pour Francine payée 25 €/mois,
cela représente cinq mois de salaire. Une somme envolée,
comme ça, sans le moindre début d’explication,
par la grâce d’une procédure de consulat devant
plus à la statistique qu’au facteur humain. C’est
ici qu’il convient d’utiliser le mot approprié
: la Honte. Honte d’une France pratiquant jusque devant les
plus humbles, la loi du plus fort. En effet, si la politique migratoire
d’un pays peut être contestée par ses propres
citoyens, surtout quant elle plonge un pays dans une spirale égoïste
niant aux malades le droit de se soigner, aux étudiants d’étudier,
aux familles de se regrouper, aux adultes de tenter d’échapper
à la faim ... en venant CHEZ NOUS - qui plus est, à
l’opposé du fondement de l’idéal humaniste
tricolore, la charte des droits de l’homme - cette politique
de l’émigration n’en reste pas moins l’émanation
des forces au pouvoir et, en ce sens, chaque citoyen est censé
savoir pour qui il vote. La fermeture des frontières, les
rafles et expulsions statistiques, les vaines files d’attente
aux consulats français, et les détresses afférentes
à ces situations sont toutes auréolées du sourire
carnassier de Nicolas Sarkozy, qui agit en notre nom à tous,
électeurs Français. À défaut d’être
clairement affichée, l’odieuse grimace de son intolérance
et de son mépris de toute idée généreuse,
ne se dissimule plus et ne trompe plus que ceux qui le veule, ceux
pour qui la vie n’a pas le même prix suivant le pays
de sa naissance.
Il reste pourtant dans l’éviction de Francine et de
tous les autres, un élément scandaleux, un geste de
petits voyous : un vol. En effet, si l’on peut dégager
la responsabilité du MAE dans l’encaissement de l’assurance
du billet d’avion, il n’en demeure pas moins que la
France conserve les 50 euro de frais de dossier de Francine. En
fait de frais, de quoi s’agit-il ? Impossible de le savoir,
puisque en la matière, le principe diplomatique exige de
faire évoluer la procédure dans une profonde opacité.
Il est cependant très probable que le choix des visas à
délivrer - hors instruction spéciale et cooptation
- s’opère sur la base de quotas à ne pas dépasser
et d’une sélection du profil du voyageur, afin de s’assurer
de son non établissement en France. Pourquoi pas ? Mais dans
ce cas de figure, l’examen d’un dossier ne peut jamais
être très long, surtout en période de disette
de visas comme il semble que ce soit le cas en ce début d’année
2007 (pour ne pas torpiller la campagne de N. Sarkozy).
En tout cas, il est tout à fait douteux qu’un seul
dossier refusé n’ait jamais pu coûter 50€.
Pourtant, le matin de l’éviction de Francine, avec
40 refus, le consulat a tout de même engrangé 2000€.
À multiplier par les 40 jours d’ouverture de ce consulat
à l’année. Si, pour chaque recalé, la
somme est énorme, à l’échelle du Burundi
elle est vertigineuse : 80 000€, 100 000 $ U.S. ! Ainsi, chaque
année, par le seul fait des refus, l’ambassade de France
au Burundi ponctionne une pareille somme au troisième pays
le plus pauvre du monde. En notre nom à tous, la France reprend
donc discrètement une petite partie de son aide éu
développement, mais cette fois en l’arrachant au plus
pauvre ! Schizophrénie, ou maladresse ? Les deux à
la fois. Mais, quel que soit le mobile, il reste l’acte :
en l’occurrence, une pareille pingrerie, aggravée par
le contexte et le refus d’envisager la détresse individuelle
de chacun des malheureux prétendants au visa est une véritable
escroquerie.
Cependant, il est aussi une autre conséquence de ce larcin,
celle-ci à la portée universelle. De fait, quant Francine
rentre chez elle, elle pleure. Demain, elle parlera par téléphone
à Moussa pour lui annoncer la nouvelle, alors ils pleureront
tous les deux à 4000 kilomètres de distance. Un jour,
son fils apprendra comment d’autres hommes ont pu imposer
deux mois de salaire à sa maman pour ne même pas lui
accorder une seule explication, pour ne même pas lui dire
pourquoi, elle, Francine de Kamenge, à Bujumbura, ne pouvait
prétendre à ce droit universel de présenter
son fils à son père et d’échapper à
la misère...
Alors, peu à peu, au fil des années à venir,
loin de son père, le fils de Francine se bâtira dans
une espèce de défiance de cet autre monde, celui des
riches, celui de ceux qui ne leur laisse que le droit d’être
volé de deux mois de salaire. En ce sens, le mépris
de l’ambassade de France à Bujumbura pour n’être
qu’un détail est aussi une petite pierre dans un grand
mur destiné à partager la terre en deux, mais surtout
pas les richesses. Sur ce chantier, en notre nom à tous,
le gouvernement Français semble tenir à son rôle
de maçon.
50 Euros, il n’y a pas de petits profits.
Vincent Munié, administrateur de Survie.
http://www.survie-france.org/
Honte d’une France pratiquant jusque devant les plus humbles,
la loi du plus fort, par Vincent Munié Publié le 2
juillet 2007
|
|