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Origine : http://lmsi.net/article.php3?id_article=504
Paul Virilio publie régulièrement aux éditions
Galilée, dans la collection « L’espace critique
» qu’il dirige et dont il est un des principaux contributeurs
(15 ouvrages sur les 46 publiés dans cette collection soit
près d’un tiers, on n’est jamais mieux servi
que par soit même). Chacun de ses livres reçoit un
accueil favorable dans le monde de l’urbanisme, de la philosophie,
et même de la politique, dans un concert de critiques quasi
unanimes. Il semble impératif de lire Paul Virilio, ce que
j’ai fait avec cet ouvrage : Ville panique. Ailleurs commence
ici [1]. Paul Virilio apparaît comme un des penseurs incontournables
de nos décennies. Il me semble donc nécessaire d’aller
voir de plus près ce qui lui vaut cette réputation.
Si je dois en juger par ce seul livre, il faut bien le dire : le
roi est nu, et d’une telle nudité que l’imposture
en devient indécente.
Je ne discuterai pas ici les thèses de Paul Virilio, et
même je préciserai que, pour autant que je les comprenne,
je ne trouve aucune objection majeure à formuler. Pourtant,
dans l’ensemble cet livre me laisse perplexe, et plus encore
que l’ouvrage, les commentaires élogieux que j’ai
pu lire et entendre. Ce trouble vient moins du contenu que de la
forme, de l’expression que de ce qui est exprimé ;
mais si, comme l’affirmait Hugo, « la forme c’est
le fond qui remonte à la surface », il est légitime
de s’interroger sur ce que révèle d’une
pensée la façon dont elle est dite.
Paul Virilio semble tout d’abord avoir une certaine difficulté
à terminer ses phrases, comme le montre l’usage assez
constant des points de suspension en fin de paragraphe, qui indiquent
au lecteur que la pensée se prolonge, que l’auteur
avait encore à ajouter. Dans la plupart des cas, on aimerait
bien savoir quoi. Il recourt également amplement au néologisme
et à l’usage de procédés typographiques,
majuscule, italique dont la fonction est d’enrichir le texte,
de lui conférer une profondeur dont on peut se demander ce
qu’elle serait sans cela. Un exemple parmi d’autres
:
« Autant de symptômes de la régression pathologique
de la Cité où la cosmopolis, la ville ouverte d’hier,
cède la place à la claustropolis où la forclusion
se double de l’exclusion de l’étranger, de cet
errant, ce SOCIOCROISEUR pourrait-on dire, qui menace la sérénité
de l’habitat métropolitain comme le GEOCROISEUR errant
menace l’environnement terrestre et contre lequel il faudrait,
dès demain, ériger une enceinte EXOSPHERIQUE contre
le risque du vide » [2]
Enfin Paul Virilio emprunte sans retenue au vocabulaire des sciences
ou des techniques sans que l’on sache très bien si
ce vocabulaire est utilisé dans un sens métaphorique,
auquel cas il faudrait préciser la valeur de ces métaphores,
ou si il l’est dans son sens précis, celui de son domaine
d’origine. En l’état, l’impression qui
se dégage est que l’ensemble de ces procédés
sont en fait des marqueurs dont l’unique fonction est de signaler
au lecteur le caractère sérieux et profond du texte,
et donc de la pensée de son auteur
Le malaise commence dès la première page où,
après une citation de Walter Benjamin sur la nécessité
d’une éducation pour s’égarer en ville,
Paul Virilio enchaîne sur cette phrase :
« Cette éducation sentimentale en quelque sorte d’un
passant qui se refuse à n’être qu’un passager,
débute fort tôt, sinon dès l’enfance accompagnée,
du moins dès l’adolescence, ce moment où l’essor
de la maturité s’accompagne de l’urgence d’un
échappement libre ».
On ne peut qu’être perplexe devant cet « échappement
libre ». Pour ma part je ne connais pas d’autre sens
à cette expression que celui d’un « dispositif
sans silencieux permettant l’expulsion dans l’atmosphère
des gaz de combustion d’un moteur thermique », et je
ne me souviens pas en avoir ressenti la moindre urgence lors de
mon adolescence.
À la page suivante, Paul Virilio cite à nouveau W.
Benjamin : « la force d’une route de campagne est autre
selon qu’on la parcours à pied ou qu’on la survole
en aéroplane. Seul celui qui va sur cette route apprend quelque
chose de sa puissance » et la commente par cette phrase qui
plus qu’elle ne l’éclaire obscurcit cette citation
:
« Cette puissance géodésique, c’est celle
du TRAJET, des trajectoires successives d’un corps qui se
meut dans l’orientation de sa puissance locomotrice puisqu’il
n’y a de vie que dans les plis, les plis du terrain qui protège
ou les replis d’un cadastre qui surprend nos attentes ».
On ne peut que se demander en quoi cette puissance peut bien être
géodésique, en quoi elle entretient pour le promeneur
un quelconque rapport avec la forme sphérique de la Terre.
N’en déplaise à Paul Virilio, la géodésie
ne s’intéresse nullement au relief mais bien aux conséquences
de la forme particulière de la Terre ; et, à l’échelle
du promeneur, la Terre reste plate. Nous sommes en présence
d’un usage abusif d’un terme scientifique qui n’apporte
aucun sens supplémentaire, mais qui n’est là
que pour impressionner. On ne voit pas bien non plus ce que rajoute
au mot trajet le fait d’être imprimé en majuscules
si ce n’est de suggérer qu’il pourrait avoir
un sens plus profond que celui de : chemin à parcourir entre
deux points. Paul Virilio prend soin de signaler que « la
vie dans les plis » est une allusion à un ouvrage du
même titre de Henri Michaux. Si il s’agit par là
d’inviter à la lecture de Michaux, on ne peut que s’en
féliciter, mais rien n’est moins sûr, le lien
entre le texte de Michaux et ce dont nous entretient Virilio étant
tout de même assez ténu, voire inexistant Je passerais
rapidement sur le pompeux « corps qui se meut dans l’orientation
de sa puissance locomotrice », sans doute comme tout un chacun
pour aller là où ses pas le mène, mais le rapport
de cause à effet entre la « puissance géodésique
», c’est à dire dessinée par les formes
de la Terre, et la présence exclusive de la vie dans les
plis, introduit par la conjonction puisque, m’échappe
complètement. J’avoue également ne pas bien
saisir la relation entre les plis du terrain et les sinuosités,
pour autant qu’elles existent, du document enregistrant le
découpage d’un territoire en propriétés
qu’est le cadastre. Prise telle quelle, cette phrase n’a
malheureusement pratiquement aucun sens, si ce n’est celui
que voudra bien y mettre le lecteur.
C’est bien de cela qu’il s’agit. M. Virilio est
un homme cultivé, ses livres sont loués dans les médias,
lui même est invité à venir les présenter
; si moi, lecteur, j’éprouve un certain malaise face
à ce qu’il écrit, si parfois j’ai le sentiment
de trouver obscures certaines phrases, cela ne peut venir que de
mes propres insuffisances, que de mon manque de culture. Pour sortir
de ce dilemme, je n’ai que deux possibilités : me résoudre
à considérer que cela ne veut rien dire ou n’a
tout au plus qu’un sens banal, ou prêter à M.
Virilio la profondeur à laquelle il prétend et tenter
moi même de mettre du sens.
Je m’en suis tenu au deux premières pages du texte,
mais le reste est à l’avenant car c’est dans
l’ensemble du livre que M. Virilio use et abuse des mêmes
procédés. Je me contenterai d’en donner quelques
exemples :
« Si l’interactivité est à l’information
ce que la radioactivité est à l’énergie,
nous sommes ici devant l’extrême limite de l’intelligence
politique, puisque la RE-PRESENTATION politique disparaît
dans l’instantanéité de la communication au
profit d’une pure et simple PRESENTATION. » [3]
J’entrevois ce que peut être le rapport de l’interactivité
à l’information, j’ai une vague idée de
ce que la radioactivité peut être à l’énergie,
mais je ne parviens pas à comprendre quelle relation d’analogie
je pourrais bien établir entre ces deux relations. Je peux
bien sûr mettre cela au compte des insuffisances de mes connaissances
et admirer l’étendue de celles de Paul Virilio ainsi
que la profondeur de ses vues. Mais pourquoi ne pas considérer
qu’il n’en existe tout simplement aucune, et que cette
formule n’a strictement aucun sens ? Quant à comprendre
comment ces relations supposées pourrait avoir comme conséquence
de nous placer devant l’extrême limite de l’intelligence
politique, j’avoue que cela me dépasse. M. Virilio
pourrait avec tout autant de pertinence affirmer que : si la chasse
est à court ce que le mètre est à long, nous
sommes ici à l’extrême limite de l’intelligence
cynégétique.
« Si la vitesse de libération est effectivement la
vieillesse du monde, c’est que le monde lui même doit
passer, être perdu à jamais, au profit de l’absence
d’horizon d’un macrocosme sans limites où nous
serons enfin seuls, ayant mis bout à bout deux sortes de
déserts antagoniques : celui de la plénitude, et celui
de la vastitude du vide cosmique. » [4]
On fait difficilement plus obscur.
Il me semble inutile d’aller plus loin. Ce ne sont pas quelques
exemples sortis de leur contexte que je viens de citer, il s’en
trouve de semblables à pratiquement chaque page. Si l’on
retire les formules pompeuses, les analogies sans fondements, les
approximations, les fioritures typographiques, il ne reste du livre
de Paul Virilio que quelques considérations que l’on
pourra éventuellement trouver intéressantes, mais
qui pour la plupart sont surtout fort banales. Que Paul Virilio
écrive et même publie de tels ouvrages n’est
pas en soit le plus gênant. Ce qui est en l’occurrence
dérangeant c’est le chœur de louanges qui salue
chacun de ses livres. On peut penser que ces critiques élogieuses
ne s’adressent en fait nullement au livre lui-même -
je ne peux me résoudre à admettre qu’un lecteur
raisonnablement attentif puisse ne pas s’interroger sur la
réelle profondeur des ces essais. Ce qui est loué,
c’est l’auteur lui-même, sa réputation,
et surtout ses titres. Il y a là ce que l’on pourrait
appeler un abus de position dominante, pour ne pas parler d’imposture.
Cela est pourtant loin d’être anodin. Je reste absolument
persuadé que tout comme moi, la plupart des lecteurs de Paul
Virilio, y compris certains critiques, restent dubitatifs et se
demandent quel sens cela peut bien avoir, mais qu’impressionnés
par la quasi-unanimité de la critique et par la notoriété
de l’auteur, ils préfèrent mettre leur incompréhension
au compte de leurs propres insuffisances, sans oser penser que cela
ne veut peut-être effectivement pas dire grand chose.
La ville, l’urbain, sont - et sans doute encore pour longtemps
- au cœur des interrogations sur le social et le politique.
Ces débats ne peuvent être circonscrits à un
cercle de spécialistes, de professionnels ; ils doivent au
contraire traverser l’ensemble de la société,
parce qu’en tant que citoyens, nous avons tous notre expertise,
celle du notre propre vécu. Les ouvrages comme ceux de Paul
Virilio ne peuvent qu’exclure de ces débats tous ceux,
et je suis persuadé qu’ils sont nombreux, qui considéreront
ces textes comme hors de leur portée. Pour les autres, je
doute qu’ils puissent alimenter durablement leurs réflexions.
Christophe Gaudier
Christophe Gaudier est urbaniste et architecte
[1] Paul Virilio, Ville panique. Ailleurs commence ici, Galilée,
2004
[2] Paul Virilio, Ville panique. Ailleurs commence ici, Galilée,
2004 (p.74)
[3] Paul Virilio, Ville panique. Ailleurs commence ici, Galilée,
2004 (p.74)
[4] Paul Virilio, Ville panique. Ailleurs commence ici, Galilée,
2004 (p.116)
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