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Paul Virilio par Christophe Grauwin
Lire, décembre 1999 / janvier 2000

Origine : http://www.lire.fr/entretien.asp?idC=44381&idR=201&idTC=4&idG=

Paul Virilio
par Christophe Grauwin
Lire, décembre 1999 / janvier 2000

Comment s'annoncent les décennies futures? Peut-on croire encore à un progrès de l'humanité? Doit-on craindre la naissance d'utopies nouvelles? La globalisation et la standardisation du monde sont-elles inéluctables?

Deux vigies de notre société, deux philosophes, ont accepté de répondre à nos questions. L'un pessimiste, Paul Virilio; l'autre, Clément Rosset, optimiste malgré sa vision tragique de l'existence.
Paul Virilio est philosophe, urbaniste, auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier, paru cette année chez Galilée, s'intitule Stratégie de la déception. Dénoncé par ses détracteurs comme un pessimiste et un paranoïaque obsédé par une vision tragique de l'histoire et du futur, tant il fut marqué dans sa jeunesse par les bombardements de Nantes sous l'Occupation, il développe une pensée des plus percutantes.

Les grandes illusions qui faisaient tenir l'humanité sont en train de se dissiper, laissant l'homme seul face à l'absurde et au néant; il ne survit plus qu'au prix d'une rotation rapide de ces illusions. Pensez-vous qu'au XXe siècle nous retrouverons une illusion durable, ou sommes-nous condamnés à zapper de plus en plus vite?

P.V. Aucune illusion ne dure, ni les petites illusions quotidiennes, ni la grande illusion historique, tel le marxisme. Le matérialisme historique a vécu ce que vivent les idéologies, à peine quelques décennies... Non, plutôt que de " zapper ", il faudrait nous interroger sérieusement sur l'accélération de la réalité historique. Plus seulement sur l'histoire avec un grand H, mais sur la notion même de sa réalité à l'âge de la vitesse grand V... celle des ondes du spectre électromagnétique qui gouverneront bientôt le monde, grâce à la synchronisation cybernétique, ce cybermonde réduit à rien, ou presque, par la compression temporelle des distances et des délais. En fait, le XXIe siècle devra inventer coûte que coûte une économie politique de la vitesse qui serait le pendant de cette économie politique de la richesse, fruit du travail acharné des physiocrates, tels François Quesnay et d'autres. La sauvegarde de la démocratie est à ce prix.

Peut-être parce que nous ne croyons plus qu'en nous-mêmes, nous attendons des scientifiques qu'ils prolongent notre vie. Plusieurs équipes de chercheurs semblent déjà parvenues à identifier un gène du vieillissement. Pensez-vous que la science puisse vaincre la mort?
P.V. La vie est une passion contagieuse et ni la science ni surtout les techno-sciences n'ont le pouvoir de l'éteindre et d'abolir les risques qu'elle comporte. Vivre, c'est dangereux, c'est même mortel! Impossible donc de séparer vitalité et mortalité... à moins de vouloir créer de toutes pièces une génération de morts-vivants, de zombies, qui seraient aux sociétés futures ce que l'esclave était aux sociétés du passé. Le surhomme de l'eugénisme fin de siècle est en réalité un " sous-homme ", un infra-humain et sûrement pas un trans-humain. Après la quête astronautique de l'extraterrestre, au XXe siècle, se prépare pour demain celle de l'extrahumain. Au semblable on semble vouloir préférer le vraisemblable, le clone exotique. Au prochain on espère voir succéder le lointain, produit du génie génétique... Mais c'est toujours la même illusion lyrique d'un savant fou, la grande illusion coloniale des biotechnologies: après la conquête des terres lointaines et la colonisation des peuplades exotiques, on veut conquérir le " livre de vie "; grâce à l'exploration de la carte du génome humain, on prétend maintenant inventer une humanité améliorée, une posthumanité! Mais c'est toujours la même soif de dominer, de coloniser le vivant.

Les neurosciences vont-elles chambouler notre perception du monde et de nous-mêmes?
P.V. On le sait, la perception, la vision du monde n'a jamais cessé de changer: d'une part, avec les progrès de la science et de la conscience, d'autre part, avec l'optique géométrique de Galilée et l'optique ondulatoire de l'ère électronique contemporaine. Quant à nos sentiments, comme l'amour et l'espoir, ils dépendent moins de la science que de notre conscience et cette dernière n'est pas plus un ordinateur qu'une bibliothèque. L'ampleur des mémoires informatiques ou du rayonnage des livres a peu en commun avec la pensée et son animation vitale. " Science sans conscience n'est que ruine de l'âme "... Les délires scientistes des XIXe et XXe siècles ont masqué cette relation entre le mouvement et l'âme - d'où cette absence d'intelligence des phénomènes d'accélération évoqués précédemment. Une science privée du travail de la conscience aboutit fatalement à l'inertie, à la ruine du mouvement critique des connaissances, à la fixité cadavérique de l'animation mentale - ces " pensées gelées " dont parlait Hannah Arendt lors du procès d'Eichmann. La grande illusion contemporaine, c'est finalement cette industrialisation de l'oubli de l'altérité - l'absence d'amour du prochain.
La même alimentation partout, les mêmes paysages urbains, un nombre réduit d'entreprises issues des fusions, les mêmes comportements suggérés par la pub, Hollywood et la télévision...

D'où vient ce besoin terrible de simplification? A quoi pourrait-il aboutir?
P.V. " A la guerre, tout est simple, mais le simple est difficile ", expliquait Carl von Clausewitz, un théoricien militaire. A la guerre, c'est vrai, tout peut sembler simple, mais la paix, elle, n'est jamais simple, et c'est le grand mérite de la politique démocratique de le reconnaître pour s'opposer à la simplification tyrannique. Comment ne pas comprendre, après plus de deux siècles, que la simplification industrielle est aussi une violence non sanctionnée, une guerre secrète et intestine qui vise à abolir la diversité des productions humaines (artisanales, artistiques...) mais surtout, désormais, à supprimer la biodiversité des espèces (végétales, animales...). Aujourd'hui, le génie génétique n'est jamais que la tentative désespérée de promouvoir enfin l'industrialisation du vivant, la volonté de standardiser la vie même, au profit d'une sorte de " loi des séries " appliquée statistiquement à l'ensemble du règne animal. N'oublions jamais que la standardisation a débuté dans les arsenaux, avec le calibrage rigoureux des munitions et des canons pour faciliter ce que l'on nomme désormais l'" inter-opérabilité ". Cette révolution industrielle des systèmes a d'ailleurs permis d'inventer les armes à répétition, l'automatisme de la mitrailleuse responsable des premiers grands massacres coloniaux, en attendant les ravages de l'artillerie des premières guerres mondiales... Je rappelle encore qu'avec le photogramme Etienne Jules Marey a inventé la chronophotographie, ces images à répétition qui facilitèrent l'invention du cinéma des frères Lumière. Finalement, les clones ont un lourd passé, et l'aboutissement de ce simplisme postindustriel c'est l'appauvrissement généralisé, la pollution du divers.

Les arts vous semblent-ils touchés par ce même syndrome de simplification?
P.V. Après l'artisanat, victime dès le XVIIIe siècle des ravages de la fabrication industrielle, c'est surtout au XXe siècle que l'art a subi à son tour, de plein fouet, l'impact de la répétition et du conformisme industriels - nous ne parlerons ni de Marcel Duchamp ni d'Andy Warhol! Victimes d'un art, le septième du nom, qui prétendait dès l'origine contenir tous les autres, avec le cinéma et bientôt la télévision, les arts plastiques ont lentement disparu de la scène de l'Histoire, et ceci malgré le développement de trop nombreux musées d'art contemporain. Dans ce naufrage, seuls surnagent encore le théâtre et la danse... L'art du moteur (cinémato- graphique et vidéo-infographique) a exterminé l'absence de motorisation des " arts premiers ". Pas seulement ces arts océaniques ou ceux de Thulé, mais aussi la geste de l'artiste qui apporte d'abord son corps - habeas corpus -, ces arts manuels et corporels dont l'" acteur " et le " danseur " demeurent les derniers vestiges.

La standardisation dispose aujourd'hui d'Internet, un média que vous ne semblez pas porter dans votre cœur. On communique avec beaucoup de monde en général, mais avec personne en particulier.
P.V. La présence réelle de la rencontre physique ne peut être éliminée au profit de la seule téléprésence virtuelle sans occasionner, à terme, une déréalisation du dialogue et donc, finalement, de la socialité entre les personnes. Mon prochain est mon semblable toujours dissemblable, et il est impossible de le remplacer longtemps par ce lointain vraisemblable sans provoquer une rupture sociale plus ou moins grave, plus ou moins durable. " Aimez votre lointain comme vous-même. " Aujourd'hui, cette phrase de Nietzsche prend un tout autre sens qu'au siècle passé, puisque l'autre a déjà disparu et que seul demeure à nos yeux l'effet de miroir du même, l'image que l'on peut zapper sans grand dommage pour notre ego... " L'immédiateté est une imposture ", écrivait le théologien Dietrich Bonhoeffer. C'est précisément ce type d'imposture médiatique que réalise désormais l'interactivité de ces communautés branchées qui prétendent créer une " démocratie virtuelle ", en l'absence de toute proximité réelle.

Pour vous, Internet et tous les moyens de transport modernes ne sont pas une source de libération mais d'aliénation: la Terre nous semble soudain très petite, dépourvue de mystère. Dieu n'a plus nulle part où se cacher, donc il n'existe pas. Et nous nous retrouvons prisonniers d'une boule bleue qui tourne stupidement dans le vide... Où retrouver un mystère, une frontière?
P.V. Après l'écologie verte, apparue au milieu du XXe siècle, après le constat alarmant des ravages de la pollution des substances, vient le temps d'une écologie grise, celle qui devra tenir compte au XXIe siècle non seulement de la pollution de l'air, de l'eau, de la flore et de la faune, mais encore de la pollution des distances, des délais, autrement dit, de cette " grandeur nature " d'un écosystème tout aussi indispensable à la vie que les nourritures terrestres! En fait, la mondialisation tellement vantée par les adeptes de la pensée unique, c'est surtout la fin du monde, la contraction tellurique des distances de temps. Condamnés à l'incarcération géophysique par la compression temporelle des délais du transport et des transmissions instantanées, nous devons plus que jamais méditer la recommandation du sage instituteur de Pagnol: " Mes enfants, ne courez pas, la cour de récréation vous paraîtra plus grande! "

Ce sentiment d'incarcération peut aussi provenir de la surveillance permanente dont nous faisons l'objet. Nos goûts sont fichés, nos mouvements repérés par des satellites et des caméras...
P.V. " L'aliénation des hommes se révèle précisément à ce qu'on ne ménage plus aucune distance ", écrivait Adorno. Mais cette perte, ce manque de distance entre les êtres, les choses et leur environnement, est d'abord le fruit vénéneux de la vitesse limite de l'optique ondulatoire et télévisuelle qui vient succéder au télescope et à son optique géométrique. Derrière la volonté affichée de réaliser demain une grande optique panop-tique se profile donc la question de l'enfermement dans un monde forclos. Vouloir tout voir et tout savoir sur chacun d'entre nous, c'est tenter de réaliser une véritable " police des images ", qui serait à la paix ce que la " guerre des images " est déjà aux derniers conflits internationaux. Exhibitionnisme et voyeurisme allant en se renforçant mutuellement, domine alors le fétichisme de l'image optiquement correcte, où le standard des apparences complète et parachève celui de l'opinion publique.

Quels conseils donneriez-vous à un homme du troisième millénaire?
P.V. Garde-toi des idoles, marche, danse, écris et lis, mais surtout garde la parole, sinon ce sera demain le " silence des agneaux ".