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Origine :
http://www.conflits.org/document.html?id=181
Nombre de pratiques coercitives1 ont déjà fait l'objet
d'analyse sociologique et historique de qualité. Qu'il s'agisse
des politiques de génocide2 ou qu'il s'agisse des exactions
commises par les gouvernements à l'égard des minorités3.
Mais, si les politiques d'extermination systématique ou d'exécutions
sommaires pour appartenance à un groupe (social, ethnique,
religieux, politique...) d'une part, et les "débordements"
de la guerre d'autre part, ont retenu l'attention des chercheurs,
peu a été dit sur les pratiques de "disparition"
d'une manière comparative. Nous pouvons certes nous appuyer
sur des études historiques et politiques solides concernant
l'Amérique latine des années 70 (Chili, Argentine,
Brésil) 4, mais qu'en est-il ailleurs ? Comment analyser
les phénomènes de disparition en Afrique, au Sri Lanka,
au Maroc ? Que dire sur ce qui se passe actuellement et quelles
différences avec ce qui se passait dans les années
1970 ? 5
A un moment où l'on parle tant de "diplomatie préventive",
à un moment où les transformations de la bipolarité
ont induit de nouvelles modalités d'opérations armées
pour "raison humanitaire" et où les politiques
de "secret" des gouvernements en ont été
modifiées, il peut être utile de s'interroger sur les
stratégies de la coercition, sur leurs modalités (en
particulier les disparitions), et sur leur relation avec le "contexte"
international. Il y a quelques raisons de penser que la modification
de ce dernier, en bousculant encore plus qu'auparavant la possibilité
pour les gouvernants de se réfugier derrière la "non
ingérence dans les affaires intérieures" et les
autres corrélats de la souveraineté, va pousser certains
gouvernements qui pratiquent à large échelle la coercition,
à être plus circonspects sur leurs manières
d'agir. L'éclairage par le marché humanitaire6 peut
renforcer la course au "sacrifice spectaculaire" dans
certaines mobilisations confessionnelles ou ethno-nationalitaires,
il peut aussi, à l'inverse, renforcer les stratégies
"d'invisibilisation de la violence sur les corps" pour
motif de "respectabilité internationale" ; stratégies
de dissimulation souvent liées aux impératifs des
acteurs locaux d'extraire des ressources (de légitimation,
financières,...) du milieu international.
Le renforcement à l'échelle mondiale des interdépendances
sociales autant qu'économiques peut les pousser à
renoncer à la coercition massive, quitte à abandonner
le pouvoir d'Etat ; cela peut aussi les pousser simplement à
masquer encore plus qu'auparavant leurs pratiques coercitives et
à avoir recours à ce que l'on nomme communément
des "disparitions" forcées7. Il est sans doute
trop tôt pour analyser en détail en quoi les modifications
du contexte international jouent sur le répertoire des pratiques
de coercition interne mais nous reviendrons dans un autre numéro
sur ce rapport entre pratiques des disparitions, jeux politiques
internes et légitimation des pouvoirs sur la scène
internationale. Ici nous voudrions avant tout comprendre comment
ces pratiques de disparitions s'agencent et à quoi elles
renvoient. Sont-elles une simple absence de connaissance et donc
un phénomène momentané qui se résorberait
pour l'essentiel dans les exécutions extrajudiciaires une
fois les événements connus ? Sont-elles un simple
masque ou au contraire une stratégie spécifique à
l'intérieur d'un répertoire d'action coercitive ajoutant
la violence symbolique créée par l'incertitude quant
au sort du "disparu", et la "complicité "
objectivée des proches, à la violence physique sur
le corps lui-même ? Sont-elles le produit des interactions
sociales dans les sociétés où la violence se
généralise et échappe à la maîtrise
de ceux qui l'avaient initiée ?
Disparaître Disparaître, c'est en premier lieu laisser
tous les autres sans nouvelles. C'est créer de l'inquiétude
autour de soi. C'est générer de l'angoisse. C'est
souvent pousser les autres à rechercher à savoir ce
qui s'est passé. Le premier mouvement dans nos sociétés
est d'en appeler à la police pour faire ces recherches mais
qu'en est-il lorsque l'on soupçonne la police ou d'autres
corps de l'Etat d'être à l'origine de cette disparition
qui ne serait donc pas volontaire ? Faut-il oser continuer les recherches
avec le risque de disparaître à son tour si l'on en
apprend trop ? Faut-il se taire ? Faut-il constituer des groupes
de recherche et se mobiliser en attirant l'attention internationale
sur les pratiques du pouvoir ? Faut-il se faire aider par des ONG
? Dans de nombreux cas les "personnes disparues" ont subi
des arrestations, des tortures et en sont mortes. Le critère
du régime politique et de l'attitude des forces de coercition
est ici déterminant. Au nom de la Raison d'Etat, les gouvernants
veulent masquer leurs propres pratiques et se distancier des ordres
qu'ils ont donnés, en particulier dans les pays liés
à la sphère occidentale (Turquie, Maroc, Syrie...).
Au delà ils visent à établir un régime
de vérité fondé sur le travail de méconnaissance,
de dénégation de la société à
l'égard des pratiques de disparition forcée. Il s'agit
de faire admettre la vérité du pouvoir (et la "non
existence" des disparus) aux Tiers et même aux proches.
Celle-ci doit devenir inquestionnable. Pourtant, même sous
les régimes les plus autoritaires, le travail de la mémoire,
allié au temps, sape le processus d'invisibilisation à
l'origine des disparitions. Le travail de deuil est-il si important
qu'il faille risquer sa vie pour récupérer un cadavre
? La réponse fréquente des proches est oui car la
souffrance vient aussi de l'incertitude générée
par la disparition et du maigre espoir toujours possible d'une "erreur",
d'une "libération". C'est sans doute dans ce trait
de l'incertitude quant au sort du disparu comme dans le processus
de méconnaissance qui l'accompagne (le pouvoir ne l'a pas
voulu, c'est une erreur dans ce cas précis...) qui produit
une violence symbolique très puissante que réside
la spécificité des disparitions.
Les disparitions : produit d'une ignorance Les disparitions, nous
le verrons, ont du mal à être une catégorie
de violation des droits de l'Homme "comme les autres".
Elles sont l'objet de présomptions, de soupçons mais
ne peuvent s'étayer justement sur la matérialité
du corps de la personne disparue dans un premier temps et fréquemment,
dans un second temps, elles sont l'objet de stratégies diverses,
de transactions entre acteurs sur le niveau de connaissance qu'il
est acceptable de "révéler" à la
population8. Elles reposent en effet au moment de l'acte uniquement
sur l'appréciation des raisons de "l'invisibilisation"
du corps par le pouvoir, et sur le fait que la disparition lui serait
imputable. C'est ensuite, souvent des années plus tard, que
la connaissance du sort réservé à la personne
les fait changer de catégorie. Elles deviennent cas de massacre
collectif, de vengeances, de tortures... On comprend que nombre
d'approches (y compris dans ce numéro) se refusent à
distinguer les disparitions des autres pratiques coercitives. Seulement
ce "bon sens" juridique et comptable a ses limites et
produit des effets de méconnaissance en faisant des disparitions
une simple pratique secondaire et polymorphe des autres cas de violation
des droits de l'Homme.
Or, le pouvoir n'est jamais tant "producteur de vérité"
que lorsqu'il peut choisir de rendre visible ou invisible son inscription
sur les corps de ses sujets. Le discours comme pouvoir est à
son point maximum d'application lorsqu'il nie l'existence de ces
corps comme dans le cas des disparitions et c'est cette dimension
de violence symbolique qui généralement n'est pas
perçue. Les différentes ONG restent à cet égard
dépendantes de cette appréciation de la "vérité"
par les acteurs et il n'est pas sans intérêt de noter
qu'elles adoptent une ligne de conduite "pragmatique"
et "victimologique" qui les conduit à ignorer la
spécificité de la disparition comme répertoire
d'action ajoutant la violence symbolique à la coercition
au profit d'une approche où les disparitions ne sont plus
que résiduelles, sorte d'écart entre les pratiques
de pouvoir et les connaissances que les autres acteurs ont de celles-ci.
Les disparitions ne sont alors analysées que sous l'angle
de leur relation avec les emprisonnements arbitraires, les tortures,
les exécutions extrajudiciaires. Elles sont le résultat
d'une ignorance des conditions de la coercition et du sort des victimes.
Les disparitions : stratégie "discrète"
Pourtant il est sans doute possible de montrer que, pour partie
des cas recensés, les disparitions renvoient à des
stratégies de pouvoir dont la spécificité tient
à cette violence symbolique de l'invisibilisation qui en
faisant disparaître le corps ajoute par l'incertitude à
la violence physique. On doit donc sans doute distinguer les dispositifs
où les cas de "disparition" tiennent à l'ignorance
d'événements connus beaucoup plus tard (cas de massacres
collectifs lors de guerre internationale ou civile qui "disparaissent"
devant l'ampleur d'autres événements, charniers découverts
a posteriori), des dispositifs où la disparition apparaît
comme une stratégie "discrète" visant certaines
personnes plus que d'autres.
Dans le premier dispositif : celui des "machines guerrières",
celui de la "polarisation duelle entre adversaires", celui
de la "suppression de toute position de Tiers indifférent"9,
s'il existe des personnes disparues, ce n'est souvent que la résultante
d'une ignorance à l'égard de l'ampleur et des formes
prises par la coercition10. Lors des périodes de guerre,
de guerre civile ou de combats importants entre guérilla
et armée, les acteurs peuvent massacrer leurs adversaires
et les populations qui sont censées les soutenir mais il
n'y a pas forcément de stratégie spécifique
concernant la conduite à tenir à l'égard des
corps. On ne fait pas disparaître des vivants mais des cadavres.
Dans certains cas on masque les charniers car ces "débordements"
de la guerre en brisent les "lois"11, mais parfois, loin
qu'il y ait secret, le groupe qui a perpétué le massacre
met en scène sa propre violence et la théâtralise
( Indonésie dans les années 60, Ouganda des années
70, Guatemala dans les années 80, Sud Soudan, Timor, Pérou,
Tchad, voire Bosnie). Il s'agit de marquer la prise de territoire,
de provoquer la terreur par la marque des supplices sur les corps.
En revanche dans le second dispositif (celui dans lequel un pouvoir
cherche à éliminer des opposants souvent désarmés
et sur un territoire qu'il contrôle déjà sans
réelle remise en cause) il y a une stratégie spécifique
de quadrillage sociétal par le gouvernement ou des agences
plus ou moins officielles visant par la "disparition"
de certaines personnes à créer une "insécurité"
permanente, à distendre les liens sociaux, tout en tenant
compte des risques de réaction internationale (et interne)
si cette politique coercitive était "trop" voyante.
L'invisibilité est alors une stratégie non une résultante12.
Il y a un projet réfléchi de faire disparaître
et de créer une incertitude chez les proches du disparu et
chez ceux qui pourraient compatir (intellectuels, camarades...)
mais de le faire le plus secrètement possible afin de tenir
compte des jeux d'alliance à l'échelle interne et
internationale13. Il y a une logique spécifique qui se met
en place "d'invisibilisation". C'est une logique de "secret"
ou plutôt de "discrétion". En effet cette
stratégie peut être dite discrète tant au sens
politique (secret, masque) qu'au sens mathématique (sériel,
discontinu). Elle est discrète plus que secréte en
ce qu'elle dissimule l'ampleur des pratiques mais laisse parfois
jouer ou même provoque les rumeurs les plus folles. Elle masque
les corps mais pour mieux imposer silence aux proches et les contraindre
à transiger en contrepartie de nouvelles, d'espoirs... elle
est discrète au sens de sériel en ce qu'elle s'oppose
aux logiques de génocide et de politicide qui visent au contraire
à détruire en continu, intégralement.
Le dispositif qui se met en place nie en effet les corps individuels
sur lesquels il entend s'appliquer : on ne doit ni les voir, ni
en parler, mais son point d'application réel est moins l'humanité
de l'individu que la relation qu'il entretient aux autres. Ce dispositif
ne vise pas à l'élimination de tous comme dans le
génocide ou même de toute une minorité particulière
mais à l'invisibilisation sociale des personnes pouvant rassembler,
coaliser des groupes. Il vise plutôt à casser le corps
social en le discrétisant, en le frappant là où
le pouvoir pense qu'il s'articule. La stratégie de disparition
vise à briser des réseaux sociaux. L'individu, le
village, le groupe social, politique ou religieux qui s'oppose à
la production de vérité du pouvoir doit disparaître
sans laisser de trace. Les disparus n'ont pas d'existence, à
la limite ils n'en ont jamais eu maintenant que le pouvoir veut
en décider ainsi. Par l'invisibilisation de certains, et
par la tentative d'intimidation des autres, il s'agit de casser
l'émergence d'un espace politique en détruisant les
relations sociales, en atomisant les groupes. Argentine, Uruguay
et Chili des généraux en ont été des
cas exemplaires. Mais c'est aussi le cas des Philippines, de l'Inde,
du Mexique, de l'Afrique du Sud, de la Syrie, du Maroc, de l'Arabie
Saoudite, de la Turquie, de l'Algérie ou de l'Egypte... A
chaque fois ces régimes ont une caractéristique commune
au delà de leurs profondes différences. Ils veulent
éliminer des opposants mais sans que cela soulève
des protestations internationales gênant les relations inter-gouvernementales
avec les pays occidentaux.
Cela explique aussi que dans ce dispositif de pouvoir, les gouvernants
n'usent pas simplement des forces armées habituelles (comme
c'est le cas lors des massacres collectifs dans les affrontements
de période de guerre). Ils préfèrent souvent
susciter au sein des forces armées ou de police, voire dans
des partis politiques extrémistes, des organisations secrètes
(escadrons de la mort) qui frapperont pour eux : enlèvements,
rafles, camps de détention non officiels... Cela leur permet
en cas de réaction internationale trop vive, et s'il est
impossible de nier en bloc, de pouvoir rejeter la faute sur ces
éléments "incontrôlés". Mais
sinon ils les soutiennent, les couvrent et surtout élaborent
des rhétoriques justifiant ces pratiques (doctrine de la
sécurité nationale, danger communiste ou intégriste
ou séparatiste, lutte antiterroriste...). Ils font admettre,
même a posteriori, que la "sale guerre" avait ses
raisons, que les arrestations arbitraires, les tortures et les disparitions
s'expliquaient en raison du péril interne ou externe. Ce
sont aussi les premiers régimes à contrer par leur
appareil de propagande le travail des organisations humanitaires14
et à faire jouer les liens de lobbying qui les lient souvent
avec des franges des appareils politiques des Etats de droit15.
Cette stratégie initiée par le pouvoir n'est pourtant
jamais pleinement réalisée car, si le pouvoir par
son atteinte aux identités, aux corps cherche à rendre
invisible son empreinte, il crée aussi dans le jeu des interactions
les conditions d'une visibilité du processus d'invisibilisation
comme ces femmes dansant avec leurs maris disparus sur la place
de Mai en Argentine et les rendant encore plus visible par leur
invisibilité même, par la présence de leur absence.
La variable temporelle est ici cruciale. Dans l'instant le programme
de vérité du pouvoir s'impose sans doute en s'appuyant
sur la complicité objectivée d'une société
(interne et internationale) qui refuse de voir cette invisibilisation
pour continuer à vivre comme avant. Mais dans la durée,
ce pouvoir symbolique peut être remis en cause. L'analyse
des situations de "transition" politique auxquelles nous
consacrerons notre prochain numéro montre à la fois
l'impossibilité de la "réalisation" de la
volonté de pouvoir/savoir et en même temps ses capacités
à exiger des acteurs des transitions, même après
coup, que tout ne soit pas dit. Lorsque les proches des disparus
redeviennent acteurs politiques, lorsque le travail de mémoire
s'élabore pour faire échec à la volonté
de silence et d'invisibilité du pouvoir, ils font lire et
voir ce que tout le monde savait et disait mais ne pouvait pas exprimer
viva voce.
Disparition et acteurs en concurrence Par ailleurs parfois cette
stratégie se heurte à la possible autonomisation des
groupes clandestins qui peuvent prolonger la violence bien au delà
de ce qui était voulu par les dirigeants. La dynamique d'interaction
peut engendrer le passage d'une stratégie réfléchie
et sélective à des logiques de vengeance ou à
une généralisation des pratiques de disparition pour
"supprimer les témoins". Dans des dispositifs de
pouvoir où ce dernier est moins sûr de sa propre force
ou moins sûr de ses légitimations, où le quadrillage
est énoncé mais où les pratiques de contrôle
ne s'appliquent pas avec la même intensité, les disparitions
n'ont pas forcément la même signification. Elles ne
sont pas simples résultantes mais elles ne sont pas non plus
stratégie délibérée d'un acteur surpuissant
et imposant le cadre de la relation de pouvoir, elles proviennent
au contraire des luttes entre acteurs multiples pour l'imposition
de ce cadre et dans ce cadre. Qu'il s'agisse du Salvador, du Sahara
Occidental, du Guatemala, de la Colombie ou du Sri Lanka, on observe
cette dynamique. La disparition n'est donc pas réductible
dans tous les cas de figures à une "technologie de pouvoir
d'Etat", à un répertoire d'action coercitive,
elle est aussi "produit" de la relation. Les pratiques
de disparition ne relèvent donc pas toujours des projets
stratégiques des dirigeants, de leur manière d'objectiver
le peuple, de leurs énonciations doctrinaires sur le figure
de l'ennemi (le terroriste, le subversif, l'intégriste...),
elles peuvent avoir lieu en dehors d'un projet préalable.
Les appareils policiers ou paramilitaires qui commencent par des
disparitions "sérielles" s'inquiètent par
exemple d'être reconnus parce qu'ils anticipent un risque
de renversement du pouvoir en place et s'engagent dès lors
dans une "chasse aux témoins" dont nombre d'enquêtes
d'Amnistie montrent l'importance en terme de motivation. Une personne
était visée mais finalement on s'en prend à
sa famille, à ses proches et par extension à son lignage
ethnique ou à tous ceux qui fréquentaient les mêmes
lieux de prières. La dénégation devient systématique
non parce que les appareils policiers sont sûrs d'eux mais
au contraire parce que, tout comme les criminels, ils ne veulent
pas laisser de "trace" derrière eux. L'invisibilisation,
de stratégie au sein d'un dispositif de quadrillage devient
nécessité pratique de "masquer ces crimes"
et éventuellement de "conserver les personnes"
à titre de futures transactions. Cette surenchère
crée comme au Sri Lanka, en Colombie ou en Haïti des
situations où les milices privées se multiplient et
pratiquent entre elles les mêmes méthodes. On "disparaît"
de part et d'autre16. Comme le signale Daniel Pécaut de manière
plus générale : si au départ les acteurs font
de la violence une stratégie, tout se passe comme si au fur
et à mesure que ces stratégies s'étendent,
et font basculer les repères antérieurs, elles se
banalisent et rentrent dans "l'ordre des choses". Les
disparitions perdent ici leur dimension de projet stratégique
et deviennent une pratique réciproque, ou inversement apparaissent
parce que les acteurs anticipent leur possible défaite. En
devenant pratique réciproque elles renforcent encore leur
"normalité" et poussent à l'acceptation
d'un tel état de fait. Les disparitions participent alors
d'une microphysique des pouvoirs où la stratégie n'est
plus réservée à un acteur plutôt qu'à
un autre et où la violence symbolique qu'elles incluent se
généralise. Nous retrouvons là une des raisons
de la confusion initiale qui court dans les approches sur les disparitions.
Ceci nous amène à un dernier point. La disparition
comme pratique au sein du répertoire d'action coercitive
est-elle réservée aux gouvernants (et à leurs
agences) ? Là encore si l'on en reste aux textes juridiques
et à leurs interprétations autorisées, la réponse
semble positive puisque le seul critère donné pour
"caractériser les disparitions" est l'action de
l'Etat sur le corps d'une personne contre sa volonté. Mais
qu'en est-il des acteurs quasi-étatiques ? Que se passe-t-il
lorsqu'il y a privatisation des attributs régaliens par un
groupe de guérilla sur un territoire donné ? Ces groupes
agissent-ils différemment ? Qu'il s'agisse de l'UNITA, du
Front Polisario, du PKK ou des différents mouvements qui
ont une stratégie de reconnaissance par des instances internationales,
il semble que soumis aux mêmes contraintes de contexte, ils
agissent de la même manière que les gouvernants lorsqu'ils
tiennent à contrôler leur population et à mettre
en place un dispositif de quadrillage empêchant l'émergence
d'alternative politique à leur mouvement. Mais nos connaissances
sur ce sujet des pratiques de disparition dans les zones contrôlées
depuis longtemps par ces mouvements est encore balbutiante puisque
les ONG ne considéraient pas jusqu'au début des années
1990 que ceci entrait dans leur mandat. Seuls certains récits
de prisonniers échappés à des camps de rééducation
ou les déclarations de dirigeants en rupture avec l'organisation
semblent étayer ce qui reste une hypothèse. Nous reviendrons
sur ce point dans un futur numéro. Disparition comme résultante
de l'ignorance de l'observateur, disparition comme projet stratégique
et comme pratique au sein d'un répertoire d'action, disparition
comme produit de la relation de pouvoir entre acteurs en concurrence.
Ces trois dimensions sont sans cesse superposées, imbriquées
dans l'usage courant du terme et dans les procédures de recensement
statistique. Mais ne faut-il pas se distancier de ce nominalisme
et de ce positivisme juridique ? Ce qui est au coeur du processus
de disparition tient sans doute à ce qu'elle apparaît,
à la différence peut-être des pratiques d'exécutions
extrajudiciaires ou de tortures, non seulement comme une pratique
coercitive mais aussi comme une pratique de violence symbolique
qui, par le jeu sur l'invisible, le silence, l'incertitude, la complicité
objectivée va au delà de l'individu pour frapper les
relations sociales.
Coercition et violence symbolique Coercition et violence symbolique
: les disparitions mêlent donc intimement ces deux dimensions
trop souvent analysées comme opposées ou, à
tout le moins, la seconde étant perçue comme une euphémisation
de la première. On ne peut pourtant opposer une véritable
violence (qui serait la violence physique) à une fausse violence
(qui serait la violence symbolique). Ce genre de coupure fortement
positiviste et qui croit pouvoir s'appuyer sur la "matérialité
des faits" prend en réalité partie pour celui
des acteurs qui est en position de domination et qui a les moyens
de maintenir le statu-quo en utilisant la langue de la diplomatie
comme arme dans le combat17. Le choix de tracer une frontière
dans le continuum des pratiques de violence n'est en effet pas neutre.
En excluant du champ d'analyse les luttes de violence symbolique,
on exclut dans le même mouvement de clôture, la relation
de l'observateur à l'objet et le fait que les discours sur
la violence peuvent être des éléments dans les
luttes de pouvoir symbolique, dans les enjeux de légitimation
et les luttes de labellisations. Une analyse globale des formes
de la violence doit donc inclure l'étude de la violence symbolique
et intégrer à la connaissance des mécanismes
de violence, les effets que produisent les discours comme pouvoir
symbolique (y compris les discours "savants"). Le discours
(la parole) ne s'oppose pas forcément à la violence
(geste physique) comme on le croit trop souvent dans nos sociétés.
La démocratie ne peut pas exclure la violence comme l'a souligné
depuis longtemps David Apter. Ceci peut paraître choquant
à ceux qui veulent absolument croire à la véracité
des textes fondateurs des régimes constitutionnels opposant
la violence (barbare) au discours (de l'agora) mais ne s'agit-il
pas justement que d'un effet de croyance ? La violence fait partie
de nos pratiques sociales, y compris dans les Etats de droit, et
la violence symbolique y a une place de choix.
La violence symbolique n'est pas non plus simplement un moyen de
supprimer l'usage de la coercition, une euphémisation heureuse
des pratiques de violence physique qui réduirait globalement
le niveau de violence dans la société. La "pacification
des moeurs" dont parle Elias n'est pas tant une réduction
de la violence et une pacification au sens de réconciliation
qu'un transfert des pratiques de violence physique vers des formes
de violence symbolique dont rien ne nous dit qu'elles soient une
forme de "progrès", de "civilisation"
comme certaines lectures rapides de l'ouvrage le laissent penser18.
La violence symbolique ne conduit pas à la paix sociale et
ne met pas forcément fin à la violence physique. Cette
dernière est toujours vécue comme retenue, suspendue
et prête à éclater. La violence symbolique redouble
donc souvent la violence physique. Parfois, rarement, les dynamiques
d'interdépendances sociales favorisent le registre de la
violence symbolique par le biais de l'auto-contrainte, moins directement
visible et poussent certes à une raréfaction du registre
de la violence physique mais le plus souvent il n'y a que superposition
et combinaison des registres. Si le processus d'interdépendance
sociale ne se développe pas, la violence physique reste quasiment
au même niveau alors même que la violence symbolique
s'accroit. La trajectoire historique occidentale reste donc à
cet égard exceptionnelle.
Par ailleurs, la "civilisation" du nucléaire et
de la gestion de la menace d'Apocalypse n'est pas forcément
"moins" violente que celle de l'affrontement du "guerrier
sauvage". La "civilisation" de l'intériorisation
de la peur du crime n'est pas non plus moins violente que celle
de la cour des miracles. La "civilisation" du contrôle
digitalisé et des technologies de surveillance ne l'est pas
moins que celle des supplices. Il s'agit plutôt d'autres modalités
où la violence s'inscrit dans le langage, les processus d'économie
psychique des individus et les relations entre eux, d'autres dispositifs
où le quadrillage et le contrôle s'ajoutent à
l'inscription sur les corps, bref à d'autres formes de gouvernementalité
pour reprendre la terminologie de Foucault. En revanche, il faut
peut-être douter de l'irréductibilité des deux
formes de l'énoncable et du visible, du savoir et du pouvoir.
Foucault exagère peut-être la différence entre
les forces et les formes. Celles-ci ne sont pas forcément
hétérogènes, distinctes et mélangées
simplement par leur capture réciproque dans les dispositifs.
Elles se confondent et fusionnent dans la violence symbolique19
qui git dans la force des formes. Le pouvoir ne passe donc peut-être
pas simplement par des forces mais aussi par ces formes qui ont
leur propre force20. Quel rapport le discours entretient-il alors
avec le pouvoir ? Est-ce que tout discours est une forme de violence
symbolique ? Potentiellement oui, dès que la relation met
en rapport des acteurs en position asymétrique, et ayant
un capital symbolique différent mais elle n'est rendue visible
que dans son exercice, lorsque le discours suppose la "complicité"
de l'agent social dominé21, c'est à dire lorsqu'il
y a ajustement des catégories de perception de cet agent
aux déterminants de sa position, lorsqu'il accepte comme
"vrai", "inquestionnable" le discours de pouvoir
22. La notion de capital symbolique permet de penser ensemble les
forces et les formes, le pouvoir et le savoir, les objectivations
et les énoncés. Le discours politique, le discours
juridique ne sont pas les discours du quotidien en ce qu'ils sont
porteurs de violence symbolique. Ici le texte de David Apter nous
montre à propos de la Chine et de Mao à quel point
le pouvoir peut s'exercer à travers une mise en forme, une
mise en sens, un discours producteur de violence symbolique qui
"unifie" le sens de l'Histoire et rend inquestionnable
sa "vérité". Il analyse comment Mao s'est
auto-institué comme narrateur du texte historique révolutionnaire,
comment le mythe de Yan'an l'a conduit au pouvoir et lui a permis
d'y rester en faisant admettre que la communauté morale se
devait d'user de coercition pour s'établir et se perpétuer.
Il ne s'agit pas simplement de stratégies de légitimation
de pratiques de pouvoir comme une lecture rapide le laisserait supposer
mais d'un discours comme pouvoir, d'un discours qui par ses formes
ajoute sa force à la force et rend possible un déséquilibre
des forces en faveur de celui qui l'énonce. En cela l'approche
de David Apter est neuve. Elle permet de penser ce qui restait trop
disjoint chez Foucault et sans doute trop allusif dans le débat
Bourdieu / Boltanski. Elle propose une piste de recherche sur la
violence symbolique qu'il faudra sans doute discuter et approfondir
de manière critique. Nous nous y emploierons l'année
prochaine dans un numéro sur ce problème de la violence
symbolique.
Notes de bas de page
1 Nous ne donnons aucun caractère euphémisé
ou légitimant à ce terme de coercition.
2 Arendt (H.), Les origines du totalitarisme, Seuil, Paris, 1984
; Lefort (C.), un homme en trop, Seuil, Paris, 1976 ; Fein (H.),
Génocide, a sociological perspective, Sage Publications,
1993 ; Todorov (T.), Face à l'extrême, Seuil, 1991.
3 Gurr (T.), Harff (B.), "Victims of the state : genocides,
politicides & group repression since 1945" in International
review of victimology, 1989 /1. Gurr (T.), "Why minorities
rebel" in International Political Science Review, 1993/4. Gurr
(T.), Minorities at Risk : a global view of ethnopolitical conflicts,
USIP Press, Washington 1993.
4 Wolfgang Heinz, Determinants of gross human rights violations,
Leiden University, 1992, bibliographie très complète.
5 Amnesty International, Rapport 1993, Efai, 1993, 382 p. ; Rapport,
"L'inacceptable" sur les disparitions et les assassinats
politiques, Efai, 1993, 127p. Voir aussi les rapports par pays d'International
Alert.
6 Guy Nicolas, "De l'usage des victimes dans les stratégies
politiques contemporaines" in Cultures & Conflits, n°
8, hiver 1992.
7 Voir le texte de Francis Perrin pour l'analyse juridique.
8 Voir dénombrer les disparitions : les chiffres enjeux
de transactions, voir le texte de Philippe Chapleau sur l'Afrique
du Sud.
9 Voir Gilles Deleuze, Capitalisme et schizophrénie : L'anti-oedipe,
Les Editions de Minuit, 1972, sur les machine guerrières,
leur rapport au socius et au marquage des corps et du territoire,
voir sous un angle plus traditionnel la vision Clausewitzienne de
la guerre, voir enfin sur les processus de suppression de la position
de Tiers, Didier Bigo, "La conflictualité" in Approches
Polémologiques, FEDN, Documentation Française, 1992.
10 Nous verrons plus loin les cas spécifiques dans lesquels
les disparitions comme "stratégies" s'intégrent
dans ce dispositif.
11 Voir le texte de Daniel Hermant.
12 Ce genre de stratégie est plus fréquent comme
point d'application d'un dispositif de quadrillage mais il peut
aussi bien sûr motiver des pratiques lors de guerres civiles
13 A l'échelle interne, des secteurs "modernistes"
peuvent ainsi "ignorer" la situation ou refuser de la
voir. A l'échelle internationale, les gouvernements des Etats
de droit peuvent minimiser si nécessaire les protestations
des ONG.
14 De plus en plus on remarque la création d'ONG "humanitaire"
instrumentalisées par ces Etats pour contredire les ONG occidentales
et brouiller les cartes.
15 N'oublions pas non plus la présence d' instructeurs américains,
français à leurs côtés et le fait que
ces régimes se justifient par référence aux
techniques contre-insurrectionnelles de la guerre d'Algérie
ou du Viet-Nam.
16 Voir les textes d'Eric Meyer et Daniel Pécaut.
17 Nous nous distançons sur ce point de l'analyse de Philippe
Braud, "la violence politique repères et problèmes"
in La violence politique dans les démocraties européennes
occidentales, ouvrage collectif sous la direction de Philippe Braud,
L'Harmattan, 1993.
18 Voir par exemple la lecture de Jean Claude Chesnais dans Histoire
de la violence, Robert Laffont, collection pluriel, 1989, ou de
Sébastian Roché dans Le sentiment d'insécurité,
PUF, 1993, ainsi que d'autres lectures qui glissent de l'évolutionnel
vers l'évolutionniste, confondent Elias et Tocqueville et
font du premier un "progressiste".
19 Nous prenons ici le contre pied de l'analyse de Foucault. Cf.
Gilles Deleuze, Foucault, Les Editions de Minuit, 1986.
20 Sans doute Pierre Bourdieu dans Ce que parler veut dire, Fayard,
1982, le montre-t-il et remet-il en cause la distinction foucaldienne.
21 Voir Pierre Bourdieu sur la notion de violence symbolique in
Réponses, Seuil, 1992, p. 142 et suivantes.
22 Les conditions d'énonciation des discours, la position
de leurs locuteurs sont fondamentales à étudier. Mais
si le discours questionne ses conditions d'origine, s'il est critique
et auto critique, ou s'il met en relation de face à face
des individus ayant approximativement la même position, y
a-t-il forcément exercice d'une violence symbolique ? On
peut en douter. Toute parole n'est pas forcément violence
symbolique car toute logique d'argumentation, de critique et d'organisation
du monde n'est pas nécessairement le produit d'un rapport
de force, d'une lutte d'intérêts. La discussion est
aussi lieu de production de l'accord comme le signale Luc Boltanski
et Laurent Thévenot dans L'économie des grandeurs.
En laissant entendre le contraire, Pierre Bourdieu semble généraliser
à un point tel la violence symbolique qu'il ne peut plus
en donner lui-même les conditions d'émergence et l'historicité.
Il finit par la "naturaliser".
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