Lu sur No Pasaran : "Environ 300 à 400 femmes meurent chaque
année de violences conjugales, alors que tout le monde calque des
images dhommes violents mythifiés sur les auteurs de ces crimes.
Ils seraient des fous, des monstres, des malades, des alcooliques, appartenant
aux classes populaires Pourtant, considérer ces phénomènes
comme des anomalies venant de nulle part ne peut quinvisibiliser la violence
socialement construite et acceptée des hommes sur les femmes. Lobjet
de ce texte va donc être de tenter de dégager que sont ces
violences et de les restituer dans leur contexte sexué (ou plutôt
genré).
La violence des hommes sur les femmes a des précédents historiques
très forts. Exemple représentatif durant la guerre dEspagne
pour ne pas remonter trop loin : La milice rouge émet des bons
dune valeur dun peseta. Chaque bon donne droit à un viol. La veuve
dun haut fonctionnaire a été trouvée chez elle. Près
de son lit, on a trouvé 64 de ces bons (1). Cet horrible exemple
du viol en tant quarme de guerre atteste dun lourd héritage de
la violence globalisée des hommes sur les femmes, et cela sans
même parler du viol comme arme ethnique (comme il a pu être
utilisé en ex-Yougoslavie) (2).
En situation dextrême pauvreté, dans les pays du tiers monde,
les femmes sont confrontées à toutes les violences : violence
symbolique dune identité considérée comme inférieure,
violence psychologique de la dépendance dans des structures familiales
où elles nont que très rarement accès à une
véritable autonomie, violences physiques de la surexploitation
de leur corps dans le travail comme dans la reproduction (3). Lexcision
est dailleurs révélatrice des violences qui peuvent être
infligées.
Mais cet article na pas pour but de parler de la violence des hommes sur
les femmes ailleurs et en dautres temps, mais bien de sancrer dans le
ici et maintenant, à savoir la société occidentale
daujourdhui. Car la violence physique y est globalement condamnée
(même si, comme on pourra le voir, tout nest pas aussi simple) et
non pas valorisée comme pivot de léducation ou moyen de
se faire justice, comme cela a pu être le cas dans dautres contextes
(4).
Ainsi donc, il ne faut surtout pas considérer les analyses présentées
ici comme applicables à toutes les cultures et tous les contextes.
De plus, il faut aussi considérer que malgré les nombreuses
sources féministes utilisées, la parole présentée
ici reste une parole dhomme, donc à considérer comme telle.
Le masculin présenté comme neutre et universel est lun des
pivots de la domination masculine.
Les analyses qui vont suivre vont sagencer selon cinq temps. Tout dabord,
une mythologie de la violence des hommes sur les femmes sera étudiée.
Ensuite, à partir détudes concrètes effectuées
par des centres pour hommes violents, une définition de la violence
sexiste sera proposée. Car ceci est nécessaire pour pouvoir
mieux cerner qui sont les auteurs des violences sexistes et éliminer
les mythes à ce sujet. Cest seulement alors que lon pourra sinterroger
sur le fonctionnement de cette violence des hommes sur les femmes, puis
sur ses origines dans la construction des identités genrées.
Les mythes de la violence
Avant dexaminer plus en détail la mythologie qui tourne autour
de la violence, il convient de préciser que cette section (ainsi
que beaucoup danalyses de cet article, dailleurs) est directement inspirée
des travaux de Daniel Welzer-Lang (5). Donc pour regrouper en quelques
phrases les mythes que lon peut entendre chaque jour sur la violence :
La violence est naturelle, dailleurs les hommes sont plus forts que les
femmes ; le viol est une pulsion sexuelle irrépressible, on ne
peut donc pas y faire grand chose.
Les hommes violents sont des fous, des alcooliques, qui perdent leur contrôle,
et les violeurs sont des malades, des monstres
Les femmes battues sont des femmes qui le cherchent ou le provoquent,
consciemment ou inconsciemment, et les femmes violées sont belles
et provocantes.
Il ne faut pas qualifier tout et nimporte quoi de violence, il y a violence
et violence ; si cest une fois cest pas si grave, cest si cest tous les
jours que cest grave.
Tous ces mythes sont dans lensemble très présents, et même
si on a parfois pu sinterroger à leur sujet, nous avons toutes
et tous au moins entendu un énoncé de chacun dentre eux.
Maintenant ce bref exposé mythologique terminé, il convient
de tenter de cerner la violence en elle-même, sous ses différents
aspects et formes.
Quest ce que la violence ?
Daniel Welzer-Lang, Gérard Petit, Josiane Nahon et Bruno Sérail
sont à lorigine de la création du RIME (6). Daniel Welzer-Lang
est aussi auteur de plusieurs ouvrages sur la violence et les hommes,
et a fait sa thèse sur le viol. Il a donc pu constituer une classification
des violences à partir de témoignages des nombreux hommes
du centre daccueil pour hommes violents, dobservations de couples au travers
de leur vie quotidienne, et même des dossiers dinstruction de cours
dassises sur le viol pendant cinq ans dans plusieurs départements
du sud de la France (7). Voici donc une classification de différentes
formes prises par la violence selon ces divers témoignages.
Les violences physiques peuvent être considérées comme
lensemble des atteintes physiques au corps de lautre : taper, frapper,
empoigner, coups de pieds, de poing, frapper avec un outil, un ustensile
ou un objet quelconque, tirer les cheveux, brûler, lancer de leau
ou de lhuile bouillante, de lacide, pincer, cracher, jeter quelquun par
la fenêtre, séquestrer, faire des gestes violents pour faire
peur, fesser, électrocuter, déchirer les vêtements,
tenir la tête sous leau, mordre, étouffer, casser le bras,
les côtes, le nez, étrangler, tirer avec un pistolet, un
fusil, poignarder, tuer Seules les personnes ayant tué se sont
retrouvées devant un tribunal, les autres, jamais.
Les violences psychologiques regroupent celles portant (ou essayant de
porter) atteinte à lintégrité psychique ou mentale
de lautre : son estime de soi, sa confiance en soi, son identité
personnelle A savoir : insulter, énoncer des remarques vexantes
ou des critiques non fondées, critiquer de fa« on permanente
les pensées ou actes de lautre, se présenter comme celui
[celle] qui détient toujours la vérité , qui sait
tout, inférioriser lautre, lui dicter son comportement, ses lectures,
ses ami-e-s, refuser dexprimer ses émotions et obliger lautre à
exprimer ses angoisses, ses peurs, ses tristesses, essayer de faire passer
lautre pour folle [fou], menacer dêtre violent, intimider, menacer
de représailles, de viol (par les copains), de mort, utiliser le
chantage, faire pression en utilisant laffection ou les enfants, la destruction
permanente, la dénégation de lautre, créer un enfer
relationnel, le chantage au suicide en culpabilisant lautre, menacer de
partir ou de renvoyer sa femme au pays (pour les immigré-e-s),
forcer lautre à des actions vécues comme dégradantes
(manger des cigarettes, lécher le plancher), contrôler sans
cesse lautre, sarranger pour que lautre vous prenne en pitié et
cède, se moquer sans cesse, nier le travail domestique effectué
par sa compagne, insulter et dévaloriser le genre féminin
( toutes des salopes ou des putains )
Les violences verbales relèvent plus du ton, du débit de
parole et des cris que du contenu des paroles elles-mêmes. On peut
y trouver : cris qui stressent toute la famille, ton brusque et autoritaire
pour demander un service, injonction pour que lautre obéisse tout
de suite, faire pression sans cesse en montrant son impatience, interrompre
lautre constamment en lui reprochant de parler, ou faire grief de ses
silences en lobligeant à parler, changer le sujet de conversation
fréquemment, vouloir diriger la conversation sur ses seuls centres
dintérêts, ne pas écouter lautre, ne pas lui répondre
Les violences dites sexuelles ou sexuées posent un problème
de définition, car parler de violences sexuelles revient à
prendre parti pour le violeur. Car sil est clair que le viol fait partie
de la sexualité du violeur, il ne fait pas du tout partie de la
sexualité de la femme violée, et donc parler de violences
sexuelles et non sexuées biaise déjà le problème.
On peut cependant y mettre tous les rapports qualifiés par lhomme
de sexuels, provoqués par contrainte ou par menace : forcer lautre
à se prostituer, violer lautre en public ou en privé, la
battre sur ses organes génitaux, lui brûler les organes génitaux
(8), essayer avec sa partenaire et contre son avis, de copier des scènes
pornographiques, quitte à la battre ensuite parce que cest une
salope , exprimer des violences sexistes sur le corps et la sexualité
des femmes
Les violences contre les animaux ou les objets ne signifient pas mettre
sur le même plan animaux et objets, mais simplement parler de violences
sur des choses, des individus ou des animaux à qui lautre porte
une valeur affective.
Les violences contre les enfants peuvent aussi être définies
comme tout acte visant à porter atteinte à lintégrité
physique et psychique de lautre. Il existe une domination spécifique
à légard des enfants, qui considère que les coups
et lautoritarisme soient partie intégrante dune éducation
normale. Ce genre de considérations amènent à ne
pas toujours appréhender ce genre de traitements comme de la violence.
Pourtant, il ny a aucune raison logique, pour qualifier un acte de violent,
de faire une différence en fonction de qui le subit ou qui lexerce.
On peut y trouver : les claques, fessées et électrocutions,
les brimades alimentaires, les viols ou attouchements indésirés,
les insultes
Les violences économiques sont assez peu couramment abordées,
mais il sagit bien sûr tout dabord des salaires des femmes généralement
inférieurs de 30 à 50 % à ceux des hommes. Il y a
aussi de nombreux couples où soit lhomme vérifie le carnet
de chèque de la femme, soit la femme na pas de carnet de chèque
ou de carte de retrait. Mais la violence économique provient aussi
de lutilisation des ressources au sein du couple. Niort est par exemple
un ville dassurance où les femmes gagnent donc en moyenne plus
que les hommes. Et même si les hommes ramènent moins dargent
que les femmes à la maison, celui des femmes est considéré
comme second : il sert à acheter la résidence secondaire,
à mettre de largent de côté
Il y a aussi dautres formes de violences : les violences contre autrui
dans la rue (afin de montrer sa supériorité), le contrôle
temporel, empêcher lautre de suivre ses études
Après une telle énumération de violences, certes
difficile à entendre, on ne peut pas affirmer que la violence ne
concerne pas tous les hommes, et non pas quelques salauds et femmes maltraitées.
En faisant attention à ce qui se passe autour de nous, on peut
vite se rendre compte quelle nous est relativement proche. Il convient
donc bien évidemment de sinterroger alors sur le mythe de lhomme
violent tel quil est habituellement stigmatisé.
Qui est véritablement concerné par la violence ?
On a vu que le mythe veut que lhomme violent soit un monstre, un malade,
un alcoolique, un homme sous lemprise de la colère qui perd son
contrôle, quil appartient aux classes populaires Ceci tend à
dire quil y a un type dhomme violent (et donc aussi à dire que
ceux qui ne sont pas de ce type ne sont pas violent). On sait aujourdhui
que le phénomène de la violence nest pas uniquement limité
aux classes populaires, mais quil a à voir avec tous les milieux.
Car si la majeure partie des femmes qui viennent aux refuges pour femmes
battues sont en effet le plus souvent issues de ce milieu, ce sont aussi
des femmes qui ne disposent pas de réseaux de soutien ou de ressources
autonomes. Mais elles ne représentent pas pour autant lensemble
des femmes violentées. Et plus spécifiquement, les hommes
violents du centre daccueil de Lyon navaient pas le moins du monde lair
de psychopathes, mais plutôt gentils, affables
Il existe aussi un problème de définition quant au fait
de considérer quelque chose comme violent. Frapper ou rouer de
coups sa femme ne serait-ce quune seule fois, cest être violent.
Doù les anecdotes racontées par Daniel Welzer-Lang à
propos des hommes accueillis au centre pour hommes violents : Ah bon,
si « a pour vous cest être violent, alors oui on peut dire
que je suis violent, dailleurs cest ce quelle ma dit avant de partir .
Au départ, personne ne se considère comme violent, ni ne
se sent concerné par la violence. Un homme violent, cest nimporte
qui sauf soi.
En ce qui concerne les femmes battues, tous les spécialistes saccordent
à dire quil y a environ 1% dhommes battus par rapport au nombre
de femmes battues. Et il nest pas toujours facile de savoir car beaucoup
de femmes témoignant préfèrent dire on se bat plutôt
que cest lui qui me cogne . De plus, étant donné les stéréotypes
que lon colle généralement sur létiquette dhomme
violent, il arrive aussi quune femme ne veuille pas parler des violences
quelle subit pour ne pas faire apparaître son compagnon comme lun
de ces archétypes de brute alcoolique. Car il est tout à
fait possible dêtre violentée, de détester cela, et
de continuer à aimer lhomme en question. Ce sont justement les
stéréotypes qui existent qui empêchent de prendre
conscience de la violence des hommes sur les femmes comme dun phénomène
social dampleur. Car personne nest vraiment considéré comme
violent (sauf dans les cas les plus extrêmes comme lorsquil y a
meurtre), ce qui permet à tout le monde reléguer la notion
de violence sur autrui. Au final, seules les formes les plus extrêmes
de violence sont donc reconnues ainsi, alors que la violence est très
souvent présente même si généralement sous
des formes moins extrêmes que le meurtre. Comme le dit Marie-Elizabeth
Handman (9), la violence psychologique ou symbolique parfois sy ajoute
[à la violence physique], parfois la remplace, mais nul ny échappe
ni comme acteur ni comme victime .
Pour continuer à propos des femmes violées, elles sont recensées
par les statistiques comme ayant de 2 à 85 ans, ce qui semble casser
quelque peu le mythe de la femme violée belle et provocante . Dailleurs,
le discours qui considère le viol comme pulsion sexuelle irrépressible
apparaît rapidement comme une reconstruction a posteriori quand
les dossiers des cours dassises sont étudiés et les violeurs
interrogés en prison une fois le procès fini. Après
avoir été jugés, les violeurs désignent souvent
leur acte comme une rigolade entre hommes, comme un bon plan qui a mal
tourné . Comme le dit très justement Daniel Welzer-Lang,
dès quils ne sont plus dans une situation où ils doivent
justifier ce quils ont fait, ils remettent le viol à la juste place
dans les valeurs masculines, cest-à-dire comme un mauvais moment
quils font passer à une personne pour prendre du plaisir .
De la même manière, les hommes violents sont persuadés
dagir sous lemprise de la colère. Le contrôle de soi qui
lâche et mène à la violence. Pourtant, il y a aussi
des situations où les hommes violents pourraient se mettre en colère
et craquer , alors quils nen font généralement rien. Quand
un flic met un PV, ou que le patron fait une remarque, rien ne se passe
la plupart du temps Il y a simplement des circonstances où lon
sait inconsciemment que la violence est permise et autorisée socialement.
En ce qui concerne les violences domestiques, le scénario est généralement
: un homme et une femme vivent ensemble, et lhomme la frappe une première
fois. Elle est alors bouleversée, mais pense quil sagit dun accident.
Le tout accompagné dexcuses et dassurance que lhomme non plus ne
sait pas ce quil lui est arrivé. Il y a donc pardon, mais en même
temps lintégration inconsciente du fait que la perte de contrôle
de lhomme peut arriver de nouveau, et donc que cela peut recommencer.
Car la violence sert à obtenir ce que lon veut, à faire
céder lautre, et beaucoup dhommes considèrent toute contrariété
ou frustration de leurs désirs de tout ordre comme une atteinte
intolérable à leur personne. Il ne sagit pas de faire partir
lautre, mais en quelque sorte de la dresser, de la rendre docile. Et quand
les conditions sont à nouveau réunies, cest alors que la
violence peut revenir, et son intensité augmenter, car la tolérance
physique et psychologique va croissante elle aussi Un cycle peut alors
se mettre en place, et la spirale montante dune violence de plus en plus
fréquente et intense se crée.
On peut alors légitimement se demander comment fonctionne et se
pérennise aujourdhui un tel phénomène, à savoir
la violence socialement présente bien que peu reconnue, et comment
il est possible quon en ait si peu conscience.
Invisibilisation et pérennisation de la violence
Les violences des hommes sur les femmes se sont fondées historiquement
de manière très complexe. Pour ne pas se lancer dans un
débat certes très intéressant, mais beaucoup trop
vaste, je me contenterai de ne pas remonter plus loin que le code civil
napoléonien. Celui-ci fait rentrer la mère à labri
de lautorité maritale. Mais plus que de la priver de ses droits,
le code civil la place sous la tutelle du mari. Ce statut de mineur (au
même titre quun enfant), la livre corps et biens à larbitrage
de lépoux (10). Si la violence pouvait être autrefois considérée
comme lexpression du droit le plus strict et de lhonneur des hommes (11),
ce nest plus le cas aujourdhui. Officiellement, la violence nest que très
rarement considérée comme allant de soi, et le corps des
femmes nappartient plus légalement aux hommes. Donc si les rapports
de violence des hommes envers les femmes subsistent aujourdhui, cela signifie
quils ont été intégrés et invisibilisés.
Le mythe de lhomme violent et de la femme responsable y sont pour beaucoup.
Tant que lhomme violent ne correspond pas à celui du mythe, il
ny a pas vraiment violence, ce nest pas bien grave De la même manière,
si les femmes se sentent responsables de la violence quelles subissent,
il ny a pas matière à dénoncer ce qui se passe puisque
cest la faute des femmes. On peut ainsi arriver à entendre ce genre
de témoignage : Quand je fais quelque chose « a lénerve
Jai dû lénerver, jaurais dû me taire . Des femmes ont
donc aussi intégré le mythe du cest la faute des femmes
aussi . Et cest pire encore avec le mythe du il y a violence et violence,
on ne peut pas tout taxer de violence sinon cest nimporte quoi . Car si
la femme est convaincue que son agresseur ne la pas fait exprès,
il ne peut y avoir absolument aucune remise en cause de ce qui se passe.
Doù les OK, il ma foutu une claque, mais cest parti tout seul,
il ne la pas fait exprès, on ne peut pas dire que ce soit vraiment
de la violence . Il est clair quil faut que les dominées naient
quune conscience imparfaite des pratiques des dominants pour que ceux-ci
puissent continuer à exercer leurs privilèges. Dailleurs,
les constructions sociales du masculin et du féminin amènent
aussi les hommes et les femmes à mettre un sens différent
derrière la notion de violence (comme derrière dautres notions
aussi, comme le propre et le rangé, ou même le je taime ).
Les stéréotypes sont au fondement même du fait que
les violences soient possibles sans remise en question individuelle et
surtout sociale. Le mythe sur les hommes violents et les hommes violeurs
isole complètement ces hommes, et les empêche den parler.
De plus, cela leur permet aussi de ne jamais se considérer comme
tel. Car personne ne correspond jamais totalement à un stéréotype,
ou alors nen a pas conscience. Il y a alors une totale déresponsabilisation
des hommes par rapport à ce phénomène. Car il est
clair que faire du viol (ou de la femme battue) un événement
monstrueux, une anomalie ou une atrocité extrême , cest empêcher
toute analyse sociale et senfoncer dans limpuissance dy apporter une réponse
adéquate. Car on ne peut alors chercher les contraintes individuelles
et sociales qui produisent quelque chose considéré à
tort comme le dysfonctionnement dun individu, un dérèglement
social.
Comme le remarque très justement Véronique Nahoum-Grappe
à propos des viols en ex-Yougoslavie (12) : la performance du stéréotype,
cest le négationnisme . En effet, car le stéréotype
du « a a toujours été comme « a amène
à une futilisation du problème et une invisibilisation de
son existence véritable. La meilleure fa« on de nier le présent,
cest de le renvoyer à léternité des répétitions
fatales (12).
Pourtant, on peut alors légitimement se demander comment tous ces
schémas de domination, ces stéréotypes et cette violence
intrinsèque au découpage genré de lhumanité
peut prendre forme dans la vie des individus. Peut-on être porté
à croire que cette répartition des rôles entre dominant
et dominée, entre violeur et violée, entre violent et violentée
est naturelle et immuable, ou bien doit-on tenter de comprendre doù
elle provient et comment elle sinscrit petit à petit en chacun
et chacune au cours du conditionnement social que lon subit au travers
des âges ?
Une violence masculine construite socialement
Il est habituel de recourir à la nature pour légitimer des
rapports de domination. On entend habituellement que les hommes sont plus
forts que les femmes, ce qui prédispose bien sûr à
considérer comme possible des violences de la part des hommes sur
les femmes. Pourtant, sil ny a plus de pressions religieuses qui empêchent
les femmes de manger avec les hommes, il existe à la place dautres
formes de coercition. Le si tu manges à ta faim, tu ne trouveras
pas de mari est une déclinaison plutôt courante de nombreux
lieux communs véhiculés pour les petites filles depuis leur
plus jeune âge. Ces pressions modèlent le corps des femmes,
et ce depuis si longtemps quil est difficile de savoir ce quil en est
véritablement. Des travaux américains montrent aussi que
les mères nourrissent plus les petits gar« ons ( il en aura
plus besoin ). De la même manière, dautres travaux ont aussi
montré que les mères sont portées à allaiter
moins longtemps leur petites filles, en raison de la légère
jouissance provoquée par la tétée, jouissance beaucoup
mieux acceptée si elle provient dun petit gar« on que dune
petite fille. Les normes hétérosexistes jouent là
encore un rôle assez conséquent. Bref tout ceci pour préciser
quil nexiste pas de preuve que, par nature, les hommes soient plus forts
que les femmes.
Dans le cas du viol, en dehors de pseudo explications naturalistes, on
peut sapercevoir que la violence est avant tout un rapport de domination.
Il ne sagit pas de traiter le comportement violent en tant que tel, mais
plutôt de comprendre quels sont les rapports sociaux qui permettent
dimposer et de légitimer lutilisation de la violence. Tout ceci
sexplicite dailleurs dans un rôle de soumission, de lhomme comme
de la femme à des rôles de domination/oppression.
Les normes de la masculinité imposent que, pour être un vrai
mec, dans la société daujourdhui, il faut exercer une domination
sur autrui. Ce besoin est encore plus fort si un homme a la sensation
dêtre faible, ou sil se retrouve en situation déchec. Afin
de se conformer aux modèles conventionnels de la virilité,
il est alors encore plus nécessaire de se poser en tant que dominateur
insensible. Selon John Whiting (13) : Il semble que les gar« ons
qui doutent de leur masculinité aient davantage besoin de donner
deux-mêmes une image stéréotypée de mâle,
comme pour éviter dêtre à nouveau happés par
lunivers chaud et rassurant des femmes . Les individus mal dans leur peau
font habituellement montre dun grand nombre de pulsions caractéristiques
de la virilité agressive hétérosexuelle, présentée
en modèle aux gar« ons (14). Car telles sont bien les normes
mises en valeur implicitement par léducation donnée aux
gar« ons : grandir dans lambiance agressive dune famille dominée
par un homme ; donner des coups ; en recevoir ; subir les pressions du
clan des hommes ; reporter sa peine et sa souffrance sur autrui ; sidentifier
à des héros fantasmatiques hyper-virils ; apprendre à
séparer ses sentiments des souffrances que lon occasionne Léducation
masculine et ses corollaires (lexacerbation de la guerre, de la dureté),
tend à insensibiliser les hommes et à les faire relativiser,
pour eux-mêmes et pour les autres, toutes les formes de violence.
Pour continuer à citer Daniel Welzer-Lang : pour devenir un homme
-un vrai homme-, il fallait endurer beaucoup de violences et de souffrances.
Lapprentissage de la violence, les gar« ons le font dabord dans
leur propre corps . Car pour sintégrer dans le clan des hommes,
il faut être capable dexclure tous ceux qui ne sy intègrent
pas. Cest par lapprentissage entre hommes, des savoir-faire, savoir aimer,
savoir dominer masculins que la domination des femmes est structurée
(15).
Et les médias sont aussi pour beaucoup dans cette formation des
normes masculines à légard de la violence. De nos jours,
en moyenne, un gar« on américain âgé de dix-huit
ans a assisté à 26000 meurtres à la télévision,
la plupart des meurtriers étant des hommes affirme Myriam Miedzain
(16). Suzanne Képès affirme quant à elle qu il est
urgent que les médias éliminent les images stéréotypées
de la hiérarchie patriarcale, où les femmes sont présentées
comme des objets sans défense à la disposition des pulsions
sexuelles masculines (17). Encore récemment cette publicité
pour la crème fraîche Babette qui montre une femme en tablier
(sans la tête, donc sans doute représentative de toutes les
femmes) sur laquelle se trouve écrit le texte : Je la lie, je la
fouette, et parfois elle passe à la casserole . Faut-il préciser
que le comique de cette publicité repose sur lambiguoeté
de la phrase qui peut être comprise comme celle dun homme parlant
dun femme ou celle dune femme parlant de la crème fraîche
? Si le rapport entre hommes et femmes est le même que celui entre
les femmes et la crème fraîche, on reste interdit devant
une telle réification des femmes, ravalées au simple rang
dobjet manipulable.
Cest notamment ainsi que beaucoup dhommes peuvent penser quen matière
de sexe, il faut forcer la main aux femmes, et quensuite seulement elles
y prennent du plaisir. Les images romanesques classiques, où, dans
sa fougue, le héros force quelque peu les résistances physiques
de la belle, qui lui succombe finalement, sont plus que nombreuses et
en général très bien ancrées dans les mentalités.
On dit même parfois que cela met du piment . Faut-il donc croire
que violer une femme, acte crapuleux, est radicalement différent
de la conquérir ?
Etymologiquement, le verbe séduire du latin seducere, provient
de la séparation (se) emmener à part , et de la conduite
(dux, ducis, le chef) (18). Ne dit-on dailleurs pas plus facilement dune
femme quelle est séduisante (passivité explicite), et dune
homme quil est séducteur (rôle actif). Quil est rare dentendre
parler de séductrice et de séduisant jeune homme, ou du
moins pas avec les mêmes connotations que celles quont leur pendant
masculin ou féminin. La séductrice reste encore pour certain-e-s
le démon tant pourchassé par léglise
Il convient aussi de prendre en compte le fait quune éducation
différente selon les sexes a pu amener à concevoir certains
rapports de manières différentes. Ainsi sur le fait de céder
ou darriver à obtenir quelque chose, on a habitué un grand
nombre de femmes à avoir des rapports sexuels quand lhomme le demande.
Il est nécessaire de réapprendre à avoir des rapports
de désirs multiples et de sinterroger sur le sens que lon met derrière
les plaisirs que lon peut prendre ensemble.
En guise de conclusion
On a pu voir que larticulation principale du problème de la violence,
problème qui nous concerne tous et toutes, réside dans ce
quil sous-tend, à savoir lexercice quotidien et permanent de la
domination masculine, plus que dans la stigmatisation de quelques cas
extrêmes de violences particulièrement abouties. La question
est donc de ne pas se focaliser sur l arbre qui cache la forêt ,
au risque de croire la violence comme un dysfonctionnement de la société
alors quen réalité, elle en fait partie intégrante
en tant que valeur inculquée à tous les hommes. Cest aussi
là lutilité des violences et plus spécifiquement
du viol, que de permettre aux hommes de montrer leur pouvoir et den tirer
des privilèges.
Pourtant, la violence exercée à lencontre des femmes nest
bien sûr pas la voie vers leur bonheur, ni même vers celui
des hommes. Car même si les hommes tirent dimportants privilèges
de la violence exercée sur les femmes, cela ne fait pas leur bonheur.
Limposition de normes tant dominatrices que dominées, sur les hommes
et sur les femmes, les enferme dans des carcans sociaux où la liberté
et lindividualité de chacun et chacune ne peut pas sépanouir.
Pourtant voir les hommes comme des ennemis des femmes ne peut en rien
permettre de se diriger vers un meilleur futur. Car voir le monde comme
un affrontement manichéen animé par des schémas simplistes
napporte rien. Savoir quen tant quhomme un lourd conditionnement prédispose
à la violence ne signifie pas tant que l ennemi est en nous et
quil ny a rien a faire, mais bien plutôt que nous navons rien à
attendre que de nous ! ! ! La violence sur les femmes existe aussi parce
quinvisibilisée, et lun des premiers moyen de lui résister
est de la rendre visible, de la pointer du doigt afin de montrer la place
quelle détient dans la société daujourdhui. Une prise
de conscience est nécessaire pour toutes et tous, et la volonté
de changer les choses est indispensable, que ce soit au travers de structures
de discussions et déchanges (mixtes et non-mixtes), ou de luttes
antisexistes réelles, dans le quotidien aussi bien que de manière
organisée. Il ne tient quà tous et toutes de briser et de
dénoncer ce consensus et de décider de vivre autrement en
refusant de se laisser enfermer dans les carcans sociaux.
Pirouli
Berliner Nachtausgabe, 4 novembre 1936, cité in Arthur Koestler,
Hiéroglyphes, 4ème partie : Lécriture invisible ;
1936-1940, in uvres autobiographiques, Paris, Robert Laffont, 1994, p.
633
Guerre et différence des sexes : Les viols systématiques
(ex-Yougoslavie, 1991-1995), Véronique Nahoum-Grappe, in De la
violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1999
Le corps assujetti, Thérèse Locoh et Jean-Marie Sztalryd,
in La place des femmes, les enjeux de lidentité et de légalité
au regard des sciences sociales, Paris, La Découverte, 1995, p.
278
Lenfer et le paradis, violence et tyrannie douce en Grèce contemporaine,
Marie-Elisabeth Handman, in De la violence et des femmes, Paris, Albin
Michel, 1999, p. 132, 134
Lutilité du viol chez les hommes, Daniel Welzer-Lang, in Violence
et masculinité, no copyright, Publications , 1998
RIME : Recherches et Interventions MasculinEs. A linitiative dun centre
daccueil pour hommes violents (aussi animé par Isidro Fernandez)
qui fonctionnera de novembre 1987 à décembre 1996, et fermera
faute de subventions.
Ces dossiers contiennent quasiment tout : lhistoire du violeur, de la
victime, les témoignages de la concierge, du boucher, les photos
des lieux, du violeur, de la victime
Il est extrêmement fréquent dans les services durgence de
voir des femmes avec des brûlures aux organes génitaux.
Lenfer et le paradis, violence et tyrannie douce en Grèce contemporaine,
Marie-Elisabeth Handman, in De la violence et des femmes, Paris, Albin
Michel, 1999, p. 122
Fragiles et puissantes, les femmes dans la société du XIXème
siècle, Cécile Dauphin, in De la violence et des femmes,
Paris, Albin Michel, 1999, p. 101
Proximités pensables et inégalités flagrantes, Paris,
XVIIIème siècle, Arlette Farge, in De la violence et des
femmes, Paris, Albin Michel, 1999, p. 91
Guerre et différence des sexes : Les viols systématiques
(ex-Yougoslavie, 1991-1995), Véronique Nahoum-Grappe, in De la
violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1999, p. 189
Sorcery, sin and the superego : a cross-cultural study of some mechanisms
of social control, John Whiting, S. Ford Clellan, 1959
Devenir un homme, tuer lenfant en soi, David Jackson, in Violence et masculinité,
no copyright, Publications , 1998
Les transgressions sociales des définitions de la masculinité,
Daniel Welzer-Lang, in La place des femmes, les enjeux de lidentité
et de légalité au regard des sciences sociales, Paris, La
Découverte, 1995, p. 447
Boys will be boys, Myriam Miedzain, Virago Press, 1992
Violences sexuelles et prostitution dans la société patriarcale,
Suzanne Képès, in La place des femmes, les enjeux de lidentité
et de légalité au regard des sciences sociales, Paris, La
Découverte, 1995, p. 315
Fragiles et puissantes, les femmes dans la société du XIXème
siècle, Cécile Dauphin, in De la violence et des femmes,
Paris, Albin Michel, 1999, p. 105"
Transmis par libertad, le Jeudi 12 Decembre 2002, 22:35 dans la rubrique
"Le quotidien"
Le lien d'origine : http://joueb.com/hommefemme/news/36.shtml
|