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Origine :
Le Monde Diplomatique
juillet 2004
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/07/
Violences mâles Par Ignacio Ramonet
Cela se passe en Europe. La violence exercée contre les femmes par
un partenaire de sexe masculin y atteint des dimensions hallucinantes.
Au sein du foyer, les brutalités sont devenues, pour les Européennes
de 16 à 44 ans, la première cause d’invalidité et de mortalité avant
même les accidents de la route ou le cancer...
Selon les pays, entre le quart et la moitié des femmes sont victimes
de sévices. Au Portugal, par exemple, 52,8 % des femmes déclarent
avoir été l’objet de violences de la part de leur mari ou de leur
concubin. En Allemagne, trois femmes sont assassinées tous les quatre
jours par les hommes avec lesquels elles vivaient, soit près de
300 par an. Au Royaume-Uni, une femme est occise dans les mêmes
circonstances tous les trois jours. En Espagne, une tous les quatre
jours, près de 100 par an. En France, à cause des agressions masculines
domestiques, six femmes meurent chaque mois – une tous les cinq
jours –, un tiers d’entre elles poignardées, un autre tiers abattues
par arme à feu, 20 % étranglées et 10 % rouées de coups
jusqu’à la mort (1)... Dans
l’ensemble des quinze Etats de l’Union européenne (avant l’élargissement
à vingt-cinq), plus de 600 femmes meurent chaque année – presque
deux par jour ! – sous les brutalités sexistes dans le cercle
familial (2).
Le profil de l’agresseur n’est pas toujours celui qu’on imagine.
On a tendance à associer cette attitude meurtrière à des personnes
peu éduquées, issues d’un milieu défavorisé. C’est une erreur. Le
drame de Marie Trintignant, tuée le 6 août 2003 par son compagnon,
artiste célèbre, en apporte une preuve. Un rapport du Conseil de
l’Europe affirme que « l’incidence de la violence domestique
semble même augmenter avec les revenus et le niveau d’instruction
». Il souligne que, aux Pays-Bas, « presque
la moitié de tous les auteurs d’actes de violence à l’égard des
femmes sont titulaires d’un diplôme universitaire (3) ».
En France, selon les statistiques, l’agresseur est en majorité un
homme bénéficiant par sa fonction professionnelle d’un certain pouvoir.
On remarque une proportion très importante de cadres (67 %),
de professionnels de la santé (25 %) et d’officiers de la police
ou de l’armée (4).
Une autre idée reçue consiste à penser que les violences de genre
sont plus fréquentes dans les pays « machistes » du sud
de l’Europe que dans les Etats du nord. Là encore, il faut pondérer.
La Roumanie apparaît, certes, comme le pays européen où la violence
domestique contre les femmes est la plus grave : chaque année,
en moyenne, pour chaque million de Roumaines, 12,62 sont tuées par
leurs partenaires masculins. Mais, dans le sinistre palmarès des
pays les plus féminicides, immédiatement après la Roumanie se situent
des pays dans lesquels, paradoxalement, les droits des femmes sont
les mieux respectés, comme la Finlande, où tous les ans, pour chaque
million de Finlandaises, 8,65 femmes sont tuées dans le huis clos
domestique, suivie par la Norvège (6,58), le Luxembourg (5,56),
le Danemark (5,42) et la Suède (4,59), l’Italie, l’Espagne et l’Irlande
occupant les dernières places.
Cela prouve que ces violences sont le fléau mondial le mieux
partagé, qu’elles existent dans tous les pays, sur tous les continents
et dans tous les groupes sociaux, économiques, religieux et culturels.
Il arrive certes que des femmes soient elles-mêmes violentes dans
leurs relations avec les hommes ; et on n’a pas attendu les
images des tortures infligées par des soldates à des détenus masculins
dans la prison Abou Ghraib, en Irak, pour savoir qu’il existe, hélas,
des tortionnaires de sexe féminin (5).
On pourrait aussi ajouter que les relations homosexuelles ne sont
pas non plus exemptes de violence. Mais, dans l’immense majorité
des cas, ce sont des femmes qui sont les principales victimes.
Cette violence – sur laquelle les organisations féministes attirent
depuis longtemps l’attention des gouvernants (6)
– atteint, à l’échelle planétaire, un tel degré de virulence qu’il
faut désormais la considérer comme une violation majeure des droits
de la personne humaine, doublée d’un problème important de santé
publique. Car il n’y a pas que les attaques physiques, aussi meurtrières
soient-elles, il y a aussi les violences psychologiques, les menaces
et intimidations, et les brutalités sexuelles. Dans de nombreux
cas, d’ailleurs, toutes les agressions se cumulent.
Le fait que ces violences se pratiquent au domicile de la victime
a toujours été un prétexte pour que les autorités s’en lavent les
mains et les qualifient de « problèmes relevant de la sphère
privée ». Une telle attitude constitue un refus
collectif d’assistance à personnes en danger. Une scandaleuse hypocrisie.
Chacun sait que le privé aussi est politique. Et que ce type de
violence est le reflet des relations de pouvoir historiquement inégales
entre hommes et femmes. Dues en particulier au patriarcat, système
fondé sur l’idée d’une « infériorité naturelle » des femmes
et une « suprématie biologique » des hommes. C’est ce
système qui engendre les violences. Et qu’il faut liquider par des
lois appropriées. Certains objectent que cela prendra du temps.
Alors pourquoi ne pas commencer tout de suite par instituer, comme
des organisations féministes le réclament, un tribunal international
permanent sur les violences faites aux femmes ?
Ignacio Ramonet
(1) Rapport
Henrion, ministère de la santé, Paris, février 2001.
Lire également Elisabeth Kulakowska, « Brutalité
sexiste dans le huis clos familial », Le Monde diplomatique,
juillet 2002.
(2) Cf. les rapports :
Mettre
fin à la violence contre les femmes, un combat pour aujourd’hui,
Amnesty International, Londres, 2004 ; Les violences contre
les femmes en France. Une enquête nationale, La Documentation
française, Paris, juin 2002 ; et le Rapport
mondial sur la violence et la santé, en particulier le chapitre
4, « La violence exercée par des partenaires intimes »,
Organisation mondiale de la santé, Genève, 2002.
(3) Olga Keltosova, Rapport
à l’Assemblée parlementaire sur les violences domestiques, Conseil
de l’Europe, Strasbourg, septembre 2002.
(4) Rapport Henrion, op. cit.
(5) Lire Gisèle Halimi, « Tortionnaire,
nom féminin », Libération, Paris, 18 juin
2004.
(6) Voir, par exemple, le texte
« La violence envers les femmes : là où l’autre monde
doit agir », présenté par la Marche mondiale des femmes au
Forum social mondial de Porto Alegre, en janvier 2002. Lire
le texte intégral sur le site : www.marchemondiale.org/
Origine :
Le Monde Diplomatique
juillet 2004
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/07/
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