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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2002/07/KULAKOWSKA/16705
Enfin. Il a fallu attendre le 28 avril 2002 pour que le Conseil
de l’Europe dénonce les agressions contre les femmes,
même s’il se contente d’établir une liste
de recommandations. Pourtant, dans le cercle fermé de la
famille, les pires humiliations et brutalités peuvent devenir
la règle, quels que soient les milieux sociaux et culturels.
Chaque mois, six femmes meurent de violences conjugales en France.
Sur l’ensemble du continent européen, une femme sur
quatre connaît des brutalités physiques ou morales.
Par Elisabeth Kulakowska
Journaliste, Varsovie
Elles sont violées, tuées, battues ou insultées
parce qu’elles sont des femmes, tout simplement. Anne, la
quarantaine passée, fine et jolie silhouette, raconte son
calvaire : « J’avais 20 ans lorsque j’ai rencontré
Jean-Paul, je suis tombée follement amoureuse de lui. Il
était beau, séduisant, intelligent, drôle. Il
était marié et avait une petite fille. Très
vite, j’ai su qu’il battait sa femme. Mais je me suis
dit que cela devait être de sa faute à elle, qu’elle
ne devait pas le rendre heureux. Moi, je saurais l’aimer.
Puis, un jour, la première gifle est partie. J’ai paniqué
et, une fois encore, j’ai cru que je saurais le raisonner.
» Les coups n’ont pas cessé. Pendant cinq ans,
les périodes d’accalmie et de bonheur alternaient avec
les périodes où il la frappait. « Cela pouvait
arriver à n’importe quel moment. La nuit, c’était
des coups de pied dans le ventre ; le matin, injures et humiliations
avant mon départ au travail. »
Après leur mariage, la violence a redoublé. «
Jusque-là, j’avais des petits boulots. Mais le jour
où j’ai trouvé un vrai poste d’assistante
photographe, il est devenu jaloux. Après une crise plus violente
que d’habitude, où il tapait sans plus se contrôler
du tout, je suis partie me mettre à l’abri... et revenue
une semaine après. »
Quelque temps plus tard, Anne met au monde une petite fille. Son
mari ne cesse pas de la battre ; même lorsqu’elle était
enceinte, il continuait. « La veille de mon accouchement,
il m’a obligée à dormir sur le paillasson, après
m’avoir battue. A mon retour de la maternité, il avait
explosé le berceau du bébé. » Il faudra
encore cinq ans pour que le déclic se produise. « Le
jour de Pâques, j’avais préparé, avec
Alice, ma petite fille, des oeufs peints que l’on avait suspendus
au plafond de sa chambre. En mon absence, Jean-Paul a tout saccagé.
Lorsque je suis revenue, il m’a dit : "Qu’est-ce
que tu as encore fait ?" Quand, de sa petite voix, Alice a
dit : "Mais, c’est pas toi, maman, c’est papa",
il ne l’a pas supporté et m’a battue à
mort. Ce jour-là, je suis allée voir ses parents toute
ensanglantée... »
Anne prend alors conscience de la folie dans laquelle elle est
enfermée. Elle quitte définitivement son mari. «
C’est la prise de conscience que ce que je disais n’était
pas un mensonge qui m’a fait partir », assure-t-elle.
Son mari était professeur de musique dans un lycée.
« Tout le monde l’adorait et l’estimait. »
Ses parents étaient d’un milieu bourgeois et cultivé.
Ils savaient leur fils violent, mais ne disaient rien. Anne aussi
vient d’un milieu aisé et cultivé. Pendant dix
ans, tout le monde autour d’eux a fermé les yeux.
C’est une femme meurtrie qui rompt le silence sur la violence
conjugale, son corps porte les traces des blessures anciennes qui
se réveillent de temps en temps. Mais c’est aussi une
femme de 49 ans qui porte un regard lucide sur cet engrenage de
la violence dans lequel elle a vécu pendant une décennie.
« Il faut en finir avec ce cliché de la femme battue
fragile ou au contraire provocante ou, encore pire, "qui aime
ça". Il n’y a pas de profil type mais un cycle
infernal de la violence dans lequel il faut refuser d’entrer
», indique-t-elle.
Toutes les couches sociales
Jamais, pendant toutes ces années, son mari n’a reconnu
une seule fois l’avoir frappée. « Je ne savais
plus si j’étais folle ou pas, qui j’étais.
J’acceptais tout parce que je n’étais plus moi-même.
Cet homme avait réussi à faire de moi une chose, sa
chose, moi qui, avant de le connaître, étais plutôt
révoltée et avais un caractère bien trempé.
Lentement, insidieusement, l’amour que j’avais pour
lui ne passait plus que par la violence. Alors je lui trouvais des
excuses pour tout, car j’avais besoin de lui. » Une
amie d’Anne, qui depuis le début l’écoute,
ajoute dans un murmure : « On se sent coupable d’avoir
choisi un homme qui bat, on est souillée, anéantie.
»
Mme Maguy Lavaux, qui a participé, en 1978, à la
création du Centre Flora-Tristan, premier lieu d’accueil
pour femmes battues à Paris, et qui préside actuellement
l’association Halte-aide aux femmes battues, souligne, elle
aussi, les effets dévastateurs des violences physiques sur
l’estime que l’on a de soi-même. Mais elle observe
avec un certain optimisme que « les femmes qui arrivent chez
nous sont beaucoup plus jeunes qu’avant. Cela veut dire qu’elles
se révoltent plus vite et qu’elles n’attendent
plus d’avoir été blessées d’un
coup de couteau ou battues pendant des années pour réagir.
Elles savent que cela ne s’arrangera pas avec le temps et
que ce ne sont pas elles qui sont en cause mais leur conjoint ».
Mme Vera Albaret, directrice du foyer Louise-Labé, à
Paris, confirme cette évolution : « Il y a vingt ans,
les femmes attendaient que les enfants soient grands pour partir.
Ensuite, on les a vues venir avec des petits enfants, désormais
nous accueillons des femmes enceintes ou sans enfant. Elles ont
compris que battre sa femme était illégal, que la
honte n’était plus de leur côté et qu’elles
pouvaient échapper à la violence. » Mais pour
beaucoup, cette prise de conscience est souvent très douloureuse,
et les mots ont du mal à être prononcés. Elles
font la démarche d’aller dans un centre d’accueil,
mais au dernier moment cherchent des échappatoires en parlant
d’une amie qui aurait subi des violences ; leurs bleus, à
elles, sont dus à une chute... « C’est incroyable
le nombre de femmes enceintes qui tombent dans les escaliers alors
qu’elles habitent au rez-de-chaussée », s’exclame
Mme Albaret.
Muriel en sait quelque chose, elle qui, hôtesse dans des
salons d’exposition, a dû changer d’activité
car les bleus se voyaient trop. « Mon compagnon a commencé
à être violent lorsque je lui ai dit que je le quittais.
Il me menaçait avec des bouteilles de vin cassées,
il me tirait par les cheveux et venait même à l’entrée
de l’école de notre fils pour m’insulter devant
tout le monde. »
Si beaucoup de femmes sont démunies et souvent sans travail,
le drame touche absolument toutes les catégories sociales.
En témoigne l’Enquête nationale sur les violences
envers les femmes en France (Enveff) (1), qui a fait l’effet
d’une petite bombe lors de sa publication en juin 2001 : une
femme sur dix est victime de violences conjugales, et six femmes
en meurent chaque mois. « Les violences conjugales sont une
des causes principales de mort par homicide des femmes »,
souligne Mme Maryse Jaspard, qui a coordonné cette enquête.
Plus d’un million et demi seraient en danger potentiel à
leur domicile. Et elle précise : « Les violences psychologiques
et verbales répétées (les insultes, le chantage
affectif...) sont aussi destructrices que les agressions physiques.
» A cette violence au quotidien, perpétrée dans
l’intimité des couples, s’ajoutent toutes les
autres atteintes physiques et morales : une femme sur cinq aurait
été la cible de pressions, voire de violences physiques
ou verbales dans la rue, les transports en commun ou les lieux publics.
L’enquête Enveff indique que 50 000 femmes entre 20
et 59 ans ont été victimes de viol en 2000 (2). Si
l’on compare ce chiffre à celui de la gendarmerie et
de la police, on en conclut que seuls 5 % des viols de femmes majeures
feraient l’objet d’une plainte. Comme dans le cas des
femmes battues, toutes les associations de lutte contre le viol
dénoncent l’idée qu’il y aurait un stéréotype
de « la » femme violée. Pourtant, au téléphone
vert de l’association Viols femmes information, beaucoup se
sentent obligées de préciser : « Et pourtant,
j’étais en pantalon », ou encore « Je ne
mets plus jamais de jupe depuis l’agression ». II n’y
a pas non plus un statut socio-économique qui prédispose
à être victime. Quels que soient son âge et son
apparence, être du sexe féminin constitue le facteur
principal d’exposition au risque d’une agression sexuelle.
Sur le lieu de travail, le « harcèlement moral et
sexuel », clairement reconnu grâce aux livres de Marie-France
Hirigoyen (3) et désormais puni par la loi, reste un phénomène
répandu et touchant particulièrement les femmes. «
Les victimes de harcèlement moral sont profondément
détruites, car, la plupart du temps, elles ont enduré
pendant plusieurs années des situations très dégradantes
», raconte Me Sylvie Martin, avocate à Poitiers.
« A l’époque, précise Marie lors de la
rencontre avec son avocat, j’étais apprentie dans un
restaurant. Mon patron m’a d’abord demandé de
m’habiller plus sexy, car il me disait que ça me mettrait
en valeur. Ensuite, il s’est mis à se frotter contre
moi lorsqu’il me croisait, jusqu’au jour où il
m’a attirée dans un coin pour me peloter. J’avais
honte d’accepter mais j’étais comme paralysée
par la peur. J’ai dû lui faire une fellation. »Pour
Me Martin, « c’est un cas extrême, la victime
était très jeune et elle s’est sentie responsable
de ce qui lui arrivait car elle avait le sentiment d’avoir
accepté ». Mais les exemples abondent.
Récemment, un cadre de la poste a été démasqué
tout à fait par hasard (4). Lors d’une enquête
sur le braquage du bureau de poste où il travaillait, l’une
des employées a craqué. « Ce braquage n’est
rien à côté de ce que je subis ici tous les
jours, a-t-elle raconté aux enquêteurs. Au début,
c’était des blagues graveleuses ; si je ne riais pas,
il me traitait bien fort - pour que tout le monde entende - de sainte-nitouche.
Puis, il se débrouillait toujours pour me faire aller chercher
des colis dans une arrière-salle et se retrouver seul avec
moi. » Elle a porté plainte. Comme toujours, les auteurs
des violences répondent inlassablement « que la femme
délire ou qu’elle est amoureuse », assure Me
Martin.
Bien qu’étant consciente de cette réalité
multiforme depuis bien longtemps, Mme Maryse Jaspard avoue avoir
été, quand même, très surprise par l’ampleur
du silence, du non-dit des femmes qui subissaient ces violences,
et notamment celles issues de milieux sociaux aisés. «
Deux tiers des femmes qui ont déclaré avoir subi des
violences dans le couple l’ont dit pour la première
fois dans l’enquête, souligne-t-elle. Ce rapport a permis,
entre autres, de faire évoluer le concept de femme battue,
réducteur et péjoratif, à celui de femme victime
de violences qui renvoie à toutes les femmes. »
De son côté, Mme Catherine Morbois, déléguée
régionale aux droits des femmes, souligne le rôle central
de l’enquête dans la mobilisation de l’Etat contre
ce phénomène. « En 1989, lorsque je suis arrivée
à la délégation Ile-de-France, j’ai passé
huit nuits dans un car de police pour en sortir un chiffre : 60
% des interventions concernaient des violences conjugales, c’est-à-dire
des femmes battues. » Ce chiffre était connu de la
police, mais il n’avait jamais été dévoilé.
Et les associations se heurtaient toujours à la demande de
« chiffres fiables » dès qu’elles réclamaient
des actions d’envergure de prévention auprès
des autorités publiques.
Quant aux médecins, ils ne détectent que trop rarement
les cas de violences sexistes, certains se sentent même démunis.
« Ils doivent s’entourer d’un dispositif d’associations,
de psychiatres ou de psychologues vers lesquels ils peuvent renvoyer
les victimes et aussi les auteurs des agressions, précise
Mme Catherine Morbois. Parmi les médecins généralistes
de notre réseau, tous disent être confrontés
au moins une fois par jour à la violence sexiste »,
poursuit-elle.
Identité réduite
La réglementation en France(5), même si elle demeure
imparfaite, a évolué positivement. Mais les rapports
sociaux sont encore, dans leur très grande majorité,
« sous l’emprise de la domination masculine sur les
femmes », estiment la plupart des personnes engagées
dans ce combat. Dans la vie économique comme dans la vie
sociale et politique, les femmes restent encore largement à
l’écart des postes de responsabilités. Et, le
plus souvent, leur identité est réduite à leur
rôle de mère, de « gardienne du foyer »
ou d’amante... Cette réalité d’une société
dominée par les hommes explique que les violences traversent
toutes les couches de la population, quel que soit le niveau social
ou culturel.
Selon Me Wassyla Tamzali, avocate algérienne et responsable
pendant vingt ans du programme sur la condition féminine
à l’Unesco, un long travail est encore à réaliser
pour « peu à peu identifier toutes les violences alors
qu’elles sont encore intériorisées comme un
acte culturel ». « Dans ce combat, poursuit cette féministe
convaincue, les femmes sont souvent les pires ennemies des femmes
».
Il reste que comprendre les causes de la violence masculine est
aussi un moyen d’avancer vers l’égalité.
Psychanalyste et responsable d’une consultation pour les auteurs
de violences, M. Alain Legrand refuse, lui aussi, de définir
le profil de l’homme violent. Ce qui ne veut pas dire que
l’agresseur soit M. tout-le-monde, même s’il se
recrute dans toutes les catégories socioprofessionnelles
et à tous les âges. « Dans une situation conflictuelle
banale, l’homme violent va se sentir remis en cause totalement.
Il n’est capable d’aucune nuance dans son jugement.
Il va se sentir menacé du fait de ne plus contrôler
l’autre et le frapper lui donnera le sentiment d’une
reprise de contrôle. Dans ce type de relations, l’autre
n’est pas un objet de désir, mais un objet de besoin
», explique M. Legrand, comme pour répondre à
Anne. « L’homme pense se trouver dans une situation
de survie : c’est elle ou moi », poursuit-il. Dans le
même temps, « la plupart de ces hommes sont incapables
de vivre seuls, et, ne pouvant vivre sans l’autre, ils sont
prêts à tout ». Et c’est vrai dans les
deux sens, comme Anne l’a si bien souligné.
« La violence commence là où il y a assujettissement
de chacun dans un rôle », assure Wassyla Tamzali.
ELISABETH KULAKOWSKA.
(1) Enquête nationale sur les violences envers les femmes
en France (Enveff), coordonnée par l’institut de démographie
de l’université Paris-I et commandée par le
secrétariat d’Etat aux droits des femmes et à
la formation professionnelle.
(2) Les chercheurs de l’Enveff ont mis au point un indicateur
global d’agressions sexuelles.
(3) Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral : la violence
perverse au quotidien, Pocket, Paris, 2000, et Malaise dans le travail,
Syros, Paris, 2001.
(4) La Nouvelle République du Centre-Ouest, 22 janvier 1999.
(5) Le 23 décembre 1980 est adoptée la loi sur la
répression du viol. Par l’arrêt du 5 septembre
1990, la Cour de cassation reconnaît le viol entre époux.
Le 2 novembre 1992 est adoptée la loi sur l’abus d’autorité
en matière sexuelle dans les relations de travail ; en 1994,
le nouveau code pénal élargit les définitions
des agressions sexuelles et renforce la peine de réclusion
criminelle pour le viol. Le 17 janvier, la loi sur la modernisation
sociale définit le cadre juridique du harcèlement
moral au travail.
LE MONDE DIPLOMATIQUE JUILLET 2002
http://www.monde-diplomatique.fr/2002/07/KULAKOWSKA/16705
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