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A Douai, les maris cogneurs exilés chez les SDF
La mesure, réservée aux cas «légers», permet aux femmes de rester chez elles.
Par Haydée SABERAN

Libération mardi 25 novembre 2003

Douai envoyée spéciale

«Ils n'ont rien voulu savoir.
On aurait dit que j'étais un criminel, alors que je me suis juste griffé avec ma femme.» Saïd (1), 58 ans, a levé la main sur son épouse dans la nuit du 9 novembre. Hématomes sur les bras, coups à la tête, une incapacité de deux jours. Elle est partie quarante-huit heures avec ses enfants dans un foyer d'urgence, puis elle est revenue. Entre-temps, elle avait déposé plainte. Cueilli à domicile par la police, gardé à vue pendant vingt heures, Saïd s'est retrouvé à Emmaüs, au milieu des sans-abri, avec interdiction de remettre les pieds près du domicile conjugal avant quinze jours. «Alors que j'ai une maison secondaire ! Y a des gens qui dorment sous les ponts et moi je prends la place d'une personne pour quinze jours !», gémit cet ancien peintre en bâtiment, aujourd'hui invalide du travail qui vit de la location de logements dont il est propriétaire. «La procureure disait : "taisez-vous, on ne bat pas sa femme". Elle ne m'a pas laissé en placer une.»

Prévenir.
A Douai, depuis six mois, Luc Frémiot, le procureur de la République oblige les maris violents à quitter leur domicile pour vivre dans un logement d'urgence Emmaüs. Avec obligation de rentrer à l'heure tous les soirs, sous peine de signalement au procureur. Luc Frémiot, à l'origine de l'idée, parle de son sujet avec ténacité. «J'ai vu beaucoup d'affaires de violences conjugales qui se terminaient par des homicides ou des coups mortels. Il faut prévenir, créer un choc psychologique tout de suite.» Son obsession : le «chiffre noir», celui des plaintes jamais déposées. Depuis, une à deux sont déclarées chaque semaine, contre une par mois auparavant. Soixante-huit maris violents sont passés devant lui. Une trentaine est allée directement en prison, pour violences graves. Pour les infractions légères, ils ont le choix entre la comparution immédiate, où une peine de prison ferme est requise, et Emmaüs, avec obligation de se soigner. Sur les quarante hommes à être passés par là, pour l'instant, un seul a récidivé.

Des mots amers.
Saïd ne pense pas que sa femme ait été battue. «On s'est agressés. Elle a un coeur blanc, mais il faut supporter ses colères. Elle a des mots amers, qui vous choquent au coeur. C'est pas de sa faute, c'est ses nerfs qui craquent. Moi aussi je m'énerve, de l'intérieur. Je la supplie : "laisse-moi dormir", mais c'est un disque qui s'arrête jamais. Dimanche dernier, c'est arrivé, la bagarre. Elle m'a fait un oeil bleu. Elle a une griffure sur la joue, à cause de mon ongle qui était cassé et elle a des hématomes sur les bras.» Le 12 décembre, il sera jugé. Il prendra sans doute du sursis, entre trois et cinq mois. Au moindre nouveau dérapage, il risque la prison.

«Ça me fait réfléchir.
C'est bien, ça empêche d'aller trop loin.» Il trouve pourtant qu'on en fait trop. «La garde à vue, ça me suffisait pour me faire une leçon. On a pris mes empreintes, ma photo est dans l'ordinateur, de profil, de face, comme dans les films. Pourtant, j'ai pas handicapé quelqu'un, j'ai tué personne, je suis pas cannibale ! D'un petit grain de blé, on a fait un épi !» Il affirme que sa femme «regrette d'avoir déposé plainte». Mais quand la procédure est lancée, elle ne s'arrête plus. «Ma femme, je ne lui en veux pas. Je veux pas m'en séparer. C'est mon dernier trésor. Je reste avec elle jusqu'à la fin de ma vie.»

Du côté des femmes,
Véronique Huart, victimologue qui les accompagne, salue la démarche. «La séparation permet de prendre conscience que ce qui est fait est interdit. Avant, c'était la victime qui partait, avec les enfants dans une petite chambre. Ça ne permettait pas de se poser, de prendre du recul. Le fait de rester chez soi est moins déstructurant.» La moitié des couples se sont séparés. «Le bouche à oreille fonctionne, se réjouit Luc Frémiot. Et dans les classes privilégiées, où règne la peur du scandale, les femmes commencent à parler. Si elles ont le courage de déposer plainte, je ne les lâche pas.» Saïd, lui, fait amende honorable, toujours à demi : «J'espère que ça va faire réfléchir les gens. Mais il y a des femmes qui vont en profiter. Elle peut se donner des coups elle-même, et dire que c'est moi...»

(1) Prénom modifié.


Lien d'origine : http://www.liberation.fr/page.php?Article=160475