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Violence familiale, violence sociale, violence politique
Dalila Djerbal-Iamarene


Paradoxalement, c'est la violence politique actuelle contre les femmes qui nous a obligé à revenir à la violence dans la famille, ce qu'en fait, nous avions toujours évité consciencieusement. La famille et les rapports qui s'y nouent sont considérés comme immuables et intouchables tant par les tenants du code de la famille, par les islamistes que par la société en général. Et nous, femmes dans les associations pour les droits, nous n'avons jamais soulevé le problème des rapports qui s'y nouent et la violence qui y sévit. Il y a comme une cécité sociale envers la violence familiale, d'abord à cause de son caractère banal et évident. C'est un sujet si trivial que personne ne songe à le soulever. Nous mêmes donc, avons accepté cette évidence, ou plutôt, nous l'avons considérée comme secondaire. En fait, nous étions obnubilées par la question des droits, et refusions d'examiner le lien entre le statut social et juridique qui nous était fait et l'un des outils essentiels de cette subordination, la violence. La plate-forme des Femmes de décembre 1989 par exemple ne fait référence qu'à la violence politique. Il faut dire néanmoins que nous avions été prises de vitesse par les événements puisque dès la première année d'activité des associations, la violence politique faisait des victimes un peu partout, Ouargla, Blida entre autres...

Ce que nous voudrions souligner ici, c'est ce lien, cette imbrication entre violence familiale, violence sociale et violence politique. La violence islamiste est la violence de l'ordre patriarcal à l'état nu que le groupe prend en charge quand la famille n'est plus en mesure de l'appliquer.

En deçà de toute violence politique, la force physique, l'agressivité, le culte de la virilité, la capacité de se défendre contre toute forme d'agression, sont des valeurs culturelles et des qualités exigées des hommes parce que nous sommes dans une société de non-droit où les individus sont encore inscrits dans d'autres cadres que les seuls rapports de droit. Sans état de droit qui arbitre entre les individus, ni la justice, ni les services de police, parasités par des intérêts de groupe ne sont une garantie suffisante pour assurer l'intégrité physique de chacun. Il est évident que les femmes comme catégorie la plus démunie tant sur le plan économique, social que juridique, possèdent un statut peu envié dans la hiérarchie sociale et ne peuvent que constituer le dernier amortisseur de toutes les violences. La tutelle et la protection masculine constituent par conséquent une garantie d'existence sociale pour beaucoup. C'est à partir de l'analyse de son statut que l'on doit poser la question de savoir pourquoi n'étant pas directement concernées comme sujet politique dans le conflit, les femmes deviennent la cible essentielle dans la définition des enjeux.

C'est la violence politique qui a redonné en fait à ce problème son importance évidente : la violence politique actuelle contre les femmes n'est qu'une extension de la violence domestique. Assassinées, elles le sont doublement, en tant que femme, et en tant qu'être appartenant à un homme qui, lui, est la cible réelle. Et elles sont assassinées pour avoir transgressé la loi patriarcale. Mais cette explication semble déjà dépassée devant les massacres actuels.

Si l'on considère le mouvement des femmes de ces trente dernières années, nous sommes, d'une manière très schématique, restées bloquées sur le terrain des discours de l'Etat et sur celui que la société a construit sur elle-même. Notre pratique se caractérise par le refus d'analyser l'un des mécanismes les plus efficaces puisqu'il agit sur chacune de nous en tant qu'individu et sur nous toutes en tant que catégorie. La violence est moyen de dressage aux tâches domestiques, elle est aussi moyen de répression de toute velléités d'autonomie. Et pourtant de cette violence physique omniprésente, nous n'en parlions pas. Elle est inscrite dans les rapports familiaux, communautaires, dans la rue. Avoir un homme "dans son épaule" ou même "comme paravent" est un facteur essentiel, fondamental pour les femmes : un homme qui les protège du monde extérieur. Cette nécessité s'accompagne inévitablement de l'apprentissage de la soumission pour les petites filles et de l'exercice de l'autorité pour les petits garçons. Les coups, les insultes, les humiliations sont des méthodes pédagogiques d'abord dans la famille ; ils sont repris par la suite à l'école où s'enseigne le droit de violence comme principe légitimé par la religion. La violence est même une thérapie s'exprimant à travers les pratiques d'exorcisme qui se sont répandues ces dernières années malgré les accidents qu'elles ont générés.

Très brièvement, nous voudrions rappeler dans quel cadre les différentes formes de violence s'inscrivent. Nous pouvons distinguer trois formes, l'une classique et les deux autres relativement récentes, intimement liées, et que l'on peut dater :

1. Les différentes formes de violence

Les femmes soumises à la sphère patriarcale ont toujours subi la violence de leurs proches, père, frère, mari, parent masculin. Que cette violence ait pour motif le droit de "correction", la "défense de l'honneur" ou le droit "d'appropriation sexuelle" qu'autorisent la loi, la charia, et les pratiques sociales, elle reste "le privilège de la parenté". Elle est le moyen de contrôle des femmes et la "mesure" de leur "honorabilité". Que de fois les femmes de la famille, surtout les mères, décrivent l'homme, le mari ou le fils, comme "sévère", c'est-à-dire investi d'une lourde responsabilité, mais tenu d'exercer une juste violence contre "les écarts" des femmes ! La famille, le groupe basé sur l'unité des intérêts économiques, la solidarité des membres, la supériorité des mâles les plus âgés protègent les femmes du monde extérieur et des aléas conjugaux entre autres. La sécurité serait un peu l'envers de la soumission. Des mécanismes interfamiliaux ou le principe de l'honneur jouaient un rôle de contrôle. Les mutations sociales, pour aller vite, l'éclatement de la famille sous la pression économique, les problèmes de logement, le chômage, la promiscuité, la remise en cause de l'image du père, la redéfinition du rôle des femmes, tout cela crée de nouvelles situations conflictuelles engendrant une violence accrue.

La famille est l'institution qui a connu les bouleversements les plus profonds. L'image et les rôles des différents membres ont été brouillés et l'autorité morale de la famille en a été ébranlée. En conséquence, si les femmes ont forgé de nouveaux repères et développé de nouvelles aspirations, elles ont perdu la protection matérielle et sociale que lui fournissait plus ou moins la famille. Elles subissent aujourd'hui une violence aussi bien domestique que sociale accrue. Cette violence touche toutes les catégories sociales et toutes les classes d'âge. Dans les interviews, les frères sont les plus fréquemment mis en cause. Les frères ont développé un statut de défenseur de l'ordre familial, religieux et de l'honneur, plus prononcé encore ces dernières années. Les pères ont perdu leur statut d'autorité devant les fils. Les violences conjugales sont moins relevées car elles sont considérées comme normales et de plus, elles acquièrent un nouveau statut que nous verrons plus loin. Par exemple, l'examen du registre du seul service de neuro-traumatologie dans un hôpital d'Alger montre, pour la semaine du 1er juin au 7 juin 1995, les cas de 13 femmes de 15 à 65 ans. Deux jeunes filles parmi elles ont été agressées dans la rue. Les 11 restantes ont été victimes de ce qu'on appelle Coups et Blessures Volontaires dans le cadre de "problèmes familiaux" mais nous n'avons aucune indication précise, quant à l'auteur de l'agression. Bien sûr des statistiques fines sont inexistantes puisqu'il n'existe nulle part d'objet de recherche intitulé "violence sur les femmes" ou "violence intra-familiale". D'après les médecins le pic dans les services d'urgence des hôpitaux s'observerait le soir entre 21 et 23 h, à la fin de la semaine, et particulièrement en été.

Selon les médecins et les sages-femmes interviewés dans les services de gynécologie, les violences sexuelles et le viol par inceste sont recensés très régulièrement. Ces violences touchent aussi bien des petites filles victimes des frères, pères, beaux-frères, oncles, que des adolescentes et des femmes mariées.

En fait, les abus sexuels sur enfants ne sont portés à la connaissance du médecin que dans les cas les plus graves ou quand la famille craint une rupture de l'hymen. Ce sont aussi les cas qui laissent les traumatismes les plus graves. Les femmes mariées sont nombreuses à subir des violences sexuelles de la part des maris. Les gynécologues soulignent le fréquence de ce type de violence sur les femmes enceintes. Autre phénomène régulier, considéré comme banal et qui est différemment nommé selon les médecins, c'est ce qu'on appelle les "lendemains de noces", la "déchirure nuptiale", "l'accident nuptial". C'est une catégorie de "dégât à réparer qui est particulièrement honnie des médecins car il reçoivent les victimes à un moment difficile de la garde, au petit matin". C'est sous cet aspect un peu "léger" qu'une gynécologue nous a exposé ce type de violence que vivent certaines jeunes mariées, avec tous les traumatismes qu'elles produisent, d'abord physiques, mais aussi psychologiques, sur la vie sexuelle, l'enfantement, tout l'équilibre psychique de la personne. Les cas les plus graves sont adressés à l'hôpital. Les cabinets en reçoivent quelques uns qui privilégient la discrétion d'une consultation privée. Assez souvent, ces conséquences des relations sexuelles brutales sont considérées comme une marque de virilité. Les frustrations sexuelles liées à l'augmentation de l'âge du mariage, les difficultés économiques et de logement, deviennent un alibi supplémentaire pour expliquer et justifier la violence.

La violence sociale dirigée contre les femmes vient prendre le relais du contrôle et de la violence domestique. Dès que les femmes s'engagent à sortir de l'enfermement patriarcal (elles l'ont fait très tôt, par nécessité et particulièrement dans les catégories défavorisées) et pénètrent la sphère publique, elles sont sans "contrôle" et donc s'offrent au désir ou au droit de correction détenu par les autres hommes. Elles doivent en assumer seules les conséquences. Le privilège de violence détenu par les hommes de la famille est élargi à tous les hommes. Avec la désintégration des cadres communautaires, les valeurs de respect de l'intégrité de la fille ou de la mère de l'Autre que les hommes se doivent entre eux et non envers les femmes, perdent toute pertinence. La scolarisation massive, la salarisation d'une mince couche de la population féminine ont eu pour conséquences une visibilité sociale plus grande et de nouvelles formes de violence.

Le harcèlement sexuel qui s'accompagne souvent de violences est si courant dans les lieux et les transports publics qu'il fait partie du quotidien des femmes. On n'en parle jamais non plus. C'est une cause de stress constante mais c'est le prix admis tacitement par tout le monde et les femmes sont tenues de le payer puisque la seule alternative, pour elles, serait de retourner dans le "doux foyer". Il en est de même pour le harcèlement au travail qui touche particulièrement les catégories les moins qualifiées. C'est un sujet tabou et même un cas de plainte de la victime, peu d'entreprises prennent des sanctions et l'agresseur n'est pratiquement jamais inquiété.

Première dans les annales : le jeudi 19 mars 1997, la presse rapporte le cas de Dalila, étudiante qui a gagné en appel un procès pour harcèlement sexuel contre le directeur d'un institut universitaire. Mais l'université refuse toujours de lui remettre son diplôme qui était l'objet du chantage.

2. Les violences collectives

Les violences institutionnelles

Dès 1962, alors que les slogans sont à l'émancipation et à l'égalité, à travers ses services de police, l'Etat le premier mène brimades et vexations contre les couples non mariés, prenant en charge une vaste campagne de contrôle des moeurs des citoyens. Ce sont particulièrement les femmes qui sont humiliées, malmenées, emmenées au poste de police et menacées d'être "encartées" c'est-à-dire fichées comme prostituées. L'Etat le premier a pris en charge ce qui n'était qu'initiative localisée, le contrôle du comportement des femmes ; il l'a légalisé, officialisé, légitimé.

La violence de groupe

C'est la violence organisée sur la base de la communauté de voisinage, elle vise les femmes seules. Il s'agit de limiter au maximum leur accès à l'espace public. Des jeunes formatrices en poste dans de petits centres à l'intérieur du pays, des femmes médecins, des enseignantes, ont dû abandonner leur logement et leur emploi devant l'hostilité de la population qui refusait leurs services malgré les besoins locaux. Dans les années 70, la ville de Sidi-Bel-Abbes fut le théâtre d'une véritable guerre entre les ouvrières de l'usine électronique nouvellement installée et le reste de la population.

Autre phénomène nouveau, les femmes seules occupant des logements dans des cités sont victimes de harcèlement des voisins qui exigent de contrôler leur mode de vie. Il y a aussi le problème né autour des cités universitaires de filles, lieu de tous les fantasmes et de toutes les violences qui ont cristallisé après 1988 la haine des islamistes. Un autre exemple de la violence au quotidien que j'ai relevé dans le journal En-Nasr qu'on ne peut taxer de féministe. Dès les premières chutes de neige, les femmes et les filles craignent de sortir depuis quelques années dans les villes de Constantine et de Bordj. Un nouveau jeu s'est répandu : bombarder les adolescentes, les filles, les femmes avec des boules de neige préalablement bourrées d'une pierre, d'un morceau de verre ou mieux d'une lame de rasoir. De nombreux accidents ont déjà été signalés devant les lycées, les administrations où des bandes de jeunes viennent attendre leurs cibles. Des élèves interviewées par le journaliste "prient pour qu'il neige durant les vacances scolaires" rapporte le journal. Pas une seule fois dans cet article, il ne sera fait mention d'une possible protection des autorités, de sanctions à l'égard des auteurs de ces actes, ni de l'intervention des témoins pour faire cesser ces agressions.

Le conflit familial vécu par une amie nous permet de décrire d'une manière exemplaire cette relation entre les différentes formes de violence. L'amie en question, est une militante féministe, membre d'un parti politique, divorcée et mère d'un enfant. En 1992, elle refusa le diktat de son père et de son frère qui lui demandaient de cesser toute activité publique. Le père et le frère ont alors placardé sur les murs de la mosquée de leur quartier une déclaration la dénonçant et dégageant leur responsabilité des actes qu'elle commettrait. En retirant leur tutelle (en fait symbolique), c'est-à-dire leur protection, ils la jetaient en pâture à la communauté des mâles. C'était une déclaration de faillite de la famille qui s'en remettait à la communauté. La violence classique, c'est-à-dire la violence familiale devenue impuissante, devait être relayée par la violence sociale dans ses aspects les plus fondamentaux, comme soumission à un ordre familial, patriarcal et donc politique.

La violence politique

Ce troisième type de violence est la violence de groupe exacerbée sous les faits de la doctrine islamiste. Le mouvement apparaît dès les années 70, quand les femmes sont accusées d'être responsables du délitement des valeurs traditionnelles et de l'apparition de divers phénomènes d'anomie. Le mouvement s'amplifie dans les années 80. Un discours de plus en plus violent va susciter et accompagner la répression systématique de toute expression publique féminine, que ce soit dans l'emploi, le sport, l'activité syndicale ou politique. En même temps que l'expression politique, 1988 va libérer la violence publique organisée contre les femmes. Des milices se créent et visent essentiellement le contrôle de la conduite des femmes. Le droit de violence est réparti "équitablement" entre tous les hommes appelés à assurer leur devoir de surveillance de la moralité. Le discours politique et religieux martèle dans tous les lieux publics, les mosquées, les meetings, les journaux, que ce droit est légitimement, "démocratiquement" possédé par chacun d'eux. Nous vivrons cette situation d'une manière collective et paroxystique entre 1989 et 1991. Les insultes, les menaces, les accusations proférées du haut des minarets et des tribunes ont été un moment terrible de mise à nu des réflexes de la société. Tout un chacun a découvert qu'il pouvait légitimement afficher ses instincts primaires de violence et de puissance sur les femmes. On a même vu les petits garçons reprendre ces thèmes dans les écoles. Les femmes ont redécouvert ce qu'elles avaient voulu oublier, du moins pour une partie d'entre elles, d'abord qu'elles n'étaient pas considérées comme des personnes à part entière, qu'elles n'avaient aucun droit qui ne puisse être remis en cause, que n'importe quel homme avait droit de violence sur elles, et surtout que tous les titres, diplômes, positions sociales n'avaient aucune valeur devant la loi du genre.

L'Etat laisse faire et ne réagira que lorsqu'il sera mis en cause. A partir de 1994, après une période de censure où les médias n'en souffleront mot, l'assassinat et le viol des femmes seront un thème de la lutte contre les islamistes. Les femmes seront alors utilisées comme martyres de la "cause" par les milieux politiques hostiles à l'islamisme. Comment l'opinion publique a-t-elle réagi à ces faits ? D'abord sous la forme de rumeurs peu crédibles, mais toujours reprises, bien qu'embarrassantes, car mettant en jeu "l'honneur" des hommes. Le terme utilisé par les islamistes, zouadj el moutaa, le mariage de jouissance qui recouvre en fait le viol, phénomène de toute guerre lié au "droit" du vainqueur, est repris tel quel. Comme si la société, par cet euphémisme, dédramatisait le crime, le rendait plus acceptable par sa proximité lexicale, plus proche du "destin" de toute femme, en ces temps difficiles où les filles seraient de plus en plus nombreuses à ne pas trouver mari. Zouadj el-moutaa au début n'est pas un sujet d'indignation excessive. Les discussions portent plutôt sur les divergences de chapelle, la société est malékite alors que le zouadj el moutaa est d'origine chiite. Il y a même des plaisanteries grivoises qui courent sur le sujet. Puis les enlèvements, les viols, les assassinats se multiplient. La société garde un silence gêné, mais peu à peu, elle découvre qu'après tout c'est de la vie et de la dignité de "personnes" qu'il s'agit. Malgré les menaces, les atrocités, des femmes continuent à ne pas porter le hidjab ou bien l'enlèvent dès que la pression se relâche ; elles continuent à travailler ou à étudier particulièrement dans les petits centres, les villages où la pression est la plus dure. Ce que l'on a d'abord observé c'est que, tant que les femmes étaient seules concernées par les violences, il y eut peu de réactions. Les violences étaient toujours justifiées par quelque soupçon de "culpabilité" du côté de la victime. Puis la violence dégénère, tout le monde est concerné, et on découvre en fait comme incidemment le sens même du politique, paradoxalement à partir de cette violence. La figure de la femme comme sujet de droit commence à naître.

Les formes de violence aussi bien domestique que sociale n'ont jamais été ni condamnées, ni prévenues, ni combattues par l'Etat, ni par aucune force sociale ou politique. Aucune de ces forces n'a voulu voir une quelconque relation entre la condition réelle des femmes et le principe de citoyenneté à définir pour chacun des membres de la société.

C'est pour cela que nous retournons à la famille. La violence familiale est la violence essentielle. La famille est le premier lieu de spécialisation entre le porteur de l'autorité légitime et la future victime. Les coups, pincements, insultes, sont une pratique courante qui touche les enfants dès le plus jeune âge. Mais si le garçon, passé le cap de l'adolescence, trouve de quoi venger ses frustrations en battant les plus jeunes, ses soeurs et plus tard femme et enfants, les filles resteront toujours les victimes potentielles de tous les mâles sommés de montrer leur virilité. Dans une société qui a perdu ses repères, la femme reste la catégorie inférieure sur laquelle le mâle peut exercer son pouvoir absolu, elle lui permet encore de se sentir un "homme" malgré tous les aléas.

Aujourd'hui, cette logique poussée à son bout touche toutes les catégories, même les bébés et les vieillards pourtant "sacralisés" dans l'imaginaire social. La société réalise avec horreur que ce culte de la force, de la redjla et du rigorisme moral de façade, qu'elle a toujours approuvé, et avec le zèle, au plus fort moment de la montée en force islamiste, a produit ce qu'elle appelle des "mutants".

Résultat, les gens sont saturés de violence. Le moment est donc on ne peut plus opportun pour parler de tous les mécanismes de la violence, sous toutes ses formes et lever ce tabou qui entoure encore la famille malgré la conjoncture. Et c'est avec beaucoup de surprise que nous avons constaté que les personnes interviewées n'ont pas pris prétexte de la situation politique, pour éviter de répondre à nos questions.

3. La violence familiale

Bien sûr nous n'avons pas de statistiques, seulement quelques chiffres épars comme repères d'une réalité non évaluée, cachée sous la rubrique Coups et Blessures Volontaires qui en fait n'indique surtout pas la relation qui unit l'agresseur et l'agressé.

La violence familiale est pratiquement inexistante dans les médias. En une année, 1995, j'ai recensé deux dossiers de presse. Un article d'un médecin légiste reprenait les données de sa thèse et, curieusement, avançait toujours mais sans jamais réellement le démontrer l'alcool et la drogue comme facteurs explicatifs des violences familiales. Un autre dossier paru sous la forme de série d'articles portait sur les femmes jetées à la rue. Parfois, sans que l'on sache la manière dont sont sélectionnées les affaires portées à la connaissance du public, on lit dans la presse des comptes-rendus de procès auprès des tribunaux : assassinat de femmes, agressions, viols, attentats à la pudeur. Mais nous n'avons aucune idée du nombre d'affaires de ce type passées en justice.

La famille sacrée et unie est encore la seule image représentée dans les médias, comme une "constante", encore un mythe qu'affectionne le nouveau jargon journalistique qui parle de la famille de l'éducation, de la famille de la santé, de la famille révolutionnaire.

Les femmes résistent malgré tout avec, en plus, un sentiment de culpabilité et d'échec. En effet, les nouvelles fonctions assumées au sein de la famille, le nouveau modèle de couple dans les zones urbaines, l'image qu'en donnent les médias et particulièrement la télévision, font de la femme un personnage plus actif. Ils la rendent responsable de tout ce qui touche à la famille : le nombre élevé d'enfants qui mettrait en péril la vie économique du pays, l'échec scolaire, la santé des membres de la famille, sa capacité à affronter les problèmes quotidiens, les relations en son sein...

"Le droit de correction" commence à apparaître alors comme un comportement injuste, honteux, vis-à-vis de celle qui prend en charge la plupart des problèmes familiaux : complément de revenu, problèmes administratifs, suivi de la scolarité des enfants... C'est une tare que l'on ne peut éviter mais qu'il faut à tout prix cacher pour donner l'image du couple moderne. Pour celles qui désireraient se soulever contre cet état de fait, la chose n'est pas aisée.

4. Que trouvent en face d'elles les victimes de la violence familiale ?

D'abord une famille

Une famille élargie qui n'a plus les moyens de soutenir ses membres et qui s'est repliée pour différentes raisons sur le couple. Ses membres préfèrent limiter au maximum la publicité autour des violences commises. Comme réaction on peut noter l'indifférence ; par exemple ces trois frères qui refusent d'intervenir pour leur soeur qui, divorcée, se faisait régulièrement agresser dans la rue par l'ex-mari. Autre réaction, la dissuasion de toute initiative qui leur imposerait de nouvelles charges économiques et viendrait rompre la façade de l'équilibre et de "l'honorabilité". Des oncles dissuadent la mère de porter plainte pour le viol de la gamine de 14 ans (viol commis par le mari de la tante). Le scandale aurait obligé les frères à prendre en charge leur soeur qui aurait été sans aucun doute répudiée par le mari. Autre exemple : une jeune femme enceinte de son premier enfant et battue par son mari s'entend rétorquer par les parents : "Pas question que tu reviennes à la maison". Pourtant elle acceptait son sort, elle reprochait seulement au mari de la "frapper n'importe comment" c'est-à-dire de mettre en danger la grossesse.

La famille ne peut plus prendre en charge les femmes et leur fait accepter toutes les violences, et même les plus horribles. Je ne donne pas de détails.

Le milieu médical et paramédical

Les médecins reçoivent des individus qu'ils appréhendent au cas par cas, ils les prennent en charge au plan physique mais les ignorent totalement quant à leur situation morale et psychologique. Ils dressent un certificat décrivant l'état d'une victime et la dirigent vers la médecine légale. Ils aident les patientes à se débarrasser d'une grossesse en cas d'inceste, quand c'est encore possible. Par contre l'avortement n'est pas autorisé en cas de viol commis par un non-parent. Leur rôle s'arrête là.

Les médecins, hommes et femmes, que nous avons interviewés en gynécologie ou en traumatologie reprennent le discours courant des frustrations de l'homme, de ses besoins sexuels irrépressibles, des pesanteurs culturelles et surtout de la nécessaire résignation. Ces femmes victimes de violence, de viol, sont des "cas sociaux", et il est impossible d'éviter ce genre de situation, à moins de changer la nature des hommes. Certains nous reprochaient même d'en faire trop ; textuellement : "oui effectivement, des femmes sont quelquefois "dépoussiérées". Oui, mais elles aboutissent à l'hôpital. Un autre nous a interpellées d'une manière agressive et demandé d'aller plutôt voir du côté des enfants victimes d'accidents domestiques. Il voulait nous signifier par là que ces enfants étaient victimes de la négligence de ces femmes que nous prenions pour des victimes. Nous avons observé des réactions de culpabilité ou de refus de voir aborder ce problème. Parlant des cas qu'elle avait observés, une femme médecin se mit tout à coup à chuchoter quand un infirmier a pénétré dans le bureau où nous étions. Son statut professionnel ne la protégeait plus suffisamment pour parler haut et fort de ce sujet et elle redevenait une victime potentielle de tout mâle. Après avoir déclaré n'avoir jamais rencontré de situation de violence, une gynécologue qui avait pourtant exercé de nombreuses années dans un hôpital qui recevait la population des quartiers les plus populeux d'Alger me dit : "Je peux vous recommander à "X", c'est une sage femme, vous verrez, elle aime ce genre d'histoires". Nous devenions des voyeuses en mal de sensations.

Les sages-femmes et les assistantes sociales

D'abord très réticentes, méfiantes, nous n'avons même pas pu prendre des notes, (elles craignaient que nous ne soyons des journalistes), elles se sont mises à parler après que nous ayons manifesté notre indignation devant le silence autour de ces faits. A partir de là nous avons été submergées par une avalanche de faits, de situations toutes aussi atroces les unes que les autres. Les cas n'étaient plus aussi rares qu'elles le prétendaient au départ. Les professionnelles se sont effacées derrière les femmes et l'on s'est rendu compte qu'en fait, elles vivaient les mêmes menaces, les mêmes pressions familiales et conjugales que les autres femmes. Partageant pratiquement les mêmes conditions de vie que les victimes trop proches d'elles, elles ne connaissent que trop les risques pour pouvoir les soutenir dans une quelconque initiative de sortie du cercle des représailles. Les assistantes sociales nous l'ont répété à plusieurs reprises : elles n'encouragent pas les femmes à se révolter, à quitter leur domicile ou à déposer plainte. La femme est automatiquement répudiée et l'homme, après quelques jours de prison, reviendra se venger.

L'action des psychologues

Cette action est épisodique. Apparemment, le poste n'est pas toujours pourvu dans les hôpitaux. La nécessité de la fonction n'est pas très bien perçue et la psychologue, le métier semble s'être féminisé, devient une sorte d'assistante sociale un peu plus diplômée que les autres.

Chez les sages-femmes, les infirmières, témoins tant des dommages physiques que de la détresse morale et psychologique des victimes, un immense besoin de parler existe. Elles insistent et nous demandent à nous de parler de l'impérieuse nécessité d'une prise en charge psychologique de ces femmes qui sont totalement délaissées. Elles sont la catégorie la plus proche des victimes et la plus disponible pour un travail de soutien et d'information. Du fait de leur expérience avec les institutions, avec les familles, conscientes des obstacles insurmontables, les assistantes sociales sont plus amères. Leurs conditions de travail reflètent le peu de poids attaché à leur mission. Elles sont parquées dans des baraques à l'entrée de l'hôpital, sans ligne téléphonique et sans moyen de transport. Elles sont néanmoins prêtes à s'investir si seulement l'administration leur donnait plus de moyens, plus de responsabilités, et surtout leur accordait plus de considération.

Les institutions publiques

Elles n'ont pas l'habitude d'être observées ni jugées et le problème est encore plus épineux quand il s'agit de problèmes de femmes étudiés par des femmes. Lors de nos séances d'observation au service des urgences d'un hôpital à Alger, nous étions interpellées par le personnel masculin. Par exemple, un infirmier nous a sommées de lui présenter une autorisation écrite du directeur pour pouvoir parler aux médecins. Nous lui avons alors demandé de nous conduire à lui. Après une brève explication, le directeur a donné son accord tandis que l'infirmier continuait à manifester avec force sa désapprobation.

Le service de médecine légale

Ce service est fermé à toute demande de consultation de chiffres. Le personnel applique le règlement avec un zèle particulier. Le questionnaire établi par le service pour chaque cas ne pose pas la question de savoir qui est l'agresseur, ni même son sexe. Ni la violence contre les femmes ni la violence familiale ne sont des thèmes qui interpellent. La question n'est pas posée parce qu'il n'y a pas de problème. De toute façon, les dossiers sont détruits chaque année. Aucune trace n'est conservée et surtout les faits ne semblent susciter aucun intérêt, ni scientifique, ni public.

Les services de police

Une femme de bien ne connaît pas le commissariat. Comment alors aller dans un lieu d'hommes, un lieu où l'on sait que des abus et des violences se commettent ; comment se sentir en confiance dans ce lieu ? De l'autre côté, celui des policiers, elles sont reçues comme celles qui importunent, elles sont toujours soupçonnées de vouloir régler des comptes avec le mari. Je savais par exemple pertinemment que le policier que j'interviewais avait déjà battu sa femme à plusieurs reprises, l'avait même menacée de son arme. Comment pouvait-il donc écouter une femme venue se plaindre de violences ? Agacés, les hommes qui reçoivent les doléances des femmes les dissuadent d'engager des poursuites qui ne feraient qu'aggraver leur situation. Et puis dans la conjoncture actuelle, il est vraiment indécent de se plaindre pour quelques coups alors que tant de gens meurent. La plupart des commissariats ne reçoivent plus aucune plainte depuis quelques années car les gens craignent, en y allant, de passer pour des indicateurs. La police "ne tiendrait plus de statistiques sur ce problème depuis le début des années 90", depuis l'état de guerre.

Une seule violence a soulevé une réaction immédiate chez les interviewés, c'est la violence d'un homme sur sa mère. Le règlement est strict et c'est le seul cas où l'agresseur est immédiatement mis sous mandat de dépôt ; même si la plaignante ne présente aucune preuve, sa seule déclaration suffit alors que la victime de n'importe quel autre individu devra prouver la gravité des faits par un certificat médical visé par les services de médecine légale portant incapacité de plus de 15 jours. Entre 8 et 15 jours, la femme peut déposer plainte mais l'agresseur ne sera passible que d'une amende. D'après un policier interviewé, des conflits familiaux passent dans la situation actuelle dans la rubrique de la violence terroriste sans qu'ils puissent en contrôler le bien fondé. En février, au centre d'Alger, une mère de famille de sept enfants a été dépecée par le mari qui achevait ainsi un travail de destruction commencé depuis des années.

Au niveau du barreau

L'avocat, formé depuis une vingtaine d'années dans une discipline qui prend de plus en plus ses références dans la charia (le droit en général et pas seulement le statut personnel), procède dans les limites du code de la famille et de l'idéologie ambiante. Puisque le mari a toute autorité sur la femme - il lui est même conseillé de la battre - il est exclu qu'elle puisse demander justice pour violences subies. Dans le cas d'un divorce, cela pourrait à la rigueur être invoqué comme raison adjuvante, elle obtiendrait un préjugé favorable, mais la violence n'est pas un motif suffisant de plainte auprès du tribunal, sauf bien sûr si la femme prouve que le mari a "exagéré".

Quant aux violences commises sur les filles ou les soeurs, elles peuvent être invoquées au tribunal mais c'est une attitude des plus scandaleuses, puisque la femme s'attaque à ceux qui sont les premiers protecteurs, ceux dont elle doit s'enorgueillir. Une fille qui a cité son frère en justice pour CBV "a obtenu un certificat de complaisance pour "une gifle" sans importance". Une femme qui engage une procédure contre des violeurs "est une femme de mauvaise vie qui a accepté de sortir avec des hommes".

Malgré ce qui peut en coûter aux victimes, c'est à tous les niveaux de responsabilité ou d'intervention que les gens partagent l'idée que la famille doit conserver son statut d'inviolabilité. D'abord sous le prétexte que la femme doit se résigner, qu'il vaut mieux subir des mauvais traitements que d'être jetée à la rue où les risques sont plus grands. C'est vrai que le mariage représente encore pour la grande majorité des femmes le seul cadre pouvant leur assurer l'entretien et un toit, le seul moyen d'avoir une existence sociale. Sans grandes possibilités de trouver un emploi ou un logement dans la conjoncture actuelle, il est difficile pour des femmes de se jeter dans le pari d'une opposition ou d'un dépôt de plainte.

Du fait de la misère qui s'empare de grands pans de la société, on assiste actuellement à une effroyable prolifération de la prostitution qui s'affiche ouvertement. Quand les femmes n'ont que le mariage ou la marginalité comme alternative, quand il n'existe qu'un centre de 30 places pour accueillir des femmes en détresse, appeler à se révolter contre cette soumission c'est pousser à la prostitution, nous a-t-on dit. De la même manière, le principe de réalisme n'est pas réellement efficient puisque de toutes façons, celles qui subissent sans réaction toutes les violences et les humiliations se retrouvent, elles aussi, à la rue. Les femmes réfugiées à "SOS Femmes en détresse" n'ont pas choisi entre accepter la violence ou se retirer dans le refuge, elles étaient déjà de fait dans la rue.

Les partis islamistes en tentant de systématiser la ségrégation des sexes dans l'espace et en déniant aux femmes tout droit à la gestion politique, ont violemment remis en lumière le fait que la conduite, le sort des femmes est d'abord géré au moyen de la violence. Dans la famille d'abord, cette violence que l'on a tue pudiquement, que l'on a enfouie dans le secret des affaires de famille, et de la censure politique. La violence contre les femmes est apparue au grand jour, sans gêner outre mesure, jusqu'au moment où elle n'a plus visé uniquement les femmes mais les tenants de l'ordre patriarcal et aussi politique.



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