UNE SOCIOLOGIE DE LA VIOLENCE
Dans toutes les définitions proposées sur la violence, le rapport de
force et de domination qu’exerce un individu (l’agresseur) sur un autre
(la victime) est le fait principal qui caractérise ce type d’agression.
On évitera de décrire le phénomène dont les conséquences sont largement
inscrites dans les rapports psycho cliniques des professionnels de la
santé repris par les institutions et les responsables des associations
qui luttent contre les violences faites principalement à l’encontre
des femmes.
Une sociologie pratique de la violence s’occupe principalement de comprendre,
du point de vue des stratégies sociales, comment une situation de violence
peut exister à un moment donné et de quelle forme de violence il s’agit[1].
L’individu est observé dans un réseau d’échanges et non en tant qu’individualité
(approche plus psychologique). Ce type de sociologie prend en compte
les acteurs d’une violence qui occupent une relation directe ou indirecte
avec la victime, les interactions entre ces acteurs et le système qui
rend possible cette situation de violence. Il s’agit de mettre en évidence
des effets de structures qui autorisent et rendent possible le coup
de force, la violence symbolique, le conditionnement psychologique.
Chaque acteur est considéré comme étant l’élément d’un rouage dont il
faut démanteler les mécanismes. La première étape du travail consiste
à repérer les acteurs et le rouage puis à trouver le mécanisme.
Nous retenons dans l’explication de la violence la notion d’altérité
propre à la construction de n’importe quelle organisation sociale. La
violence existe parce qu’elle est tournée vers cet autre qui devient,
au moment de l’acte violent, l’objet de transfert de sa propre souffrance.
Un homme violent est un homme privé de quelque chose qui lui paraît
essentiel : il ne peut l’obtenir dans des relations égalitaires parce
qu’il est ou se sent en position d’infériorité et parce que l’autre
détient « cette chose » qu’il ne veut pas ou ne peut pas lui donner.
En ce sens, le vol, le vandalisme ou le terrorisme signifient la prise
de conscience physique, économique ou politique du manque. De la même
manière, le viol est une prise de conscience de l’incapacité à obtenir
de l’autre la satisfaction de son propre désir.<
1 - LA VICTIMISATION
La victimisation est un procédé qui consiste à rendre noble, donc héroïque,
le statut de victime. Le procédé tend à désengager la responsabilité
d’un groupe social (ethnique, biologique, etc.) dans le but de désigner
un coupable pour obtenir une réparation. Le groupe est alors stigmatisé
comme étant « dominé » et victime d’un autre groupe ou d’une situation
dont il n’est pas ou peu responsable des agissements. C’est l’éloge
de l’opprimé qui prime dans le discours.
La théorie sur la victimisation peut rendre visible un rapport de domination
que le discours au profit des plus faibles parvient à masquer. Elle
est intéressante dans la mesure où elle permet de démanteler des techniques
sournoises de domination. Le fait de victimiser une communauté ethnique,
sexuée, ou politique peut être une stratégie de domination consciente
ou inconsciente mise en place par le groupe qui victimise en direction
de la communauté désignée. C’est l’effet connu du miroir (image inversée)
ou la technique qui consiste à regarder l’ombre que produit la lumière.
La technique de domination (sournoise) consiste à placer les responsables
d’institutions dans une position de protecteurs des femmes victimes.
On sait que le fait de protéger induit un rapport de domination dans
le sens où le plus fort porte secours au plus faible en échange de sa
soumission ou du moins de quelque chose dont le plus faible est porteur
et qui manque au plus fort.<
En ce qui concerne la violence faite aux femmes, on peut tenter de
décrire le processus violent en essayant de démanteler le système qui
permet l’existence du tandem victime-coupable. La violence peut engendrer
du plaisir pour l’agresseur dans la mesure où la victime et l’agresseur
se conditionnent mutuellement. Une situation égalitaire entre deux partenaires
laisse progressivement la place à une relation de domination. Dans ce
dernier cas, la présence d’une victime et d’un agresseur devient alors
effective et bien réelle. Une séquence du film cinématographique Baise-moi
de Virginie Despentes illustre l’idée de « conditionnement mutuel ».
Deux hommes sont en situation de violer chacun une femme, toutes les
deux réunies dans un même lieu : la première femme résiste, elle est
violée. L’homme est manifestement satisfait : il a pu exercer son rapport
de domination. Il devient l’agresseur parce qu’elle est devenue la victime.
La deuxième femme ne résiste pas : elle lui dit « baise-moi ». Dans
les deux cas, les femmes ont été victimes d’un viol, mais de façon rationnelle
on constate que, dans le premier cas, le viol a eu lieu dans sa forme
physique et psychologique alors que, dans le deuxième, il a échoué dans
sa forme totale.
Le rapport de domination symbolique a été inversé par l’action de
la femme. Même si elle a été violée, elle devient actrice active de
la scène. Elle est victime de la situation mais par son discours, elle
a pu renverser le rapport de force. La jouissance que l’agresseur voulait
obtenir par la violence n’a pas eu lieu.
La violence sexuelle est la première forme de violence faite à l’Institution
dans la mesure où elle est le signe le plus primaire et troublant d’une
transgression des règles régissant un ordre social.
Au sein des mouvements féministes, il existe à peu près deux types
de combats, orientés vers la même fin, à savoir l’amélioration des conditions
de vie des femmes : le premier adopte une position sexuée (voire genrée),
le deuxième attribue aux femmes le rôle de porteuse d’un Universel[2]<.
Dans le premier, le risque est d’enfermer les femmes dans une vision
du monde de type communautariste ; dans le deuxième, le risque est de
ne pas prendre en compte la situation particulière des femmes. La solution
se trouve peut-être dans le fait de proposer des solutions à la problématique
de la violence en pensant des stratégies de prévention contre toutes
les formes de délinquance envers les femmes, les enfants et les hommes.
Le regard de femme devient alors une expertise sur le monde au moment
où à peu près tous les regards d’hommes sur le monde ont été épuisés,
en vain. La révolution sexuelle pour les femmes a préparé la révolution
intellectuelle des femmes.
Dans le cas de la violence effective faite aux femmes, le fait que
des institutions majoritairement composées d’hommes instruisent et défendent
des dossiers sous l’appellation d’une violence faite « aux femmes »
contribue à ce que les femmes soient catégorisées dans un système qui
laisse perdurer un possible rapport domination hommes-femmes et l’installation
définitive des femmes dans le statut de victimes.
2 - LA DOMINATION SYMBOLIQUE
La violence est la caractéristique d’une frustration. L’agression
est directement tournée contre la source de la souffrance qui devient
la victime de l’acte violent. Un individu qui se trouve une raison valable
pour agresser un représentant de l’ordre public a un problème par rapport
à l’autorité, le représentant de l’ordre public est un signifié (une
représentation symbolique). De la même manière, un individu qui est
violent envers une femme à un problème par rapport aux femmes. Il exerce
son rapport de domination par la force physique. Le « travail » sur
cet individu consisterait à considérer la réalité de son problème dans
le but de tenter d’annuler le processus de transfert. Dans le cas d’une
violence sexuelle exercée par un homme à l’encontre d’une femme, la
femme est le signifié du manque.
On peut ajouter aux caractéristiques connues de la violence le
conditionnement psychologique qui prépare l’agression ou l’annule.
Dans le cas d’une manipulation réussie, c’est-à-dire lorsque la personne
demandeuse d’un service obtient satisfaction, l’agression n’est pas
utile. La victime de cette manipulation aura l’impression d’être consentante
ou libre acteur de la situation, qu’il s’agisse de regarder un film
pornographique ou de pratiquer l’échangisme versus classes favorisées
(dans un salon privé) ou tendance classes populaires (dans une cave).
Le résultat n’en sera que plus efficace dans la mesure où l’exercice
de la force n’aura pas été utile. Le conditionnement inscrit la violence
dans le long terme, elle pourra être répétée et programmée puisqu’il
y aura « acceptation » de la victime tant que le lien n’est pas rompu.
On arrive à un point central de la domination symbolique : parvenir
à ce que l’individu qui subit un acte violent physiquement ou psychologiquement
n’ait plus l’occasion de se rebeller parce qu’il croit injustement que
l’initiative vient de lui. Sa fuite annulera, de façon évolutive, le
conditionnement donc le rapport de domination. Les associations « pour
les femmes » évoquent le départ de la victime du processus de violence
comme la condition sine qua non de la possible reconversion du sujet
victime en sujet auteur de sa propre vie.
Le choix de partir est non seulement difficile mais dangereux : il
signifie l’échec de la prise de pouvoir donc la rébellion du sujet qui
agresse ou/et conditionne son partenaire.
L’éducation est un des point central de la prévention ; l’éducation
sexuelle et amoureuse des jeunes devrait être un des points fondamentaux
de « la lutte contre la violence faite aux femmes » et de la lutte contre
la violence en général. La pornographie fait malheureusement
office d’éducation sexuelle, mais une éducation qui est résolument du
côté de la violence.
Des femmes disent qu’elles aiment regarder ce genre de film avec leur
partenaire sexuel. Lorsqu’on leur demande qui a eu l’idée de regarder
« la première fois » et « à deux » un film pornographique, elles répondent
pour la quasi totalité « mon compagnon ». On obtient les mêmes réponses
lorsqu’on questionne des femmes qui pratiquent l’échangisme dans des
lieux privés : elles disent qu’elles aiment l’échangisme et que « la
première fois, à deux », elles l’ont fait sur proposition de leur petit
ami. Du côté des hommes, la réponse est identique dans les deux cas :
« je ne l’ai jamais forcée, elle aime ça ». Ces réponses n’ont rien
de surprenant pour les féministes. Les femmes ont eu l’habitude d’associer
à l’amour, la soumission ; au refus, la perte de l’autre. On retiendra
l’importance de « la première fois et à deux » dans l’histoire de la
violence répétitive, à l’encontre de la même personne. Le chantage implicite
et explicite ou l’appât d’une vie meilleure initie le processus évolutif
de la violence. Le rapport Henrion sur le rôle des professionnels
de la santé dans la violence conjugale (2001) caractérise les violences
par l’existence d’un « processus évolutif au cours duquel un partenaire
exerce, dans le cadre d’une relation privilégiée une domination qui
s’exprime par des agressions physiques, psychiques ou sexuelles ».
En mai 2002, le Ciem (Collectif interassociatif Enfance Médias) qui
regroupe des associations féministes, des syndicats d’éducateurs, des
parents d’élèves et des professeurs a publié un rapport commandé par
le ministère de la Culture et de la Communication sur l’environnement
médiatique des jeunes. Le Collectif s’est inquiété de l’influence de
la pornographie sur les jeunes et préconise au CSA la suppression de
ce type de programme à la télévision (voir points 6 et 7 de la chronologie
de la recherche). Le CSA a accepté cette proposition et travaille
dans ce sens depuis la remise du rapport. La pornographie est une forme
de violence symbolique dans le sens où les femmes mises en scène semblent
généralement obtenir du plaisir par la soumission. La violence est érotisée
comme le rapport de domination hommes-femmes est banalisé : il entre
dans l’ordre des comportements normaux. L’image violente de la sexualité
ne peut qu’influencer la représentation sociale de la sexualité, notamment
chez les jeunes en quête de questions en matière sexuelle.
Il serait souhaitable que des acteurs du service éducatif et social
soient formés à la dimension genrée des problèmes rencontrés chez les
jeunes. En terme d’éducation sexuelle, une déviance d’ordre comportemental
peut-être le produit de l’intériorisation d’un rapport homme-femme basé
sur le binôme domination-soumission, ce dernier étant particulièrement
révélé dans le fait de ne pas pouvoir culturellement signifier son refus.
Il ne s’agit pas uniquement de parler de fonctionnement biologique des
organes de la reproduction mais aussi de respect des corps et de plaisirs
partagés. On peut imaginer des films réalisés par des professionnels
mettant en scène des partenaires acceptant librement et sans contraintes
de se donner mutuellement du plaisir sans qu’il y ait de rapport de
force. Dans un esprit laïc et républicain, il est indispensable que
des agents du service public se chargent de former et d’informer les
jeunes sur la relation d’amour et de confiance prompte à construire
la relation sexuelle. Dans le cas contraire, il est probable que des
associations à connotation religieuse prennent les devants et réintègrent
progressivement des valeurs morales dans l’éducation sexuelle des jeunes
là où il ne devrait être question que de plaisirs partagés, de respect
mutuel et d’égalité.
[1] Nos références théoriques
sont principalement extraites des travaux de Pierre Bourdieu à L’Ecole
des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Voire chez l’Harmattan, collection
Logiques Sociales, 2002, Béatrice Sberna « une sociologie du rap à Marseille »
(sur les conditions d’existence du phénomène, doctorat de l’E.H.E.S.S.).
[2] Position adoptée par la philosophe Geneviève Fraisse lors du débat
sur les femmes et l’Universalisme proposé par SOS Femmes en mars 2002
(voir synthèse).
Ecrire à maisondesfemmes@free.fr
pour toute question.
Origine: La Maison des Femmes de Paris
http://maisondesfemmes.free.fr/revue/violences/viol/violence.htm