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Origine : http://www.cybersolidaires.org/histoire/docs/1980b.html
Le Soleil, 2 août 1980. Ce soir à 20h, Québec
sera le théâtre d’une manifestation contre le
viol. Il s’agit d’une marche dont le point de départ
est la place d'Armes. Le thème : "La ville, la nuit,
les femmes sans peur". Cette manifestation de nuit veut témoigner
de la prise de possession de l'espace par les femmes et de l'affirmation
de leur droit à la mobilité. Des marches identiques
se dérouleront simultanément au Canada, aux États-Unis,
au Mexique et dans certains pays Européens. Au Québec,
la marche est encadrée par le "Comité du 2 Mai".
L'une des organisatrices, Louise-Anne Maher, nous parle de cette
réalité à la fois si répandue et si
mal connue.
Toutes les femmes peuvent être violées, quels que soient
leur âge (de 2 semaines à 95 ans), leur classe sociale,
leur statut civil, leur apparence physique. Selon une étude
de Menachim Amir, dans 60% des cas le violeur est connu de la victime.
Ce sera un ami, leur mari, leur père, leur oncle, leur thérapeute,
etc., c'est-à-dire un homme qui abusera d'une situation de
confiance. Un viol peut avoir lieu n'importe où : à
la maison, dans une automobile, sur un terrain de stationnement,
dans la rue, dans un cabinet de thérapeute... et à
n'importe quelle heure du jour. De plus, 97% des violeurs sont des
hommes normaux et non des maniaques sexuels comme le voudrait la
croyance populaire.
La rue, la nuit, femmes sans peur Les enquêtes sérieuses
portant sur le viol démontrent que ce crime n'est pas un
crime sexuel, mais avant tout une agression violente déclenchée
par la haine et le mépris des femmes. Il conviendrait donc
de le définir comme crime sexué. La plupart des gens
croient que le viol est provoqué par une pulsion sexuelle
irrésistible et incontrôlable. Il n'en est rien. Dans
70% des viols, il y a préméditation lorsqu'il s'agit
d'un violeur seul. Pour les viols collectifs, l'indice de préméditation
monte à 90% et plus. Invoquer l'argument de pulsion sexuelle
incontrôlable revient à dire que les hommes sont encore
moins capables de contrôle que les animaux. En effet, dans
le monde animal, il n'y a jamais de viol. Si nous acceptons cette
explication, il faudrait convenir que les hommes sont des fous dangereux
possédés par une sexualité plus forte que leur
volonté. D'ailleurs, tel que cité par Susan Griffin
dans son livre sur le viol, la Commission fédérale
sur les crimes violents aux USA estime que seulement 4% des viols
déclarés ont été l'aboutissement d'une
provocation.
Il ne faut pas croire que les violeurs originent tous de milieux
défavorisés. Si les condamnations pour viol sont plus
nombreuses dans ce milieu, c'est qu'il est beaucoup plus difficile
(pour ainsi dire impossible) de faire condamner pour viol des médecins,
des avocats, des juges, des psychiatres, des prêtres, des
policiers, des politiciens, etc., que des ouvriers.
La plupart du temps, les victimes de viol ne portent pas plainte,
quel que soit le statut social de l'agresseur. Selon des chiffres
conservateurs, 10% seulement des victimes de viol portent plainte.
La loi protège mieux le violeur que la victime. Les rouages
judiciaires dans lesquels doit s'engager une victime de viol sont
autant de nouvelles humiliations pour elle, dans l'état actuel
de la justice.
À un point tel que les femmes qui travaillent à
Viol-Secours ne conseillent pas d'entreprendre de telles poursuites.
Elles sont devant une femme détruite physiquement et psychologiquement.
Une femme pour qui le monde vient de s'écrouler, n'en déplaise
au législateur. La femme victime de viol se sent détruite,
honteuse, humiliée, bouleversée parfois pour le restant
de sa vie. Elle vient de subir la charge haineuse que des hommes
ont envers toutes les femmes. "Je ne me suis pas fait faire
l'amour, je me suis fait faire la haine" disait une victime
de viol. Le législateur, qui a tendance à confondre
la portée de cet acte parce qu'il peut être un acte
d'amour comme un acte de haine, aurait avantage à réfléchir
un peu là-dessus avant de légiférer.
Si toutefois une victime de viol persiste à vouloir entreprendre
des poursuites judiciaires, les femmes de Viol-Secours l'informeront
des nombreuses difficultés et des humiliations qu'elle aura
à subir, afin qu'elle sache bien à quoi s'attendre.
Elles offrent ensuite de l'accompagner dans ses démarches
et de la supporter tout au long de cette terrible épreuve
qu'est le procès pour viol pour la femme qui le subit.
LA JUSTICE
Dès l'instant où elle portera plainte, la victime
de viol est perçue comme suspecte. Les policiers peuvent
refuser d'enregistrer la plainte, la jugeant non fondée.
Souvent ils la classeront dans "assault" (d'où
la difficulté d'établir le nombre exact de viols).
Les porte-parole de Viol-Secours, lors d'une entrevue, me faisaient
part d'une réaction de policiers qu'une victime de viol leur
avait rapportée : "Voyons donc, qui voudrait te violer,
toi?" À celles que l'on considère "violables",
on leur dit qu'elles ont couru après. Car tout le monde sait
que si les femmes cherchent à être attirantes, c'est
parce qu'elles ont envie de se faire violer. Toutes les femmes aiment
se faire battre et quand nous sortons le soir, c'est dans l'espoir
qu'un ou plusieurs hommes nous violeront et nous battront dans le
fond d'une ruelle. De quelque côté qu'on se place,
les femmes victimes de viol ont toujours tort. Où est vraiment
la mauvaise foi?
UN CAS DANGEREUX
Le 20 mai 1980, à Régina, dans le procès
pour viol de l'homme d'affaires George Pappajohn, les juges de la
Cour Suprême du Canada ont rendu un verdict de non-culpabilité
(pdf) même s'il était évident que la victime
avait été battue. Pour leur jugement, ces magistrats
se sont référés à la jurisprudence anglaise
de 1975. Et plus exactement à l'argumentation de lord Ailsman
statuant que si l'agresseur pensait que la femme consentait à
une agression violente parce qu'elle aimait être violentée,
il n'y avait pas eu viol !!!!!
Ce jugement récent de la Cour Suprême du Canada laisse
entendre que pour les femmes, la seule façon de prouver qu'elles
ont été violées, c'est de se faire tuer comme
Maria Goretti. Autrement dit, le viol n'existe pas, les femmes aiment
être violentées et prises de force. Autrefois, l'Église
catholique considérait que si un mari ouvrait sa femme de
bas en haut, la recousait et qu'elle survivait, il était
dans son droit.
Au Moyen-Âge, une femme se plaignait à son seigneur
d'avoir été violée pendant que les chevaliers
étaient partis à la guerre. Le seigneur sortit son
épée du fourreau, la lui donna et, agitant le fourreau
devant elle, lui dit d'essayer d'entrer l'épée dans
le fourreau. La femme n'y arrivant pas, "Vous voyez bien que
le viol est impossible", lui dit le seigneur. La femme se saisit
de l'épée à deux mains, coupa le bras du seigneur,
ramassa le fourreau et mit l'épée dedans.
Les mythes sont tenaces. Il n'y a pas que les juges de la Cour
Suprême qui en sont victimes. Le ministre fédéral
de la Justice, M. Jean Chrétien, a repris à son compte
ce jugement "Pappajohn" en stipulant que si l'agresseur
croyait sincèrement que la victime était consentante,
il n'y avait pas eu viol!! (Le Soleil, 18 juin 1980)
Un ou plusieurs hommes peuvent agresser et violer une femme en
toute tranquilité; ils n'ont qu'à prétendre
qu'ils croyaient qu'elle était consentante. Voilà
où en est rendue la justice dans notre monde dit civilisé.
Devant de tels jugements et de telles déclarations, nous
ne sommes pas surprises de constater que sur, 100 viols déclarés,
il n'y a que deux condamnations. Nous serions en droit de nous questionner
sur la sexualité du législateur.
QUAND C'EST NON, C'EST OUI ?
D'après les raisonnements juridiques de nos élites,
les femmes sont constamment soumises à un choix référendaire.
Quand c'est non c'est oui, quand c'est oui, c'est non. Et pourtant,
il est question d'autonomie beaucoup plus sérieusement ici
que dans toutes les politicailleries de nos éminents politiciens.
Qu'en est-il réellement de cette histoire de consentemment?
D'où vient cette aberration dans la loi selon laquelle une
victime d'agression sexuelle aurait consenti à son agression
et l'aurait provoquée?
Un des arguments à la base de ces considérations
sur le crime de viol est que les femmes pourraient crier au viol
pour se venger d'un homme (comme la femme de Putiphar). Bien. Mais,
dans ce cas, un homme qui prétend avoir été
volé peut faire de même. Une victime de vol peut avoir
consenti à être volée. Si cette personne était
habillée de façon à ce que sa richesse soit
évidente, n'a-t-elle pas provoqué le vol?
Il est étonnant que le système judiciaire soit si
méfiant à l'égard des femmes qu'il n'a même
plus confiance en ses propres rouages. Les procédures prévues
en cas de plainte pour viol contreviennent aux principes mêmes
qui régissent le code criminel. Dans quel autre cas la victime
doit-elle prouver qu'elle n'a pas été consentante?
Dans quelle autre forme de procès la victime se retrouve-t-elle
traitée en accusée? Les gens qui se font assassiner
ont peut-être consenti à se faire tuer?
L'autre argument sous-tendant le consentement de la victime de
viol, et certainement le plus "populaire", c'est la provocation.
Une femme a provoqué un homme sexuellement, elle mérite
d'être violée!!! Il faudrait donc en déduire
qu'il est impossible d'éveiller chez un homme une sexualité
normale. Aussitôt qu'il est stimulé sexuellement, un
homme devient un agresseur dangereux pour la femme qu'il désire.
À croire que tous les enfants du monde sont les enfants de
la violence. On se demande qui a inventé l'amour.
LES NORMES SONT MALADES
Il a été établi que 97% des violeurs sont
des hommes normaux. À force de voir revenir cette statistique
dans les textes, on devient perplexe. Si les violeurs sont normaux,
est-ce que les normes ne sont pas malades? En s'attaquant à
l'étude des normes sur lesquelles on se base pour décider
de la santé mentale des gens, on en vient à un diagnostic
inquiétant sur l'état de santé de la société
dans laquelle nous vivons.
Les critères de normalité dont se servent les psychiatres
actuellement sont des critères freudiens. Or Freud, malgré
tout son "génie", est certainement celui qui a
inventé le plus d'inepties sur les femmes. Selon cet éminent
maître, les femmes sont des sous-humains, des êtres
qui n'ont pas complété leur formation biologique et
qui souffrent d'une absence de pénis. Si on le suit jusqu'au
bout dans son raisonnement, la Terre ne devrait être peuplée
que d'êtres humains de sexe mâle. Nous serions en droit
de nous demander comment l'espèce se reproduirait mais cela
ne semble pas préoccuper notre psychanalyste phallocrate.
Selon l'"idéologie" freudienne, les femmes sont
essentiellement (par nature) masochistes, passives, frustrées,
dépendantes, etc. Les hommes au contraire sont actifs, agressifs,
sadiques, etc. Il est normal que, dans les relations sexuelles,
ce soit l'homme qui soit actif et la femme passive. La femme ne
consent pas, elle doit être prise par l'homme qui a seul l'initiative.
Ces schèmes de pensée ne sont pas véhiculés
seulement dans la psychiatrie freudienne; ils sont à la base
même de notre conception des relations hommes-femmes telle
que transmise socialement.
Selon Susan Griffin : "Le processus de socialisation mène
au viol et non à sa répression. En effet, notre interprétation
du viol est le produit de notre conception de la sexualité".
Les rapports homme-femme dans notre société sont perçus
comme des rapports de domination. Le violeur répond donc
à ces normes puisque, par son comportement même, il
ne fait que reproduire ce qui est socialement admis.
Nous devrions logiquement nous attendre à ce que la victime
de viol aime son violeur, puisqu'il est entendu que "l'homme
doit affirmer sa supériorité physique par des gestes
de domination qui sont reçus comme des gestes amoureux".
Chez les Hébreux, une jeune vierge violée pouvait
se voir obligée de marier son violeur. Ou bien elle était
tuée en même temps que lui ou elle était vendue
à rabais ayant perdu sa valeur marchande. Le viol entre les
époux n'est pas reconnu par la loi. Le droit de la famille
consigne explicitement la femme comme propriété de
son mari.
Le comportement normal d'un homme dans notre société
est donc de considérer les femmes comme des objets sexuels
mis à sa disposition. Par Dieu le Père ou par la Nature.
Dans le viol, un homme prend une femme sans son consentemment (comment
pourrait-elle consentir?), s'en sert et la jette. C'est exactement
comme ça que se sent la victime de viol, jetée aux
ordures.
LES FEMMES REFUSENT
Aujourd'hui, des femmes refusent de continuer à répondre
à des stéréotypes imposés par un ordre
social qui les dévalorise et les déshumanise. Partout
des groupes de femmes dénoncent les conditions qui sont faites
aux femmes. Que ce soit dans les manuels scolaires où on
enseigne à nos fils à nous mépriser; dans la
publicité où on nous vend en prime avec la voiture
de l'année ou dans la pornographie où on nous vend
comme de la viande. Les femmes ont pris la parole et dénoncent
le sexisme et la discrimination et affirment leurs droits. Leurs
droits au respect, à l'autonomie, à l'indépendance,
à la mobilité (marcher dans la rue sans se faire harceler),
à l'espace, à l'expression. Les femmes affirment leur
droit à la liberté de dire non.
Des femmes travaillent bénévolement à Viol-Secours,
dans des centres d'aide et divers regroupements. Les femmes de Viol-Secours
sont conscientes de la problématique du viol, elles ont la
formation phychologique et l'expérience nécessaires
pour répondre aux besoins des victimes de viol. Cependant,
les pouvoirs en place ne leur facilitent pas la tâche. Le
ministère des Affaires Sociales a récemment refusé
de renouveler leur subvention (à Québec). Ailleurs,
plusieurs centres d'aide ont dû fermer leurs portes faute
de fonds.
Non seulement ces centres ont besoin que leur subvention soit
renouvelée, mais il faudrait qu'elle soit augmentée
afin que leur soit annexée une clinique qui offrirait aux
victimes de viol les examens médicaux adéquats, ainsi
que l'attention d'une thérapeute et les services d'une avocate.
Mentionnons que plusieurs médecins sont réticents
à effectuer les examens médicaux requis dans les cas
de viol. Cela implique pour eux des heures de témoignages
à la Cour pendant lesquelles la "castonguette"
ne fonctionne pas.
Les femmes refusent aussi la passivité. Partout et de plus
en plus, des cours d'auto-défense (Wen-Do) sont donnés
pour apprendre aux femmes leur force physique, pour leur montrer
qu'il est possible pour elles de se défendre physiquement.
Il ne s'agit pas de répondre à la violence par la
violence (nous espérons ne jamais en arriver là),
il s'agit de légitime défense. Les femmes apprennent
à leurs filles à être autonomes, fortes et indépendantes,
et non plus soumises, faibles et dépendantes.
Article relié : Parler de la violence sexuelle continue
de déranger, Viol-Secours, 7 mars 2005
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