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Origine : http://svef.free.fr/html/Lavideosurvillegale.html
Qui aurait parié, il y a seulement quelques années,
que la vidéosurveillance crèverait les taux d'audience
à la télé ? A l'instar de la Hollande, de l'Angleterre
ou encore des Etats-Unis, les clones de "Big Brother"
ont pourtant crevé l'audimat, et cristallisé cette
année l'attention de l'opinion publique et des médias.
Et pendant que l'on regarde Loft Story à la télé
ou sur le Net, en parle ou s'y refuse, la vidéosurveillance
s'installe confortablement dans les moeurs, les banlieues, les sorties
d'école, les centres sportifs et culturels... mais semble
bien moins intéresser les citoyens.
1 caméra par habitant
Selon les statistiques du ministère de l'Intérieur,
les 150 entreprises qui se partagent le marché français,
dont le chiffre d'affaires est estimé à 2 milliards
de francs, auraient vendu plus d'un million de caméras de
vidéosurveillance. D'autant que, depuis 1997, les pharmacies,
centres commerciaux, banques et autres lieux "réputés
vulnérables" se doivent d'être équipés
d'un système de vidéosurveillance ou bien de gardiennage
avec vigiles, rondes de sécurité, et tutti quanti.
La loi Pasqua de 1995 exige, au titre de la protection des libertés
publiques, que tout système soit dûment autorisé
par une commission préfectorale avant que d'être installé.
Dans les faits, les autorisations sont quasiment toutes accordées
: en 1999, sur 4494 dossiers déposés, 4206 ont été
validés, soit 93.6%... Depuis son adoption, 40 000 autorisations
ont ainsi été délivrées sur le territoire
national. Sauf que les professionnels reconnaissent installer entre
25 et 30 000 nouveaux systèmes chaque année, et qu'on
estimait, en 1997, à 150 000 le nombre d'installations de
vidéosurveillance en activité, et à 200 000
celui des lieux vidéosurveillés... Au bas mot, ce
sont donc plus de 100 000 systèmes, au moins, qui fonctionneraient
en toute illégalité, et qui donc encourent une peine
de 300.000 francs d’amende. Faut-il rappeler que le discours
sécuritaire qui préside généralement
à l'installation sans cesse croissante de caméras
de vidéosurveillance repose sur le postulat qu'un honnête
citoyen n'a, a priori, rien à se reprocher, et donc rien
à cacher ? Pour Alain Bauer, consultant réputé
pour avoir contribué au développement de la vidéosurveillance
en France, "la véritable interrogation sur le sujet
c’est : pourquoi l’Etat ne fait pas fermer les installations
illégales ? ".
L'administration au service de la police
Pendant quatre ans, Ulrich Schalchli, secrétaire général
du syndicat de la magistrature, a studieusement siégé
au sein de la commission départementale du Cantal et observé
les limites de l’application de la loi. Il se souvient avoir
procédé à quelques vérifications éthiques
dans des établissements vidéosurveillés. Mais,
constate le magistrat, " la commission n’a pas de pouvoir
de police. Elle ne peut donc en aucun cas verbaliser les dispositifs
manifestement illégaux ". De plus, " lorsqu’un
dossier est soumis à la commission, tout y est décrit.
Le nombre de caméras, leur champ de balayage, les lieux exacts
d’implantation. Seulement, une fois l’autorisation obtenue,
rien n’empêche l’établissement de changer
par exemple l’angle des caméras ". Résultat,
alors que, selon Frédéric Ocqueteau, politologue et
directeur scientifique auprès de l’IHESI (Institut
des hautes études de la sécurité intérieur),
"l'administration se fait le porte-parole des intérêts
des polices publiques" et incite, par exemple, à une
conservation des enregistrements la plus longue possible en prévision
de l'analyse que feront les forces de l'ordre de la genèse
des incidents, depuis des années, un cadre juridique sur
mesure permet le développement sans contrôle réel
de la vidéosurveillance.
Exit la CNIL, bonjour les préfets !
Pour mieux comprendre cette zone de quasi "non-droit",
il faut en revenir à la Loi Pasqua. Au début des années
90, les 96 caméras installées par Patrick Balkany
dans les rues de Levallois attisent la critique. Elles sont aussi
l'occasion pour le gouvernement de faire un constat : la vidéosurveillance,
en pleine expansion, se développent en dehors de tout cadre
légal. Les amitiés politiques aidant, Charles Pasqua,
alors ministre de l’intérieur, présente un projet
de loi sur la sécurité qui réglemente, notamment,
l’usage de la télésurveillance. Sujet de vive
controverse, cette loi a suscité des débats houleux
dans l’enceinte de l’Assemblée. La compétence
de la CNIL (Commission de l’informatique et des libertés)
était alors en question. Finalement la loi est adoptée
le 21 janvier 1995. Elle soumet la vidéo surveillance instaurée
dans les lieux publics, ou ouverts aux publics (banques, commerces
etc.), au seul contrôle de la préfecture. " La
loi Pasqua a été perçue à l’époque
comme étant faite pour priver la CNIL d’une compétence
qui ne lui était pas contestée. Mais le débat
parlementaire qui avait alors eu lieu, avait heureusement permis
d’améliorer le projet de loi " analyse Joel Boyer,
le secrétaire général de la Cnil. En effet,
le délai de conservation des images, de trois mois à
l’origine, est ramené à un mois et les citoyens
ont un droit d’accès aux images... Enfin en théorie.
Car la loi entretient la confusion. Le public continue souvent de
penser que les caméras relèvent toujours de la compétence
de la Cnil et exerce peu son droit de regard : seules 19 plaintes
émanant de citoyens ont été instruites en 1999
!
"Ce n'est pas parce que c'est dans la loi..."
Quant à la présence de caméras dans les rues
de nos villes, elle n’est pas clairement affichée.
La loi qui exige une " information claire et permanente "
du citoyen n’est pas réellement appliquée. Qui
pourrait dire, ainsi, en se baladant dans les rues de Paris, que
la "ville Lumière" est éclairée de...
320 000 caméras (pour un total de 400 000 sur toute la région
parisienne) ? Encore que les chiffres varient : le Figaro parlait
ainsi récemment de... 2512 systèmes de vidéosurveillance,
soit 30 000 caméras. Allez savoir : à tout le moins,
tout ceci manque clairement de transparence, la préfecture
de police de Paris ayant obstinément refusé de répondre
à nos questions. Si la RATP, qui a tapissé son réseau
de 5000 caméras (et compte en installer 3000 de plus) affiche
clairement la couleur, comme nombre de magasins ou de banques, il
n'est ainsi nulle part fait mention de l'existence des caméras
contrôlées par la Préfecture de Police de Paris...
Après avoir conquis les banques, les administrations, les
centres commerciaux, supermarchés, supérettes, magasins
divers et variés, la vidéosurveillance s'étale
pourtant dans la rue, mais pas forcément au grand jour. Selon
un sondage CSA/Reader's Digest de mars 2000, 62% des Français
n'ont pourtant "jamais ou rarement l'impression d'être
filmés" dans les lieux publics. C'est qu'elles sont
nombreuses, les villes qui nous ont refusé l'accès
à la carte de leurs caméras, alors même que
tout système se doit d'être porté à la
connaissance du public. A priori, pourtant, il est généralement
possible de les repérer à l'oeil nu, exception faites
de ces caméras qui, à l'instar de celle qui se cache
au sommet de l'obélisque de la Concorde, ou encore de l'ange
placé tout en haut de la colonne de la Bastille, ont été
soigneusement camouflées. Mais pourquoi les cacher ? Parce
qu'elles pourraient être détériorées,
nous a t-on parfois répondu. Mais quid de la loi ? La préfecture
de Bordeaux s'est même fendu d'un définitif "ce
n'est pas parce que c'est dans la loi qu'on va vous la donner".
C'est dire à quel point la vidéosurveillance est belle
et bien encadrée par le droit !
Inutile, coûteux, obsolète, mais...
Cette culture du secret, et de l'impunité avec laquelle
il est possible d'user de vidéosurveillance (d'autant qu'elle
n'est plus encadrée par la CNIL) se double d'une question
encore jamais clairement résolue : à qui profite réellement
la vidéosurveillance ? Car si le thème récurrent
de l’insécurité, abordé par les élus,
sert le développement toujours constant de la télésurveillance,
le bénéfice éventuel du vidéo flicage
sur la délinquance n’a jamais vraiment été
démontré. " Il n’y a jamais eu études
convaincantes en France sur ce sujet tout simplement parce qu’il
y a une grande controverse sur les protocoles de recherche. Sur
quels contentieux se base-t-on pour évaluer l’efficacité
du système : les vols, les agressions, les cambriolages ?
Aussi, faute de savoir ce que l’on mesure, les lobbies industriels
trouvent dans la vidéo surveillance un argument attractif
car porteur de valeur de sécurité " explique
Frédéric Ocqueteau. La ville de Levallois-Perret est
un très bon révélateur de cette situation.
L'implantation en 1993 des 96 caméras, pour la modique somme
de 20 millions de francs (plus 1.8 MF par an d'entretien), avait
soulevé l'ire d'une partie de la population à l'encontre
de la "bigbrotherisation" de la cité. En 1995,
le maire commandait un audit, qui attestait d'"un coût
de fonctionnement considérable au regard de la fonctionnalité
de l'outil mis en place", ainsi que de son inutilité
totale au vu du projet initial : " en 1994, l’équipe
en place dans cette municipalité a reconnu que ça
n’avait jamais permis de coincer de voleurs ou de délinquants
", rapporte Bernard Rochette, co-auteur d’un mémoire
de recherche sur les " Technologies de communication et politiques
municipales de sécurité ". Entre-temps, la délinquance
avait même augmenté ! Depuis, il n'y a plus que 83
caméras, mais seules 25 seraient encore opérationnelles,
le système étant dans un état déplorable.
Après une campagne axée, entre autres, sur la modernisation
du système de vidéosurveillance, Patrick Balkany a
ainsi, malgré ses casseroles judiciaires, été
réélu maire de Levallois-Perret : la ville devrait
se doter d’un réseau de fibre optique et investir dans
des caméras en couleur...
"Combattre le sentiment d’insécurité
plus que l’insécurité elle-même"
Et tout le monde, ou presque, s’y laisse prendre. Si l'on
excepte la ville de Couilly-Pont-aux-Dames en Seine et Marne (1900
habitants), dont les électeurs ont voté massivement
contre l'installation de 24 caméras, 201 villes se sont dotées,
entre 1997 et 1999, de systèmes de vidéosurveillance
sur la voie publique. Les sociétés privées
poussent à la consommation, d'autant qu'elles sont souvent
juges et parties, effectuant elles-mêmes les audits que prévoient
les Contrats Locaux de Sécurité (CLS), avant que de
proposer des solutions qu'elles ont justement l'heur de commercialiser.
Lancés en 1997 dans le cadre de la police de proximité,
les CLS amènent ainsi préfets, procureurs de la République
et maires à collaborer étroitement avec des sociétés
privées pour combattre le sentiment d'insécurité.
Les collectivités espèrent ainsi pallier un manque
d’effectif par l’installation de systèmes performants
(au service des polices municipales) qui, faute d’augmenter
la sécurité, rassurent le chaland. De l'aveu même
de l'ancien maire de Levallois-Perret, la vidéosurveillance
ne supprime pas la délinquance, mais se contente de la déplacer
dans les quartiers périphériques ou les endroits non
surveillés, poussant ainsi à l'implantation de toujours
plus de caméras. Jean-Jacques Chappin, commissaire principal
de la police nationale de Guyancourt, ne dit pas mieux : la vidéosurveillance
" permet de combattre le sentiment d’insécurité
plus que l’insécurité elle-même ".
Aspirants à la quiétude, les citoyens ont intégré
cet oeil voyeur qui les filme dans les rayons de leur hypermarché,
sur le parking, au boulot (pour certains), au guichet de leur banque,
dans la rue, sur la place de la mairie et même dans leurs
immeubles d’habitation (voir enca co-surveillance). Les atteintes
à la vie privée et au droit à l’image
ont visiblement perdu de leur impact sur le public...
Des centres de formation à la soumission
Une étude anglaise a montré que les jeunes femmes,
de préférence séduisantes, sont le principal
centre d'intérêt de ceux qui sont payés pour
surveiller les images, suivies de très près par les
jeunes d'origine immigrée. Si elle sert essentiellement à
rassuré leurs clients, la vidéosurveillance lorgne
également du côté du contrôle social.
En témoigne l'évolution de l'implantation des caméras.
Autrefois réservée aux seuls quartiers chics, la vidéosurveillance
est aujourd'hui de plus en plus implantée dans les quartiers
défavorisés, en face des centres scolaires, de quartier
ou de loisirs, ou encore des stades. Le discours sécuritaire
ambiant, qui stigmatise de plus en plus les jeunes, se fait parfois
explicite. Le CLS d´Asnières, qui prévoit l'installation
de caméras, fait ainsi de la "lutte contre la déviance
des mineurs" son axe prioritaire. Un programme a donc été
lancé avec pour objectif la "détection et la
prévention de l´agressivité précoce des
enfants" à l´école maternelle et élémentaire
! Aux Etats-Unis, ainsi, de plus en plus de crèches s'équipent
de webcams de vidéosurveillance, quand ce ne sont pas les
parents qui installent des caméras en vue de "fliquer"
les nourrices. Autant dire que la banalisation de la vidéosurveillance
domestique touchera de plein fouet les futures générations.
Déjà que leurs parents ne réagissent pas...
Car si les collectifs anti-vidéosurveillance s'activent,
en témoigne la journée d'action nationale prévue
pour le 9 juin 2001, ils ne rencontrent pas forcément l'assentiment
du grand public, somme toute blasé, sinon domestiqué.
C'est qu'entre-temps, la vidéosurveillance s'est banalisée,
et du spectre menaçant d'un état policier, on est
aujourd'hui passé à l'ère de la banalisation
de ce genre de flicage domestique, d'aucuns parlant même de
"société de la surveillance". Pour Jean-Pierre
Petit, de "Souriez, vous Etes Filmés !", "après
la version policière de la surveillance, voici venu le temps
de l'apprentissage culturel de masse, l'avènement de "Loft
Story" et autres clones qui vont dans ce dispositif, a notre
avis, servir de centres de formation à la soumission. Une
véritable panoplie totalitaire si nous ne réagissons
pas...".
jmmanach
version originale d'un article publié dans le n° 15
de juin 2001 de transfert.net
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