Origine : http://bellaciao.org/fr/spip.php?article78374
Il peut sembler utile et intéressant de nos jours de re-publier
et de diffuser largement cet ouvrage écrit par Victor Serge
en 1925
"Ecrivain, né en Belgique de parents russes réfugiés.
1ère partie : "Ce que tout révolutionnaire
doit savoir de la répression"
En 1910, il s’est installé à Paris et milite
dans les rangs anarchistes. A ce titre, il côtoiera le groupe
autour de Jules Bonnot et sera condamné à 5 ans de
prison.
A sa libération, il s’installe en Espagne. En 1917,
il tente de rejoindre la Russie via la France mais est arrêté.
Il n’arrivera à Moscou qu’en 1919 et rejoint
immédiatement le Parti Communiste. Il est alors un proche
collaborateur de Zinoviev à l’I.C.
Lors du soulèvement de Cronstadt, Serge se prononce contre
les excès de la Tchekha et en 1923, il est des fondateurs
de la première opposition dirigée par Trotsky. C’est
en 1928 qu’il est exclu du P.C. et il est incarcéré
en 1933. Une campagne internationale initiée par Trotsky
et l’Opposition de Gauche arrache sa libération en
1936.
Mais il rompt rapidement avec Trotsky, en désaccord sur
nombre de question - notamment son "sectarisme" vis-à-vis
du P.O.U.M. espagnol.
En 1940, il quitte l’Europe pour Mexico où il meurt
dans la pauvreté.
V. Serge laisse une œuvre prolifique : L’an I de la
révolution russe, Mémoires d’un révolutionnaire,
etc..."
Biograhie extraite de Marxists.org, ici
Édité en 1925 par la Librairie du Travail, réédité
en 1970 dans la Petite Collection Maspero
(la présente copie reprend cette dernière édition).
"Introduction
La victoire de la Révolution en Russie a fait tomber entre
les mains des révolutionnaires tout le mécanisme de
la police politique la plus moderne, la plus puissante, la plus
aguerrie, formée par plus de cinquante années d’âpres
luttes contre les élites d’un grand peuple.
Connaître les méthodes et les procédés
de cette police présente pour tout militant un intérêt
pratique immédiat ; car la défense capitaliste emploie
partout les mêmes moyens ; car toutes les polices, d’ailleurs
solidaires, se ressemblent.
La science des luttes révolutionnaires que les Russes acquirent
en plus d’un demi-siècle d’immenses efforts et
de sacrifices, les militants des pays où l’action se
développe aujourd’hui vont devoir, dans les circonstances
créées par la guerre, par les victoires du prolétariat
russe et les défaites du prolétariat international
- crise du capitalisme mondial, naissance de l’Internationale
communiste, développement très net de la conscience
de classe chez la bourgeoisie : fascisme, dictatures militaires,
terreur blanche, lois scélérates - les militants vont
devoir se l’assimiler en un laps de temps beaucoup plus court
; elle leur devient nécessaire dès aujourd’hui.
S’ils sont bien avertis des moyens dont l’ennemi dispose,
peut-être subiront-ils des pertes moindres... Il y a donc
lieu, dans un but pratique, de bien étudier l’instrument
principal de toutes les réactions et de toutes les répressions,
cette machine à étrangler toutes saines révoltes
qui s’appelle la police.
Nous le pouvons, puisque l’arme perfectionnée que
l’autocratie russe s’était forgée pour
défendre son existence - l’Okhrana (la Défensive),
Sûreté générale de l’Empire russe
- est tombée entre nos mains.
Cette étude, pour être poussée à fond,
ce qui serait fort utile, exigerait des loisirs que n’a pas
l’auteur de ces lignes. Les pages qu’on va lire n’ont
pas la prétention d’y suppléer.
Elles suffiront, je l’espère, à avertir les
camarades et à dégager à leurs yeux une vérité
importante qui me frappa dès la première visite aux
archives de la police russe ; c’est qu’il n’est
pas de force au monde qui puisse endiguer le flot révolutionnaire
quand il monte, et que toutes les polices, quels que soient leur
machiavélisme, leur science et leurs crimes, sont à
peu près impuissantes...
Ce travail, publié une première fois par le Bulletin
communiste en novembre 1921, a été attentivement complété.
Les problèmes pratiques et théoriques que l’étude
du mécanisme d’une police ne peut manquer de soulever
dans l’esprit du lecteur ouvrier, quelle que soit sa formation
politique, ont été examinés dans deux essais
nouveaux.
Des Conseils au militant, de l’utilité desquels, malgré
leur simplicité vraiment évidente, l’expérience
ne permet pas de douter, esquissent les règles primordiales
de la défense ouvrière contre la surveillance, le
mouchardage et la provocation.
Depuis la guerre et la révolution d’Octobre, la classe
ouvrière ne peut plus se contenter d’accomplir une
œuvre uniquement négative, destructive.
L’ère des guerres civiles s’est ouverte.
Que leur actualité soit précisément quotidienne
ou reculée à « des années » d’échéance,
les multiples questions de la prise du pouvoir ne s’en posent
pas moins, dès aujourd’hui, à la plupart des
partis communistes.
Au début de 1923, l’ordre capitaliste de l’Europe
pouvait paraître d’une stabilité propre à
décourager les impatients. L’occupation « paisible
» de la Ruhr allait pourtant, avant la fin de l’année,
faire planer sur l’Allemagne, puissamment réel, le
spectre de la révolution.
Désormais, toute action tendant à la destruction
des institutions capitalistes a besoin d’être complétée
par une préparation, au moins théorique, à
l’oeuvre créatrice de demain. « L’esprit
destructeur, disait Bakounine, est aussi l’esprit créateur.
»
Cette profonde pensée, dont l’interprétation
littérale a lamentablement égaré bien des révoltés,
vient de devenir une vérité pratique. Le même
esprit de lutte de classe porte aujourd’hui les communistes
à détruire et créer simultanément. De
même que l’antimilitarisme actuel a besoin d’être
complété par la préparation de l’Armée
rouge, le problème de la répression posé par
la police et la justice bourgeoise a un aspect positif d’une
grosse importance.
J’ai cru devoir le définir à grands traits.
Nous devons connaître les moyens de l’ennemi ; nous
devons aussi connaître toute l’étendue de notre
propre tâche.
Mars 1925. V. S »
2ème partie : "Ce que tout révolutionnaire
doit savoir de la répression"
1. L’Okhrana russe
I. LE POLICIER. SA PRÉSENTATION SPÉCIALE.
L’Okhrana succéda, en 1881, à la fameuse 3e
Section du ministère de l’Intérieur. Mais elle
ne se développa vraiment qu’à partir de 1900,
date à laquelle une nouvelle génération de
gendarmes fut mise à sa tête. Les anciens officiers
de gendarmerie, surtout dans les grades supérieurs, considéraient
comme contraire à l’honneur militaire de se ravaler
à certaines besognes policières.
La nouvelle école fit litière de ces scrupules et
entreprit d’organiser scientifiquement la police secrète,
la provocation, la délation, la trahison dans les partis
révolutionnaires. Elle devait produire des hommes d’érudition
et de talent, comme ce colonel Spiridovitch, qui nous a laissé
une volumineuse Histoire du Parti socialiste-révolutionnaire
et une Histoire du Parti social-démocrate.
Le recrutement, l’instruction et le dressage professionnel
des officiers de cette gendarmerie faisaient l’objet de soins
tout spéciaux.
Chacun avait, à la Direction générale, sa
fiche, document très complet où l’on trouve
bien des détails amusants. Caractère, degré
d’instruction, intelligence, états de service, tout
y est noté dans un esprit d’utilité pratique.
Un officier est, par exemple, qualifié « borné
» - bon pour les emplois subalternes, n’exigeant que
de la fermeté - et un autre noté comme « enclin
à courtiser les femmes ».
Au nombre des questions du formulaire, je remarque celle-ci : «
Connaîtil bien le programme et les statuts des partis ? ?
» Et je lis que notre ami des dames « connaît
bien les idées socialistes-révolutionnaires et anarchistes
- passablement le Parti social-démocrate - et superficiellement
le Parti socialiste polonais ».
Il y a là toute une érudition sagement graduée.
Mais continuons l’examen de la même fiche. Notre policier
« «Combien et dans quels partis a-til eu d’agents
secrets ? Intellectuels ? ? »
Car il va de soi que, pour informer ses limiers, l’Okhrana
organisait des cours où l’on étudiait chaque
parti, ses origines, son programme, ses méthodes et jusqu’à
la biographie de ses militants connus.
Notons ici que cette gendarmerie russe, dressée aux besognes
les plus délicates de la police politique, n’avait
plus rien de commun avec la maréchaussée des pays
de l’Europe occidentale. Et qu’elle a certainement son
équivalent dans les polices secrètes de tous les Etats
capitalistes.
II. LA SURVEILLANCE EXTÉRIEURE. FILATURES.
Toute surveillance est d’abord extérieure. Il s’agit
toujours de filer l’homme, de connaître ses faits et
ses gestes, ses connexions et ensuite de pénétrer
ses desseins.
Aussi les services de filature sont-ils particulièrement
développés dans toutes les polices et l’organisation
russe nous donne-t-elle sans doute le prototype de tous les services
semblables.
Les « fileurs » russes (agents de surveillance extérieure)
appartenaient, comme les « agents secrets » - en réalité
mouchards et provocateurs - à l’Okhrana, ou Sûreté
politique.
Ils constituaient le service de recherches, qui ne pouvait arrêter
que pour un mois ; d’une façon générale,
le service de recherches transmettait d’ailleurs ses captures
à la Direction de la gendarmerie qui continuait l’instruction.
Le service de surveillance extérieure était le plus
simple. Ses nombreux agents, dont nous possédons les photographies
d’identité, payés 50 roubles par mois, avaient
pour unique tâche de filer d’heure en heure, de nuit
et de jour, sans interruption aucune, la personne qu’on leur
désignait.
Ils ne devaient connaître, en principe, ni son nom, ni le
but de la filature, par précaution sans doute contre une
maladresse ou contre une trahison.
La personne à filer recevait un surnom : le Blond, la Ménagère,
Vladimir, le Cocher, etc.
Nous retrouvons ce surnom en tête des rapports quotidiens,
reliés et formant de gros cahiers, où les fileurs
ont consigné leurs observations.
Ces rapports sont d’une précision minutieuse et ne
doivent pas contenir de lacune. Le texte en est généralement
rédigé à peu près comme suit :
"Le 17 avril, à 9 h 54 du matin, la Ménagère
est sortie de chez elle, a mis deux lettres à la poste au
coin de la rue Pouchkine ; est entrée dans plusieurs magasins
du boulevard X ; est entrée à 10 h 30 rue Z, n°
13, en est ressortie à 11 h 20, etc."
Dans les cas les plus sérieux, deux agents filaient à
la fois la même personne sans se connaître ; leurs rapports
se contrôlaient et se complétaient.
Ces rapports quotidiens étaient remis à la gendarmerie
pour y être analysés par des spécialistes. Ces
fonctionnaires - limiers en chambre - d’une dangereuse perspicacité,
dressaient des tableaux synoptiques résumant les faits et
les gestes d’une personne, le nombre de ses visites, leur
régularité, leur durée, etc. ; par endroits,
ces schémas permettaient d’apprécier l’importance
des relations d’un militant et son influence probable.
Le policier Zoubatov - qui, vers 1905, tenta de s’emparer
du mouvement ouvrier dans les grands centres en y créant
des syndicats - avait porté la filature au plus haut degré
de perfection.
Ses brigades spéciales pouvaient filer un homme par toute
la Russie, voire par toute l’Europe, se déplaçant
avec lui de ville en ville ou de pays en pays. Les fileurs au reste
ne devaient jamais s’embarrasser de frais.
Le carnet de dépenses de l’un d’entre eux, pour
le mois de janvier 1903, nous donne un chiffre de frais généraux
s’élevant à 637 roubles 35. Pour concevoir l’importance
du crédit ouvert de la sorte à un très ordinaire
mouchard, que l’on veuille bien se souvenir qu’à
cette époque un étudiant vivait facilement de 25 roubles
par mois.
Vers 1911, la coutume naquit d’envoyer des fileurs à
l’étranger pour y surveiller les émigrés
et prendre contact avec les polices européennes.
Les mouchards de S.M. impériale furent dès lors chez
eux dans toutes les capitales du monde.
L’Okhrana avait notamment pour mission constante de rechercher
et de surveiller certains révolutionnaires jugés les
plus dangereux, principalement terroristes ou membres du parti socialiste-révolutionnaire
qui exerçaient le terrorisme.
Ses agents devaient être constamment porteurs de carnets
de photographies contenant 50 à 70 portraits parmi lesquels
nous reconnaissons au hasard Savinkov, feu Nathanson, Argounov,
Avksentieff (hélas !), Karéline, Ovssiannikov, Véra
Figner, Pechkova (Mme Gorki), Fabrikant.
Des reproductions du portrait de Karl Marx étaient aussi
mises à leur disposition ; la présence de ce portrait
dans un intérieur ou dans un livre constituait un indice.
Détail amusant : la surveillance extérieure ne s’exerçait
pas que sur les ennemis de l’ancien régime. Nous possédons
des carnets attestant que les faits et gestes des ministres de l’Empire
n’échappaient pas à la vigilance de la police.
Un carnet de surveillance des conversations téléphoniques
du ministère de la Guerre, en 1916, nous apprend par exemple
combien de fois par jour différents personnages de la Cour
s’enquéraient de la santé précaire de
Mme Soukhomlinov ! »
http://bellaciao.org/fr/spip.php?article79058
3ème partie : "Ce que tout révolutionnaire
doit savoir de la répression"
III. LES ARCANES DE LA PROVOCATION.
Le mécanisme le plus important de la police russe était
à coup sûr son « agence secrète »,
nom décent du service de provocation dont les origines remontent
aux premières luttes révolutionnaires et qui atteignit
un développement tout à fait extraordinaire après
la révolution de 1905.
Des policiers (dits : officiers de gendarmerie) spécialement
formés, instruits et triés, procédaient au
recrutement des agents provocateurs. Leurs succès plus ou
moins grands dans ce domaine les classaient et contribuaient à
leur avancement. Des instructions précises prévoyaient
les moindres détails de leurs relations avec les collaborateurs
secrets. Des spécialistes hautement rétribués
réunissaient enfin en un faisceau tous les renseignements
fournis par la provocation, les étudiaient, formaient et
tenaient des dossiers.
Il y avait dans les bâtiments de l’Okhrana (Petrograd,
Fontanka, 16) une chambre secrète où n’entraient
jamais que le directeur de la police et le fonctionnaire chargé
d’y classer les pièces. C’était celle
de l’agence secrète. Elle contenait notamment l’armoire
à fiches des provocateurs - où nous avons trouvé
plus de 35 000 noms. Dans la plupart des cas, par un surcroît
de précautions, le nom de « l’agent secret »
est remplacé par un sobriquet, ce qui fait que le travail
d’identification de certains misérables dont, après
la révolution, les dossiers complets tombèrent entre
les mains des camarades, fut singulièrement difficile.
Le nom de provocateur ne devait être connu que du directeur
de l’Okhrana et de l’officier de gendarmerie chargé
d’entretenir avec lui des relations permanentes. Les reçus
mêmes que signaient les provocateurs à chaque fin de
mois - car ils émargeaient tout aussi paisiblement et normalement
que les autres fonctionnaires, pour des sommes variant de 3, 10,
15 roubles par mois à 150 ou 200 roubles au maximum, - ne
portaient généralement que leur sobriquet. Mais l’administration,
défiante envers ses agents et craignant que ses officiers
de gendarmerie n’imaginassent des collaborateurs fictifs,
procédait assez fréquemment à des révisions
minutieuses des différentes branches de son organisation.
Un inspecteur muni de larges pouvoirs enquêtait lui-même
sur les collaborateurs secrets, les voyait au besoin, les congédiait
ou les augmentait.
Ajoutons que leurs rapports étaient soigneusement vérifiés
- autant que faire se pouvait - les uns par les autres.
IV. UNE INSTRUCTION SUR LE RECRUTEMENT ET LE SERVICE DES
AGENTS PROVOCATEURS.
Ouvrons tout de suite un document que l’on peut considérer
comme l’alpha et l’oméga de la provocation. Il
s’agit de l’Instruction concernant l’agence secrète,
brochure de 27 pages dactylographiées, petit format. Notre
exemplaire (numéroté 35) porte à la fois, dans
les deux coins du haut, ces trois mentions : « Très
secrètes », « Ne doit être ni transmise
ni montré », « Secret professionnel ».
Que voilà d’insistance à recommander le mystère
! On comprendra bientôt pourquoi. Ce document, qui dénote
des connaissances psychologiques et pratiques, un esprit méticuleusement
prévoyant, un très curieux mélange de cynisme
et d’hypocrisie morale officielle, intéressera quelque
jour les psychologues.
Cela débute par des indications générales
:
La Sûreté politique doit tendre à détruire
les centres révolutionnaires au moment de leur plus grande
activité et ne pas gâcher son travail en s’arrêtant
à de moindres entreprises.
Ainsi le principe est : laisser se développer le mouvement
pour mieux le liquider ensuite.
Les agents secrets reçoivent un traitement fixe proportionné
aux services qu’ils rendent.
La Sûreté doit
éviter avec le plus grand soin de livrer ses collaborateurs.
À cette fin, ne les arrêter et ne les libérer
que lorsque d’autres membres d’égale importance
appartenant aux mêmes organisations révolutionnaires
pourront être arrêtés ou libérés.
La Sûreté doit
faciliter à ses collaborateurs l’acquisition de la
confiance des militants.
Suit un chapitre sur le recrutement.
Le recrutement des agents secrets est le souci constant du directeur
des Recherches et de ses collaborateurs. Ils ne doivent négliger
aucune occasion, même donnant peu d’espoir, de se procurer
des agents...
Cette tâche est extrêmement délicate. Il importe,
afin de l’accomplir, de rechercher les contacts avec les détenus
politiques...
Doivent être considérés comme prédisposés
à prendre du service
les révolutionnaires d’un caractère faible,
déçus ou blessés par le parti, vivant dans
la misère, évadés des lieux de déportation
ou désignés pour la déportation.
L’Instruction recommande d’étudier « avec
soin » leurs faiblesses et de s’en servir ; de converser
avec leurs amis et parents, etc. ; de multiplier « en toute
occasion les contacts avec les ouvriers, avec les témoins,
les parents, etc., sans jamais perdre de vue le but»...
Étrange duplicité de l’âme humaine !
Je traduis littéralement trois lignes déconcertantes
:
On peut se servir des révolutionnaires dans la misère
qui, sans renoncer à leurs convictions, consentent par besoin
à fournir des renseignements...
Il y en avait donc ?
Mais continuons.
Placer des moutons auprès des détenus est d’un
usage excellent.
Quand une personne paraît mûre pour prendre du service
- c’est-à-dire quand, sachant un révolutionnaire
aigri, matériellement gêné, ébranlé
peut-être par ses mécomptes personnels, on possède
en outre contre lui quelques chefs d’inculpation assez graves
pour le bien tenir en main :
Arrêter tout le groupe dont elle fait partie et conduire
la personne en question chez le directeur de la police ; avoir contre
elle des motifs de poursuites sérieux et se réserver
pourtant la possibilité de la relâcher en même
temps que les autres révolutionnaires incarcérés,
sans provoquer d’étonnement.
Interroger la personne en tête à tête. Tirer
parti pour la convaincre des querelles de groupes, des fautes des
militants, des blessures d’amour-propre.
On croit entendre, en lisant ces lignes, le policier paterne s’apitoyer
sur le sort de sa victime :
Ah oui, pendant que vous irez aux travaux forcés pour vos
idées, votre camarade X..., qui vous a joué de si
bons tours, fera bonne chère à vos dépens.
Que voulez-vous ? Les bons paient pour les mauvais !
Ça peut prendre - quand il s’agit d’un faible
- ou d’un affolé que menacent des années de
déportation...
Autant que possible, avoir plusieurs collaborateurs dans chaque
organisation.
La Sûreté doit diriger ses collaborateurs et non les
suivre.
Les agents secrets ne doivent jamais avoir connaissance des renseignements
fournis par leurs collègues.
Et voici un passage que Machiavel n’eût pas désavoué
:
Un collaborateur travaillant obscurément dans un parti révolutionnaire
peut être élevé dans son organisation par des
arrestations de militants plus importants.
Assurer le secret absolu de la provocation est naturellement l’un
des plus grands soucis de la police.
L’agent promet le secret absolu ; à son entrée
en service, il ne doit modifier aucunement ses façons de
vivre.
Les relations avec lui sont entourées de précautions
qu’il serait difficile de surpasser.
Des rendez-vous peuvent être assignés à des
collaborateurs dignes de toute confiance. Ils ont lieu dans des
appartements clandestins, composés de plusieurs pièces
ne communiquant pas directement entre elles, où l’on
puisse en cas de nécessité isoler différents
visiteurs. Le tenancier du logis doit être un employé
civil. Il ne peut jamais recevoir de visites personnelles. Il ne
doit ni connaître les agents secrets ni leur parler. Il est
tenu de leur ouvrir lui-même et de s’assurer avant leur
sortie que personne ne vient dans l’escalier. Les entretiens
ont lieu dans des chambres fermées à clé. Aucun
papier n’y doit traîner. Avoir soin de ne jamais faire
asseoir le visiteur ni près d’une fenêtre, ni
près d’un miroir. Au moindre indice suspect, changer
d’appartement.
Le provocateur ne peut en aucun cas venir à la Sûreté.
Il ne peut accepter aucune mission importante sans le consentement
de son chef.
Les rendez-vous sont pris par signes convenus à l’avance.
La correspondance est adressée à des adresses conventionnelles.
Les lettres des collaborateurs secrets doivent être écrites
d’une écriture méconnaissable et ne contenir
que des expressions banales. Se servir du papier et des enveloppes
correspondant au milieu social du destinataire. Employer les encres
sympathiques. Le collaborateur poste lui-même ses lettres.
Quand il en reçoit, il est tenu de les brûler aussitôt
après les avoir lues. Les adresses conventionnelles ne doivent
être inscrites nulle part.
Un problème grave était celui de la libération
des agents secrets arrêtés avec ceux qu’ils livraient.
À ce sujet l’instruction déconseille le recours
à l’évasion car :
Les évasions attirent l’attention des révolutionnaires.
Préalablement à toute liquidation d’une organisation,
consulter les agents secrets sur les personnes à laisser
en liberté en vue de ne pas trahir nos sources d’information.
De : Victor Serge
http://bellaciao.org/fr/spip.php?article81362
4ème partie : "Ce que tout révolutionnaire
doit savoir de la répression"
V. UNE MONOGRAPHIE DE LA PROVOCATION A MOSCOU (1912).
Une autre pièce choisie dans les archives de la provocation
va nous éclairer sur l’étendue de celle-ci.
Il s’agit d’une sorte de monographie de la provocation
à Moscou en 1912. C’est le rapport d’un haut
fonctionnaire, M. Vissarionov, qui fut chargé cette année-là
d’une tournée d’inspection à l’agence
secrète de Moscou.
Ce M. Vissarionov remplit sa mission du 1er au 22 avril 1912. Son
rapport forme un gros cahier dactylographié. À chaque
provocateur, désigné bien entendu par un sobriquet,
une notice détaillée est consacrée. Il en est
de très curieuses.
Au 6 avril 1912, il y avait à Moscou 55 agents provocateurs
officiellement en fonction. Ils se répartissaient comme suit
:
Socialistes-révolutionnaires, 17 ; social-démocrates,
20 ; anarchistes, 3 ; étudiants (mouvements des écoles),
11 ; institutions philanthropiques, etc., 2 ; sociétés
scientifiques, 1 ; zemstvos, 1. Et « l’agence secrète
de Moscou surveille également la presse, les octobristes
(parti K.D., constitutionnel démocrate), les agents de Bourtzev,
les Arméniens, l’extrême-droite et les jésuites
».
Les collaborateurs sont généralement caractérisés
par de simples notices à peu près ainsi conçues
:
Parti social-démocrate. Fraction bolchevik. Portnoï
(le Tailleur), tourneur sur bois, intelligent. En service depuis
1910. Reçoit 100 roubles par mois. Collaborateur très
bien renseigné. Sera candidat à la Douma.
A participé à la conférence bolchevik de Prague.
Des 5 militants envoyés en Russie par cette conférence,
3 ont été arrêtés...
D’ailleurs, revenant à la conférence bolchevik
de Prague, notre haut fonctionnaire de police se félicite
des résultats que les agents secrets y ont obtenus. Certains
ont réussi à s’introduire dans le comité
central, et c’est l’un d’entre eux, c’est
un mouchard, qui a été chargé par le parti
du transport de littérature en Russie. «Nous tenons
ainsi tout le ravitaillement de la propagande », constate
notre policier.
Ici une parenthèse. - Eh oui, ils tenaient à ce moment-là
le ravitaillement de la propagande bolchevik. L’efficacité
de cette propagande en était-elle amoindrie ? La parole imprimée
de Lénine perdait-elle quoi que ce soit de sa valeur, pour
avoir passé par les mains sales des mouchards ? La parole
révolutionnaire a toute sa force en elle-même : elle
n’a besoin que d’être 12 entendue. Peu importe
qui la transmet. Le succès de l’Okhrana n’aurait
été vraiment décisif que si elle avait pu empêcher
le ravitaillement des organisations bolchevik de Russie en littérature
de provenance étrangère.
Or, elle ne pouvait le faire que dans une certaine mesure, sous
peine de démasquer ses batteries.
VI. DOSSIERS D’AGENTS PROVOCATEURS.
Qu’est-ce qu’un agent provocateur ? Nous avons des
milliers de dossiers où nous trouverons sur la personne et
les actes de ces misérables une documentation abondante.
Parcourons-en quelques-uns.
Dossier 378. - Julie Orestovna Serova (dite Pravdivy - le Véridique
- et Oulianova). À une question du ministre sur les états
de service de ce collaborateur congédié (parce que
« brûlé »), le directeur de la police répond
en énumérant ses hauts faits. La lettre tient quatre
grandes pages. Je la résume, mais en termes à peu
près textuels :
Julie Orestovna Serova fut employée, de septembre 1907 à
1910, à la surveillance des organisations social-démocrates.
Occupant des postes relativement importants dans le parti, elle
put rendre de grands services, tant à Petrograd qu’en
province. Toute une série d’arrestations ont été
opérées d’après ses renseignements.
En septembre 1907, elle fait arrêter le député
à la Douma Serge Saltykov. Fin avril 1908, elle fait arrêter
quatre militants : Rykov, Noguine, « Grégoire »
et « Kamenev ».
Le 9 mai 1908, elle fait arrêter toute une assemblée
du parti. En automne 1908, elle fait arrêter « Innocent
» Doubrovsky, membre du comité central.
En février 1909, elle fait saisir le matériel d’une
typographie clandestine et le bureau des passeports du parti.
Le 1er mars 1905, elle fait arrêter tout le comité
de Pétersbourg. Elle a, en outre, contribué à
l’arrestation d’une bande d’expropriateurs (mai
1907), à la saisie de stocks de littérature et notamment
du transport illégal de littérature par Vilna. En
1908, elle nous a tenus au courant de toutes les réunions
du comité central et indiqué la composition des comités.
En 1909, elle a participé à une conférence
du parti à l’étranger, sur laquelle elle nous
a informés. En 1909, elle a surveillé l’activité
d’Alexis Rykov.
Ce sont de beaux états de service.
Mais Serova a fini par être brûlée. Son mari,
député à la Douma, a publié dans les
journaux de la capitale qu’il ne la considérait plus
comme sa femme.
On a compris. Comme elle ne pouvait plus rendre de services, ses
supérieurs hiérarchiques l’ont remerciée.
Elle est tombée dans la misère. Le dossier est rempli
de ses lettres au directeur de la Sûreté : protestations
de dévouement, rappels de services rendus, demandes de secours.
Je ne sais rien de plus navrant que ces lettres tracées
d’une écriture nerveuse et pressée d’intellectuelle.
Le « provocateur en retraite », comme elle se qualifie
quelque part elle-même, semble aux abois, harcelé par
la misère, dans un total désarroi moral. Il faut vivre.
Serova ne sait rien faire de ses mains. Son détraquement
intérieur l’empêche de trouver une solution,
un travail simple et raisonnable.
Le 16 août 1912, elle écrit au directeur de la police
: Mes deux enfants, dont l’aînée a cinq ans,
n’ont ni vêtements, ni chaussures. Je n’ai plus
de mobilier. Je suis trop mal vêtue pour trouver du travail.
Si vous ne m’accordez pas un secours, je serai réduite
au suicide... On lui accorde 150 roubles.
Le 17 septembre, autre lettre, à laquelle est jointe une
lettre pour son mari, que le directeur de la police voudra bien
faire poster : Vous verrez, dans la dernière lettre que j’écris
à mon mari, qu’à la veille d’en finir
avec la vie je me défends encore d’avoir servi la police.
J’ai décidé d’en finir. Ce n’est
plus ni comédie, ni recherche d’effet. Je ne me crois
plus capable de recommencer à vivre... Serova ne se tue cependant
pas. Quelques jours plus tard, elle dénonce un vieux monsieur
qui cache des armes.
Ses lettres forment à la fin tout un gros livre. En voici
une qui est touchante : quelques lignes d’adieu à l’homme
qui fut son mari : J’ai souvent été coupable
devant toi. Et maintenant encore je ne t’ai pas écrit.
Mais oublie le mal, souviens-toi de notre vie commune, de notre
travail commun et pardonne-moi. Je quitte la vie. Je suis fatiguée.
Je sens que trop de choses se sont brisées en moi. Je ne
voudrais maudire personne ; maudits soient pourtant les «
camarades » !
Où commence, dans ces lettres, la sincérité
? Où finit la duplicité ? On ne sait. On est devant
une âme complexe, mauvaise, douloureuse, polluée, prostituée,
mise à nu.
La Sûreté n’est cependant pas insensible à
ses appels. Chacune des lettres de Serova, annotée à
la main du chef de service, porte ensuite la résolution du
directeur : « Verser 250 roubles », « Accorder
50 roubles ». L’ancienne collaboratrice annonce la mort
d’un enfant. «Vérifier », écrit
le directeur.
Puis elle demande qu’on lui procure une machine à
écrire pour apprendre à dactylographier. La Sûreté
n’a pas de machines disponibles. À la fin, ses lettres
se font de plus en plus pressantes. Au nom de mes enfants, écrit-elle
le 14 décembre, je vous écris avec des larmes et du
sang : accordez-moi un dernier secours de 300 roubles. Il me suffira
à jamais. Et on le lui accorde, à la condition qu’elle
quittera Petrograd. Au total, en 1911, Serova reçoit 743
roubles en trois fois ; en 1912, 788 roubles en six fois. C’était,
à cette époque, assez considérable.
Après un dernier secours délivré en février
1914, Serova reçoit un petit emploi dans l’administration
des chemins de fer. Elle le perd bientôt pour avoir escroqué
de petites sommes à ses camarades de travail. On note dans
son dossier : « Coupable de chantage. Ne mérite plus
aucune confiance. » Sous le nom de Petrova, elle réussit
pourtant à prendre du service dans la police des chemins
de fer qui, renseignée, la congédie. En 1915, elle
sollicite encore un emploi d’indicatrice. Et le 28 janvier
1917, à la veille de la révolution, cette ancienne
secrétaire d’un comité révolutionnaire
écrivait à « Sa Haute Noblesse M. le Directeur
de la Police », lui rappelait ses bons et loyaux services
et lui proposait de l’informer sur l’activité
du parti social-démocrate dans lequel elle peut faire entrer
son second mari... À la veille des grands événements
que l’on sent venir, je souffre de ne pouvoir vous être
utile...
Dossier 383. « Ossipov », Nicolas Nicolaevitch Veretzky,
fils d’un pope. Etudiant. Collaborateur secret depuis 1903,
pour la surveillance de l’organisation social-démocrate
et de la jeunesse des écoles de Pavlograd. Envoyé
à Pétersbourg par le parti en 1905, avec mission de
faire entrer des armes en Finlande, se présente aussitôt
à la direction de la police pour y recevoir des instructions.
Soupçonné par ses camarades, est arrêté,
passe trois mois à la section secrète de l’Okhrana
et en sort pour être envoyé à l’étranger
« afin de se réhabiliter aux yeux des militants ».
Je cite textuellement la conclusion d’un rapport :
Veretzky donne l’impression d’un jeune homme tout à
fait intelligent, cultivé, d’une grande modestie, consciencieux
et honnête ; signalons à sa louange qu’il dispose
de la plus grande partie de son traitement (150 roubles) en faveur
de ses vieux parents.
En 1915, cet excellent jeune homme se retire du service et reçoit
encore douze mensualités de 75 roubles.
Dossier 317. «Le Malade ». Vladimir Ivanovitch Lorberg.
Ouvrier. Écrit maladroitement. Travaille en usine et reçoit
10 roubles par mois. Un prolétaire de la provocation.
Dossier 81. - Serge Vassilievitch Praotsev, fils d’un membre
de la Narodnaia Volia, se flatte d’avoir grandi dans un milieu
révolutionnaire et d’avoir de vastes et utiles relations...
Nous avons des milliers de dossiers semblables.
Car la bassesse et la misère de certaines âmes humaines
sont insondables.
Nous n’avons pas eu connaissance des dossiers de deux collaborateurs
secrets dont les noms suivent. Ils doivent pourtant être mentionnés
ici, comme des cas types : un intellectuel de grande valeur, un
tribun...
Stanislaw Brzozowski, écrivain polonais d’un talent
apprécié, aimé des jeunes, auteur d’essais
critiques sur Kant, Zola, Mikhailovsky, Avenarius, « héraut
du socialisme en lequel il voyait la plus profonde synthèse
de l’esprit humain et dont il voulait faire un système
philosophique embrassant la nature et l’humanité »
(Naprzod, 5 mai 1908), auteur d’un roman révolutionnaire,
La Flamme, touchait à l’Okhrana de Varsovie, pour ses
rapports sur les milieux révolutionnaires et « avancés
», des appointements mensuels de 150 roubles.
Le pope Gapone, l’âme, avant la révolution de
1905, de tout un mouvement ouvrier à Pétersbourg et
Moscou, l’organisateur de la manifestation ouvrière
de janvier 1905 ensanglantée, sous les fenêtres du
Palais d’Hiver, par les feux de salves tirés sur une
foule de suppliants conduite par deux prêtres portant le portrait
du tsar, le pope Gapone, incarnation véritable d’un
moment de la révolution russe, finit par se vendre à
l’Okhrana et, convaincu de provocation, fut pendu par le socialiste-révolutionnaire
Ruthenberg.
http://bellaciao.org/fr/spip.php?article84118
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