(Cet article a été publié en janvier 1938 dans la
revue Crapouillot.et se trouve curieusement, en français, sur un
site d’extrême gauche britannique What Next? ) Y Coleman
Les origines: La révolution industrielle du XIXe siecle
La plus profonde révolution des temps modernes, accomplie en
Europe dans la première moitié du XIXe siècle,
passe à peu près inaperçue des historiens. La révolution
française lui a déblayé les voies, les bouleversements
politiques qui s'échelonnent dans le monde entre 1800 et 1850
contribuent, pour la plupart, à la hâter. Le sens du développement
historique de cette époque est nettement discernable: un nouveau
mode de production s'établit, pourvu d'une nouvelle technique.
La révolution industrielle débute à vrai dire sous
le Premier Empire, avec les premières machines à vapeur.
La locomotive est de 1830. Déjà les métiers à
tisser, apparus tout au début du siècle, ont formé,
dans des centres comme Lyon, un prolétariat industriel. En quelques
dizaines d'années, la bourgeoisie, armée du machinisme,
transforme, souvent au sens littéral du mot, la surface du globe.
Les usines s'ajoutent aux fabriques et aux manufactures, changeant la
physionomie des villes, leur procurant parfois une croissance sans précédent.
Les chemins de fer et les bateaux à vapeur modifient les notions
mêmes de temps et d'étendue demeurées stables depuis
l'Antiquité. On voit se dégager, avec une brutale netteté,
les contours des nouvelles classes sociales et d'âpres luttes
s'engager entre elles. Le «vivre en travaillant ou mourir en combattant»
des canuts lyonnais signifie au monde l'apparition du Quatrième
État, né dans le désespoir. Moins de vingt ans
plus tard, deux jeunes penseurs, à peine connus de quelques cercles
de révolutionnaires, affirmeront, comme naguère Sieyès
pour la bourgeoisie, que, n'étant rien, le prolétariat
doit être tout: car tel est bien le sens du Manifeste communiste
que Karl Marx et Engels mettent au point, en 1847, à Paris et
Bruxelles, dans de misérables chambres d'hôtels...
L'Europe s'apprête aux tourmentes de 1848. Ce monde, riche en expériences,
sourdement et violemment travaillé par les conséquences
de la révolution bourgeoise (1789-93-1800...) dans son statut politique,
bouleversé par le machinisme et les modifications de structure
sociale qu'il accélère, vit sur des conflits d'idées
qui font penser à un combat de Titans. L'Allemagne, l'Italie, l'Europe
centrale, morcelées en petits États semi-féodaux,
ne font que d'entrer dans la voie de l'unité nationale, de sorte
que les aspirations sociales s'y compliquent d'idéalisme national
jeune-italien, jeune-allemand, jeune-tchèque... La Russie, entrée
dans la vie européenne depuis les guerres du Premier Empire qui
ont amené Alexandre Ier et ses cosaques à Paris, demeure
une monarchie absolue, fondée sur le servage; l'Angleterre, par
contre, où s'achève la révolution industrielle, est
une sorte de république couronnée, dans laquelle les bourgeois
millionnaires n'ont pas moins de souveraineté que les landlords;
les traditions de 1789-93 ne cessent d'animer en France des mouvements
qui font de ce pays le véritable laboratoire des révolutions.
Il faut tenir compte de la complexité et du dynamisme, d'aspects
multiples, de ce temps, pour y voir naître les idées du nôtre.
Karl Marx et Engels, venus d'Allemagne à Paris, cherchent à
réaliser la synthèse de la philosophie allemande, de l'expérience
révolutionnaire de la France et des progrès industriels
de l'Angleterre. Ils jettent ainsi les bases du socialisme scientifique.
Ils ont dû, pour y parvenir, réfuter l'affirmation individualiste
d'un autre jeune hégélien, qu'ils ont connu à Berlin,
Max Stirner, l'auteur de l'Unique et sa propriété, c'est-à-dire
d'un traité, raisonné à fond, de l'individualisme
anarchiste. Personne n'a mieux dressé, de toute sa chétive
hauteur, l'homme seul, l'Unique, prenant conscience de lui-même
pour résister à toute la machine sociale, que Max Stirner,
qui vit et meurt obscurément, dans une campagne de Prusse, en
cultivant son champ, seul, incompris même de sa femme. Son œuvre
aide, par opposition, Marx et Engels, qui la critiquent dans L'Idéologie
allemande, à poser le problème de l'homme social. Ils
rencontrent à Paris deux autres fondateurs de l'anarchisme, Proudhon
et Bakounine. Il se trouve ainsi, et nous n'avons pas à nous
en étonner, que les créateurs de toute la pensée
révolutionnaire moderne ont mûri dans les mêmes combats,
formés par les mêmes attentes, quelquefois contradictoires;
se sont coudoyés, compris, estimés, éclairés
les uns les autres, avant de se diviser, chacun obéissant à
sa loi intérieure – reflet d'autres lois plus générales
– pour accomplir sa mission propre.
Dès lors, les idées sont fixées. La doctrine individualiste
de Stirner, si elle a peu d'adeptes, ne semble pas, après quatre-vingts
ans, susceptible d'être revue ou amendée: elle est définitive,
dans l'abstrait. La doctrine du Manifeste communiste demeure aujourd'hui
la base du socialisme. La gestation de l'anarchisme sera plus longue,
puisqu'il n'atteint à ses formules contemporaines qu'avec Kropotkine,
Élisée Reclus et Malatesta, sensiblement plus tard, après
1870 et la fin du bakounisme proprement dit; mais les lignes essentielles
en sont données dès la moitié du XIXe siècle.
Comment ne pas voir dans ce fragment d'une lettre de Proudhon à
Karl Marx, datée de Lyon le 17 mai 1846, une des premières
affirmations de l'esprit libertaire dans la marche au socialisme: «Cherchons
ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode
dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous
parvenons à les découvrir; mais pour Dieu! après
avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point,
à notre tour, à endoctriner le peuple; ne tombons pas dans
la tradition de votre compatriote Martin Luther, qui, après avoir
renversé la théologie catholique, se mit aussitôt,
à grand renfort d'excommunications et d'anathèmes, à
fonder une théologie protestante. Depuis trois siècles,
l'Allemagne n’est occupée que de détruire le replâtrage
de M. Luther; ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par
de nouveaux gâchis. J'applaudis de tout mon cœur à votre
pensée de produire un jour toutes les opinions; faisons-nous une
bonne et loyale polémique; donnons au monde l'exemple d'une tolérance
savante et prévoyante, mais parce que nous sommes à la tête
du mouvement, ne nous faisons pas les chefs d'une nouvelle intolérance,
ne nous posons pas en apôtres d'une nouvelle religion, cette religion
fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison. Accueillons,
encourageons toutes les protestations; flétrissons toutes les exclusions,
tous les mysticismes; ne regardons jamais une question comme épuisée,
et quand nous aurons usé jusqu'à notre dernier argument,
recommençons s'il faut, avec l'éloquence et l'ironie. A
cette condition, j'entrerai avec plaisir dans votre association, sinon,
non1!»
Proudhon, Bakounine, Marx
Le Qu'est-ce que la propriété? de Proudhon est de 1840;
la Philosophie de la Misère de 1846. (Marx y répondra
par sa Misère de la philosophie...) Esprit juridique, esprit
pratique aussi, de petit artisan français, Proudhon définit
la propriété par le vol, constate en termes d'une clarté
parfaite l'antagonisme des possédants et des salariés
exploités, en déduit la nécessité d'une
révolution sociale, mais se réfugie aussitôt dans
le mutuellisme. Marx dira de lui que «le petit-bourgeois est la
contradiction vivante» – et Blanqui que «Proudhon
n'est socialiste que par l'illégitimité de l'intérêt2
.» Kropotkine le justifiera en ces termes: «Dans son système
mutuelliste, que cherchait-il, sinon de rendre le capital moins offensif,
malgré le maintien de la propriété individuelle,
qu'il détestait au fond de son cœur, mais qu'il croyait
nécessaire comme garantie pour l'individu contre l'État3
?» «La révolution qui reste à faire, écrit
Proudhon, consiste à substituer le régime économique
ou industriel au régime gouvernemental, féodal et militaire...
Alors le drapeau rouge sera proclamé étendard fédéral
du genre humain.» La plupart des arguments qui alimentèrent
la polémique entre Marx et Proudhon se retrouvent encore dans
l'arsenal actuel des marxistes et des anarchistes. L'aversion des anarchistes
pour l'action politique, conçue comme superflue par rapport à
l'action économique, seule valable, date de Proudhon. Comme beaucoup
de syndicalistes d'aujourd'hui, qui ont commencé par être
libertaires et révolutionnaires, avant de s'assagir dans le réformisme,
Proudhon, dans le système qu'il préconise, aboutit à
un ensemble de réformes destinées à garantir les
droits de l'individu-producteur et déduites, non de l'étude
du devenir social, mais de principes abstraits, à base de sentiments
et de moralité. Le grand moraliste révolutionnaire se
mue ainsi, malgré lui, en conservateur. «Après avoir
ébranlé le système social et proclamé l'imminence
de la révolution, il finissait par sauvegarder le mécanisme
actuel sous une forme plus on moins atténuée. S'il se
classe au rang des socialistes par sa critique, il demeure un conservateur
petit-bourgeois dans le domaine de la pratique4.» Le père
de l'anarchisme est aussi celui du réformisme.
Marx a, tout au début de sa carrière, réfuté
Stirner, puis combattu Proudhon; les dernières années de
sa vie, au sein de la Première Internationale, il les usera en
grande partie à combattre Bakounine, autre incarnation –
tout à fait indomptable – de l'esprit anarchiste. De petite
noblesse russe, officier dans l'armée du tsar Nicolas Ier, nourri
de despotisme au point de ne plus pouvoir vivre que pour la révolution,
combattant de 1848 à Dresde et à Prague, enchaîné
au mur de son cachot d'Olmütz, livré au tsar, enfermé
dans les forteresses de Pierre et Paul et de Schlüsselbourg, écrivant
là, dans une casemate, une Confession adressée à
Nicolas Ier, où fourmillent les passages prophétiques, déporté
en Sibérie, évadé, reprenant à travers l'Occident
sa vie de révolutionnaire, disciple et traducteur de Marx, adversaire
irréconciliable de Marx, fondateur d'une internationale secrète
dans la première Internationale des travailleurs, repoussé,
âprement combattu, parfois diffamé, émeutier, dans
ses dernières années, à Lyon et conspirateur à
Bologne, il ne renoncera à l'action qu'au dernier moment de sa
vie, pour mourir. Il aura beaucoup varié, avec une puissante fidélité
à lui-même. Sa définition de l'anarchie, la voici,
telle qu'il la donne dans Dieu et l'État: «Nous repoussons
toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée,
patentée, officielle et légale, même issue du suffrage
universel, convaincus qu'elle ne pourrait tourner jamais qu'au profit
de la minorité dominante et exploitante, contre les intérêts
de l'immense majorité asservie.»
Citons ici ses jugements, peu connus, sur Marx et Proudhon. Bakounine
écrit à Marx, en décembre 1868:
«Mon cher ami! Je comprends maintenant plus que jamais combien tu
as raison de suivre le grand chemin de la révolution économique
et de nous convier à nous y engager, en méprisant les gens
qui errent dans les chemins de traverse des équipées tantôt
nationales, tantôt politiques. Je fais maintenant ce que tu fais
déjà depuis vingt ans... Ma patrie est désormais
l'Internationale dont tu es l'un des fondateurs. Ainsi, mon cher ami,
je suis ton disciple et fier de l'être.»
Franz Mehring, dans sa biographie de Marx, cite encore les textes suivants,
de Bakounine:
«Marx est un penseur économiste sérieux et profond.
Son immense supériorité sur Proudhon vient de ce qu'il
est authentiquement matérialiste. Proudhon, en dépit de
tous les efforts qu'il a faits pour se dégager des traditions
de l'idéalisme classique, est néanmoins resté toute
sa vie un idéaliste impénitent, il tombait tour à
tour sous l'empire de la Bible ou du droit romain, comme je le lui disais
deux mois avant sa mort, et c'était toujours un métaphysicien
jusqu'au bout des ongles (...). Marx, en tant que penseur, est dans
la bonne voie. Il a établi – c'est sa thèse essentielle
– que tous les phénomènes religieux, politiques
et juridiques de l'histoire sont non les causes mais les conséquences
du développement économique (...). D'autre part, Proudhon
comprenait et sentait beaucoup mieux la liberté que Marx; Proudhon
avait l'instinct d'un vrai révolutionnaire quand il ne se laissait
pas séduire par les théories et les fantaisies. Il adorait
Satan et prêchait l'anarchie. Il est bien possible que Marx parvienne
à s'élever à un système de liberté
plus raisonnable encore que celui de Proudhon, mais il n’a pas
la puissance spontanée de ce dernier5.»
Bakounine lui-même, ses contemporains l'ont quelquefois appelé
«l'incarnation de Satan». A travers les dissensions, les
intrigues, les polémiques, les manœuvres où personne,
vraiment, n'a le beau rôle, qui mènent à sa perte
l'Internationale des travailleurs, un peu avant, un peu après
la défaite de la Commune de Paris, l'idée et le sentiment
anarchistes se précisent. L'influence de Bakounine finit par
l'emporter sur celle de Marx en Espagne, en Italie, en Russie, en Suisse
romande et partiellement en Belgique. Au «socialisme autoritaire»
de Marx, Bakounine oppose infatigablement, avec des organisations secrètes,
son «socialisme anti-autoritaire» qui prépare une
révolution sociale, immédiate et directe. «Nous
(...) refusons de nous associer à tout mouvement politique qui
n'aurait pas pour but immédiat et direct l'émancipation
complète des travailleurs.» C'est aussi la querelle du
romantisme révolutionnaire et du mouvement ouvrier naissant6.
Alors que Marx et Engels cherchent à bâtir une vaste organisation
internationale des ouvriers, appelée à progresser pas
à pas, pour devenir l'instrument de plus en plus efficace de
la lutte des classes, intervenir dans la vie politique, s'acheminer
enfin, avec une puissance irrésistible, vers la conquête
du pouvoir, instituer la dictature du prolétariat (dictature
contre les classes possédantes vaincues et, sous son autre face
essentielle, large démocratie des travailleurs), les bakounistes
entendent provoquer à brève écheance la subversion
du capitalisme par le simple déchaînement des forces populaires;
ils croient à la fois à une spontanéité
révolutionnaire des masses arriérées, c'est-à-dire
non organisées, et à l'action énergique de minorités;
ils condamnent l'action politique, dont ils dénoncent la duperie,
en lui opposant l'action insurrectionnelle; ils dénoncent, à
l'égal du capital, l'État et le principe d'autorité
dont il procède. A la centralisation étatique ils opposent
le fédéralisme (non sans centraliser d'ailleurs leur propre
organisation). Enfin, Bakounine, qui semble n'avoir jamais compris Marx
à fond, garde à certains égards des idées
spécifiquement russes sur le rôle, dans la révolution
à venir, de la pègre, des déclassés, des
hors la loi, des bandits: il leur attribue une fonction utile et importante.
Le banditisme fut souvent, en effet, dans la vaste Russie paysanne livrée
au despotisme, une forme sporadique de la protestation révolutionnaire
des masses; et les déclassés, nobles et petits-bourgeois
passés à la cause populaire commençaient a former
une intelligentsia révolutionnaire. Marx par contre, instruit
par l'expérience des pays industriels, savait que le «lumpen-prolétariat»
ou «sous-prolétariat en haillons» qui constitue la
populace des grandes villes, loin d'être, de par sa nature même,
un facteur révolutionnaire, est infiniment corruptible et instable,
c'est-à-dire enclin à servir la réaction; c'est
sur les masses ouvrières organisées qu'il fondait son
espoir et non sur le déchaînement de la populace. Dans
L'État et l'anarchie, Bakounine s'indigne de ce que «la
populace paysanne qui (...) ne jouit pas de la sympathie des marxistes
et se trouve à l'échelon le plus bas de la culture»
doive être, suivant le schéma de la révolution de
Marx, «probablement gouvernée par le prolétariat
des villes et des fabriques». En Russie absolutiste et semi-féodale,
la paysannerie la plus pauvre est, en effet, un facteur de révolution
– dont Bakounine ne fait que surévaluer les capacités;
et comme il n'y a guère de prolétariat, on est amené
à comprendre l'erreur théorique de l'anarchiste. Marx,
par contre, commentant ces lignes, observe avec raison qu'en Europe
occidentale, les petits propriétaires ruraux «font échouer
toute révolution ouvrière comme ils l'ont fait jusqu'à
présent en France» – et lui imposeront à l'avenir
toute une politique de gouvernement. «Bakounine voudrait, note-t-il,
que la révolution sociale européenne, fondée sur
la production capitaliste, s'accomplisse au niveau de l'agriculture
des peuples pastoraux russes et slaves7!»
On remarquera que l'anarchisme bakouniste ne s'enracina que dans les
pays agricoles, où il n'y avait presque pas de prolétariat
véritable: Russie, Espagne, ltalie. Il fut également influent
sur quelques points où, rejoignant la tradition libertaire et
mutuelliste de Proudhon, il devint l'idéologie de petits artisans:
à Paris, en Suisse romande, en Belgique. Sitôt que le développement
industriel s'accentuera dans ces mêmes pays, l'anarchisme y cédera
la prééminence, dans le mouvement révolutionnaire,
au socialisme ouvrier, marxiste.
Kropotkine, Reclus, Malatesta
Bakounine meurt en 1876. Les trois têtes qui vont repenser le
problème à neuf sont dejà prêtes à
prendre sa succession. Le prince Pierre Kropotkine, officier, voyageur
et géographe, s'est lié aux cercles révolutionnaires
de Russie, a subi l'influence bakouniste, étudié Fourrier,
Saint-Simon, Tchernychevski. Il s'évade de la forteresse de Pierre
et Paul où conduit forcément, sous l'Empire policier,
toute pensée désintéressée. Élisée
Reclus, jeune savant passionné de connaître la terre, a
passé par les bataillons de la Commune, vu fusiller Duval, marché,
prisonnier à la face poudreuse, sur la route de Versailles. Enrico
Malatesta est un ouvrier italien. Avec eux le communisme anarchiste
atteint à la fin du siècle une étonnante clarté
intellectuelle, une rayonnante hauteur morale. Le mouvement ouvrier
s'alourdit de scories et s'embourbe au sein d'une société
capitaliste en plein essor. Vastes organisations syndicales, puissants
partis de masses dont la social-démocratie allemande est l'exemple,
s'incorporent en réalité au régime qu'ils affectent
de combattre. Le socialisme s'embourgeoise, jusque dans sa pensée
qui refoule délibérément les prévisions
révolutionnaires de Marx; il s'installe dans la prospérité
capitaliste à l'epoque bénie où le partage du monde,
c'est-à-dire des pays producteurs de matières premières
et des marchés, n'étant pas terminé, l'industrie,
le commerce et la finance peuvent se croire voués à des
progrès incessants. Les aristocraties ouvrières et les
bureaucraties politique et syndicale donnent le ton à la revendication
prolétarienne assagie ou réduite à un révolutionnarisme
purement verbal. Ce n'est qu'opportunisme, parlementarisme, réformisme,
révision du socialisme avec Bernstein, ministérialisme
avec Millerand, combines politiques. La généreuse intelligence
d'un Jaurès ne l'empêche pas d'admettre la présence,
dans un cabinet de Waldeck-Rousseau, du socialiste Millerand, à
côté du fusilleur de la Commune, M. le général
marquis de Galliffet. L'intransigeance doctrinale, quand elle se manifeste,
avec un Kautsky, un Guesde, ne parvient pas à remonter le courant;
elle reste théorique. De plus, rébarbative, car la vie
profonde manque à ses formules. Envisagez les conséquences
de cet état de choses dans la vie personnelle: cela compte plus
qu'on ne pense de coutume. Le militant a cédé le pas au
fonctionnaire et au politique; le politique n'est souvent qu'un politicien.
Ce socialisme qui a perdu son âme révolutionnaire –
plus d'une fois l'ayant vendue pour un plat de lentilles bien servi
dans l'assiette au beurre – peut-il satisfaire toute la classe
ouvrière?
Le prolétariat comprend des couches d'ouvriers mal payés,
manœuvres et professions défavorisées (on esquissera
même à leur sujet une théorie des métiers majeurs
et des métiers mineurs), des immigrés venus des pays industriellement
arriérés, des déclassés, des artisans cultivés
menacés de prolétarisation: bref beaucoup d'inquiets, d'insatisfaits,
pour lesquels il n'y a pas de prospérité capitaliste, pour
lesquels dès lors subsiste, dans toute sa dureté, le problème
de la révolution et, avec lui, celui de la vie des révolutionnaires.
Kropotkine, Élisée Reclus, Malatesta (et bientôt Jean
Grave, Sébastien Faure, Luigi Fabbri, Max Nettlau...) leur apportent
une idéologie virile, dont le mérite éclatant est
d'être inséparable de la vie personnelle. L'anarchisme, tout
autant qu'une doctrine d'émancipation sociale, est une règle
de conduite. Nous y voyons une réaction profondément saine
contre la corruption du socialisme à la fin du XIXe siècle.
Pas plus qu'elle ne saurait être considérée en soi,
détachée de son contenu social, une idéologie ne
peut l'être détachée de son contenu moral, de ce qu'aujourd'hui
on appellerait sa mystique. La théorie du communisme anarchiste,
bien que Kropotkine et Reclus aient pris grand soin de la rattacher à
la science, procède moins de la connaissance, de l'esprit scientifique
que d'une aspiration idéaliste. C'est un utopisme armé de
connaissance, et d'une connaissance du mécanisme du monde moderne
beaucoup moins objective, moins scientifique que celle du marxisme. C'est
aussi un optimisme de déclassés désespérés:
les bombes de Ravachol et d'Émile Henry l'attestent.
De la constatation de l'iniquité sociale et de l'acheminement,
qu'il observe, vers des formes collectives de propriété,
Kropotkine (La Conquête du pain, Pages d'un révolté)
déduit la nécessité de la révolution. Celle-ci
doit se faire contre le capital et contre l'État. La société
de demain sera communiste et fédéraliste: une fédération
de communes libres, formées à leur tour de multiples associations
de travailleurs libres.
Dans L'Entraide, un de ses livres les plus remarquables, Kropotkine
s'attache à démontrer que la solidarité fut de
tout temps la base même de la vie sociale. Les communes des belles
époques du Moyen Age, qui se passaient de l'État, lui
paraissent préfigurer les communes futures d'une société
décentralisée, sans État. Comment travailler pour
la révolution? Le communisme anarchiste repousse l'action politique
et n'admettra qu'après des années de luttes intérieures
l'action syndicale. Il fait appel, plus qu'aux classes sociales, aux
hommes de bonne volonté, à la conscience plus qu'aux intérêts
économiques des masses.
Vivant selon leur idéal d'hommes libres et désintéressés,
les anarchistes éveilleront l'esprit de révolte et de solidarité
des masses; susciteront en elles une conscience nouvelle; déchaîneront
leurs forces créatrices – et la révolution se fera
le jour où les masses auront compris...
Idéalisme
Les écrits procurent une singulière impression d'intelligence
ingénue, d'énergie morale, de foi et, disons le mot, d'aveuglement.
«Pour résoudre le problème social en faveur de tous
il n’y a qu'un moyen: expulser révolutionnairement le gouvernement;
exproprier révolutionnairement les détenteurs de la richesse
sociale; mettre tout à la disposition de tous et faire en sorte
que toutes les forces, toutes les capacités, toutes les bonnes
volontés existant parmi les hommes agissent pour pourvoir aux
besoins de tous.» (E. Malatesta: L'Anarchie.)
Je ne découpe pas arbitrairement un texte: il n'y a pas de contexte.
Les affirmations de ce genre foisonnent dans les publications anarchistes.
Sur le «comment s'y prendre», pas un mot d'explication.
Parcourons L'Encyclopédie anarchiste éditée à
Paris il y a peu d'années. Première page:
«Bien-être pour tous!
Liberté pour tous!
Rien par la contrainte: tout par l'entente libre!
Tel est l'Idéal des anarchistes. Il n'en existe pas de plus précis,
de plus humain, de plus élevé.»
La sociologie de Sébastien Faure procède tout bonnement
des constatations suivantes:
1. L'individu recherche le bonheur;
2. La société a pour but de le lui procurer;
3. La meilleure forme de société est celle qui se rapproche
le plus de ce but...8
De là se déduit, par le simple mécanisme du raisonnement
logique, la doctrine de l'entente universelle. Grotius, Bossuet, Mably,
Helvetius, Diderot, Morelly, Stuart Mill, Bentham, Buchner sont cités,
pour finir par Benoît Malon: «Le plus grand bonheur du plus
grand nombre, par la science, la justice, la bonté, le perfectionnement
moral: on ne saurait trouver plus vaste et plus humain motif éthique.»
(P.63.)
Sans doute, sans doute, serait-on tenté d'objecter, si l'on ne
se sentait désarmé par cette passion du bien public acharnée
à tirer d'elle-même tout un édifice de raisonnements
derrière lequel disparaît la réalité, mais,
encore une fois, comment s'y prendre?
La conclusion de Sébastien Faure est d'un ton prophétique,
sans plus:
«Partout, partout l'Esprit de Révolte se substitue à
l'Esprit de soumission; le souffle vivifiant et pur de la Liberté
s'est levé; il est en marche; rien ne l'arrêtera; l'heure
approche où, violent, impétueux, terrible, il soufflera
en ouragan et emportera, comme fétus de paille, toutes les institutions
autoritaires. C'est dans ce sens que se fait l'Évolution. C'est
vers l'anarchie qu'elle guide l'Humanité.» (P. 69.)
Le vieux militant écrit ces lignes au bout d'une longue vie de
combats, au moment où les régimes totalitaires s'imposent
à la fois par la contre-révolution et par la révolution
socialiste; où il n'est plus question que de plans, d'économie
dirigée, de dictature démocratique et de démocratie
autoritaire.
«... En fait comme en théorie, l'anarchiste est antireligieux,
anticapitaliste (le capitalisme est la phase présentement historique
de la propriété) et antiétatiste. Il mène
de front le triple combat contre l'Autorité. Il n'épargne
ses coups ni à l'État, ni à la Propriété,
ni à la Religion. Il veut les supprimer tous les trois... Nous
ne voulons pas seulement abolir toutes les formes de l'Autorité,
nous voulons encore les détruire toutes simultanément
et nous proclamons que cette destruction totale et simultanée
est indispensable9.»
Du point de vue scientifique, cette doctrine d'agitation est en régression
très nette sur les synthèses optimistes de Kropotkine et
d'Élisée Reclus, aboutissant à une éthique
et à un socialisme libertaire réellement fondés sur
la connaissance de l'évolution historique. (L'optimisme philosophique,
au demeurant, n'a pas besoin d'être justifié; il est, il
est une idée force et bien enracinée en nous.) Nous assistons
à un déclin de l'anarchisme qui, depuis la guerre mondiale,
n'a plus produit un seul idéologue comparable à ceux de
la vieille génération. Les militants réputés
d'aujourd'hui – Rudolf Rocker, Emma Goldman, Luigi Bertoni, Sébastien
Faure, E. Armand, Max Nettlau, Voline, Vladimir Barnach, Aaron Baron10
– sont des hommes d'avant-guerre. Les hommes d'action sont allés
au syndicalisme.
Anarchisme chrétien. Individualisme
Deux formes particulières de la pensée anarchiste mériteraient
d'être étudiées: l'anarchisme chrétien et
l'individualisme, qui d'ailleurs se touchent: «Le salut est en
toi.» Tolstoï s'est quelquefois qualifié d’anarchiste
chrétien. L'esprit de révolte contre toute injustice peut
s'affirmer par la non-résistance au mal par la violence. Il n'y
faut qu'un milieu social propice, comme celui des sectes religieuses
russes ou hollandaises.
J'ai vécu autrefois l'expérience de l'anarchisme individualiste
français, apparenté à d'autres mouvements analogues,
notamment aux États-Unis où des Italiens, étudiant
Stirner, citant Ibsen, s'inspirant de Josiah Warren, de Benjamin Tucker
et d'E. Armand, publiaient une grande feuille au titre fier: Nihil.
Qu'il me soit permis de citer ici les notes que j'ai publiées
sur ce sujet dans Esprit11 :
«L'anarchisme nous prit tout entiers parce qu'il nous demandait
tout, nous offrait tout. Pas un recoin de la vie qu'il n'éclairât,
du moins nous semblait-il. On pouvait être catholique, libéral,
radical, socialiste, syndicaliste même, sans rien changer à
sa vie, à la vie par conséquent. Il y suffisait après
tout de lire le journal correspondant; à la rigueur de fréquenter
le café des uns ou des autres. Tissé de contradictions,
déchiré en tendances et sous-tendances, l'anarchisme exigeait
avant tout l'accord des actes et des paroles, un changement total dans
la manière d'être. C'est pourquoi nous allâmes à
la tendance extrême (à ce moment), celle qui, par une dialectique
rigoureuse, en arrivait, à force de révolutionnarisme, à
n'avoir plus besoin de la révolution... Nous y fûmes un peu
poussés par le dégoût d'un certain anarchisme académique,
très assagi, dont Jean Grave était le pontife aux Temps
Nouveaux. L'individualisme venait d'être affirmé par Albert
Libertad... Sa doctrine, qui devint la nôtre, était celle-ci:
'Ne pas attendre de révolution. Les prometteurs de révolutions
sont des farceurs comme les autres. Faire sa révolution soi-même.
Etre des hommes libres, vivre en camaraderie...'. Je simplifie évidemment,
mais c'était aussi d'une belle simplicité: Commandement
absolu, règle et 'que crève le vieux monde!'. De là
partirent naturellement bien des déviations. 'Vivre selon la raison
et la science', conclurent certains, et leur pauvre scientisme, qui invoquait
souvent la biologie mécaniste d'Yves Le Dantec, les conduisit à
toutes sortes de ridicules, comme l'alimentation végétarienne
ou fruitarienne, dépourvue de sel, et aussi à des fins tragiques.
On vit de jeunes végétariens engager des luttes sans issue
contre la société entière. D'autres conclurent: 'Soyons
des en-dehors, il n'y a de place pour nous qu'en marge de la société',
sans se douter que la société n'a pas de marge, qu'on y
est toujours, y fût-on au fond des geôles, et que leur ’égoïsme
conscient’ rejoignait, parmi les vaincus, l'individualisme bourgeois
le plus féroce. Les troisièmes enfin, dont j'étais,
tentèrent de mener de pair la transformation individuelle et l'action
révolutionnaire, selon le mot d'Élisée Reclus: 'Tant
que durera l'iniquité sociale, nous resterons en état de
révolution permanente...' (Je cite de mémoire.) L'individualisme
anarchiste nous donnait prise sur la plus poignante réalité,
sur nous-mêmes. Sois toi-même. Seulement, il se développait
dans une autre ville-sans-évasion-possible, Paris, immense jungle,
où un individualisme primordial, autrement dangereux, celui de
la lutte pour la vie la plus darwinienne, réglait tous les rapports.
Partis des servitudes de la pauvreté, nous nous retrouvions devant
elles. Etre soi-même eût été un précieux
commandement et peut-être un haut accomplissement, si seulement
c'eût été possible; cela ne commence à devenir
possible que lorsque les besoins les plus impérieux de l'homme,
ceux qui le confondent, plus qu'avec la foule de ses semblables, avec
les bêtes, sont satisfaits. La nourriture, le gîte, le vêtement
nous étaient à conquérir de haute lutte. Le problème
des jeunes sans le sou, qu'une puissante aspiration déracine, «arrache
au carcan», comme nous disions, se pose en termes à peu près
insolubles. Plusieurs camarades devaient glisser bientôt dans ce
qu'on appela l'illégalisme, la vie non plus en marge de la société,
mais en marge du code. 'Nous ne voulons être ni exploiteurs ni exploités',
affirmaient-ils sans s'apercevoir qu'ils devenaient, tout en restant l'un
et l'autre, des hommes traqués. Quand ils se sentirent perdus,
ils décidèrent de se faire tuer, n'acceptant pas la prison.
'La vie ne vaut pas ça!' me disait l'un, qui ne sortait plus sans
son browning. 'Six balles pour les chiens de garde, la septième
pour moi. Tu sais, j'ai le cœur léger....' C'est lourd, un
coœur léger. La doctrine du salut qui est en nous aboutissait,
dans la jungle sociale, à la bataille de l'Un contre tous.»
Les racines sociales de cette idéologie de jeunes désespérés
sont visibles. Plusieurs individualistes sont morts sur l'échafaud,
d'autres au bagne; plusieurs ont préféré se faire
tuer en résistant à la police, trouvant une suprême
satisfaction à livrer seuls leur dernier combat à la société
entière. Ils avaient l'étoffe de vrais révolutionnaires
et l'époque étouffante était au calme saturé
d'électricité de l'avant-guerre.
Par l'erreur individualiste, la pensée anarchiste se rattache le
mieux à la philosophie bourgeoise. Nous en apercevons dès
lors les deux sources opposées: idéalisme prolétarien
menant au socialisme libertaire; individualisme absolu poussant à
ses conséquences extrêmes le darwinisme social de la concurrence
capitaliste. On en voit bien la connexion avec le «laisser-faire,
laisser-passer», l'antiétatisme, l'individualisme des économistes
libéraux, la philosophie positiviste d'un Herbert Spencer (l'Individu
contre l'État). La société bourgeoise vit d'individualisme
jusqu'au moment où son appareil de production, démesurément
développé, cesse d'être gouvernable par des individus,
les trusts et les cartels ayant tué la libre concurrence et la
lutte des classes mettant en question la propriété. On découvre
alors les masses, on aperçoit la nécessité d'une
organisation supérieure de l'industrie, envisagée dans son
ensemble par le plan. La notion même de l'individu ou, mieux, de
la personne, s'est modifiée; l'homme nous apparaît plus social
que jamais, modelé, enrichi ou appauvri, diminué ou grandi
par sa condition; instable, complexe, contradictoire même, car ce
que l'on appelait son Moi est surtout le point d'intersection d'une multitude
de lignes d'influences. Notre notion de la personne n'en est pas affaiblie,
mais rénovée, replacée en quelque sorte dans l'ambiance.
Mais l'individualisme anarchiste d'E. Armand, en retard de plus d'un quart
de siècle, procède encore d'affirmations comme celle-ci:
«En dépit de toutes les abstractions, de toutes les entités
laïques ou religieuses, de tous les idéaux grégaires,
à la base des collectivités, des sociétés,
des associations, des agglomérations, des totalités ethniques,
territoriales, morales, religieuses, se trouve l'unité-personne,
la cellule-individu. Sans celle-ci, celles-là n'existeraient point....
L'individu a préexisté au groupe, c'est évident.
La société est le produit d'additions individuelles12.»
Rien n'est moins évident que la préexistence de l'individu
par rapport au groupe; il faut tout au moins que la famille le précède.
Et nous savons que la famille se dégage peu à peu de la
communauté primitive. Tout porte à croire que les espèces
animales dont devait naître l'espèce humaine étaient
sociables... La société a vraisemblablement précédé
l'humanité; elle a en tout cas précédé la
personne et l'idée même d'individu, comme l'être précède
forcément la conscience, comme la conscience nette naît de
la conscience obscure et l'œuvre de l'ébauche...
L'anarchisme individualiste d'aujourd'hui, vivant sur des idées
dépassées, a renoncé à toute ambition révolutionnaire.
Démission où l'on peut reconnaître l'aveu d'une
débilité. Cette tendance se cantonne dans l'organisation
des «en-dehors» en portant la plus vive attention aux rapports
des sexes...
L'épreuve des révolutions; Bakounine, «révolutionnaire
professionnel»
Ne sied-il pas de juger une doctrine de révolution totale à
l'épreuve des révolutions? Bakounine, pour qui «l'esprit
destructeur était aussi l'esprit créateur», avait
sur la pratique révolutionnaire des idées d'une rude clarté.
Le terroir russe lui insufflait une énergie que rien n'affadissait.
On est loin, avec lui, de la vague rhétorique humanitaire et
subversive de l'Encyclopédie anarchiste d'édition récente.
(On retrouve, en revanche, quelque chose de lui dans la biographie d'un
Durutti.) Bakounine est mû par le besoin inextinguible de transformer
le monde. Aucune arme efficace ne lui paraît inadmissible. Antiautoritaire,
il a la passion de l'organisation. Bien avant Lénine, il s'acharne
à bâtir – contre Marx, malgré Marx —
une vaste organisation de «révolutionnaires professionnels»
au sens strict du mot, dévoués, disciplinés, obéissant,
pour déchaîner la tempête, au «dictateur invisible»
– c'est-à-dire à lui-même. Il invente le noyautage,
dans la Première Internationale: et c'est là le drame
de son Alliance Internationale de la Démocratie sociale, doublée
d'une société secrète, qui devait jouer un rôle
décisif dans la dislocation de l'Internationale des travailleurs
(1872).
On est frappé, à l'étudier, par la continuité
de sa pensée et de son action. De quelle révolution préparait-il,
à la fin de sa vie, l'instrument? De celle qu'il avait concue
des 1848. Brupbacher résume ainsi sa conception à ce moment:
«Il projetait, pour la Bohême, une révolte radicale
et décisive qui, même vaincue, eût tout bouleversé.
Tous les nobles devaient être chassés, tous les ecclésiastiques,
tous les féodaux; tous les domaines eussent été
confisqués, et on les eût, d'une part, répartis
entre les paysans pauvres et, d'autre part, employés à
couvrir les frais de la révolution. Tous les châteaux devaient
être détruits, tous les tribunaux supprimés, tous
les procès suspendus, toutes les hynothèques et toutes
les dettes au-dessous de 1 000 gouldens annulées. Une telle révolution
eût rendu impossible tout essai de restauration, dût-il
être tenté par une réaction victorieuse, et eût
également servi d'exemple aux révolutionnaires allemands.
La Bohême devait être transformée en un camp révolutionnaire
d'où serait partie l'offensive déclenchée par la
révolution dans tous les pays... On eût créé
à Prague un gouvernement révolutionnaire disposant de
pouvoirs dictatoriaux illimités et assisté par un petit
nombre de spécialistes. Les clubs, les journaux, les manifestations
eussent été interdits, la jeunesse révolutionnaire
envoyée dans le pays pour y faire de l'agitation et créer
une organisation militaire et révolutionnaire. Tous les chômeurs
devaient être armés et enrôlés dans une armée
'rouge' commandée par d'anciens officiers et sous-officiers polonais
et autrichiens13...»
Dans la Confession qu'il adresse, de la forteresse de Schlüsselbourg,
au tsar Nicolas Ier, signée «un criminel suppliant»
(«Il fallait bien, dira-t-il dans quelques années à
ses amis de Londres, me tirer des pattes de l'Ours14...»), il trace
de la future révolution russe un tableau où ne manquent
vraiment que les seuls mots: dictature du prolétariat. Le voici:
«Je crois qu'en Russie, plus qu'ailleurs, un fort pouvoir dictatorial
sera de rigueur, un pouvoir qui sera exclusivement préoccupé
de l'élévation et de l'instruction de la masse; un pouvoir
libre dans sa tendance et dans son esprit, mais sans formes parlementaires:
imprimant des livres de contenu libre, mais sans liberté de la
presse; un pouvoir entouré de partisans, éclairé
de leurs conseils, raffermi par leur libre collaboration, mais qui ne
soit limité par rien ni par personne.»
Nous trouvons même ici une nette préfiguration de la théorie
du dépérissement de l'État qui sera formulée
par Lénine en 1917:
«Je me disais que toute la différence entre cette dictature
et le pouvoir monarchique consisterait uniquement en ce que la première,
selon l'esprit de ses principes, doit tendre à rendre superflue
sa propre existence, car elle n’aurait d'autre but que la liberté,
l'indépendance et la progressive maturité du peuple15...
»
Les bakounistes dans la révolution espagnole de 1873-74
Les bakounistes subissent, en 1873, en Espagne l'épreuve du
feu. Seulement, comme il est de règle, les disciples ne valent
pas le maître. Paralysés par leurs propres formules. Le
roi Amédée s'en va, l'insurrection carliste éclate
au Pays basque. Des soulèvements spontanés assurent dans
la plupart des villes une facile victoire aux républicains intransigeants
et aux bakounistes. Séville, Cordoue, Grenade, Malaga, Cadix,
Alcoy, Valence, Murcie, Carthagène se veulent communes libres.
La commune de Carthagène ou «canton souverain», allait
résister plus de cinq mois, de fin juillet 1873 au 11 janvier
1874. Les cantons révolutionnaires furent soumis l'un après
l'autre. Engels a donné une analyse, peut-être partiale,
probante en tout cas, des causes de cette défaite qui allait
amener une restauration monarchique. Les Alliancistes – membres
de l'Alliance démocratique de Bakounine – repoussaient
l'action politique16 ; ils s'abstinrent de participer aux élections
à la Constituante, «contribuant par là à
ce que fussent élus presque exclusivement des bourgeois républicains».
«Dès que les événements mettent le prolétariat
au premier plan, constate Engels, l'abstention devient une ineptie tangible
et l'intervention active de la classe ouvrière une nécessité
incontestable.» Cette ineptie ne fut pas la seule. Au plus fort
de la lutte, les bakounistes barcelonais, toujours pleins d'aversion
pour la lutte politique, n'appelèrent les ouvriers qu'à
la grève générale; ils ne voulurent pas prendre
le pouvoir. (La victoire eût été pour ainsi dire
décidée par l'adhésion de Barcelone, mais Barcelone
ne bougea pas.) Et la Solidarité révolutionnaire écrivit:
«La révolution est en permanence sur la place publique...
»
Une échauffourée obligea les bakounistes à prendre
le pouvoir à Alcoy, cité manufacturière. Ils créèrent
un Comité du salut public – bien que leurs délégués
au Congrès de Saint-Imier eussent décidé, fort
peu de temps auparavant, que «toute organisation d'un pouvoir
politique soi-disant provisoire ou révolutionnaire ne peut être
qu'une nouvelle duperie et serait aussi dangereuse pour le prolétariat
que les gouvernements existants... »
Aussi lourdement handicapés par leur doctrine, que pouvaient-ils
faire? Ils ne firent rien. Bakounine venait de se déclarer pour
la guerre des partisans, contre la centralisation militaire (Lettres
à un Français, 1870). Chaque commune se battit pour son
propre compte. La gendarmerie – la Guardia civil – put les
vaincre l'une après l'autre. L'Andalousie fut soumise en quinze
jours. Valence résista deux semaines. Dans tout ceci la division
entre internationalistes (marxistes) et alliancistes (bakounistes, les
plus nombreux) avait joué un rôle aussi funeste que «l'intransigeance»
verbale des républicains. Engels conclut: «Les bakounistes
d'Espagne nous ont incomparablement montré comment il ne faut
pas faire la révolution17.»
La révolution russe
L'influence anarchiste est souvent grande en Russie, au début
de la révolution; mais il se trouve que les événements
posent à chaque heure, inexorablement, la seule question capitale
à laquelle les anarchistes n'aient point de réponse: celle
du pouvoir. Le tsar abdique devant la classe ouvrière et la garnison
insurgée de Petrograd. A qui le pouvoir? Un Gouvernement Provisoire
(bourgeois) se crée, à côté du Soviet ouvrier.
Il y a deux pouvoirs. Après les émeutes de juillet, Lénine,
caché dans une hutte de berger, en Finlande, aborde le problème
des problèmes en se mettant à écrire L'État
et la révolution. L'objection anarchiste le préoccupe
tout autant que l'autoritarisme routinier du socialisme. Ce sont deux
écueils mortels. Lénine entend rendre justice aux anarchistes,
traités naguère de bandits par Plekhanov – et par
nombre d'autres mandarins du réformisme international. «Le
marxisme avili par les opportunistes», ne comprend rien au problème
de l'État. L'anarchisme non plus:
«Sur ces deux questions de politique concrète: faut-il
démolir la vieille machine d'État et par quoi la remplacer?
lL'anarchisme n'a rien apporté même d'à peu près
satisfaisant... Nous ne nous séparons nullement des anarchistes
sur la suppression de l'État comme but. Nous affirmons que pour
atteindre ce but, il est indispensable d'utiliser provisoirement contre
les exploitants les intruments, les moyens et les procédés
du pouvoir politique, de même que pour supprimer les classes,
il est indispensable d'établir la dictature provisoire de la
classe opprimée. Marx choisit la façon la plus tranchée
et la plus nette de poser la question contre les anarchistes: les ouvriers
doivent-ils, en secouant 'le joug des capitalistes', 'déposer
les armes', ou au contraire les tourner contre les capitalistes afin
de briser leur résistance? Or, si une classe fait systématiquement
usage de ses armes contre une autre classe, qu'est-ce là, sinon
une 'forme passagère' d'État18?»
Car «la révolution est bien la chose la plus autoritaire
qui soit» (Engels). On sait la solution de Lénine: démolir
de fond en comble la vieille machine de l'État; édifier
tout de suite sur ses décombres un pouvoir – un État
– radicalement différent, nouveau, comme il n'y en eut
encore jamais, comme la Commune de Paris, en 1871, paraît le préfigurer;
un État-Commune, sans caste de fonctionnaires, sans police ni
armée distinctes de la nation, où les travailleurs exerceraient
un pouvoir direct par leurs conseils locaux, féderés;
un État, à la fois, tout à fait décentralisé,
par conséquent, et pourvu d'un mécanisme central bien
agissant; un État démocratique et libertaire, travaillant
à préparer sa propre résorption dans la collectivité
du travail, mais exerçant, contre les classes dépossédées,
une véritable dictature, dans l'intérêt du prolétariat...
Lénine n'est pas un utopiste forgeant des théories; il
s'inspire de ce qui est pour en tirer le plus grand parti vers ce qui
doit être. Ce nouvel État existe déjà à
côté, au-dessous de l'ancien, formé en tous lieux
par les Soviets. Il n'y a plus qu'à le consacrer, par le coup
de boutoir de l'insurrection finale. Tout le pouvoir aux Soviets! Si
les libertaires s'incorporaient au mouvement, n'y seraient-ils pas infiniment
utiles, demain, quand il s'agira de le prémunir contre la sclérose
bureaucratique? Mais à la veille de l'insurrection du 7 novembre
1917, les anarchistes, dont le Goloss Trouda (La Voix du Travail, organe
anarchosyndicaliste) est la feuille la plus répandue, demeurent
fidèles à leur credo négatif. Ils écrivent
cinq jours avant la bataille des rues:
«Nous ne croyons pas à la possibilité d'accomplir
la révolution sociale par le procédé politique...
par la prise du pouvoir... »
Mais alors que faire? Que faire? Ils disent bien, dans le même
article, qu'il faut «ouvrir de nouveaux horizons créateurs
à la révolution, aux masses, à l'humanité...
» Oui, mais comment? Et d'abord que vont-ils faire eux-mêmes,
l'insurrection bolchevik étant prête? Le groupe anarchiste
syndicaliste déclare adopter une «attitude négative»
envers l'action politique qui se prépare, mais être décidé
«si l'action des masses se déclenche à y participer
avec la plus grande énergie».
Les solutions anarchistes, par le «travail créateur des
masses» à cette heure, ne sont plus bonnes à rien;
mais leur esprit révolutionnaire ne leur permet pas une démission
complète. Ils suivent le mouvement, avec humeur. L'un des plus
sérieux d'entre eux relate en ces termes ses impressions du soir
de la révolution prolétarienne: «Vers 11 heures
du soir ... je me trouvai dans une des rues de Petrograd. Elle était
obscure et calme. Au loin, on entendait quelques coups de fusil espacés.
Subitement, une auto blindée me dépassa à toute
allure. De l'intérieur de la voiture, une main lança un
gros paquet de feuilles de papier, lesquelles volèrent en tous
sens. Je me baissai et j'en ramassai une. C'était un appel du
nouveau gouvernement aux ouvriers et paysans, leur annonçant
la chute de Kerensky et, en bas, la liste du nouveau gouvernement des
'commissaires du peuple', Lénine en tête. Un sentiment
compliqué de tristesse, de colère, de dégoût
et, en même temps, une sorte de satisfaction ironique s'emparèrent
de moi. 'Ces imbéciles – s'ils ne sont pas tout simplement
des démagogues imposteurs – pensai-je – doivent s'imaginer
qu'ils accomplissent ainsi la Révolution Sociale! Eh bien, ils
vont voir... Et les masses vont prendre une bonne leçon....'19»
«D'après la thèse libertaire – écrit
encore Voline – c'étaient les masses laborieuses elles-mêmes
qui devaient, par leur action vaste et puissante, s'appliquer à
la solution des problèmes reconstructifs de la révolution
sociale.»
Tous les socialistes sont d'accord sur cette thèse qui n'est
que la paraphrase de leur commune devise: l'émancipation des
travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. Mais
quand, dans un pays bouleversé de fond en comble, on ne peut
formuler que cette affirmation générale, on se réduit
soi-même à l'impuissance. Il ne suffit pas d'avoir des
besoins et des aspirations pour transformer la société;
encore y faut-il des connaissances, des idées claires, des capacités
d'organisation et de sacrifice. Les masses russes avaient-elles dans
leur ensemble un degré suffisant de conscience et de capacités
révolutionnaires? La théorie anarchiste, s'en remettant
à la seule spontanéité des masses, eût été
juste dans un pays si avancé que, avant même d'abolir la
propriété privée des moyens de production, les
travailleurs y eussent été pénétrés
d'une mentalité socialiste et pourvus d'une instruction les rendant
capables d'administrer la production. On était loin du compte
en Russie. Les masses savaient ce dont elles ne voulaient plus: du despotisme
et de l'exploitation. Elles savaient en gros ce qu'elles voulaient:
la paix, la terre, du pain, la liberté. Mais tous les partis
révolutionnaires réunis (et il n'y avait pas eu d'organisations
syndicales tant soit peu influentes sous l'ancien régime), rassemblant
les éléments les plus conscients, les plus dévoués,
les plus instruits de la population, n'y formaient qu'un pourcentage
dérisoire. En leur accordant un demi-million de membres ou sympathisants
– de valeur bien inégale, car ces partis venaient de grossir
démesurément en quelques mois – ils ne représentaient
qu'une minorité d'initiative de 0,3% environ. Sans l'organisation
bolchevik, il est infiniment probable que la faible spontanéité
révolutionnaire des masses eût été promptement
réprimée par une autre minorité sociale, celle
de la contre-révolution menée par des généraux.
La dictature du prolétariat sauvait la Russie d'une dictature
militaire.
On chercherait en vain dans l'abondante littérature anarchiste
de l'époque une seule proposition pratique: ce n'est qu'affirmations
lyriques, hautes revendications d'idéal. Comment assurer les transports,
faire marcher les boulangeries, réprimer les complots des officiers
? Il faut agir sur l'heure. Peu d'anarchistes, bientôt blâmés
par la plupart de leurs camarades, entrent dans les Soviets où
leur esprit de liberté pourrait être si utile. La plupart
boudent. Quand il faut signer la paix de Brest-Litovsk, parce que le front
s'est désagrégé, parce que l'armée paysanne
du tsar ne veut plus se battre (ici la spontanéité des masses
se manifeste avec éclat), parce qu'on a tenté l'expérience,
préconisée par Trotsky, «ni paix ni guerre»,
et vu les Austro-Allemands s'avancer partout où il leur a plu sans
rencontrer de résistance, les anarchistes syndicalistes de Pétrograd
– le Goloss Trouda, avec Voline – refusent de reconnaître
l'odieux traité et prêchent la guerre des partisans. Ils
partent même pour la faire, dans les marais de l'Ouest, laissent
tomber leur journal et leur influence dans la capitale... Tout leur espoir,
ils le fondent sur «l'esprit révolutionnaire, lumière
du monde». La phrase est belle... Seulement, l'esprit révolutionnaire,
n'étant point désincarné, se nourrit de pain et ne
saurait faire la guerre sans artillerie.
Les anarchistes de Moscou, dirigés par les frères Gordine,
professaient, dans leur quotidien L'Anarchie, une foi exclusivement humanitaire;
ils avaient des centaines, sinon des milliers de gardes noirs armés,
disposant de clubs qui étaient de véritables citadelles.
Organisés en plusieurs groupements sans discipline commune, ils
dénonçaient eux-mêmes, dans leur presse, les agissements
de leurs irresponsables, sans parvenir à les faire cesser. Ils
se déclaraient «contre les Soviets en principe, étant
contre tout État», mais formaient, en réalité,
un petit État dans l'État, turbulent et trop armé.
Ils furent désarmés par la force, presque sans combat, dans
la nuit du 11-12 août 1918, par ordre de Trotsky et Dzerjinski.
Les gardes noires disparurent; la presse et les groupes végétèrent20.
Nestor Makhno
L'anarchisme russe devait cependant faire preuve d'une étonnante
vitalité, mais loin des grands centres industriels, dans les
régions agricoles de l'Ukraine. C'est là, entre le Don
et le Dnieper, dans la petite ville rurale de Goulaï-Polié,
qu'un ancien forçat anarchiste, Nestor Makhno, forma au cours
de l'été 1918 une de ces innombrables bandes de paysans
insurgés qui se mirent à faire aux Austro-Allemands la
guerre de partisans. L'Ukraine entière s'était levée;
la démobilisation lui fournissait des armes en abondance; elle
avait son blé à défendre, sa liberté à
conquérir. Mahkno se battit aussi contre le Directoire nationaliste
de Siméon Petlioura. Défendant l'indépendance des
paysans, il allait bientôt se battre contre les Rouges, c'est-à-dire
contre le pouvoir centralisé des Soviets. Défendant la
révolution, il allait harceler sans cesse les Blancs tour à
tour commandés par Denikine et Wrangel. Son armée noire
a rendu, il faut le dire, à la révolution russe, d'inoubliables
services. En 1919, pendant que le général Denikine, entré
à Orel, menaçait Toula, arsenal de la République
des Soviets et dernière étape avant Moscou, Nestor Makhno
coupait ses communications, lui désorganisait l'arrière,
provoquait son effondrement. En 1920, pendant que Frounzé, Toukhatchevski
et Blücher forcent Pérekop, clef de la Crimée, pour
y vaincre le baron Wrangel, Semen Karetnik et Martchenko, lieutenants
de Makhno (demeuré à Goulaï-Polié, car il
se méfiait avec raison), forçaient le détroit de
Sivach sur la glace, se ruaient en Crimée blanche, entraient
à Simféropol.
Cette épopée des paysans anarchistes d'Ukraine fut longue,
chaotique, semée d'exploits, d'excès, de crimes, d'élans
enthousiastes – magnifique et tragique. Nestor Makhno s'y révéla
une des plus remarquables figures populaires de la révolution russe:
chef des gens de la terre, organisateur d'une armée unique en son
genre, libertaire, quoique rudement disciplinée, dictateur à
sa façon et dénonçant sans cesse l'autorité
comme le pire mal; créateur d'une stratégie audacieuse qui
lui permit de battre tour à tour les vieux généraux
chevronnés, élèves des anciennes écoles de
guerre, et les jeunes généraux rouges; créateur d'une
technique nouvelle de la guerre des partisans, dont l'attelage, cabriolet
ou charrette – la tatchanka des campagnes petites-russiennes –
portant une mitrailleuse, était un des instruments. La confédération
anarchiste du Tocsin (Nabat) avec Voline, Archinov, Aaron Baron, Rybine
(Zonov) donnait au mouvement l'impulsion idéologique.
L'armée noire de Makhno a souvent été accusée
d'antisémitisme. Des excès antisémites, il y en
eut en Ukraine sous tous les drapeaux: il n'y en eut pas où les
Noirs furent réellement maîtres de leur mouvement, les
auteurs soviétiques ont dû le reconnaître. On s'est
plu, dans des publications communistes, à dénoncer ce
mouvement comme ayant été celui des paysans cossus. C'est
faux. Un travail assez consciencieux fait sous l'égide de la
commission d'histoire du parti communiste de l'URSS établit que
les paysans pauvres et moyens formaient le gros des troupes de Makhno21.On
a reproché à ce mouvement son caractère désordonné
et ses excès; on l'a qualifié de «banditisme».
Les mêmes reproches doivent à tout aussi bon droit être
adressés à tous les mouvements qui se disputèrent
l'Ukraine: pas un ne fut pur d'excès.
C'était un mouvement, parfaitement viable, d'autonomie paysanne.
Le gouvernement bolchevik commit la lourde faute de le réduire
par trahison. Il est juste de constater que, de part et d'autre, l'hostilité
psychologique était irréductible. Les Noirs considéraient
la «dictature des commissaires» comme une forme nouvelle
de l'autocratie et rêvaient de déchaîner contre elle
la Troisième Révolution, celle du peuple libertaire. Les
Rouges considéraient les partisans anarchistes et anarchisants
comme un ferment de désorganisation destiné à faire,
au sein du nouvel État socialiste, le jeu de la contre-révolution
petite-bourgeoise, rurale au premier chef. Il y eut d'innombrables torts
réciproques. Makhno se rallia aux Rouges contre les Blancs, fut
mis ensuite hors la loi, puis reconnu de nouveau par le pouvoir des
Soviets. Les plus grands torts, en tout cas, doivent être reconnus
aux plus forts. Et ceux-ci suivaient déjà la pente glissante
de l'État autoritaire.
Trotsky relate, dans un document récent, qu'il envisagea avec
Lénine de reconnaître aux anarchistes un territoire autonome.
A cette solution équitable, les paysans libertaires de Goulaï-Polié
avaient bien droit. On la leur promit. Les choses prirent une tout autre
tournure...
L'armée blanche du général baron Wrangel prononce
au cours de l'été 1920 une offensive victorieuse dans le
Midi de l'Ukraine. Une délégation du Comité central
du parti bolchevik vient alors offrir à Makhno de s'unir contre
l'ennemi commun. L'accord est signé le 15 octobre 1920. Tous les
anarchistes emprisonnés sur le territoire soviétique «excepté
ceux qui ont combattu le pouvoir des Soviets les armes à la main»
doivent être libérés. Pleine liberté de propagande
leur est assurée. L'armée des partisans s'incorpore aux
forces rouges en gardant sa formation propre. « C'est signé
pour les Rouges: le commandant du front sud, Frounzé, les membres
du Conseil révolutionnaires du front: Bela-Kun, Goussev. Pour les
Noirs: Kourilenko, Popov.
Les opérations communes amènent une prompte victoire sur
Wrangel.
«Les gens de Makhno comprirent alors que l'accord ne durerait plus
longtemps. Dès que l'on apprit à Goulaï-Polié
que Karetnik et ses partisans, entrés en Crimée, marchaient
sur Simféropol, Grigori Vassilevski, collaborateur de Makhno, s'écria:
'C'est la fin du traité! Je vous certifie que les bolcheviks vont
nous attaquer dans une semaine!'22»
En effet, les anarchistes, récemment sortis des prisons, et qui
préparaient, sur la foi de l'accord passé avec Frounzé,
un congrès, sont brusquement arrêtés en novembre
dans la Russie entière. Les Noirs, assaillis en Crimée
par les Rouges, se défendent; quelques centaines d'entre eux,
conduits par Martchenko, réussissent à forcer le cercle
de feu et à rejoindre Makhno. «Le chef de l'armée
des partisans, Karetnik, fut invité par le commandement soviétique
à se rendre à Goulaï-Polié et arrêté,
par trahison, en chemin. Le chef d'état-major en campagne Gavrilenko,
plusieurs membres de l'état-major et commandants d'unités
furent invités à une conférence et arrêtés.
Tous furent passés par les armes23.»
Le 26 novembre, Nestor Makhno, disposant à Goulaï-Polié
de 2 500 hommes environ, cavaliers et fantassins, fut cerné par
des troupes rouges de beaucoup supérieures en nombre. Les journaux
soviétiques publiaient un ordre de Frounzé lui enjoignant
de s'incorporer à l'Armée rouge, l'accusaient de rébellion,
de banditisme, de connivence avec Wrangel et annonçaient sa mise
hors la loi, Makhno réussit à s'ouvrir un chemin et se retira
en combattant vers le Dnieper. Une division de la cavalerie de Boudienny
se rallia à lui. La jambe cassée, il commandait étendu
dans une charrette. Ses paysans se battirent au cri: «Vivre libres
ou mourir en combattant.» Ils répandaient dans les villages
des tracts sur «les Soviets libres». Traqués par les
Rouges, se battant chaque jour, les Noirs s'épuisaient.
Makhno décrit lui-même, dans une lettre, les derniers moments
de sa lutte:
«Que faire? Je ne pouvais pas tenir en selle ni même m'asseoir
dans la voiture et je voyais, à cent mètres derrière
moi, d'indescriptibles mêlées de cavaliers. Les gens ne
se faisaient tuer que pour me sauver. L'ennemi était cinq ou
six fois plus nombreux que nous... Je vois venir les cinq mitrailleurs
de la Luys, commandés par Micha, du village de Tchernigovka,
près de Berdiansk. Ils me disent: 'Batko, la cause de notre organisation
paysanne a besoin de vous... Nous allons nous faire tuer, mais nous
vous sauverons et ceux qui vous gardent avec vous; n'oubliez pas de
le faire savoir à nos familles.' Plusieurs m'embrassèrent
et je ne les revis plus. Leva Zinkovski me transporta dans ses bras
et me coucha dans une charrette de paysan. J'entendais crépiter
la mitrailleuse Luys et éclater les bombes. Les mitrailleurs
couvraient la retraite. Nous fîmes environ quatre kilomètres
et passâmes une rivière. Les mitrailleurs sont morts24.»
Harcelé par la cavalerie de Boudienny, Makhno franchit le Dniester
en août 1921 et se réfugia en Roumanie. Après avoir
été interné en Roumanie et en Pologne, il obtint
l'asile en France; il est mort, ouvrier d'usine, à Paris.
A qui incombe la responsabilité de cet étranglement d'un
mouvement paysan, foncièrement révolutionnaire, que le pouvoir
central venait de reconnaître ? Au bureau politique de Lénine
et de Trotsky? Au gouvernement des Soviets d'Ukraine, alors présidé
par Rakovski? A l'armée de Frounzé où se trouvait
à ce moment Bela-Kun, connu pour sa fourberie? A tous sans doute,
dans des mesures qu'il importerait de connaître. Principalement
à l'esprit d'intolérance dont le bolchevisme se montre de
plus en plus animé à partir de 1919: monopole du pouvoir,
monopole idéologique, la dictature des dirigeants du parti tendant
déjà nettement à se substituer à celle des
Soviets et du parti même. Cette perfidie fut en tout cas une grande
faute. Désormais un fossé s'est creusé entre anarchistes
et bolcheviks, qu'il ne sera pas facile de combler. La synthèse
du marxisme et du socialisme libertaire, si nécessaire et qui pourrait
être si féconde, est pour longtemps devenue impossible.
L'altruisme libertaire
La valeur rationnelle d'une doctrine n'est pas, en réalité,
essentielle à son efficacité. Jusqu'ici, des doctrines
irrationnelles, ne résistant guère à la critique,
ont joué dans l'histoire le rôle le plus décisif.
L'anarchisme, en dépit des travaux consciencieux de Kropotkine
et de Reclus qui, d'ailleurs, se rapprochèrent du socialisme
marxiste, se présente à nous avec un ensemble d'idées
utopiques et idéalistes que l'on n'a sans doute pas tort de rattacher
à l'esprit de la petite production antérieure à
la grande industrie moderne. Sous ces idées vivent profondément
des complexes affectifs et instinctifs résultant de tout notre
passé historique. L'esprit de liberté, avec ce qu'il implique
de dignité, de générosité, de grandeur morale,
de stimulant à l'action, fait la valeur réelle de l'anarchisme.
Réalité dépassant de beaucoup en importance la
démarche hésitante et naïvement suffisante d'une
pensée peu scientifique.
A la différence des tenants de toutes les autres idéologies
– quelques formes de la pensée religieuse et les formes ardentes
du communisme exceptées – les anarchistes cherchent à
vivre en accord avec leurs idées. L'anarchisme demeure, même
dans ses négations les plus absolues, une morale vécue.
J'ai connu de jeunes illégaux individualistes – «sans
scrupules conscients», disaient-ils eux-mêmes – qui
se firent tuer par solidarité, pour ne pas lâcher les copains.
A l'autre pôle de l'anarchisme, le vieux Kropotkine finit sa longue
vie, près de Moscou, en écrivant L'Éthique. Tout
au début de sa carrière révolutionnaire, il demandait:
«La lutte pour la vérité, pour la justice, pour l'égalité,
au sein du peuple – que voulez-vous de plus beau dans la vie25 ?»
Les sources morales de la pensée révolutionnaire marxiste
sont peu différentes. Rapprochons de ces mots de Kropotkine ces
lignes de Trotsky: «... Sous les coups implacables du sort, je me
sentirais heureux comme aux meilleurs jours de ma jeunesse, si je contribuais
au triomphe de la vérité. Car le plus haut bonheur humain
n'est point dans l'exploitation du présent, mais dans la préparation
de l'avenir.» (L. Trotsky: Les crimes de Staline, Grasset.) L'éthique
anarchiste met l'accent sur la révolte de la personne; l'éthique
marxiste se subordonne à l'accomplissement de la nécessité
historique. La première aboutit à une sorte de personnalisme;
la seconde à une technique révolutionnaire.
La loi intérieure des révoltés anarchistes les ramène
aux formes classiques de l'altruisme, mais c'est à la pointe du
combat; et comme elle procède de complexes moraux et psychologiques
qui tendent tous les ressorts de l'être, elle va facilement jusqu'au
bout d'elle-même, supérieure à la défaite comme
l'infortune personnelle. Détachons une page d'Élisée
Reclus 26 et quelques lignes de Vanzetti:
«Je me souviens, comme si je la vivais encore, d'une heure poignante
de ma vie où la joie profonde d'avoir agi suivant mon cœur
et ma pensée se mêlait à l'amertume de la défaite.
Il y a vingt ans de cela. La Commune de Paris était en guerre
contre les troupes de Versailles, et le bataillon dans lequel j'étais
entré avait été fait prisonnier sur le plateau
de Châtillon. C'était le matin, un cordon de soldats nous
entourait et des officiers moqueurs venaient faire les beaux devant
nous. Plusieurs nous insultaient; un d'eux qui, plus tard, devint sans
doute un des plus élégants pasteurs de l'Assemblée,
pérorait sur la folie des Parisiens: mais nous avions d'autres
soucis que de l'écouter. Celui des officiers qui me frappa le
plus était un homme sobre de paroles, au regard dur, à
la figure d'ascète, probablement un hobereau de campagne élevé
par les jésuites. Il passait lentement sur le rebord abrupt du
plateau et se détachait en noir comme une vilaine ombre sur le
fond lumineux de Paris. Les rayons du soleil naissant s'épandaient
en nappe d'or sur les maisons et sur les dômes: jamais la belle
cité, la ville des révolutions, ne m'avait paru plus belle!
'Vous voyez votre Paris!', disait l'homme sombre, en nous montrant de
son arme l'éblouissant tableau: 'Eh bien, il n'en restera pas
pierre sur pierre.'»
Vanzetti, condamné avec Sacco à l'électrocution,
répond le 9 avril 1927 au juge Thayer: «Si cette chose n'était
pas arrivée, j'aurais passé toute ma vie à parler
au coin des rues à des hommes méprisants. J'aurais pu mourir
inconnu, ignoré: un raté. Ceci est notre carrière
et notre triomphe. Jamais, dans toute notre vie, nous n'aurions pu espérer
faire pour la tolérance, pour la justice, pour la compréhension
mutuelle des hommes, ce que nous faisons aujourd'hui par hasard. Nos paroles,
nos vies, nos souffrances ne sont rien. Mais qu'on nous prenne nos vies,
vies d'un bon cordonnier et d'un pauvre cœur de poisson, c'est cela
qui est tout! Ce dernier moment est le nôtre. Cette agonie est notre
triomphe27.»
Cette force morale, dont les sources sociales sont profondes, la faiblesse
intrinsèque de 1'idéologie anarchiste ne l'amoindrit pas.
Elle offre peu de prise à la critique doctrinale. Elle est. Si
le socialisme libertaire qu'elle anime était suffisamment fort,
à la faveur des expériences que nous vivons, pour s'assimiler
largement l'acquis du socialisme scientifique, cette synthèse
assurerait aux révolutionnaires d'une efficacité incomparable.
Notes
1. Proudhon: Lettres (Grasset, 1929).
2. Paul Louis: Histoire du socialisme en France (Rivière).
3. Kropotkine: Le salariat.
4. Paul Louis: Histoire du socialisme en France (Rivière).
5. Franz Mehring: Karl Marx, p. 327, d'après l'édition
russe de 1920, mise au pilon en URSS.
6. Voir le chapitre XVIII (Michel Bakounine) du Karl Marx de B. Nikolaievsky
et 0. Menchen-Helfen (Gallimard).
7. Note sur l'État et l'anarchie dans Contre l'anarchisme (K.
Marx et F. Engels) (Bureau d'éditions).
8. Encyclopédie anarchiste, t. I, p. 59, Anarchie.
9. Sébastien Faure: ouvrage cité, p. 84.
10. Aaron Baron est emprisonné en U.R.S.S. depuis dix-neuf ans.
Les délégations de la CNT.-FAI envoyées à
Moscou ont-elles songé a s'enquérir du sort de ces hommes?
11. Esprit, no 55, 1er avril 1937, Méditation sur l'anarchie.
12. E. Armand: L'Initiation anarchiste individualiste (éd. de
L'En-dehors, Orléans), p.21. L'auteur établit ainsi la
filiation de l'anarchisme: «Prométhée, Satan, Épictète,
Diogène, Jésus même peuvent être considérés,
à différents points de vue, comme des types d'anarchistes
antiques... » (p. 19). Pourquoi pas le Créateur (hypothétique)
du désordre universel?
13. F. Brupbacher: Introduction à la Confession de Bakounine,
p. 28 (Rieder).
14. Je cite de mémoire.
15. Bakounine: Confession, p. 169-170 (Rieder.)
16. Je demandai, au début de la guerre civile en Espagne, à
un camarade de la FAI, si l'on avait songé à donner aux
miliciens une éducation politique, à nommer à cette
fin des commissaires au front, à créer des écoles
de combattants... «Nous ne voulons pas faire de politique, me
répondit-il. – Une œuvre d'éducation philosophique,
peut-être... »
17. F. Engels: Les Bakounistes au travail, mémoire sur l'insurrection
d'Espagne de l'été 1873.
18. Lénine: L'État et la Révolution, ch. VI.
19. Voline: La révolution russe, dans L'Encyclopedie anarchiste,
t. IV.
20. Voir Victor Serge: L'An I de la Révolution russe, ch. VIII,
le désarmement des anarchistes; et aussi, Anarchie et démocratie
soviétiques (Librairie du Travail).
21. Koubanine: Le mouvement Makhno (en russe, Librairie de l'État
– En Français: Archinov: Histoire du mouvement makhnoviste
(Libertaire). L'auteur de ce livre, ancien compagnon de Makhno, s'est
rallié à Staline en 1935.
22. Archinov, ouvrage cité.
23. On raconte que Vorochilov, au cours de ces combats, fit fusiller
l'anarchiste Radomysslski – le frère de Zinoviev...
24. Cité par Archinov.
25. P. Kropotkine: Aux jeunes gens (Libertaire).
26. Élisée Reclus, Évolution et Révolution
(Libertaire).
27. Lettres de Sacco et Vanzetti (Grasset).
Ce texte a été transmis par Yves Coleman à la fin
Juillet 2003
Yves Coleman anime "Ni patrie ni frontières"
http://bibliolib.net/Presentation.htm
Ces textes ont été publiés dans la revue " Ni
patrie ni frontières"
Contact : Yves Coleman
10, rue Jean-Dolent
75 014 Paris
Tel 01 45 87 82 11
E-mail : Yves Coleman
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