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La « grande transition » à l'Est, nouvel espace du capitalisme
Julien Vercueil° IUT Jean Moulin, université Lyon III CEMI, EHESS
Mél : vercueil@univ-lyon3.fr

Origine : Julien Vercueil : La " grande transition " à l'Est, nouvel espace du capitalisme
http://www.ish-lyon.cnrs.fr/labo/walras/Objets/20021214/VercueilDEF2003.pdf

Le Capital sans limite ou comment habiter un monde inhabitable ?
Journée d'étude du
Samedi 14 décembre 2002 organisée par le Centre Walras et le Collège International de Philosophie.
http://www.ci-philo.asso.fr/default.asp
Sous la responsabilité de Jérôme Maucourant et Frédéric Neyrat

L'histoire économique s'est récemment enrichie d'un épisode particulièrement significatif du point de vue de la concurrence séculaire entre les systèmes économiques : il s'agit de la chute des régimes communistes et des économies de type soviétique, aspirés par cet « attracteur étrange » qu'est le capitalisme moderne. Cet événement, qui marque la fin d'une période de coexistence de plusieurs décennies entre deux systèmes économiques antagonistes, invite à envisager la logique de développement de l'économie de marché, sortie victorieuse de la confrontation, dans une perspective de long terme. Nous privilégierons deux points d'entrée pour notre propos : l'analyse des principaux mouvements historiques que le capitalisme a connus et celle des idées qui les ont accompagnés. Cette double perspective nous paraît nécessaire pour montrer la continuité qui existe à notre sens entre les analyses économiques, parfois fort théoriques, qui ont pu être produites à propos du marché et ses développements concrets. Nous en retirerons la conviction que le développement du capitalisme n'est jamais allé de soi, mais également que sa force principale est sa remarquable aptitude au changement et à la recomposition, aptitude largement sous-estimée par ses critiques tout autant que par ses admirateurs.


La « grande transition » de l'Europe de l'Est mais aussi, dans une certaine mesure, de la Chine et de certains pays d'Asie du Sud Est constitue l'illustration la plus récente des transformations du capitalisme. En nulle autre occasion de l'histoire en effet, il ne s'est présenté une telle conjonction de facteurs favorables à l'innovation et à la variété institutionnelles : simultanément, près de trente pays se trouvaient confrontés, à partir de situations largement hétérogènes, à la nécessité d'inventer un nouveau cadre économique qui devait être plus respectueux des aspirations de la société et des libertés individuelles que le précédent. Or il faut reconnaître que le rôle de l'Occident dans cette émancipation s'est avéré plus contraignant que libérateur : partant d'une analyse très uniforme de la situation des pays en transition et de modèles théoriques excessivement rigides, l'essentiel des conseils et recommandations adressés aux pays en transition au respect desquels étaient souvent subordonnées des aides financières substantielles a tendu au contraire à limiter l'espace de décision des gouvernements concernés. Ce nouvel espace du capitalisme que constituait a priori les économies de l'Est s'est ainsi rapidement transformé en un champ d'application pour des répliques à peine modifiées des modèles d'ajustement structurel imposés auparavant aux pays en développement.


Dans ce contexte, il peut paraître surprenant que les réponses des pays en transition à ces programmes n'aient pas suivi la ligne prévue par leurs concepteurs. C'est pourtant cette évidence qui s'impose à l'examen : la variété des trajectoires à l'Est reflète une diversité de réactions au modèle standard de transition que n'avaient pas imaginée les experts. Comment lire cette diversité ? Il nous semble qu'elle est le fruit de l'intervention d'une dimension trop souvent ignorée par les théories actuellement prédominantes : la prégnance des institutions. La transformation institutionnelle est le moyen par lequel les économies intègrent les ruptures introduites dans leur fonctionnement. Le jeu complexe des mutations et créations institutionnelles modèle les trajectoires propres à chaque pays. Tenir compte de l'interaction des institutions dans l'économie permet ainsi de comprendre la diversité des trajectoires de transition, mais aussi, plus largement, de prendre la mesure de la perpétuelle adaptation du capitalisme à des conditions changeantes.


1. Le capitalisme : bourgeons précoces, floraison tardive


Le capitalisme existe depuis plus longtemps qu'il n'est généralement reconnu : Fernand Braudel situe ses débuts au XIIème siècle en Italie. Il émerge à partir de l'économie de marché, elle-même distinguée de la « vie matérielle » décrite dans son monumental ouvrage (Braudel [1979]). Le capitalisme est permis par cette forme particulière d'institution qu'est le « private market », solution imaginée par certains marchands médiévaux pour contourner les règles trop contraignantes des « public markets » (foires et bourses officielles et réglementées des bourgs et des villes où se joue l'économie de marché). Dans le « private market », le négociant décide de s'interposer entre le producteur et le consommateur, utilisant à cette fin deux avantages déterminants : l'information (sur les conditions de commercialisation et de production du bien concerné) et l'argent comptant (avec lequel il peut nouer une transaction en anticipant sur le marché). La sémantique fixe assez tôt (suivant les cas au XVIème ou au XVIIème siècle) la différence de nature entre le « marchand » (hawanti du souk des pays d'islam, sogador indien, mercante a taglio italien, krämer allemands et salesman anglais) et le « négociant », ce prototype du capitaliste (tayir, katari, negoziante, kaufmann et merchant). Son domaine d'activité initial est le commerce au long cours, le seul à séparer suffisamment les sphères de consommation et de production pour procurer à celui qui peut les relier directement des profits d'une ampleur inimaginable auparavant. Ainsi permet-il une accélération décisive de l'accumulation du capital entre les mains de quelques acteurs seulement, qui sont repérables dans les villes d'Italie du Nord dès le XIIème siècle, à Paris, au XIIIème, en Allemagne et Hollande au XIVème, au Portugal et en Espagne après. C'est pourquoi le bourgeon du capitalisme est selon F. Braudel le « haut profit », et non pas les gains modestes que permet selon la doxa traditionnelle le jeu de la concurrence marchande arrivée à maturité. Sous toutes les latitudes, ces premiers capitalistes sont proches du Prince. Ils usent de cette position avantageuse comme d'un levier en vue d'accroître leur sphère d'influence :


« Ils ont mille moyens de fausser le jeu en leur faveur, par le maniement du crédit, par le jeu fructueux des bonnes contre les mauvaises monnaies, les bonnes monnaies d'argent et d'or allant vers les grosses transactions, le Capital, les mauvaises, de cuivre, vers les petits salaires et les paiements quotidiens, donc vers le Travail. Ils ont la supériorité de l'information, de l'intelligence, de la culture. Et ils saisissent autour d'eux ce qui est bon à prendre la terre, les immeubles, les rentes...Qu'ils aient à leur disposition des monopoles ou simplement la puissance nécessaire pour effacer neuf fois sur dix la concurrence, qui en douterait ? » (F. Braudel [1985], p. 61).


La diffusion du capitalisme dans la société occidentale est en revanche bien tardive. En France, il ne se trouve un nom qu'au milieu du XIXème siècle, soit bien après le démarrage de la révolution industrielle. Fernand Braudel situe les premières citations significatives aux alentours de 1850 : Louis Blanc dans sa polémique avec Frédéric Bastiat « appropriation du capital par les uns à l'exclusion des autres » (1850) -, et Joseph Proudhon « régime économique et social dans lequel les capitaux, sources de revenu, n'appartiennent pas en général à ceux qui les mettent en oeuvre par leur propre travail », (1857) - (Braudel [1979], vol 2, pp. 205-206).


2. Quelques stations phares de la réflexion libérale sur le capitalisme : Hume-Smith- Walras-Pareto-Samuelson-Hayek-Becker


Le principal vecteur de la diffusion intellectuelle du capitalisme est la longue filiation des auteurs libéraux allant de John Locke et David Hume à Gary Becker. A la lecture de ce qui précède, il est significatif que David Hume, qui fut le premier à comprendre l'importance que les échanges extérieurs pouvaient avoir pour la croissance d'un pays, ait trouvé dans le négoce international les illustrations nécessaires à sa thèse :


« Il y a de grands profits à réaliser dans l'exportation de ce qui est superflu dans le pays et qui n'a pas de prix dans les pays étrangers où le sol et le climat ne sont pas favorables pour ce genre de produits. [...] Et cela est peut-être le principal avantage qui vient du commerce avec les étrangers. Il tire les hommes de leur indolence. [...] Et en même temps le petit nombre de marchands qui possèdent le secret de cette importation et de cette exportation réalisent de grands profits ; et rivalisant de richesses avec l'ancienne noblesse ils incitent d'autres hommes hardis à devenir leurs rivaux dans le commerce. Grâce à l'imitation, toutes ces activités se diffusent bientôt, tandis que les manufactures nationales cherchent à égaler les manufactures étrangères dans leurs améliorations et portent chaque produit jusqu'au plus haut degré de perfectionnement dont il est capable » (D. Hume, Writings on economics, trad. in H. Denis [1993], p. 151).


L'influence de David Hume sur Adam Smith n'est plus à démontrer. Mais l'auteur des « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations » (1776) dépasse la vision humienne du développement du capitalisme en montrant que la division du travail, source ultime de la prospérité, n'est limitée que par la taille du marché qu'elle peut conquérir. C'est dans cette démonstration que le principe du « laissez faire, laissez passer » de Vincent de Gournay se trouve pour la première fois hissé au niveau d'un résultat scientifique.


Les étapes suivantes du développement de la pensée économique sur l'économie de marché et le capitalisme sont constituées de la théorie de l'équilibre général, attribuée à Léon Walras ; de celle de l'optimum social, due à Wilfredo Pareto : de la conjonction de ces deux résultats au sein des deux « théorèmes de l'économie du bien-être », dans la formulation desquels Paul A. Samuelson a joué un rôle pionnier. Ces deux théorèmes permettent de montrer que dans certaines conditions les mécanismes anonymes du marché parviennent non seulement à déterminer une allocation des ressources qui satisfait à la fois l'offre et la demande mais aussi à faire en sorte que cette allocation soit la meilleure possible du point de vue de la satisfaction globale qu'elle procure aux producteurs et aux consommateurs. En d'autres termes, le fonctionnement du marché est économiquement régulateur et socialement efficient. Friedrich von Hayek et Gary Becker apportent chacun une contribution décisive à ces résultats, le premier en montrant, par des voies fort différentes de celle d'Adam Smith, que l'ordre du marché est élaboré spontanément par les comportements individuels, le second en étendant la modélisation de ces comportements à des domaines nouveaux.


La version contemporaine de la théorie, si elle a intégré certains développements récents en matière d'imperfection de l'information ou de gestion publique, continue de reposer sur ces résultats. Ses développements en termes d'économie politique c'est-à-dire discutant de la manière dont la gestion publique doit être conduite dans une économie moderne insistent principalement sur deux points :


- le capitalisme est consubstantiel à la démocratie : la démocratie a besoin de l'économie de marché vecteur du capitalisme tout au long du XXème siècle - pour se stabiliser, mais elle consolide en retour les bases de l'économie de marché en introduisant la culture de la concurrence et du choix dans l'ensemble des domaines de la vie sociale.


- Le capitalisme est le meilleur outil de la prospérité des peuples. Il est associé aux plus grandes réalisations économiques et sociales, nonobstant les disparités de situations individuelles ou collectives qui l'accompagnent.


Le capitalisme ainsi présenté peut devenir forme même du bien commun. Il peut être généralisé, diffusé, voire dans quelques cas particuliers imposé aux territoires qui ne l'ont pas encore adopté. Cette vision messianique de l'économie de marché est d'abord justifiée politiquement par la lutte multiforme opposant le monde occidental au monde soviétique et socialiste. Mais elle est aussi soutenue par les intérêts de deux groupes a priori bénéficiaires de l'expansion des marchés : les entreprises internationalisées qui visent spontanément à développer leur champ d'action, les consommateurs susceptibles d'adresser une demande solvable à cette offre dont la variété s'accroît.


3. La diffusion du capitalisme à de nouveaux territoires, jamais « spontanée », a au contraire toujours été problématique


La dernière étape en date de cette généralisation parfois appelée « mondialisation économique » - est la transition des économies de l'Est. Elle signe la défaite ultime de l'organisation macro-économique fondée sur la hiérarchie la propriété sociale des moyens de production et la planification impérative -, incapable de s'adapter à la complexification des technologies productives et de la demande sociale, et fondamentalement incompatible avec un fonctionnement satisfaisant de la représentation politique. Le contre-exemple de l'effondrement final du bloc soviétique paraît ainsi valider de manière éclatante les deux propositions centrales de la théorie standard de l'économie politique la liaison forte entre capitalisme et démocratie et la supériorité du capitalisme en matière de création des richesses. Au demeurant, l'extension historique du capitalisme ne s'est pas faite sans heurts.


Avant la révolution industrielle, l'expansion du capitalisme est davantage le fait de coups de force que de la séduction ou du rayonnement culturel : pour l'historien Yves Crozet, les améliorations apportées à l'artillerie en particulier les armes portatives - au XVème siècle eurent davantage de conséquences pour l'expansion de l'économie européenne que l'invention de l'imprimerie par Johann Gutemberg en 1453, pourtant plus connue et rapidement diffusée à l'ensemble de l'Europe. Le basculement progressif du centre de gravité économique du sud vers le nord de l'Europe entre le XIVème et le XVIème siècle tient tout autant à des facteurs militaires (résistance et conquêtes des Provinces-Unies face à l'Espagne puis au Portugal, contrastant avec les guerres intestines de l'Italie du Nord) que technologiques ou productifs (Y. Crozet [2000], pp. 75 et 114-124). Mais aussi et surtout, cette expansion ne se réalise qu'à l'ombre de la réglementation. La mainmise du pouvoir politique sur les conditions des échanges internationaux reste la règle durant ces « temps modernes ». Elle se mesure aussi bien à l'aune des réglementations restrictives et protectionnistes dans le domaine commercial, que par le rôle des corporations dans la restriction de l'accès à leurs métiers, ou l'intervention directe de l'Etat dans la stimulation de certaines productions manufacturières nationales dont le colbertisme est un exemple. Le capitalisme commercial reste en marge de ces lois et règlements omniprésents. Il s'introduit dans les failles du contrôle politique de l'activité marchande, s'y adapte ; dans certains cas il s'en nourrit, mais ne le fait jamais vaciller sur ses bases.


Au contraire, durant la révolution industrielle, le premier mouvement semble bien être celui de la déréglementation : la loi Le Chapelier de 1791 en est un exemple en France. Le changement que constitue l'industrialisation est d'une grande ampleur, qui démultiplie les possibilités d'enrichissement rapide pour les fortunes déjà conséquentes, tout en impulsant un mouvement qui semble acheminer le monde en particulier au moyen de l'étalon-or - vers une organisation économique véritablement globalisée sur des bases privées. Cette organisation autorise une accumulation du capital à une échelle tout à fait inédite. Sur les raisons économiques et sociales de cette accumulation, il peut être intéressant de rappeler la réflexion rétrospective de John Maynard Keynes :


« L'Europe était socialement et économiquement organisée de manière à assurer l'accumulation maxima du capital [...] La société était bâtie de telle sorte qu'une grande part du revenu accru était soumise à l'autorité de la classe la moins disposée à le détruire. Les nouveaux riches du XIXème siècle n'étaient pas habitués aux grandes dépenses [...] En fait, c'est précisément cette inégalité de la répartition des richesses qui permettait ces grandes accumulations de capital fixe et de revenu par lesquelles l'époque se distingue de tout autre. C'est que là se trouvait en fait la justification principale du capitalisme ! » (Keynes [1920], p. 20).


Pour autant, ce n'est pas le scénario d'achèvement de la libéralisation qui se produit. Peu à peu se reconstituent des organisations visant à la régulation du commerce et de la finance, au respect de normes minimales en matière de travail, à la protection des espaces nationaux contre la concurrence étrangère (à partir des années 1880 et à l'exclusion de la Grande- Bretagne). Dans la deuxième partie du XIXème siècle, l'Etat sort progressivement de sa réserve réglementaire et joue un rôle plus actif dans l'encadrement des activités économiques, voire dans leur stimulation. La protection des niveaux de vie des acteurs économiques face aux aléas apportés par la généralisation du marché devient une préoccupation de la puissance publique. La libéralisation cesse donc sa progression plus de trente ans avant la première guerre mondiale.


L'entre-deux-guerres constitue en quelque sorte l'apogée des tentatives désordonnées des espaces nationaux pour se soustraire à la pression concurrentielle inhérente au développement du capitalisme. Les expériences soviétiques et fascistes en sont les exemples les plus connus, mais non pas les seuls. L'échec des tentatives de retour à l'ordre monétaire d'avant guerre dans les démocraties occidentales, le repli des grandes puissances européennes sur leur espace colonial, mais surtout les conséquences de la grande dépression des années 1930 en termes de politique économique sont autant de témoignages de la victoire de la « tentation protectionniste » sur le credo libéral. Le malthusianisme économique, le fractionnement des ordres monétaires, la montée des barrières protectionnistes indiquent tous la même direction, qui est celle d'un repli des nations sur leurs ressources intérieures au détriment de l'échange, particulièrement pour les produits industriels. Et même si l'accélération de ces phénomènes est particulièrement remarquable au début des années 1930, il faut garder à l'esprit que les droits de douanes mondiaux sont déjà supérieurs en 1927 à leur niveau moyen de 1913 (Guillochon [2001], p. 25).


La dernière période de ce très rapide survol historique la plus étudiée par les économistes contemporains est celle des « trente glorieuses ». Abordée superficiellement, elle fait apparaître une réduction tendancielle du protectionnisme tarifaire, aidée par la mise en place de cycles de négociation multilatéraux institutionnalisés le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) à partir de 1947 -. Mais l'extension du capitalisme occidental à travers le monde ne se résume pas à une question de droits de douane. La théorie de la régulation a mis en évidence l'encadrement toujours très étroit de l'action des grandes entreprises privées par les Etats nations, dont l'effet a été de limiter la concurrence internationale à un niveau jugé raisonnable par les gouvernements, dans un contexte où la régulation de la monnaie, des relations de travail et de la protection sociale restait largement déterminée par la puissance publique. Une question intéressante que pose le rôle de cette liaison du politique et du privé, toujours présente dans les développements antérieurs du capitalisme, est de savoir si elle a mieux servi les intérêts des entreprises et des consommateurs qu'un « laissez faire » plus conforme à la théorie libérale. Les exemples des capitalismes japonais, sud-coréen et taïwanais qui ont véritablement pris leur essor durant cette période, sont instructifs à cet égard.


4. Les freins aux forces du marché ont des explications


Pourquoi une si longue réticence à la généralisation du capitalisme ? Les justifications théoriques sont nombreuses. Il est intéressant de s'attarder sur l'analyse de Friedrich List (1789-1846), qui apparaît comme un précurseur des théories institutionnalistes actuelles appliquées aux échanges internationaux. Sa critique de l'économie politique classique illustrée alors par les figures dominantes d'Adam Smith et David Ricardo part d'un constat : il existe une contradiction entre les propositions théoriques favorables au libre échange et les pratiques en vigueur dans l'ensemble des économies concernées. Selon F. List, cette opposition provient de la prétention de la théorie classique à l'universalité. Au contraire,


« l'économie politique, en matière de commerce international, doit puiser ses leçons dans l'expérience, approprier les mesures qu'elle conseille aux besoins du présent, à la situation particulière de chaque peuple, sans néanmoins méconnaître les exigences de l'avenir et celles du genre humain tout entier. Elle s'appuie pour cela sur la philosophie, sur la politique et sur l'histoire. » (List [1857], p. 84).


La philosophie, en visant l'universel dans le genre humain, prône le rapprochement des peuples, et la suppression des obstacles à leur concorde et à leurs échanges. La politique, soucieuse de l'intérêt d'une nation particulière, cherche à assurer sa conservation, son autonomie et sa puissance. L'histoire permet de comprendre comment ces exigences contradictoires ont pu être mises en rapport de manière différente suivant les époques et les civilisations. Elle « indique ainsi le moyen de concilier les exigences respectives de la philosophie et de la politique » (id,. p. 85). Or l'économie politique classique s'appuie exclusivement sur la philosophie, tandis que les pratiques mercantilistes ne se soucient que de politique.


Pour sortir de cette contradiction, Friedrich List propose d'opérer une distinction entre deux concepts économiques liés à la théorie de la création de richesse : les « forces productives » et les « valeurs ». Les premières rassemblent les moyens qu'une société met en oeuvre pour produire sa subsistance. Les secondes sont les richesses produites effectivement par ces moyens. Cette distinction, que l'on peut rapprocher de la distinction actuelle entre technologies et produits, permet d'intégrer la dimension temporelle dans le raisonnement économique : les technologies sont issues de « détours de production » - selon une expression autrichienne plus récente - dont la construction exige de la durée, mais elles sont aussi des productions en puissance, potentielles, et en cela leurs effets sur le niveau de productivité ne seront sensibles qu'à moyen ou long terme. Du point de vue de l'économiste, une hiérarchie doit être établie entre forces productives et valeurs : « le pouvoir de créer les richesses est infiniment plus important que la richesse elle-même » (id., p. 249).


Le reste de la théorie de Friedrich List sera simplement résumé ici. Le « protectionnisme éducateur » soutient l'idée que le développement économique d'un pays ne doit jamais sacrifier ses « forces productives » au profit des « valeurs » qu'il peut obtenir par l'échange ; en termes contemporains, les gains à court terme obtenus par les consommateurs d'une ouverture rapide à la concurrence étrangère risquent, dans de nombreux cas, de se payer par une destruction irréversible du potentiel technologique et productif national, et donc d'un plafonnement à terme du niveau de vie de ces mêmes consommateurs. Ce retour aux fondements de la doctrine listienne indique en quoi la théorie du commerce international et de l'expansion du capitalisme qu'elle sous-tend est intimement liée à une théorie de la production fortement institutionnalisée :


« [Les forces productives] ne dépendent pas seulement du travail, de l'épargne, de la moralité et de l'intelligence des individus ou de la possession de fonds naturels et de capitaux matériels ; elles dépendent aussi des institutions et lois sociales, politiques et civiles [...] Le christianisme, la monogamie, l'abolition de l'esclavage et du servage [...], les inventions de l'imprimerie, de la presse, de la poste, de la monnaie, des poids et mesures, du calendrier et des montres, la police de sûreté, l'affranchissement de la propriété territoriale et les moyens de transports sont de riches sources de forces productives » (id. pp. 98 et 255).


L'idée que l'expansion libre du capitalisme pourrait correspondre à une pente « naturelle » des sociétés est donc tout à fait contraire à la ligne développée ici. Si cette proposition est si fermement défendue par l'économie politique classique, c'est qu'elle « a admis comme réalisé un état de chose à venir. Elle présuppose l'existence de l'association universelle et de la paix perpétuelle, et en conclut les grands avantages de la liberté de commerce » (id., p. 242).


Dans les faits, le libre commerce est de l'intérêt des nations les plus puissantes, pas des plus faibles :


« Pour [l'Angleterre], le principe cosmopolite [du libre échange] et le principe national ne sont qu'une seule et même chose » (id., p. 104).


On voit bien les prolongements possibles de cette analyse. Karl Marx, Karl Polanyi et Joseph Schumpeter n'ont pas manqué tour à tour d'insister sur le caractère problématique de l'expansion territoriale du capitalisme. Au surplus, les prédictions de ces trois auteurs ne sont pas optimistes pour son avenir : par des raisonnements différents, ils aboutissent à la même conclusion, celle d'un effondrement final du capitalisme. Autrement dit, le capitalisme, après des bourgeons précoces et une floraison tardive, pourrit désormais sur pied et devrait prestement être vendangé par l'histoire.


5. Au delà des vicissitudes de l'histoire, le capitalisme et sa théorie perdurent par recomposition


A ce jour, même l'observateur le moins attentif des réalités contemporaines ne peut que constater que ces prédictions ont été démenties. La durée écoulée depuis l'industrialisation met en évidence une propriété remarquable du capitalisme, qui est sa faculté d'évolution :


« Insistons sur cette qualité essentielle, pour une histoire d'ensemble du capitalisme : sa plasticité à toute épreuve, sa capacité de transformation et d'adaptation. S'il y a, comme je le pense, une certaine unité du capitalisme depuis l'Italie du XIIIème siècle jusqu'à l'Occident d'aujourd'hui, c'est là qu'il faut, en première instance, la situer et l'observer [...]. A l'échelle de l'économie globale, il faut se garder de l'image simpliste d'un capitalisme que les étapes de sa croissance auraient fait passer, de stade en stade, de la marchandise à la finance et à l'industrie le stade adulte, celui de l'industrie, correspondant au seul « vrai » capitalisme. Dans sa phase dite marchande comme dans sa phase dite industrielle termes qui recouvrent l'un et l'autre une grande variété de formes -, le capitalisme a eu, pour caractéristique essentielle, sa capacité à glisser, presque instantanément d'une forme à une autre, d'un secteur à un autre, en cas de crise grave ou de diminution accentuée du taux de profit » (Braudel [1979], p. 382).


La théorie libérale du capitalisme a-t-elle présenté la même propension à la transformation que son objet d'étude ? La réponse est positive, sa transformation étant le résultat d'une stratégie apparente mais pas nécessairement consciente - de repli sur un noyau théorique fort : le rapport des hommes aux choses.


Après David Ricardo, qui reste convaincu que le problème principal posé à l'économiste est de comprendre la répartition des richesses entre les hommes, la théorie libérale amorce un repli de plus en plus marqué sur une sphère réduite de la discipline économique : l'analyse des rapports de l'homme vis-à-vis des choses. Ce faisant, elle évacue les rapports complexes des hommes entre eux, leurs stratégies réciproques vis-à-vis de la rareté, pour les abandonner à la sociologie, l'anthropologie et l'histoire. Ce glissement est particulièrement net lors de la « révolution marginaliste » des années 1870, qui voit naître la théorie néo-classique comme une nouvelle formulation des analyses classiques, épurées de toute référence aux rapports sociaux non médiatisés par les marchandises.


Cette révolution méthodologique au sein de la théorie libérale produit un effet décisif : évacuer le conflit de l'analyse économique, pour le remplacer par la concurrence. Ainsi, l'axiomatisation des choix de l'homme vis-à-vis des ressources peut se développer, car l'incertitude liée à la relation immédiate de l'individu à l'individu est évacuée du programme de recherches. A sa place, la théorie libérale installe une institution qui ne dit pas son nom, mais qui a le mérite de résoudre l'ensemble des problèmes théoriques et pratiques sélectionnés comme pertinents par le nouveau paradigme : le marché.


Libérée du conflit, la théorie néo-classique développe une analyse logique fondée sur une représentation extensive de la rationalité individuelle. Cette analyse débouche sur un ensemble de théorèmes démontrant la supériorité de la libre entreprise et de la concurrence marchande sur toute forme alternative d'organisation des activités. A partir de cette base, elle acquiert progressivement une position éminente dans la production scientifique et devient la « théorie standard » (Favereau [1989]) de la science économique, reproduisant les caractéristiques de la « science normale » décrite par Thomas Kuhn [1970]. Elle peut alors étendre son appareil analytique à de nouvelles sphères jusque là délaissées : la gestion monétaire, l'administration des biens publics sont tour à tour étudiées au travers du prisme de la rationalité individuelle proposé par la théorie standard, débouchant sur des préconisations nouvelles en matière de politique économique. Le dernier pas est franchi par Gary Becker, qui propose d'analyser les relations sociales, continent initialement déserté par la théorie néo- classique, à l'aide des mêmes concepts que les relations marchandes. Ainsi le crime et le mariage sont-ils absorbés dans un raisonnement général issu de l'analyse du rapport des hommes aux choses. La lecture de Karl Polanyi à propos du XIXème siècle est dès lors pleinement assumée par la théorie standard : la monnaie, la nature et l'homme lui-même sont intégrés tout entiers dans l'univers marchand par la théorie, avant de l'être par la réalité (Polanyi [1944]).


6. L'apogée de la théorie standard coïncide avec le Consensus de Washington (1990)


Prenant le risque d'énoncer une proposition rendue précaire par le manque de recul dont nous disposons, nous avancerons ici que l'apogée de la théorie standard peut être situé au début des années 1990. Les dimensions de la déréglementation des années 1970 à 1990 sont multiples : l'abandon d'une référence mondiale à l'or en 1976 libère les monnaies d'une contrainte non marchande associée à leur concurrence. Cette nouvelle situation ne cessera d'exercer une influence décisive sur l'ensemble des économies occidentales et sur leurs politiques. L'interconnexion progressive des marchés financiers accentue le caractère irréversible des évolutions institutionnelles touchant la sphère monétaire et tend à constituer, pour la première fois dans l'histoire, un marché véritablement mondial dans lequel le politique ne joue plus le rôle dominant. Au sein des États nations, les gouvernements se dessaisissent d'un grand nombre de leviers d'action sur les activités économiques et sociales tout en ouvrant progressivement les frontières à la concurrence internationale. Ce mouvement se fait à l'initiative des pays anglo-saxons, où l'influence de la théorie standard est la plus perceptible.


Tableau 1. Les « dix commandements » du Consensus de Washington 1. Discipline fiscale 2. Réorientation des dépenses publiques 3. Réforme fiscale 4. Libéralisation financière 5. Fixation d'un taux de change unique et compétitif 6. Libéralisation du commerce extérieur 7. Suppression des obstacles aux investissements directs étrangers 8. Privatisation des entreprises publiques 9. Déréglementation de la concurrence 10. Sécurisation des droits de propriété


D'après Williamson [1990].


L'aboutissement de cette évolution peut être située dans les « dix commandements » du Consensus de Washington, identifiés ainsi par un économiste du FMI pour souligner l'unité de vues des grandes institutions financières internationales et du pouvoir politique américain (Williamson [1990]). C'est sur les bases du Consensus de Washington que la théorie standard aborde l'analyse de la « grande transition » des pays de l'Est.


7. La transition au capitalisme des économies de l'Est, un champ d'application du Consensus de Washington


Il est nécessaire d'établir une distinction entre le Consensus de Washington et l'univers théorique construit par les institutions internationales (en particulier le FMI) autour de la question de l'accompagnement de la transition. Cet univers articule de manière cohérente les hypothèses de la théorie standard, une modélisation particulière du fonctionnement des économies de type soviétique, les principaux résultats obtenus dans certains pays en développement et qui ont alimenté le Consensus de Washington, pour déboucher sur un ensemble de préconisations de politique économique - issues des travaux académiques, des rapports du FMI et des décisions de son bureau des gouverneurs - suffisamment stables pour être identifiées clairement. Elles s'appuient sur une modélisation des progrès des réformes proposée par la BERD (Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement), qui aligne toutes les économies concernées sur une norme unique (l' « indicateur de transition », voir tableau 2) prenant pour modèle les économies anglo-saxonnes. La construction ainsi produite présente toutes les caractéristiques d'un « paradigme » au sens de Thomas Kuhn, nous permettant de l'identifier en tant que Paradigme Standard de la Transition (PST).

La partie appliquée du PST peut être résumée par le modèle de réformes du FMI. Celui-ci se constitue au début des années 1990 (Camdessus [1992], [1994]) et se trouvera décliné par la suite dans l'ensemble des pays en transition ayant noué des relations avec l'institution. Le modèle repose sur la définition de trois objectifs assignés au processus de transition : accroître l'efficience allocative des activités économiques, de manière à hausser le niveau de vie moyen des populations concernées ; maintenir la soutenabilité financière des réformes, en obtenant un équilibre dynamique des soldes publics et extérieurs et une inflation faible ; assurer la soutenabilité politique des réformes, par la mise en place de mécanismes économiques limitant le risque de retour en arrière des réformes dans un contexte de démocratisation de la société. Les mesures nécessaires pour atteindre ces objectifs sont la libéralisation, qui permet au marché de remplacer le plan dans l'allocation des ressources et la détermination des prix relatifs ; la stabilisation, qui restreint les dépenses publiques et la croissance de la masse monétaire tout en assurant la stabilité du taux de change de la monnaie nationale ; la restructuration, qui prévoit la privatisation et la transformation des modes de gouvernance des entreprises et de certaines administrations pour les adapter aux processus de marché et oblige les acteurs économiques à une réorganisation productive, tout en construisant les systèmes de protection sociale susceptibles de soutenir les revenus des individus mis en difficulté par la transition. Les relations entre les différents composants du modèle du FMI peuvent être retracées par le schéma suivant :


Figure 1. Le modèle du FMI pour la transition


LIBERALISATION


SOUTENABILITE EFFICIENCE


FINANCIERE


STABILISATION RESTRUCTURATION


SOUTENABILITE


POLITIQUE


Les travaux issus du FMI insistent sur la complémentarité des réformes. La réussite de la transition n'est possible qu'à condition que toutes les mesures préconisées soient lancées simultanément. Comme les effets de ces mesures auront un impact initialement négatif sur la production, il est indispensable que leur mise en oeuvre soit réduite autant que possible dans le temps, de manière à bénéficier de la « fenêtre d'opportunité » politique ouverte par le consensus important existant au départ en faveur de mesures radicales. Ainsi se justifie l'option pour une approche de type big bang, préférée à l'approche graduelle préconisée par un certain nombre d'économistes situés aux marges du PST. L'option radicale devient très vite la one best way de la transition, appliquée à tous les contextes, ainsi que la comparaison des deux textes suivants en témoigne :


Tableau 2. L'approche radicale des réformes, one best way de la transition : les cas polonais et yougoslave.


Pologne Fédération yougoslave "Le rythme soutenu de la libéralisation vient "Le principal objectif du programme de ce que les autorités [polonaises] sont yougoslave, la résorption rapide de l'inflation, conscientes que l'économie est dans une est un objectif ambitieux et la stratégie qui a situation critique, que les approches partielles été conçue à cette fin est audacieuse. Cette et graduelles ne sont pas satisfaisantes, que la approche audacieuse découle des expériences période d'ajustement inévitablement difficile insatisfaisantes que le gouvernement a eues et pénible doit être aussi courte que possible des démarches partielles et progressives, de la et que, surtout, il existe dans le pays un large nécessité d'abréger la période d'ajustement et soutien politique en faveur d'une action rapide du large appui politique dans le pays en et décisive" (Bulletin du FMI, 26 février faveur d'une action rapide et décisive" 1990). (Bulletin du FMI, 23 avril 1990).


L'homologie entre les deux textes, écrits à quelques semaines d'intervalle, est frappante et ne s'applique pas qu'à la structure du discours. Elle reflète l'unicité de la représentation que le PST s'est faite des pays en transition, unicité à laquelle a répondu celle de ses prescriptions. L'essentiel des propositions sur la question est issu de l'expérience des économistes du FMI et de la Banque Mondiale dans les pays en développement :


« Dans quelle mesure ce que nous avons appris [des politiques d'ajustement structurel précédentes] est pertinent pour l'Europe de l'Est ? Clairement, le propos n'est pas de réparer les dommages causés à une économie de marché existante, mais d'en créer une de toute pièce. Les conditions initiales ne sont-elles pas si différentes qu'elles requièrent une approche radicalement différente ? Nous ne le pensons pas. L'essentiel du paquet standard s'applique à l'Europe de l'Est tout aussi bien » (Blanchard et alii [1991], p. 2).


Dans ce contexte, il est d'autant plus intéressant d'observer la grande diversité des réponses apportées par les économies de l'Est aux préconisations du PST.


8. Les réponses divergentes des économies de l'Est aux préconisations standard


Conformément à un processus dont nous avons déjà noté plusieurs occurrences dans l'histoire (cf. supra), le modèle de capitalisme proposé à leur demande, il faut le souligner - aux sociétés de l'Est s'est heurté à des oppositions et limitations de toutes sortes, que le PST n'avait pas envisagées. Dans aucun pays, le modèle du FMI n'a pu aller au terme de son application, ni le rythme des réformes se conformer aux prescriptions initiales. En outre, les résultats économiques produits par les réformes ont été d'une grande diversité, y compris dans des économies où les modalités d'application des réformes ont été similaires. Cette diversité des trajectoires apparaît clairement dans le tableau 3, qui retrace certains caractères des réponses des économies en transition aux réformes qu'elles ont mises en oeuvre.


Tableau 3. Les trajectoires nationales de réponse aux réformes (1989-1999)


Pays Date du Variation du PIB Inflation moyenne Indicateur de programme du réel (1989-1999, transition FMI (entre 1989 et (1999/1989, en %) (BERD, 1999)° 1999) en %) Pays d'accession à l'UE non baltes -5 35.5 3.3 Bulgarie Fév-1991 -33 68.4 2.9 République tchèque Jan-1991 -6 7.8 3.4 Hongrie Mars-1990 -1 19.7 3.7 Pologne Jan-1990 +28 49.2 3.5 Roumanie Jan-1993 -26 76.1 2.8 Slovaquie Jan-1991 +1 14.3 3.3 Slovénie Fev-1992 +5 12.9 3.3 Pays baltes -32 33.5 3.2 Estonie Juin-1992 -22 24.3 3.5 Lettonie Juin-1992 -44 35.1 3.1 Lituanie Juin-1992 -30 41 3.1 Autres pays d'Europe du Sud-Est -23 3331.8 2.5 Albanie Août-1992 -7 33.4 2.5 Bosnie- Herzeg. Non -7 13118 1.8 Croatie Oct-1993 -20 100 3 Macédoine (FYR) Jan-1994 -41 75.6 2.8 CEI -47 149.1 2.3 Arménie Déc-1994 -52 106.5 2.7 Azerbaïdjan Jan-1995 -53 233.2 2.2 Biélorussie Nov-1994 -19 162.4 1.5 Géorgie Sep-1994 -69 17.9 2.5. Kazakhstan Jan-1994 -39 77.3 2.7 Kirghizie Mai-1993 -39 22.3 2.8 Moldavie Sep-1993 -69 16.5 2.8 Mongolie Non -7 46.5 2.8 Ouzbékistan Nov-1994 -3 304.5 2.1 Russie Avr-1995 -45 88 2.5 Tadjikistan Févr-1995 -71 688.5 2 Turkménistan Non -49 4.9 1.4 Ukraine Nov-1994 -65 169.4 2.4 Asie de l'Est +78 17.1 2.1 Cambodge Non +62 6.3 2.5 Chine Non +152 8.1 2.1 Laos Non +85 28.6 1.8 Viêt-nam Non +97 25.4 1.9 ° : échelle de 1 (absence totale de libéralisation) à 4.5 (économies occidentales) Source : International Monetary Fund [2000]


Si la plupart des pays en transition ont adhéré à un moment ou à un autre au programme de réformes du PST mis en oeuvre au travers de la conditionnalité du FMI, d'autres n'y ont pas eu recours et ont mis en pratique leur propre programme de transition vers une économie davantage orientée par le marché. C'est le cas de certains pays d'Asie (Chine, Cambodge, Laos, Viêt-nam). Leurs résultats en termes de croissance et d'inflation sont nettement meilleurs que ceux de la zone européenne, même si leurs revenus par habitant restent plus faibles, tout comme leur indice de transition. Au sein de la zone européenne, les réformateurs ayant signé les accords les plus précoces avec le FMI sont ceux qui ont subi la récession la moins longue et la moins profonde. Enfin, un niveau d'inflation moyen élevé sur la période est en général associé à une chute plus forte de la production et à des difficultés dans les relations avec le FMI, les exceptions à cette règle étant l'Ouzbékistan et le Turkménistan.


9. Les trajectoires des économies de l'Est peuvent être analysées le long de quatre dimensions principales


Tenter d'expliquer en détail dans le cadre de cet article les raisons d'une telle diversité n'est pas envisageable. Il est néanmoins possible d'indiquer les lignes le long desquelles une telle analyse peut prendre forme. Ces lignes recouvrent quatre domaines essentiels :


1. Les évolutions précédant la transition.

En dépit de la vision indifférenciée qu'en a donné le PST, les économies en transition ne présentaient pas les mêmes caractéristiques au début de la transition. En Hongrie, les réformes introduisant des mécanismes de décentralisation des décisions et de validation marchande des choix des entreprises avaient été engagées dès 1968. La Yougoslavie avait composé un modèle d'économie socialiste dans lequel les comportements marchands coexistaient avec la régulation centrale par le plan. L'agriculture polonaise n'avait jamais pu être collectivisée. Contrastant avec ces exemples, l'Union Soviétique présentait un visage beaucoup plus proche a priori du modèle canonique d'économie soviétique. Son économie s'était essentiellement industrialisée par la planification, au contraire de la Tchécoslovaquie par exemple, dont la structure productive avait été constituée durant la première moitié du XXème siècle en réponse à des incitations marchandes. La géographie des localisations productives, la densité des liaisons entre les centres de production et de consommation, ajoutent leurs différences nationales à la diversité des modes d'administration centrale de l'économie. Enfin, par comparaison avec les économies européennes, la Chine a multiplié les singularités, combinant une structure agricole et productive peu centralisée et fortement maillée avec l'introduction précoce (1981) de mécanismes d'incitation marchands dans l'agriculture, mais surtout avec le choix d'une trajectoire propre de réformes, comparativement peu influencée par les institutions internationales en particulier au début des années 1990 -.


2. Les choix politiques dans la mise en oeuvre du PST.


C'est en effet la perméabilité des directions politiques aux préconisations standard qui constitue la deuxième ligne de démarcation entre les pays concernés. Dans le domaine de la restructuration par exemple, la Pologne, pourtant considérée comme « le meilleur élève de la transition », a limité son programme de privatisations, tout en revenant largement après 1991 sur les mesures de stabilisation prises dans les premiers mois de 1990. La République tchèque et la Russie sont en revanche deux exemples de privatisations massives et rapides bien que décalées dans le temps - dont les effets sur le reste de l'économie sont loin d'avoir été négligeables. La libéralisation des prix ou du secteur extérieur a également varié suivant les pays. De ce dernier point de vue, la Russie et la Chine constituent deux cas polaires : l'ouverture économique de la Russie a privilégié de facto les importations puis l'attraction de capitaux à court terme, au contraire de la Chine qui s'est gardée de libéraliser totalement son compte de capital, tout en attirant par divers moyens les investissements productifs étrangers. La vulnérabilité extérieure de la Russie, pourtant exportatrice de matières premières énergétiques, s'en est trouvée démultipliée, au contraire de la Chine qui a pu essuyer la crise asiatique sans dommage majeur pour sa croissance. Les relations politiques avec les pays occidentaux ont pesé d'un poids significatif et accentué dans certains cas les disparités initiales : la Pologne a pu bénéficier d'une réduction de près de la moitié de son endettement, tandis que la Russie, en tant qu'Etat continuateur de l'URSS, a dû assumer plus de 90 % de la dette soviétique.


3. Les chocs subis au cours du processus de transformation.


L'ouverture des économies de l'Est s'est traduite par des sensibilités différentes aux chocs extérieurs qui ont pu les affecter durant la transition. Le premier d'entre eux la dissolution du CAEM en 1990 -, a non seulement démantelé les filières traditionnelles d'approvisionnement, mais a aussi mis en difficulté les pays importateurs d'hydrocarbures, sommés d'importer aux prix mondiaux ce qui leur était livré auparavant par l'Union Soviétique sous forme de troc avantageux. Un phénomène similaire s'est produit à partir de 1992 dans l'espace ex-soviétique : l'indépendance des anciennes républiques de l'URSS s'est traduite par une forte désorganisation monétaire et commerciale. Compte tenu de la structure productive fortement intégrée héritée de la planification, la rupture de ces relations économiques a largement contribué à l'aggravation de la crise productive. A l'intérieur même de la Fédération de Russie, le phénomène de fractionnement économique et monétaire s'est également trouvé à l'oeuvre, et on peut l'attribuer tout autant à des causes purement politiques la montée du séparatisme de certaines républiques et la recherche de la préservation de leurs ressources par les autorités régionales qu'à la conduite des réformes par le gouvernement central, en particulier en matière de politique monétaire et budgétaire. Dans le cas de la Tchécoslovaquie, les tensions centrifuges ont débouché sur une partition politique complète mais pacifique en 1993. Cette partition s'est au contraire réalisée dans le conflit en Yougoslavie, conflit lourd de conséquences humaines et matérielles de 1991 à 2000. Enfin, les effets de la crise asiatique de 1997 sur les pays en transition ont été différenciés. En raison de leur vulnérabilité financière, la République Tchèque et la Russie ont été les principales victimes à l'Est de la soudaine défiance des marchés financiers envers les économies « émergentes ».


4. L'influence des institutions sur les comportements des agents économiques.


Ce qui apparaît crucial, à la lecture des trajectoires nationales de transition, est l'importance de l'interaction entre les différents niveaux d'institutions entendues comme dispositifs collectifs de production de règles et les comportements. La Russie constitue un cas d'école à cet égard. Les institutions formelles mises en place sous l'égide du FMI n'ont presque jamais « mordu » sur les comportements effectifs des agents. A leur place, se sont développés des ajustements qui obéissaient le plus souvent à des choix localement rationnels en tant qu'est toujours rationnel un comportement de survie mais globalement délétères. Le caractère situé de la rationalité des agents - c'est-à-dire, sa dépendance envers un contexte déterminé - est précisément ce qu'a évacué la modélisation standard de la décision économique pour l'étendre de manière uniforme à l'ensemble des actes de la vie sociale. Le PST n'a donc ni prévu ni compris ces comportements, qui ont systématiquement été identifiés à des réponses pathologiques consécutives à une insuffisante mise en oeuvre des prescriptions libérales. L'extension et l'imprégnation de certains de ces comportements ont pu parfois produire de véritables institutions de substitution, visibles dans le domaine monétaire aussi bien que dans la production, dont la corruption et la criminalisation des activités ne sont que les avatars les plus spectaculaires. Une analyse précise des processus à l'oeuvre dans l'économie russe montre que les conditions de l'ouverture à l'extérieur ont joué un rôle décisif dans le désordre institutionnel à l'origine de la crise productive et des comportements de prédation qui ont été la marque distinctive de la trajectoire de transition russe (Vercueil [2002]).


L'analyse comparative des résultats de la transition des économies de l'Est confirme ainsi certaines propositions de Friedrich List concernant les effets de la mise en contact d'économies et de sociétés situées à des niveaux de développement économique et institutionnel très différents. Cette analyse offre également l'occasion de dégager les conditions de possibilité du fonctionnement satisfaisant d'un arrangement institutionnel donné. Les institutions formelles ou informelles ne peuvent jouer correctement leur rôle que si elles sont simultanément : - Collectives, au sens où elles correspondent à l'accord d'une masse critique de volontés au sein d'une communauté (Commons [1931]) ; - Simplificatrices, au sens où elles stabilisent les situations de décision en constituant des repères communs à partir desquels l'ajustement des agents devient moins incertain (Favereau [1998]) ; - Coordonnatrices, au sens où les règles qu'elles produisent ont un degré suffisamment élevé de cohérence entre elles et diminuent les risques d'incitations contradictoires pour les décisions (Boyer [1986], North [1990]) ; - Intériorisées, au sens où elles sont effectivement traduites en « habitudes de pensée et d'action » par les agents concernés (Veblen [1899]).


Les économies de l'Est ayant subi des réformes a priori indifférentes à leur spécificité institutionnelle, il n'est pas étonnant que dans certaines d'entre elles, les institutions formelles imposées de l'extérieur aient eu du mal à vérifier les conditions précitées. L'exemple le plus significatif de cette carence est l'Etat, que l'on peut considérer comme l' « institution par excellence ». Partout et toujours, le PST a préconisé une réduction maximale et rapide des activités du secteur public. Or ces activités, bien qu'officiellement hégémoniques dans les pays socialistes, se trouvaient dès la période soviétique minées de l'intérieur par une série d'arrangements informels entre dépositaires de l'autorité publique et agents privés, ainsi que par la défiance générale envers la chose publique qu'avaient suscitée plusieurs décennies de détournement de son fonctionnement par le parti unique.


Les effets de l'impératif de réduction de la sphère publique ont été d'autant plus forts que les sociétés étaient plus touchées par l'accroissement brutal du niveau d'incertitude provoqué par l'irruption des mécanismes marchands. Dans les pays à même de réorienter à un coût raisonnable leurs activités suivant les lignes de forces du marché, le contrôle de l'activité réglementaire de la production des règles et des ressources en découlant est apparu moins vital que dans les économies sans repère de ce type en particulier, les économies n'ayant jamais connu d'économie de marché -. Dans ces dernières, la souveraineté dévolue à l'action publique est alors devenue l'enjeu d'une lutte qui a absorbé durablement le politique et empêché toute réflexion sur les ajustements nécessaires à long terme. Réduit à la portion congrue, l'Etat n'en a pas pour autant été désengagé de l'économie : tout au contraire, les conditions de son rétrécissement ont scellé l'échec de son désengagement. Son rôle institutionnel s'est dissout dans les conflits de répartition.


10. L'histoire de la « grande transition » est riche d'enseignements sur l'évolution du capitalisme


L'histoire contrastée de la transition montre ainsi que le marché n'est nulle part capable de s'auto-instituer. Les institutions publiques jouent un rôle central dans le pilotage des réformes le concernant. Dans le cas de la transition, la difficulté supplémentaire est que l'Etat est à la fois juge et partie du processus de réformes. Que la légitimité de son action fasse défaut et le risque est grand de voir se développer les conflits privés qui sont autant d'obstacles au développement économique.


La « grande transition » apporte aussi son lot d'enseignements sur la manière dont le capitalisme se transforme en s'étendant à de nouveaux territoires. Celui-ci évolue toujours par transformation institutionnelle, qui suppose un ajustement chaque fois problématique, et chaque fois différent, entre les diverses parties prenantes d'une économie donnée. Le passage au capitalisme à partir du socialisme exacerbe les difficultés que les sociétés rencontrent toujours dans leur adaptation à ces transformations, et l'idée qu'un modèle unique pourrait s'appliquer à l'ensemble des économies concernées n'a pu que buter sur la variété des terrains rencontrés. Tout comme le plan, construction intellectuelle se voulant exhaustive et qui s'est pourtant trouvé confrontée dès l'origine à l'impossibilité de prévoir l'ensemble des opérations nécessaires au fonctionnement d'une économie moderne, le marché souffre d'une incomplétude indépassable du point de vue des régulations nécessaires à sa propre conservation. La transition montre ainsi que les prix, pas plus q ue les règles, ne permettent à eux seuls d'assurer le fonctionnement de la coordination économique. Ce n'est pas autre chose que soulignait Fernand Braudel au terme de son analyse historique du capitalisme :


« Peut-on oublier combien de fois le marché a été tourné ou faussé, le prix arbitrairement fixé par les monopoles, de fait ou de droit ? Et surtout, en admettant les vertus concurrentielles du marché (« le premier ordinateur au service des hommes »), il importe de signaler au moins que le marché, entre production et consommation, n'est qu'une liaison imparfaite, ne serait-ce que dans la mesure où elle reste partielle. Soulignons ce dernier mot : partielle. En fait, je crois aux vertus et à l'importance d'une économie de marché, mais je ne crois pas à son règne exclusif » (Braudel [1985], p. 48).


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L'auteur remercie les participants à la journée d'études « Le capitalisme sans limites » pour leurs commentaires sur une première version de ce texte, mais reste pleinement responsable des erreurs qui pourraient subsister.

Origine : Julien Vercueil : La " grande transition " à l'Est, nouvel espace du capitalisme
http://www.ish-lyon.cnrs.fr/labo/walras/Objets/20021214/VercueilDEF2003.pdf

Le Capital sans limite ou comment habiter un monde inhabitable ?
Journée d'étude du
Samedi 14 décembre 2002 organisée par le Centre Walras et le Collège International de Philosophie.
http://www.ci-philo.asso.fr/default.asp
Sous la responsabilité de Jérôme Maucourant et Frédéric Neyrat