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Origine : Julien Vercueil : La " grande transition " à l'Est, nouvel espace du capitalisme
http://www.ish-lyon.cnrs.fr/labo/walras/Objets/20021214/VercueilDEF2003.pdf
Le Capital sans limite ou comment habiter un monde inhabitable
?
Journée d'étude du Samedi 14 décembre 2002 organisée
par le Centre Walras et le Collège
International de Philosophie.
http://www.ci-philo.asso.fr/default.asp
Sous la responsabilité de Jérôme Maucourant et Frédéric Neyrat
L'histoire économique s'est récemment enrichie d'un
épisode particulièrement significatif du point de
vue de la concurrence séculaire entre les systèmes
économiques : il s'agit de la chute des régimes communistes
et des économies de type soviétique, aspirés
par cet « attracteur étrange » qu'est le capitalisme
moderne. Cet événement, qui marque la fin d'une période
de coexistence de plusieurs décennies entre deux systèmes
économiques antagonistes, invite à envisager la logique
de développement de l'économie de marché, sortie
victorieuse de la confrontation, dans une perspective de long terme.
Nous privilégierons deux points d'entrée pour notre
propos : l'analyse des principaux mouvements historiques que le
capitalisme a connus et celle des idées qui les ont accompagnés.
Cette double perspective nous paraît nécessaire pour
montrer la continuité qui existe à notre sens entre
les analyses économiques, parfois fort théoriques,
qui ont pu être produites à propos du marché
et ses développements concrets. Nous en retirerons la conviction
que le développement du capitalisme n'est jamais allé
de soi, mais également que sa force principale est sa remarquable
aptitude au changement et à la recomposition, aptitude largement
sous-estimée par ses critiques tout autant que par ses admirateurs.
La « grande transition » de l'Europe de l'Est mais
aussi, dans une certaine mesure, de la Chine et de certains pays
d'Asie du Sud Est constitue l'illustration la plus récente
des transformations du capitalisme. En nulle autre occasion de l'histoire
en effet, il ne s'est présenté une telle conjonction
de facteurs favorables à l'innovation et à la variété
institutionnelles : simultanément, près de trente
pays se trouvaient confrontés, à partir de situations
largement hétérogènes, à la nécessité
d'inventer un nouveau cadre économique qui devait être
plus respectueux des aspirations de la société et
des libertés individuelles que le précédent.
Or il faut reconnaître que le rôle de l'Occident dans
cette émancipation s'est avéré plus contraignant
que libérateur : partant d'une analyse très uniforme
de la situation des pays en transition et de modèles théoriques
excessivement rigides, l'essentiel des conseils et recommandations
adressés aux pays en transition au respect desquels étaient
souvent subordonnées des aides financières substantielles
a tendu au contraire à limiter l'espace de décision
des gouvernements concernés. Ce nouvel espace du capitalisme
que constituait a priori les économies de l'Est s'est ainsi
rapidement transformé en un champ d'application pour des
répliques à peine modifiées des modèles
d'ajustement structurel imposés auparavant aux pays en développement.
Dans ce contexte, il peut paraître surprenant que les réponses
des pays en transition à ces programmes n'aient pas suivi
la ligne prévue par leurs concepteurs. C'est pourtant cette
évidence qui s'impose à l'examen : la variété
des trajectoires à l'Est reflète une diversité
de réactions au modèle standard de transition que
n'avaient pas imaginée les experts. Comment lire cette diversité
? Il nous semble qu'elle est le fruit de l'intervention d'une dimension
trop souvent ignorée par les théories actuellement
prédominantes : la prégnance des institutions. La
transformation institutionnelle est le moyen par lequel les économies
intègrent les ruptures introduites dans leur fonctionnement.
Le jeu complexe des mutations et créations institutionnelles
modèle les trajectoires propres à chaque pays. Tenir
compte de l'interaction des institutions dans l'économie
permet ainsi de comprendre la diversité des trajectoires
de transition, mais aussi, plus largement, de prendre la mesure
de la perpétuelle adaptation du capitalisme à des
conditions changeantes.
1. Le capitalisme : bourgeons précoces, floraison tardive
Le capitalisme existe depuis plus longtemps qu'il n'est généralement
reconnu : Fernand Braudel situe ses débuts au XIIème
siècle en Italie. Il émerge à partir de l'économie
de marché, elle-même distinguée de la «
vie matérielle » décrite dans son monumental
ouvrage (Braudel [1979]). Le capitalisme est permis par cette forme
particulière d'institution qu'est le « private market
», solution imaginée par certains marchands médiévaux
pour contourner les règles trop contraignantes des «
public markets » (foires et bourses officielles et réglementées
des bourgs et des villes où se joue l'économie de
marché). Dans le « private market », le négociant
décide de s'interposer entre le producteur et le consommateur,
utilisant à cette fin deux avantages déterminants
: l'information (sur les conditions de commercialisation et de production
du bien concerné) et l'argent comptant (avec lequel il peut
nouer une transaction en anticipant sur le marché). La sémantique
fixe assez tôt (suivant les cas au XVIème ou au XVIIème
siècle) la différence de nature entre le « marchand
» (hawanti du souk des pays d'islam, sogador indien, mercante
a taglio italien, krämer allemands et salesman anglais) et
le « négociant », ce prototype du capitaliste
(tayir, katari, negoziante, kaufmann et merchant). Son domaine d'activité
initial est le commerce au long cours, le seul à séparer
suffisamment les sphères de consommation et de production
pour procurer à celui qui peut les relier directement des
profits d'une ampleur inimaginable auparavant. Ainsi permet-il une
accélération décisive de l'accumulation du
capital entre les mains de quelques acteurs seulement, qui sont
repérables dans les villes d'Italie du Nord dès le
XIIème siècle, à Paris, au XIIIème,
en Allemagne et Hollande au XIVème, au Portugal et en Espagne
après. C'est pourquoi le bourgeon du capitalisme est selon
F. Braudel le « haut profit », et non pas les gains
modestes que permet selon la doxa traditionnelle le jeu de la concurrence
marchande arrivée à maturité. Sous toutes les
latitudes, ces premiers capitalistes sont proches du Prince. Ils
usent de cette position avantageuse comme d'un levier en vue d'accroître
leur sphère d'influence :
« Ils ont mille moyens de fausser le jeu en leur faveur,
par le maniement du crédit, par le jeu fructueux des bonnes
contre les mauvaises monnaies, les bonnes monnaies d'argent et d'or
allant vers les grosses transactions, le Capital, les mauvaises,
de cuivre, vers les petits salaires et les paiements quotidiens,
donc vers le Travail. Ils ont la supériorité de l'information,
de l'intelligence, de la culture. Et ils saisissent autour d'eux
ce qui est bon à prendre la terre, les immeubles, les rentes...Qu'ils
aient à leur disposition des monopoles ou simplement la puissance
nécessaire pour effacer neuf fois sur dix la concurrence,
qui en douterait ? » (F. Braudel [1985], p. 61).
La diffusion du capitalisme dans la société occidentale
est en revanche bien tardive. En France, il ne se trouve un nom
qu'au milieu du XIXème siècle, soit bien après
le démarrage de la révolution industrielle. Fernand
Braudel situe les premières citations significatives aux
alentours de 1850 : Louis Blanc dans sa polémique avec Frédéric
Bastiat « appropriation du capital par les uns à l'exclusion
des autres » (1850) -, et Joseph Proudhon « régime
économique et social dans lequel les capitaux, sources de
revenu, n'appartiennent pas en général à ceux
qui les mettent en oeuvre par leur propre travail », (1857)
- (Braudel [1979], vol 2, pp. 205-206).
2. Quelques stations phares de la réflexion libérale
sur le capitalisme : Hume-Smith- Walras-Pareto-Samuelson-Hayek-Becker
Le principal vecteur de la diffusion intellectuelle du capitalisme
est la longue filiation des auteurs libéraux allant de John
Locke et David Hume à Gary Becker. A la lecture de ce qui
précède, il est significatif que David Hume, qui fut
le premier à comprendre l'importance que les échanges
extérieurs pouvaient avoir pour la croissance d'un pays,
ait trouvé dans le négoce international les illustrations
nécessaires à sa thèse :
« Il y a de grands profits à réaliser dans
l'exportation de ce qui est superflu dans le pays et qui n'a pas
de prix dans les pays étrangers où le sol et le climat
ne sont pas favorables pour ce genre de produits. [...] Et cela
est peut-être le principal avantage qui vient du commerce
avec les étrangers. Il tire les hommes de leur indolence.
[...] Et en même temps le petit nombre de marchands qui possèdent
le secret de cette importation et de cette exportation réalisent
de grands profits ; et rivalisant de richesses avec l'ancienne noblesse
ils incitent d'autres hommes hardis à devenir leurs rivaux
dans le commerce. Grâce à l'imitation, toutes ces activités
se diffusent bientôt, tandis que les manufactures nationales
cherchent à égaler les manufactures étrangères
dans leurs améliorations et portent chaque produit jusqu'au
plus haut degré de perfectionnement dont il est capable »
(D. Hume, Writings on economics, trad. in H. Denis [1993], p. 151).
L'influence de David Hume sur Adam Smith n'est plus à démontrer.
Mais l'auteur des « Recherches sur la nature et les causes
de la richesse des nations » (1776) dépasse la vision
humienne du développement du capitalisme en montrant que
la division du travail, source ultime de la prospérité,
n'est limitée que par la taille du marché qu'elle
peut conquérir. C'est dans cette démonstration que
le principe du « laissez faire, laissez passer » de
Vincent de Gournay se trouve pour la première fois hissé
au niveau d'un résultat scientifique.
Les étapes suivantes du développement de la pensée
économique sur l'économie de marché et le capitalisme
sont constituées de la théorie de l'équilibre
général, attribuée à Léon Walras
; de celle de l'optimum social, due à Wilfredo Pareto : de
la conjonction de ces deux résultats au sein des deux «
théorèmes de l'économie du bien-être
», dans la formulation desquels Paul A. Samuelson a joué
un rôle pionnier. Ces deux théorèmes permettent
de montrer que dans certaines conditions les mécanismes anonymes
du marché parviennent non seulement à déterminer
une allocation des ressources qui satisfait à la fois l'offre
et la demande mais aussi à faire en sorte que cette allocation
soit la meilleure possible du point de vue de la satisfaction globale
qu'elle procure aux producteurs et aux consommateurs. En d'autres
termes, le fonctionnement du marché est économiquement
régulateur et socialement efficient. Friedrich von Hayek
et Gary Becker apportent chacun une contribution décisive
à ces résultats, le premier en montrant, par des voies
fort différentes de celle d'Adam Smith, que l'ordre du marché
est élaboré spontanément par les comportements
individuels, le second en étendant la modélisation
de ces comportements à des domaines nouveaux.
La version contemporaine de la théorie, si elle a intégré
certains développements récents en matière
d'imperfection de l'information ou de gestion publique, continue
de reposer sur ces résultats. Ses développements en
termes d'économie politique c'est-à-dire discutant
de la manière dont la gestion publique doit être conduite
dans une économie moderne insistent principalement sur deux
points :
- le capitalisme est consubstantiel à la démocratie
: la démocratie a besoin de l'économie de marché
vecteur du capitalisme tout au long du XXème siècle
- pour se stabiliser, mais elle consolide en retour les bases de
l'économie de marché en introduisant la culture de
la concurrence et du choix dans l'ensemble des domaines de la vie
sociale.
- Le capitalisme est le meilleur outil de la prospérité
des peuples. Il est associé aux plus grandes réalisations
économiques et sociales, nonobstant les disparités
de situations individuelles ou collectives qui l'accompagnent.
Le capitalisme ainsi présenté peut devenir forme
même du bien commun. Il peut être généralisé,
diffusé, voire dans quelques cas particuliers imposé
aux territoires qui ne l'ont pas encore adopté. Cette vision
messianique de l'économie de marché est d'abord justifiée
politiquement par la lutte multiforme opposant le monde occidental
au monde soviétique et socialiste. Mais elle est aussi soutenue
par les intérêts de deux groupes a priori bénéficiaires
de l'expansion des marchés : les entreprises internationalisées
qui visent spontanément à développer leur champ
d'action, les consommateurs susceptibles d'adresser une demande
solvable à cette offre dont la variété s'accroît.
3. La diffusion du capitalisme à de nouveaux territoires,
jamais « spontanée », a au contraire toujours été
problématique
La dernière étape en date de cette généralisation
parfois appelée « mondialisation économique
» - est la transition des économies de l'Est. Elle
signe la défaite ultime de l'organisation macro-économique
fondée sur la hiérarchie la propriété
sociale des moyens de production et la planification impérative
-, incapable de s'adapter à la complexification des technologies
productives et de la demande sociale, et fondamentalement incompatible
avec un fonctionnement satisfaisant de la représentation
politique. Le contre-exemple de l'effondrement final du bloc soviétique
paraît ainsi valider de manière éclatante les
deux propositions centrales de la théorie standard de l'économie
politique la liaison forte entre capitalisme et démocratie
et la supériorité du capitalisme en matière
de création des richesses. Au demeurant, l'extension historique
du capitalisme ne s'est pas faite sans heurts.
Avant la révolution industrielle, l'expansion du capitalisme
est davantage le fait de coups de force que de la séduction
ou du rayonnement culturel : pour l'historien Yves Crozet, les améliorations
apportées à l'artillerie en particulier les armes
portatives - au XVème siècle eurent davantage de conséquences
pour l'expansion de l'économie européenne que l'invention
de l'imprimerie par Johann Gutemberg en 1453, pourtant plus connue
et rapidement diffusée à l'ensemble de l'Europe. Le
basculement progressif du centre de gravité économique
du sud vers le nord de l'Europe entre le XIVème et le XVIème
siècle tient tout autant à des facteurs militaires
(résistance et conquêtes des Provinces-Unies face à
l'Espagne puis au Portugal, contrastant avec les guerres intestines
de l'Italie du Nord) que technologiques ou productifs (Y. Crozet
[2000], pp. 75 et 114-124). Mais aussi et surtout, cette expansion
ne se réalise qu'à l'ombre de la réglementation.
La mainmise du pouvoir politique sur les conditions des échanges
internationaux reste la règle durant ces « temps modernes
». Elle se mesure aussi bien à l'aune des réglementations
restrictives et protectionnistes dans le domaine commercial, que
par le rôle des corporations dans la restriction de l'accès
à leurs métiers, ou l'intervention directe de l'Etat
dans la stimulation de certaines productions manufacturières
nationales dont le colbertisme est un exemple. Le capitalisme commercial
reste en marge de ces lois et règlements omniprésents.
Il s'introduit dans les failles du contrôle politique de l'activité
marchande, s'y adapte ; dans certains cas il s'en nourrit, mais
ne le fait jamais vaciller sur ses bases.
Au contraire, durant la révolution industrielle, le premier
mouvement semble bien être celui de la déréglementation
: la loi Le Chapelier de 1791 en est un exemple en France. Le changement
que constitue l'industrialisation est d'une grande ampleur, qui
démultiplie les possibilités d'enrichissement rapide
pour les fortunes déjà conséquentes, tout en
impulsant un mouvement qui semble acheminer le monde en particulier
au moyen de l'étalon-or - vers une organisation économique
véritablement globalisée sur des bases privées.
Cette organisation autorise une accumulation du capital à
une échelle tout à fait inédite. Sur les raisons
économiques et sociales de cette accumulation, il peut être
intéressant de rappeler la réflexion rétrospective
de John Maynard Keynes :
« L'Europe était socialement et économiquement
organisée de manière à assurer l'accumulation
maxima du capital [...] La société était bâtie
de telle sorte qu'une grande part du revenu accru était soumise
à l'autorité de la classe la moins disposée
à le détruire. Les nouveaux riches du XIXème
siècle n'étaient pas habitués aux grandes dépenses
[...] En fait, c'est précisément cette inégalité
de la répartition des richesses qui permettait ces grandes
accumulations de capital fixe et de revenu par lesquelles l'époque
se distingue de tout autre. C'est que là se trouvait en fait
la justification principale du capitalisme ! » (Keynes [1920],
p. 20).
Pour autant, ce n'est pas le scénario d'achèvement
de la libéralisation qui se produit. Peu à peu se
reconstituent des organisations visant à la régulation
du commerce et de la finance, au respect de normes minimales en
matière de travail, à la protection des espaces nationaux
contre la concurrence étrangère (à partir des
années 1880 et à l'exclusion de la Grande- Bretagne).
Dans la deuxième partie du XIXème siècle, l'Etat
sort progressivement de sa réserve réglementaire et
joue un rôle plus actif dans l'encadrement des activités
économiques, voire dans leur stimulation. La protection des
niveaux de vie des acteurs économiques face aux aléas
apportés par la généralisation du marché
devient une préoccupation de la puissance publique. La libéralisation
cesse donc sa progression plus de trente ans avant la première
guerre mondiale.
L'entre-deux-guerres constitue en quelque sorte l'apogée
des tentatives désordonnées des espaces nationaux
pour se soustraire à la pression concurrentielle inhérente
au développement du capitalisme. Les expériences soviétiques
et fascistes en sont les exemples les plus connus, mais non pas
les seuls. L'échec des tentatives de retour à l'ordre
monétaire d'avant guerre dans les démocraties occidentales,
le repli des grandes puissances européennes sur leur espace
colonial, mais surtout les conséquences de la grande dépression
des années 1930 en termes de politique économique
sont autant de témoignages de la victoire de la « tentation
protectionniste » sur le credo libéral. Le malthusianisme
économique, le fractionnement des ordres monétaires,
la montée des barrières protectionnistes indiquent
tous la même direction, qui est celle d'un repli des nations
sur leurs ressources intérieures au détriment de l'échange,
particulièrement pour les produits industriels. Et même
si l'accélération de ces phénomènes
est particulièrement remarquable au début des années
1930, il faut garder à l'esprit que les droits de douanes
mondiaux sont déjà supérieurs en 1927 à
leur niveau moyen de 1913 (Guillochon [2001], p. 25).
La dernière période de ce très rapide survol
historique la plus étudiée par les économistes
contemporains est celle des « trente glorieuses ». Abordée
superficiellement, elle fait apparaître une réduction
tendancielle du protectionnisme tarifaire, aidée par la mise
en place de cycles de négociation multilatéraux institutionnalisés
le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) à partir
de 1947 -. Mais l'extension du capitalisme occidental à travers
le monde ne se résume pas à une question de droits
de douane. La théorie de la régulation a mis en évidence
l'encadrement toujours très étroit de l'action des
grandes entreprises privées par les Etats nations, dont l'effet
a été de limiter la concurrence internationale à
un niveau jugé raisonnable par les gouvernements, dans un
contexte où la régulation de la monnaie, des relations
de travail et de la protection sociale restait largement déterminée
par la puissance publique. Une question intéressante que
pose le rôle de cette liaison du politique et du privé,
toujours présente dans les développements antérieurs
du capitalisme, est de savoir si elle a mieux servi les intérêts
des entreprises et des consommateurs qu'un « laissez faire
» plus conforme à la théorie libérale.
Les exemples des capitalismes japonais, sud-coréen et taïwanais
qui ont véritablement pris leur essor durant cette période,
sont instructifs à cet égard.
4. Les freins aux forces du marché ont des explications
Pourquoi une si longue réticence à la généralisation
du capitalisme ? Les justifications théoriques sont nombreuses.
Il est intéressant de s'attarder sur l'analyse de Friedrich
List (1789-1846), qui apparaît comme un précurseur
des théories institutionnalistes actuelles appliquées
aux échanges internationaux. Sa critique de l'économie
politique classique illustrée alors par les figures dominantes
d'Adam Smith et David Ricardo part d'un constat : il existe une
contradiction entre les propositions théoriques favorables
au libre échange et les pratiques en vigueur dans l'ensemble
des économies concernées. Selon F. List, cette opposition
provient de la prétention de la théorie classique
à l'universalité. Au contraire,
« l'économie politique, en matière de commerce
international, doit puiser ses leçons dans l'expérience,
approprier les mesures qu'elle conseille aux besoins du présent,
à la situation particulière de chaque peuple, sans
néanmoins méconnaître les exigences de l'avenir
et celles du genre humain tout entier. Elle s'appuie pour cela sur
la philosophie, sur la politique et sur l'histoire. » (List
[1857], p. 84).
La philosophie, en visant l'universel dans le genre humain, prône
le rapprochement des peuples, et la suppression des obstacles à
leur concorde et à leurs échanges. La politique, soucieuse
de l'intérêt d'une nation particulière, cherche
à assurer sa conservation, son autonomie et sa puissance.
L'histoire permet de comprendre comment ces exigences contradictoires
ont pu être mises en rapport de manière différente
suivant les époques et les civilisations. Elle « indique
ainsi le moyen de concilier les exigences respectives de la philosophie
et de la politique » (id,. p. 85). Or l'économie politique
classique s'appuie exclusivement sur la philosophie, tandis que
les pratiques mercantilistes ne se soucient que de politique.
Pour sortir de cette contradiction, Friedrich List propose d'opérer
une distinction entre deux concepts économiques liés
à la théorie de la création de richesse : les
« forces productives » et les « valeurs ».
Les premières rassemblent les moyens qu'une société
met en oeuvre pour produire sa subsistance. Les secondes sont les
richesses produites effectivement par ces moyens. Cette distinction,
que l'on peut rapprocher de la distinction actuelle entre technologies
et produits, permet d'intégrer la dimension temporelle dans
le raisonnement économique : les technologies sont issues
de « détours de production » - selon une expression
autrichienne plus récente - dont la construction exige de
la durée, mais elles sont aussi des productions en puissance,
potentielles, et en cela leurs effets sur le niveau de productivité
ne seront sensibles qu'à moyen ou long terme. Du point de
vue de l'économiste, une hiérarchie doit être
établie entre forces productives et valeurs : « le
pouvoir de créer les richesses est infiniment plus important
que la richesse elle-même » (id., p. 249).
Le reste de la théorie de Friedrich List sera simplement
résumé ici. Le « protectionnisme éducateur
» soutient l'idée que le développement économique
d'un pays ne doit jamais sacrifier ses « forces productives
» au profit des « valeurs » qu'il peut obtenir
par l'échange ; en termes contemporains, les gains à
court terme obtenus par les consommateurs d'une ouverture rapide
à la concurrence étrangère risquent, dans de
nombreux cas, de se payer par une destruction irréversible
du potentiel technologique et productif national, et donc d'un plafonnement
à terme du niveau de vie de ces mêmes consommateurs.
Ce retour aux fondements de la doctrine listienne indique en quoi
la théorie du commerce international et de l'expansion du
capitalisme qu'elle sous-tend est intimement liée à
une théorie de la production fortement institutionnalisée
:
« [Les forces productives] ne dépendent pas seulement
du travail, de l'épargne, de la moralité et de l'intelligence
des individus ou de la possession de fonds naturels et de capitaux
matériels ; elles dépendent aussi des institutions
et lois sociales, politiques et civiles [...] Le christianisme,
la monogamie, l'abolition de l'esclavage et du servage [...], les
inventions de l'imprimerie, de la presse, de la poste, de la monnaie,
des poids et mesures, du calendrier et des montres, la police de
sûreté, l'affranchissement de la propriété
territoriale et les moyens de transports sont de riches sources
de forces productives » (id. pp. 98 et 255).
L'idée que l'expansion libre du capitalisme pourrait correspondre
à une pente « naturelle » des sociétés
est donc tout à fait contraire à la ligne développée
ici. Si cette proposition est si fermement défendue par l'économie
politique classique, c'est qu'elle « a admis comme réalisé
un état de chose à venir. Elle présuppose l'existence
de l'association universelle et de la paix perpétuelle, et
en conclut les grands avantages de la liberté de commerce
» (id., p. 242).
Dans les faits, le libre commerce est de l'intérêt
des nations les plus puissantes, pas des plus faibles :
« Pour [l'Angleterre], le principe cosmopolite [du libre
échange] et le principe national ne sont qu'une seule et
même chose » (id., p. 104).
On voit bien les prolongements possibles de cette analyse. Karl
Marx, Karl Polanyi et Joseph Schumpeter n'ont pas manqué
tour à tour d'insister sur le caractère problématique
de l'expansion territoriale du capitalisme. Au surplus, les prédictions
de ces trois auteurs ne sont pas optimistes pour son avenir : par
des raisonnements différents, ils aboutissent à la
même conclusion, celle d'un effondrement final du capitalisme.
Autrement dit, le capitalisme, après des bourgeons précoces
et une floraison tardive, pourrit désormais sur pied et devrait
prestement être vendangé par l'histoire.
5. Au delà des vicissitudes de l'histoire, le capitalisme
et sa théorie perdurent par recomposition
A ce jour, même l'observateur le moins attentif des réalités
contemporaines ne peut que constater que ces prédictions
ont été démenties. La durée écoulée
depuis l'industrialisation met en évidence une propriété
remarquable du capitalisme, qui est sa faculté d'évolution
:
« Insistons sur cette qualité essentielle, pour une
histoire d'ensemble du capitalisme : sa plasticité à
toute épreuve, sa capacité de transformation et d'adaptation.
S'il y a, comme je le pense, une certaine unité du capitalisme
depuis l'Italie du XIIIème siècle jusqu'à l'Occident
d'aujourd'hui, c'est là qu'il faut, en première instance,
la situer et l'observer [...]. A l'échelle de l'économie
globale, il faut se garder de l'image simpliste d'un capitalisme
que les étapes de sa croissance auraient fait passer, de
stade en stade, de la marchandise à la finance et à
l'industrie le stade adulte, celui de l'industrie, correspondant
au seul « vrai » capitalisme. Dans sa phase dite marchande
comme dans sa phase dite industrielle termes qui recouvrent l'un
et l'autre une grande variété de formes -, le capitalisme
a eu, pour caractéristique essentielle, sa capacité
à glisser, presque instantanément d'une forme à
une autre, d'un secteur à un autre, en cas de crise grave
ou de diminution accentuée du taux de profit » (Braudel
[1979], p. 382).
La théorie libérale du capitalisme a-t-elle présenté
la même propension à la transformation que son objet
d'étude ? La réponse est positive, sa transformation
étant le résultat d'une stratégie apparente
mais pas nécessairement consciente - de repli sur un noyau
théorique fort : le rapport des hommes aux choses.
Après David Ricardo, qui reste convaincu que le problème
principal posé à l'économiste est de comprendre
la répartition des richesses entre les hommes, la théorie
libérale amorce un repli de plus en plus marqué sur
une sphère réduite de la discipline économique
: l'analyse des rapports de l'homme vis-à-vis des choses.
Ce faisant, elle évacue les rapports complexes des hommes
entre eux, leurs stratégies réciproques vis-à-vis
de la rareté, pour les abandonner à la sociologie,
l'anthropologie et l'histoire. Ce glissement est particulièrement
net lors de la « révolution marginaliste » des
années 1870, qui voit naître la théorie néo-classique
comme une nouvelle formulation des analyses classiques, épurées
de toute référence aux rapports sociaux non médiatisés
par les marchandises.
Cette révolution méthodologique au sein de la théorie
libérale produit un effet décisif : évacuer
le conflit de l'analyse économique, pour le remplacer par
la concurrence. Ainsi, l'axiomatisation des choix de l'homme vis-à-vis
des ressources peut se développer, car l'incertitude liée
à la relation immédiate de l'individu à l'individu
est évacuée du programme de recherches. A sa place,
la théorie libérale installe une institution qui ne
dit pas son nom, mais qui a le mérite de résoudre
l'ensemble des problèmes théoriques et pratiques sélectionnés
comme pertinents par le nouveau paradigme : le marché.
Libérée du conflit, la théorie néo-classique
développe une analyse logique fondée sur une représentation
extensive de la rationalité individuelle. Cette analyse débouche
sur un ensemble de théorèmes démontrant la
supériorité de la libre entreprise et de la concurrence
marchande sur toute forme alternative d'organisation des activités.
A partir de cette base, elle acquiert progressivement une position
éminente dans la production scientifique et devient la «
théorie standard » (Favereau [1989]) de la science
économique, reproduisant les caractéristiques de la
« science normale » décrite par Thomas Kuhn [1970].
Elle peut alors étendre son appareil analytique à
de nouvelles sphères jusque là délaissées
: la gestion monétaire, l'administration des biens publics
sont tour à tour étudiées au travers du prisme
de la rationalité individuelle proposé par la théorie
standard, débouchant sur des préconisations nouvelles
en matière de politique économique. Le dernier pas
est franchi par Gary Becker, qui propose d'analyser les relations
sociales, continent initialement déserté par la théorie
néo- classique, à l'aide des mêmes concepts
que les relations marchandes. Ainsi le crime et le mariage sont-ils
absorbés dans un raisonnement général issu
de l'analyse du rapport des hommes aux choses. La lecture de Karl
Polanyi à propos du XIXème siècle est dès
lors pleinement assumée par la théorie standard :
la monnaie, la nature et l'homme lui-même sont intégrés
tout entiers dans l'univers marchand par la théorie, avant
de l'être par la réalité (Polanyi [1944]).
6. L'apogée de la théorie standard coïncide
avec le Consensus de Washington (1990)
Prenant le risque d'énoncer une proposition rendue précaire
par le manque de recul dont nous disposons, nous avancerons ici
que l'apogée de la théorie standard peut être
situé au début des années 1990. Les dimensions
de la déréglementation des années 1970 à
1990 sont multiples : l'abandon d'une référence mondiale
à l'or en 1976 libère les monnaies d'une contrainte
non marchande associée à leur concurrence. Cette nouvelle
situation ne cessera d'exercer une influence décisive sur
l'ensemble des économies occidentales et sur leurs politiques.
L'interconnexion progressive des marchés financiers accentue
le caractère irréversible des évolutions institutionnelles
touchant la sphère monétaire et tend à constituer,
pour la première fois dans l'histoire, un marché véritablement
mondial dans lequel le politique ne joue plus le rôle dominant.
Au sein des États nations, les gouvernements se dessaisissent
d'un grand nombre de leviers d'action sur les activités économiques
et sociales tout en ouvrant progressivement les frontières
à la concurrence internationale. Ce mouvement se fait à
l'initiative des pays anglo-saxons, où l'influence de la
théorie standard est la plus perceptible.
Tableau 1. Les « dix commandements » du Consensus de
Washington 1. Discipline fiscale 2. Réorientation des dépenses
publiques 3. Réforme fiscale 4. Libéralisation financière
5. Fixation d'un taux de change unique et compétitif 6. Libéralisation
du commerce extérieur 7. Suppression des obstacles aux investissements
directs étrangers 8. Privatisation des entreprises publiques
9. Déréglementation de la concurrence 10. Sécurisation
des droits de propriété
D'après Williamson [1990].
L'aboutissement de cette évolution peut être située
dans les « dix commandements » du Consensus de Washington,
identifiés ainsi par un économiste du FMI pour souligner
l'unité de vues des grandes institutions financières
internationales et du pouvoir politique américain (Williamson
[1990]). C'est sur les bases du Consensus de Washington que la théorie
standard aborde l'analyse de la « grande transition »
des pays de l'Est.
7. La transition au capitalisme des économies de l'Est,
un champ d'application du Consensus de Washington
Il est nécessaire d'établir une distinction entre
le Consensus de Washington et l'univers théorique construit
par les institutions internationales (en particulier le FMI) autour
de la question de l'accompagnement de la transition. Cet univers
articule de manière cohérente les hypothèses
de la théorie standard, une modélisation particulière
du fonctionnement des économies de type soviétique,
les principaux résultats obtenus dans certains pays en développement
et qui ont alimenté le Consensus de Washington, pour déboucher
sur un ensemble de préconisations de politique économique
- issues des travaux académiques, des rapports du FMI et
des décisions de son bureau des gouverneurs - suffisamment
stables pour être identifiées clairement. Elles s'appuient
sur une modélisation des progrès des réformes
proposée par la BERD (Banque Européenne pour la Reconstruction
et le Développement), qui aligne toutes les économies
concernées sur une norme unique (l' « indicateur de
transition », voir tableau 2) prenant pour modèle les
économies anglo-saxonnes. La construction ainsi produite
présente toutes les caractéristiques d'un «
paradigme » au sens de Thomas Kuhn, nous permettant de l'identifier
en tant que Paradigme Standard de la Transition (PST).
La partie appliquée du PST peut être résumée
par le modèle de réformes du FMI. Celui-ci se constitue
au début des années 1990 (Camdessus [1992], [1994])
et se trouvera décliné par la suite dans l'ensemble
des pays en transition ayant noué des relations avec l'institution.
Le modèle repose sur la définition de trois objectifs
assignés au processus de transition : accroître l'efficience
allocative des activités économiques, de manière
à hausser le niveau de vie moyen des populations concernées
; maintenir la soutenabilité financière des réformes,
en obtenant un équilibre dynamique des soldes publics et
extérieurs et une inflation faible ; assurer la soutenabilité
politique des réformes, par la mise en place de mécanismes
économiques limitant le risque de retour en arrière
des réformes dans un contexte de démocratisation de
la société. Les mesures nécessaires pour atteindre
ces objectifs sont la libéralisation, qui permet au marché
de remplacer le plan dans l'allocation des ressources et la détermination
des prix relatifs ; la stabilisation, qui restreint les dépenses
publiques et la croissance de la masse monétaire tout en
assurant la stabilité du taux de change de la monnaie nationale
; la restructuration, qui prévoit la privatisation et la
transformation des modes de gouvernance des entreprises et de certaines
administrations pour les adapter aux processus de marché
et oblige les acteurs économiques à une réorganisation
productive, tout en construisant les systèmes de protection
sociale susceptibles de soutenir les revenus des individus mis en
difficulté par la transition. Les relations entre les différents
composants du modèle du FMI peuvent être retracées
par le schéma suivant :
Figure 1. Le modèle du FMI pour la transition
LIBERALISATION
SOUTENABILITE EFFICIENCE
FINANCIERE
STABILISATION RESTRUCTURATION
SOUTENABILITE
POLITIQUE
Les travaux issus du FMI insistent sur la complémentarité
des réformes. La réussite de la transition n'est possible
qu'à condition que toutes les mesures préconisées
soient lancées simultanément. Comme les effets de
ces mesures auront un impact initialement négatif sur la
production, il est indispensable que leur mise en oeuvre soit réduite
autant que possible dans le temps, de manière à bénéficier
de la « fenêtre d'opportunité » politique
ouverte par le consensus important existant au départ en
faveur de mesures radicales. Ainsi se justifie l'option pour une
approche de type big bang, préférée à
l'approche graduelle préconisée par un certain nombre
d'économistes situés aux marges du PST. L'option radicale
devient très vite la one best way de la transition, appliquée
à tous les contextes, ainsi que la comparaison des deux textes
suivants en témoigne :
Tableau 2. L'approche radicale des réformes, one
best way de la transition : les cas polonais et yougoslave.
Pologne Fédération yougoslave "Le rythme soutenu
de la libéralisation vient "Le principal objectif du
programme de ce que les autorités [polonaises] sont yougoslave,
la résorption rapide de l'inflation, conscientes que l'économie
est dans une est un objectif ambitieux et la stratégie qui
a situation critique, que les approches partielles été
conçue à cette fin est audacieuse. Cette et graduelles
ne sont pas satisfaisantes, que la approche audacieuse découle
des expériences période d'ajustement inévitablement
difficile insatisfaisantes que le gouvernement a eues et pénible
doit être aussi courte que possible des démarches partielles
et progressives, de la et que, surtout, il existe dans le pays un
large nécessité d'abréger la période
d'ajustement et soutien politique en faveur d'une action rapide
du large appui politique dans le pays en et décisive"
(Bulletin du FMI, 26 février faveur d'une action rapide et
décisive" 1990). (Bulletin du FMI, 23 avril 1990).
L'homologie entre les deux textes, écrits à quelques
semaines d'intervalle, est frappante et ne s'applique pas qu'à
la structure du discours. Elle reflète l'unicité de
la représentation que le PST s'est faite des pays en transition,
unicité à laquelle a répondu celle de ses prescriptions.
L'essentiel des propositions sur la question est issu de l'expérience
des économistes du FMI et de la Banque Mondiale dans les
pays en développement :
« Dans quelle mesure ce que nous avons appris [des politiques
d'ajustement structurel précédentes] est pertinent
pour l'Europe de l'Est ? Clairement, le propos n'est pas de réparer
les dommages causés à une économie de marché
existante, mais d'en créer une de toute pièce. Les
conditions initiales ne sont-elles pas si différentes qu'elles
requièrent une approche radicalement différente ?
Nous ne le pensons pas. L'essentiel du paquet standard s'applique
à l'Europe de l'Est tout aussi bien » (Blanchard et
alii [1991], p. 2).
Dans ce contexte, il est d'autant plus intéressant d'observer
la grande diversité des réponses apportées
par les économies de l'Est aux préconisations du PST.
8. Les réponses divergentes des économies
de l'Est aux préconisations standard
Conformément à un processus dont nous avons déjà
noté plusieurs occurrences dans l'histoire (cf. supra), le
modèle de capitalisme proposé à leur demande,
il faut le souligner - aux sociétés de l'Est s'est
heurté à des oppositions et limitations de toutes
sortes, que le PST n'avait pas envisagées. Dans aucun pays,
le modèle du FMI n'a pu aller au terme de son application,
ni le rythme des réformes se conformer aux prescriptions
initiales. En outre, les résultats économiques produits
par les réformes ont été d'une grande diversité,
y compris dans des économies où les modalités
d'application des réformes ont été similaires.
Cette diversité des trajectoires apparaît clairement
dans le tableau 3, qui retrace certains caractères des réponses
des économies en transition aux réformes qu'elles
ont mises en oeuvre.
Tableau 3. Les trajectoires nationales de réponse
aux réformes (1989-1999)
Pays Date du Variation du PIB Inflation moyenne Indicateur de programme
du réel (1989-1999, transition FMI (entre 1989 et (1999/1989,
en %) (BERD, 1999)° 1999) en %) Pays d'accession à l'UE
non baltes -5 35.5 3.3 Bulgarie Fév-1991 -33 68.4 2.9 République
tchèque Jan-1991 -6 7.8 3.4 Hongrie Mars-1990 -1 19.7 3.7
Pologne Jan-1990 +28 49.2 3.5 Roumanie Jan-1993 -26 76.1 2.8 Slovaquie
Jan-1991 +1 14.3 3.3 Slovénie Fev-1992 +5 12.9 3.3 Pays baltes
-32 33.5 3.2 Estonie Juin-1992 -22 24.3 3.5 Lettonie Juin-1992 -44
35.1 3.1 Lituanie Juin-1992 -30 41 3.1 Autres pays d'Europe du Sud-Est
-23 3331.8 2.5 Albanie Août-1992 -7 33.4 2.5 Bosnie- Herzeg.
Non -7 13118 1.8 Croatie Oct-1993 -20 100 3 Macédoine (FYR)
Jan-1994 -41 75.6 2.8 CEI -47 149.1 2.3 Arménie Déc-1994
-52 106.5 2.7 Azerbaïdjan Jan-1995 -53 233.2 2.2 Biélorussie
Nov-1994 -19 162.4 1.5 Géorgie Sep-1994 -69 17.9 2.5. Kazakhstan
Jan-1994 -39 77.3 2.7 Kirghizie Mai-1993 -39 22.3 2.8 Moldavie Sep-1993
-69 16.5 2.8 Mongolie Non -7 46.5 2.8 Ouzbékistan Nov-1994
-3 304.5 2.1 Russie Avr-1995 -45 88 2.5 Tadjikistan Févr-1995
-71 688.5 2 Turkménistan Non -49 4.9 1.4 Ukraine Nov-1994
-65 169.4 2.4 Asie de l'Est +78 17.1 2.1 Cambodge Non +62 6.3 2.5
Chine Non +152 8.1 2.1 Laos Non +85 28.6 1.8 Viêt-nam Non
+97 25.4 1.9 ° : échelle de 1 (absence totale de libéralisation)
à 4.5 (économies occidentales) Source : International
Monetary Fund [2000]
Si la plupart des pays en transition ont adhéré à
un moment ou à un autre au programme de réformes du
PST mis en oeuvre au travers de la conditionnalité du FMI,
d'autres n'y ont pas eu recours et ont mis en pratique leur propre
programme de transition vers une économie davantage orientée
par le marché. C'est le cas de certains pays d'Asie (Chine,
Cambodge, Laos, Viêt-nam). Leurs résultats en termes
de croissance et d'inflation sont nettement meilleurs que ceux de
la zone européenne, même si leurs revenus par habitant
restent plus faibles, tout comme leur indice de transition. Au sein
de la zone européenne, les réformateurs ayant signé
les accords les plus précoces avec le FMI sont ceux qui ont
subi la récession la moins longue et la moins profonde. Enfin,
un niveau d'inflation moyen élevé sur la période
est en général associé à une chute plus
forte de la production et à des difficultés dans les
relations avec le FMI, les exceptions à cette règle
étant l'Ouzbékistan et le Turkménistan.
9. Les trajectoires des économies de l'Est peuvent
être analysées le long de quatre dimensions principales
Tenter d'expliquer en détail dans le cadre de cet article
les raisons d'une telle diversité n'est pas envisageable.
Il est néanmoins possible d'indiquer les lignes le long desquelles
une telle analyse peut prendre forme. Ces lignes recouvrent quatre
domaines essentiels :
1. Les évolutions précédant la transition.
En dépit de la vision indifférenciée qu'en
a donné le PST, les économies en transition ne présentaient
pas les mêmes caractéristiques au début de la
transition. En Hongrie, les réformes introduisant des mécanismes
de décentralisation des décisions et de validation
marchande des choix des entreprises avaient été engagées
dès 1968. La Yougoslavie avait composé un modèle
d'économie socialiste dans lequel les comportements marchands
coexistaient avec la régulation centrale par le plan. L'agriculture
polonaise n'avait jamais pu être collectivisée. Contrastant
avec ces exemples, l'Union Soviétique présentait un
visage beaucoup plus proche a priori du modèle canonique
d'économie soviétique. Son économie s'était
essentiellement industrialisée par la planification, au contraire
de la Tchécoslovaquie par exemple, dont la structure productive
avait été constituée durant la première
moitié du XXème siècle en réponse à
des incitations marchandes. La géographie des localisations
productives, la densité des liaisons entre les centres de
production et de consommation, ajoutent leurs différences
nationales à la diversité des modes d'administration
centrale de l'économie. Enfin, par comparaison avec les économies
européennes, la Chine a multiplié les singularités,
combinant une structure agricole et productive peu centralisée
et fortement maillée avec l'introduction précoce (1981)
de mécanismes d'incitation marchands dans l'agriculture,
mais surtout avec le choix d'une trajectoire propre de réformes,
comparativement peu influencée par les institutions internationales
en particulier au début des années 1990 -.
2. Les choix politiques dans la mise en oeuvre du PST.
C'est en effet la perméabilité des directions politiques
aux préconisations standard qui constitue la deuxième
ligne de démarcation entre les pays concernés. Dans
le domaine de la restructuration par exemple, la Pologne, pourtant
considérée comme « le meilleur élève
de la transition », a limité son programme de privatisations,
tout en revenant largement après 1991 sur les mesures de
stabilisation prises dans les premiers mois de 1990. La République
tchèque et la Russie sont en revanche deux exemples de privatisations
massives et rapides bien que décalées dans le temps
- dont les effets sur le reste de l'économie sont loin d'avoir
été négligeables. La libéralisation
des prix ou du secteur extérieur a également varié
suivant les pays. De ce dernier point de vue, la Russie et la Chine
constituent deux cas polaires : l'ouverture économique de
la Russie a privilégié de facto les importations puis
l'attraction de capitaux à court terme, au contraire de la
Chine qui s'est gardée de libéraliser totalement son
compte de capital, tout en attirant par divers moyens les investissements
productifs étrangers. La vulnérabilité extérieure
de la Russie, pourtant exportatrice de matières premières
énergétiques, s'en est trouvée démultipliée,
au contraire de la Chine qui a pu essuyer la crise asiatique sans
dommage majeur pour sa croissance. Les relations politiques avec
les pays occidentaux ont pesé d'un poids significatif et
accentué dans certains cas les disparités initiales
: la Pologne a pu bénéficier d'une réduction
de près de la moitié de son endettement, tandis que
la Russie, en tant qu'Etat continuateur de l'URSS, a dû assumer
plus de 90 % de la dette soviétique.
3. Les chocs subis au cours du processus de transformation.
L'ouverture des économies de l'Est s'est traduite par des
sensibilités différentes aux chocs extérieurs
qui ont pu les affecter durant la transition. Le premier d'entre
eux la dissolution du CAEM en 1990 -, a non seulement démantelé
les filières traditionnelles d'approvisionnement, mais a
aussi mis en difficulté les pays importateurs d'hydrocarbures,
sommés d'importer aux prix mondiaux ce qui leur était
livré auparavant par l'Union Soviétique sous forme
de troc avantageux. Un phénomène similaire s'est produit
à partir de 1992 dans l'espace ex-soviétique : l'indépendance
des anciennes républiques de l'URSS s'est traduite par une
forte désorganisation monétaire et commerciale. Compte
tenu de la structure productive fortement intégrée
héritée de la planification, la rupture de ces relations
économiques a largement contribué à l'aggravation
de la crise productive. A l'intérieur même de la Fédération
de Russie, le phénomène de fractionnement économique
et monétaire s'est également trouvé à
l'oeuvre, et on peut l'attribuer tout autant à des causes
purement politiques la montée du séparatisme de certaines
républiques et la recherche de la préservation de
leurs ressources par les autorités régionales qu'à
la conduite des réformes par le gouvernement central, en
particulier en matière de politique monétaire et budgétaire.
Dans le cas de la Tchécoslovaquie, les tensions centrifuges
ont débouché sur une partition politique complète
mais pacifique en 1993. Cette partition s'est au contraire réalisée
dans le conflit en Yougoslavie, conflit lourd de conséquences
humaines et matérielles de 1991 à 2000. Enfin, les
effets de la crise asiatique de 1997 sur les pays en transition
ont été différenciés. En raison de leur
vulnérabilité financière, la République
Tchèque et la Russie ont été les principales
victimes à l'Est de la soudaine défiance des marchés
financiers envers les économies « émergentes
».
4. L'influence des institutions sur les comportements des
agents économiques.
Ce qui apparaît crucial, à la lecture des trajectoires
nationales de transition, est l'importance de l'interaction entre
les différents niveaux d'institutions entendues comme dispositifs
collectifs de production de règles et les comportements.
La Russie constitue un cas d'école à cet égard.
Les institutions formelles mises en place sous l'égide du
FMI n'ont presque jamais « mordu » sur les comportements
effectifs des agents. A leur place, se sont développés
des ajustements qui obéissaient le plus souvent à
des choix localement rationnels en tant qu'est toujours rationnel
un comportement de survie mais globalement délétères.
Le caractère situé de la rationalité des agents
- c'est-à-dire, sa dépendance envers un contexte déterminé
- est précisément ce qu'a évacué la
modélisation standard de la décision économique
pour l'étendre de manière uniforme à l'ensemble
des actes de la vie sociale. Le PST n'a donc ni prévu ni
compris ces comportements, qui ont systématiquement été
identifiés à des réponses pathologiques consécutives
à une insuffisante mise en oeuvre des prescriptions libérales.
L'extension et l'imprégnation de certains de ces comportements
ont pu parfois produire de véritables institutions de substitution,
visibles dans le domaine monétaire aussi bien que dans la
production, dont la corruption et la criminalisation des activités
ne sont que les avatars les plus spectaculaires. Une analyse précise
des processus à l'oeuvre dans l'économie russe montre
que les conditions de l'ouverture à l'extérieur ont
joué un rôle décisif dans le désordre
institutionnel à l'origine de la crise productive et des
comportements de prédation qui ont été la marque
distinctive de la trajectoire de transition russe (Vercueil [2002]).
L'analyse comparative des résultats de la transition des
économies de l'Est confirme ainsi certaines propositions
de Friedrich List concernant les effets de la mise en contact d'économies
et de sociétés situées à des niveaux
de développement économique et institutionnel très
différents. Cette analyse offre également l'occasion
de dégager les conditions de possibilité du fonctionnement
satisfaisant d'un arrangement institutionnel donné. Les institutions
formelles ou informelles ne peuvent jouer correctement leur rôle
que si elles sont simultanément : - Collectives, au sens
où elles correspondent à l'accord d'une masse critique
de volontés au sein d'une communauté (Commons [1931])
; - Simplificatrices, au sens où elles stabilisent les situations
de décision en constituant des repères communs à
partir desquels l'ajustement des agents devient moins incertain
(Favereau [1998]) ; - Coordonnatrices, au sens où les règles
qu'elles produisent ont un degré suffisamment élevé
de cohérence entre elles et diminuent les risques d'incitations
contradictoires pour les décisions (Boyer [1986], North [1990])
; - Intériorisées, au sens où elles sont effectivement
traduites en « habitudes de pensée et d'action »
par les agents concernés (Veblen [1899]).
Les économies de l'Est ayant subi des réformes a priori
indifférentes à leur spécificité institutionnelle,
il n'est pas étonnant que dans certaines d'entre elles, les
institutions formelles imposées de l'extérieur aient
eu du mal à vérifier les conditions précitées.
L'exemple le plus significatif de cette carence est l'Etat, que
l'on peut considérer comme l' « institution par excellence
». Partout et toujours, le PST a préconisé une
réduction maximale et rapide des activités du secteur
public. Or ces activités, bien qu'officiellement hégémoniques
dans les pays socialistes, se trouvaient dès la période
soviétique minées de l'intérieur par une série
d'arrangements informels entre dépositaires de l'autorité
publique et agents privés, ainsi que par la défiance
générale envers la chose publique qu'avaient suscitée
plusieurs décennies de détournement de son fonctionnement
par le parti unique.
Les effets de l'impératif de réduction de la sphère
publique ont été d'autant plus forts que les sociétés
étaient plus touchées par l'accroissement brutal du
niveau d'incertitude provoqué par l'irruption des mécanismes
marchands. Dans les pays à même de réorienter
à un coût raisonnable leurs activités suivant
les lignes de forces du marché, le contrôle de l'activité
réglementaire de la production des règles et des ressources
en découlant est apparu moins vital que dans les économies
sans repère de ce type en particulier, les économies
n'ayant jamais connu d'économie de marché -. Dans
ces dernières, la souveraineté dévolue à
l'action publique est alors devenue l'enjeu d'une lutte qui a absorbé
durablement le politique et empêché toute réflexion
sur les ajustements nécessaires à long terme. Réduit
à la portion congrue, l'Etat n'en a pas pour autant été
désengagé de l'économie : tout au contraire,
les conditions de son rétrécissement ont scellé
l'échec de son désengagement. Son rôle institutionnel
s'est dissout dans les conflits de répartition.
10. L'histoire de la « grande transition » est
riche d'enseignements sur l'évolution du capitalisme
L'histoire contrastée de la transition montre ainsi que le
marché n'est nulle part capable de s'auto-instituer. Les
institutions publiques jouent un rôle central dans le pilotage
des réformes le concernant. Dans le cas de la transition,
la difficulté supplémentaire est que l'Etat est à
la fois juge et partie du processus de réformes. Que la légitimité
de son action fasse défaut et le risque est grand de voir
se développer les conflits privés qui sont autant
d'obstacles au développement économique.
La « grande transition » apporte aussi son lot d'enseignements
sur la manière dont le capitalisme se transforme en s'étendant
à de nouveaux territoires. Celui-ci évolue toujours
par transformation institutionnelle, qui suppose un ajustement chaque
fois problématique, et chaque fois différent, entre
les diverses parties prenantes d'une économie donnée.
Le passage au capitalisme à partir du socialisme exacerbe
les difficultés que les sociétés rencontrent
toujours dans leur adaptation à ces transformations, et l'idée
qu'un modèle unique pourrait s'appliquer à l'ensemble
des économies concernées n'a pu que buter sur la variété
des terrains rencontrés. Tout comme le plan, construction
intellectuelle se voulant exhaustive et qui s'est pourtant trouvé
confrontée dès l'origine à l'impossibilité
de prévoir l'ensemble des opérations nécessaires
au fonctionnement d'une économie moderne, le marché
souffre d'une incomplétude indépassable du point de
vue des régulations nécessaires à sa propre
conservation. La transition montre ainsi que les prix, pas plus
q ue les règles, ne permettent à eux seuls d'assurer
le fonctionnement de la coordination économique. Ce n'est
pas autre chose que soulignait Fernand Braudel au terme de son analyse
historique du capitalisme :
« Peut-on oublier combien de fois le marché a été
tourné ou faussé, le prix arbitrairement fixé
par les monopoles, de fait ou de droit ? Et surtout, en admettant
les vertus concurrentielles du marché (« le premier
ordinateur au service des hommes »), il importe de signaler
au moins que le marché, entre production et consommation,
n'est qu'une liaison imparfaite, ne serait-ce que dans la mesure
où elle reste partielle. Soulignons ce dernier mot : partielle.
En fait, je crois aux vertus et à l'importance d'une économie
de marché, mais je ne crois pas à son règne
exclusif » (Braudel [1985], p. 48).
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Vinokur A. (ed.) [1998] : Décisions économiques. Paris
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Williamson J. (Ed.) [1990] : Latin American Adjustment : How Much
has Happened ? Wahington, D. C. : Institute for International Economics.
L'auteur remercie les participants à la journée d'études
« Le capitalisme sans limites » pour leurs commentaires
sur une première version de ce texte, mais reste pleinement
responsable des erreurs qui pourraient subsister.
Origine : Julien Vercueil : La " grande transition " à l'Est, nouvel espace du capitalisme
http://www.ish-lyon.cnrs.fr/labo/walras/Objets/20021214/VercueilDEF2003.pdf
Le Capital sans limite ou comment habiter un monde
inhabitable ?
Journée d'étude du Samedi 14 décembre 2002 organisée
par le Centre Walras et le Collège
International de Philosophie.
http://www.ci-philo.asso.fr/default.asp
Sous la responsabilité de Jérôme Maucourant et Frédéric Neyrat
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