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Victor Klemperer, LTI, la langue du Troisième Reich.
Carnets d'un philologue, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Idées, [1947] 1996, 375 p. Traduit et annoté par Elisabeth Guillot.
Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat.
Notes de lecture

Origine : http://akrieg.club.fr/crKlemperer96.html

& compte rendu signé Alice Krieg paru dans Mots. Les langages du politique, Paris, Presses de Sciences Po, n°50, mars 1997, pp. 162-165 :

Victor Klemperer est né en 1881. Philologue, spécialiste de la littérature française du 18e siècle, il enseigne à l'Université de Dresde avant d'être destitué en 1935 par les lois antijuives. Klemperer est alors affecté à un travail de manoeuvre dans une usine. D'origine juive, mais marié à une femme catégorisée comme «aryenne», il est épargné par la déportation, du moins jusqu'au 13 février 1945, où les juifs protégés par un «mariage mixte» sont à leur tour «convoqués», comme disent les nazis. Klemperer échappe de justesse à la mort, dans la désorganisation que provoque le bombardement allié sur Dresde le même jour. Après la guerre, Klemperer a vécu dans la zone de l'Allemagne occupée par les Soviétiques. Il y est mort en 1960.

Victor Klemperer tient un journal bien avant l'arrivée de Hitler au pouvoir. Mais, à partir de 1933, pour cet homme qui aurait voulu «s'absorber exclusivement dans la science et éviter cette satanée politique» (p. 359), le journal devient un moyen de survie intellectuelle. Après la guerre, Klemperer retient de son journal les passages qui, écrits entre 1933 et 1945, concernent le discours nazi. Il complète ses notes, et publie le tout en 1947 sous le titre Lingua Tertii Imperii. Notizbuch eines philologen (Berlin-Est, Aufbau Verlag). C'est ce LTI que le lecteur francophone peut découvrir aujourd'hui. Le journal de Klemperer proprement dit n'a été publié en Allemagne qu'en 1995 (Tagebücher, Berlin, Aufbau). Sa traduction française est en préparation au Seuil.

Son journal, Klemperer le rédige tous les matins avant l'aube et le départ pour l'usine. Il y consigne tout ce qu'il a observé et entendu la veille. «Je me disais : tu écoutes avec tes oreilles et tu écoutes ce qui se passe au quotidien, juste au quotidien, l'ordinaire et la moyenne, l'anti-héroïque sans éclat...» (p. 361) Klemperer écoute avec ses oreilles et lit avec ses yeux tout ce qui passe à sa portée : journaux, communiqués militaires, discours de dirigeants nazis entendus à la radio, livres et brochures, conversations entendues ici ou là... Sans volonté de faire science, dans une écriture à l'allure détachée où affleure parfois l'ironie, Victor Klemperer note tout ce qui a trait aux mots : germanisation des noms de lieux, prénoms donnés ou imposés aux enfants (prénoms supposés germaniques ou supposés juifs selon les cas), apposition de la mention «J» puis «Juif» sur des supports de plus en plus nombreux à mesure que croît l'oppression, floraison de siglaisons et d'abréviations, ces procédés qui «s'instaur/ent/ partout où l'on technicise et où l'on organise», quand, «conformément à son exigence de totalité, le nazisme technicise et organise justement tout» (p. 130).

Victor Klemperer observe la mise en place de la LTI, la «langue du Troisième Reich», sa montée en puissance, et son durcissement désespéré à partir de 1943, lorsque la bataille de Stalingrad fait de l'armée d'un Reich qui devait durer mille ans l'armée la plus misérable. La LTI, écrit Klemperer, est une langue dont la «pauvreté» est la «qualité foncière» (p. 43). Les mots y sont martelés. A la date du 28 juillet 1933, il note : «La répétition constante semble être un effet de style capital dans leur langue» (p. 58). Tout en elle «devait être harangue, sommation, galvanisation» (p. 47).

Klemperer relève dans la LTI les mots dont la fréquence augmente : spontané (p. 82), instinct (p. 306), fanatique et fanatisme (p. 87), aveuglément (p. 201), éternel (p. 152), étranger à l'espèce (p. 132), et bien entendu le mot total, désigné par Klemperer comme le «mot clé du nazisme» (p. 281). Le philologue observe aussi des segments qui se figent, comme la guerre imposée à un Führer soi-disant pacifique (p. 351), ou la haine insondable des juifs, cliché entendu quotidiennement (p. 231). Klemperer relève également les mots dont la productivité lexicologique s'accroît : les préfixes Welt (mondial) et gross (grand) (p. 284), ainsi que Volk, un des maîtres-mots du nazisme, dont Klemperer enregistre les bourgeonnements protéiformes (p. 56 et 309).

La LTI crée quelques néologismes, tels que Untermenschentum (sous-humanité, p. 177), entjuden (déjudaïser), arisieren (aryaniser), aufnorden (rendre plus nordique, p. 291). Mais en fait, selon Klemperer, la LTI invente peu de mots. Elle préfère s'emparer de mots existants, en changer le sens, et les empèser de son amidon discursif. «Tout est emprunté et pourtant tout est nouveau et appartient pour toujours à la LTI.» (p. 227) Quand un locuteur de LTI parle du système, il faut entendre parlementarisme de Weimar (p. 136). Les mots fanatique et fanatisme, jusque-là péjoratifs, se mettent à désigner conjointement toutes les qualités de courage, de volonté et de dévouement : «Les jours de cérémonie, /.../ il n'y avait pas un article de journal, pas un message de félicitations, pas un appel à quelque partie de la troupe ou quelque organisation, qui ne comprît un "éloge fanatique" ou une "profession de foi fanatique" et qui ne témoignât d'une "foi fanatique" en la pérennité du Troisième Reich.» (p. 90) Peu de mots engloutis par la LTI sont à l'abri d'un changement de sens. Et la LTI cherche précisément à s'emparer de tous, même des plus communs. Peut-être faudrait-il, écrit Klemperer après la guerre, mettre les mots du vocabulaire nazi «pour longtemps, et certains pour toujours, dans la fosse commune» (p. 39).

Victor Klemperer a des intuitions foudroyantes. Dans son journal, à la date du 29 octobre 1933, alors que les nazis ont déjà mis en place des camps destinés aux opposants politiques, il écrit : «Je crois qu'à l'avenir, où que l'on prononce le mot "camp de concentration", on pensera à l'Allemagne hitlérienne et seulement à l'Allemagne hitlérienne.» (p. 64). La mémoire discursive se met en place sous les yeux de l'observateur attentif. Dès 1933, le déjà-dit commence à peser sur l'expression qui pour toujours dégage, par excellence, «l'odeur de charogne du Troisième Reich» (p. 63).

Qui fabrique la LTI ? Klemperer voit en Goebbels son forgeron principal, et en Hitler, Göring et Rosenberg ses acolytes. Qui parle la LTI ? «Tous, littéralement tous, parlaient /.../ une seule et même LTI» (p. 330). Le nazisme a fait de la langue du parti la langue de tous. Il a fait d'un bien particulier un bien général. Il a accompli son dessein totalitaire. Partout, même «dans les maisons de Juifs, on avait adopté la langue du vainqueur» (p. 258). Les mots circulent, du parti à l'armée, du parti à l'économie, du parti au sport, du parti aux jardins d'enfants. Le mot Weltanschauung (vision du monde), à son départ «terme clanique», se met à circuler sur toutes les lèvres : «chaque petit-bourgeois et chaque épicier des plus incultes parle à tout propos de sa Weltanschauung et de son attitude fondée sur sa Weltanschauung» (p. 191).

On se rappelle que le journal de Klemperer est un des multiples matériaux à partir desquels Jean-Pierre Faye a élaboré la notion de langage totalitaire (Langages totalitaires, Paris, Hermann, 1972). En retour, l'úuvre de Faye vient éclairer le texte de Klemperer, et occupe une bonne place dans l'appareil critique d'Elisabeth Guillot. Les écrits de Faye et de Klemperer nous mènent l'un et l'autre à cette conclusion : il existe un pouvoir des mots (plutôt, un pouvoir des hommes en tant qu'ils utilisent les mots) à vicier le politique, à travestir, mentir, tromper, à faire le malheur des gens.

LTI est admirablement écrit et traduit. C'est un document remarquable. Il donne aussi un espoir. Victor Klemperer montre qu'il est possible de décrypter, au moment même où ils opèrent, les mécanismes des discours qui font l'injustice. Comprendre ces mécanismes est une condition nécessaire à l'action. S'il est possible d'analyser les discours de malheur qui se font sous nos yeux, alors nous avons un moyen d'en désamorcer les pouvoirs redoutables.


& compte rendu signé Alice Krieg paru dans le mensuel Sciences Humaines, n°68, janvier 1997, p. 48 :

Le livre de Victor Klemperer est paru pour la première fois en Allemagne en 1947. C'est à la fois un témoignage et une analyse. Philologue d'origine juive né en 1881, Klemperer a enseigné à l'Université de Dresde avant d'être destitué de sa chaire en 1935. Il a échappé in extremis à la déportation. Le texte de LTI est composé pour partie de pages de son journal écrites à partir de la prise du pouvoir par Hitler, pour partie de textes rédigés en 1945 et 1946. Il s'agit donc d'une observation faite à chaud, complétée dans les mois qui suivent la fin de la guerre. L'objet observé par Klemperer, c'est la LTI, la «langue du Troisième Reich» (Lingua Tertii Imperii). Victor Klemperer relève notamment la façon dont le discours nazi met en place un vocabulaire privilégié. Parmi ces mots constamment martelés, certains valorisent l'absence de réflexion (spontané, instinct, fanatique, aveuglément...), d'autres caractérisent le régime, ses actes et ses desseins totalitaires (éternel, historique, mondial, grand, total, totalité...), d'autres encore servent et légitiment la discrimination (étranger à l'espèce, de sang allemand, racialement inférieur, nordique...). Klemperer observe aussi comment le régime nazi change le sens des mots, et en impose l'usage à l'ensemble des citoyens, y compris à ceux qui sont ses victimes. Car la LTI «a réellement été totale ; elle a, dans une parfaite uniformité, englobé et contaminé toute sa Grande-Allemagne» (p. 356). Le LTI de Klemperer, remarquablement écrit, accessible à tous, est un livre indispensable à ceux qui veulent comprendre, à partir de l'exemple d'un régime totalitaire, comment le discours est constitutif de la pensée et de l'action politiques.


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