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Origine : http://akrieg.club.fr/crKlemperer96.html
& compte rendu signé Alice Krieg paru dans
Mots. Les langages du politique, Paris, Presses de Sciences Po,
n°50, mars 1997, pp. 162-165 :
Victor Klemperer est né en 1881. Philologue, spécialiste
de la littérature française du 18e siècle,
il enseigne à l'Université de Dresde avant d'être
destitué en 1935 par les lois antijuives. Klemperer est alors
affecté à un travail de manoeuvre dans une usine.
D'origine juive, mais marié à une femme catégorisée
comme «aryenne», il est épargné par la
déportation, du moins jusqu'au 13 février 1945, où
les juifs protégés par un «mariage mixte»
sont à leur tour «convoqués», comme disent
les nazis. Klemperer échappe de justesse à la mort,
dans la désorganisation que provoque le bombardement allié
sur Dresde le même jour. Après la guerre, Klemperer
a vécu dans la zone de l'Allemagne occupée par les
Soviétiques. Il y est mort en 1960.
Victor Klemperer tient un journal bien avant l'arrivée
de Hitler au pouvoir. Mais, à partir de 1933, pour cet homme
qui aurait voulu «s'absorber exclusivement dans la science
et éviter cette satanée politique» (p. 359),
le journal devient un moyen de survie intellectuelle. Après
la guerre, Klemperer retient de son journal les passages qui, écrits
entre 1933 et 1945, concernent le discours nazi. Il complète
ses notes, et publie le tout en 1947 sous le titre Lingua Tertii
Imperii. Notizbuch eines philologen (Berlin-Est, Aufbau Verlag).
C'est ce LTI que le lecteur francophone peut découvrir aujourd'hui.
Le journal de Klemperer proprement dit n'a été publié
en Allemagne qu'en 1995 (Tagebücher, Berlin, Aufbau). Sa traduction
française est en préparation au Seuil.
Son journal, Klemperer le rédige tous les matins avant
l'aube et le départ pour l'usine. Il y consigne tout ce qu'il
a observé et entendu la veille. «Je me disais : tu
écoutes avec tes oreilles et tu écoutes ce qui se
passe au quotidien, juste au quotidien, l'ordinaire et la moyenne,
l'anti-héroïque sans éclat...» (p. 361)
Klemperer écoute avec ses oreilles et lit avec ses yeux tout
ce qui passe à sa portée : journaux, communiqués
militaires, discours de dirigeants nazis entendus à la radio,
livres et brochures, conversations entendues ici ou là...
Sans volonté de faire science, dans une écriture à
l'allure détachée où affleure parfois l'ironie,
Victor Klemperer note tout ce qui a trait aux mots : germanisation
des noms de lieux, prénoms donnés ou imposés
aux enfants (prénoms supposés germaniques ou supposés
juifs selon les cas), apposition de la mention «J» puis
«Juif» sur des supports de plus en plus nombreux à
mesure que croît l'oppression, floraison de siglaisons et
d'abréviations, ces procédés qui «s'instaur/ent/
partout où l'on technicise et où l'on organise»,
quand, «conformément à son exigence de totalité,
le nazisme technicise et organise justement tout» (p. 130).
Victor Klemperer observe la mise en place de la LTI, la «langue
du Troisième Reich», sa montée en puissance,
et son durcissement désespéré à partir
de 1943, lorsque la bataille de Stalingrad fait de l'armée
d'un Reich qui devait durer mille ans l'armée la plus misérable.
La LTI, écrit Klemperer, est une langue dont la «pauvreté»
est la «qualité foncière» (p. 43). Les
mots y sont martelés. A la date du 28 juillet 1933, il note
: «La répétition constante semble être
un effet de style capital dans leur langue» (p. 58). Tout
en elle «devait être harangue, sommation, galvanisation»
(p. 47).
Klemperer relève dans la LTI les mots dont la fréquence
augmente : spontané (p. 82), instinct (p. 306), fanatique
et fanatisme (p. 87), aveuglément (p. 201), éternel
(p. 152), étranger à l'espèce (p. 132), et
bien entendu le mot total, désigné par Klemperer comme
le «mot clé du nazisme» (p. 281). Le philologue
observe aussi des segments qui se figent, comme la guerre imposée
à un Führer soi-disant pacifique (p. 351), ou la haine
insondable des juifs, cliché entendu quotidiennement (p.
231). Klemperer relève également les mots dont la
productivité lexicologique s'accroît : les préfixes
Welt (mondial) et gross (grand) (p. 284), ainsi que Volk, un des
maîtres-mots du nazisme, dont Klemperer enregistre les bourgeonnements
protéiformes (p. 56 et 309).
La LTI crée quelques néologismes, tels que Untermenschentum
(sous-humanité, p. 177), entjuden (déjudaïser),
arisieren (aryaniser), aufnorden (rendre plus nordique, p. 291).
Mais en fait, selon Klemperer, la LTI invente peu de mots. Elle
préfère s'emparer de mots existants, en changer le
sens, et les empèser de son amidon discursif. «Tout
est emprunté et pourtant tout est nouveau et appartient pour
toujours à la LTI.» (p. 227) Quand un locuteur de LTI
parle du système, il faut entendre parlementarisme de Weimar
(p. 136). Les mots fanatique et fanatisme, jusque-là péjoratifs,
se mettent à désigner conjointement toutes les qualités
de courage, de volonté et de dévouement : «Les
jours de cérémonie, /.../ il n'y avait pas un article
de journal, pas un message de félicitations, pas un appel
à quelque partie de la troupe ou quelque organisation, qui
ne comprît un "éloge fanatique" ou une "profession
de foi fanatique" et qui ne témoignât d'une "foi
fanatique" en la pérennité du Troisième
Reich.» (p. 90) Peu de mots engloutis par la LTI sont à
l'abri d'un changement de sens. Et la LTI cherche précisément
à s'emparer de tous, même des plus communs. Peut-être
faudrait-il, écrit Klemperer après la guerre, mettre
les mots du vocabulaire nazi «pour longtemps, et certains
pour toujours, dans la fosse commune» (p. 39).
Victor Klemperer a des intuitions foudroyantes. Dans son journal,
à la date du 29 octobre 1933, alors que les nazis ont déjà
mis en place des camps destinés aux opposants politiques,
il écrit : «Je crois qu'à l'avenir, où
que l'on prononce le mot "camp de concentration", on pensera
à l'Allemagne hitlérienne et seulement à l'Allemagne
hitlérienne.» (p. 64). La mémoire discursive
se met en place sous les yeux de l'observateur attentif. Dès
1933, le déjà-dit commence à peser sur l'expression
qui pour toujours dégage, par excellence, «l'odeur
de charogne du Troisième Reich» (p. 63).
Qui fabrique la LTI ? Klemperer voit en Goebbels son forgeron
principal, et en Hitler, Göring et Rosenberg ses acolytes.
Qui parle la LTI ? «Tous, littéralement tous, parlaient
/.../ une seule et même LTI» (p. 330). Le nazisme a
fait de la langue du parti la langue de tous. Il a fait d'un bien
particulier un bien général. Il a accompli son dessein
totalitaire. Partout, même «dans les maisons de Juifs,
on avait adopté la langue du vainqueur» (p. 258). Les
mots circulent, du parti à l'armée, du parti à
l'économie, du parti au sport, du parti aux jardins d'enfants.
Le mot Weltanschauung (vision du monde), à son départ
«terme clanique», se met à circuler sur toutes
les lèvres : «chaque petit-bourgeois et chaque épicier
des plus incultes parle à tout propos de sa Weltanschauung
et de son attitude fondée sur sa Weltanschauung» (p.
191).
On se rappelle que le journal de Klemperer est un des multiples
matériaux à partir desquels Jean-Pierre Faye a élaboré
la notion de langage totalitaire (Langages totalitaires, Paris,
Hermann, 1972). En retour, l'úuvre de Faye vient éclairer
le texte de Klemperer, et occupe une bonne place dans l'appareil
critique d'Elisabeth Guillot. Les écrits de Faye et de Klemperer
nous mènent l'un et l'autre à cette conclusion : il
existe un pouvoir des mots (plutôt, un pouvoir des hommes
en tant qu'ils utilisent les mots) à vicier le politique,
à travestir, mentir, tromper, à faire le malheur des
gens.
LTI est admirablement écrit et traduit. C'est un document
remarquable. Il donne aussi un espoir. Victor Klemperer montre qu'il
est possible de décrypter, au moment même où
ils opèrent, les mécanismes des discours qui font
l'injustice. Comprendre ces mécanismes est une condition
nécessaire à l'action. S'il est possible d'analyser
les discours de malheur qui se font sous nos yeux, alors nous avons
un moyen d'en désamorcer les pouvoirs redoutables.
& compte rendu signé Alice Krieg paru dans
le mensuel Sciences Humaines, n°68, janvier 1997, p. 48 :
Le livre de Victor Klemperer est paru pour la première
fois en Allemagne en 1947. C'est à la fois un témoignage
et une analyse. Philologue d'origine juive né en 1881, Klemperer
a enseigné à l'Université de Dresde avant d'être
destitué de sa chaire en 1935. Il a échappé
in extremis à la déportation. Le texte de LTI est
composé pour partie de pages de son journal écrites
à partir de la prise du pouvoir par Hitler, pour partie de
textes rédigés en 1945 et 1946. Il s'agit donc d'une
observation faite à chaud, complétée dans les
mois qui suivent la fin de la guerre. L'objet observé par
Klemperer, c'est la LTI, la «langue du Troisième Reich»
(Lingua Tertii Imperii). Victor Klemperer relève notamment
la façon dont le discours nazi met en place un vocabulaire
privilégié. Parmi ces mots constamment martelés,
certains valorisent l'absence de réflexion (spontané,
instinct, fanatique, aveuglément...), d'autres caractérisent
le régime, ses actes et ses desseins totalitaires (éternel,
historique, mondial, grand, total, totalité...), d'autres
encore servent et légitiment la discrimination (étranger
à l'espèce, de sang allemand, racialement inférieur,
nordique...). Klemperer observe aussi comment le régime nazi
change le sens des mots, et en impose l'usage à l'ensemble
des citoyens, y compris à ceux qui sont ses victimes. Car
la LTI «a réellement été totale ; elle
a, dans une parfaite uniformité, englobé et contaminé
toute sa Grande-Allemagne» (p. 356). Le LTI de Klemperer,
remarquablement écrit, accessible à tous, est un livre
indispensable à ceux qui veulent comprendre, à partir
de l'exemple d'un régime totalitaire, comment le discours
est constitutif de la pensée et de l'action politiques.
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