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La guerre et l’état libéral démocratique
- Partie 1/2
mercredi 23 mai 2007
Vivienne Jabri - Cultures & Conflits
http://www.info-palestine.net/article.php3?id_article=1643
Les transformations de la modernité tardive sont souvent
perçues comme les manifestations sociopolitiques et économiques
des changements résultant des processus de mondialisation
(1). Mais de telles transformations doivent également être
pensées en des termes permettant de comprendre leurs liens
avec les formes émergentes de conflits internationaux. En
relations internationales, le conflit, et la guerre en particulier,
se situent dans le système anarchique que la pensée
néo-réaliste envisage comme déterminant les
relations entre Etats.
La « troisième image » de Kenneth Waltz est
ainsi systématique dans sa conception de la causalité
de la guerre, rejetant tout mode de pensée qui placerait
l’emphase sur les caractéristiques innées de
l’être en tant qu’individu, ou le type de structure
gouvernementale des Etats ; respectivement la première et
la seconde image (2).
Partant des prédilections de Waltz pour des explications
systémiques de la guerre - des explications qui fournissent
des hypothèses distinctes et se réfèrent aux
rouages du système international ainsi qu’à
la nature même de l’Etat comme unité de base
de ce système -, on ne peut s’étonner qu’il
ait été particulièrement critique envers les
manifestations récentes de la guerre et du conflit que sont
la « guerre au terrorisme » et l’invasion de l’Afghanistan
(3). Si on considère l’accent néo-réaliste
mis sur la « continuité de la politique internationale
», la réponse de Waltz ne nous surprend pas.
Face à ceux qui expriment une certaine nostalgie pour le
monde des certitudes et des calculs de Waltz, ceux qui, comme nous,
se situent du côté critique et constructiviste de la
discipline peuvent interroger son approche épistémologique
et ontologique. Les deux principaux défis qu’on pourrait
soulever en réponse à Waltz se réfèrent,
dans un premier temps, à la nature changeante du terrain
que nous entendons comme « global », et, dans un second
temps, à la signification des « types » d’Etats
qui font les relations en politique internationale. Là où
le monde waltzien est un monde d’uniformité et de prévisibilité,
au sein duquel les Etats ne sont que des unités engagées
dans des réponses calculées aux impératifs
du système, l’arène globale est une arène
d’incertitude et d’imprévisibilité, au
sein de laquelle les Etats rivalisent pour se placer.
Cette rivalité les oppose non pas entre eux, mais à
des agences non étatiques, des corporations internationales
aux organisations non gouvernementales, à des réseaux
divers. Ce qui est le plus problématique pour Waltz et pour
les Etats pensés comme uniformes, c’est que certaines
de ces agences sont en concurrence avec l’Etat dans des domaines,
qui, au sens weberien du terme, font partie du monopole étatique,
notamment la sécurité et la violence (4).
Les transformations de cette ère moderne ne sont donc pas
uniquement des transformations liées au niveau mondial -
la troisième image de Waltz - mais elles ont une influence
centrale sur la nature même de l’Etat moderne et sur
la manière dont cet Etat moderne distinct réagit à
ce qui constitue une menace aux attributions traditionnelles. La
deuxième image de Waltz devient centrale dans cet âge
des transformations globales, dans la mesure où l’Etat
ne peut plus être pris comme une unité fermée,
engagé de manière mécanique dans le calcul
de ses intérêts distincts lorsqu’il est en concurrence
avec des unités similaires dans les rouages tout aussi mécaniques
d’un système d’Etats international.
Lorsque la deuxième image de Waltz prend de l’importance,
les éléments constitutifs du mode de gouvernance,
la machinerie bureaucratique de l’Etat, ainsi que la «
sphère sociale » prennent sens dans nos considérations
liées à la guerre et à la paix dans une ère
mondialisée. Chacun à leur tour, ces éléments
sont leurs manifestations transnationales ; en d’autres termes,
ils sont tous pris dans des réseaux de relations complexes
qui rendent la division interne/externe très problématique.
La spatialité des pratiques de gouvernement, ainsi que les
relations qu’on associe traditionnellement à la société
civile (que je nomme ici la « sphère sociale »)
ne peuvent être considérées en termes d’insularité
d’un ordre civique maintenu par le biais de technologies de
contrôle et légitimé par des discours d’identité
et d’affiliation. L’« intensification »
des relations spatio-temporelles caractéristiques de l’ère
de la mondialisation décrit non seulement une ère
de connexion et de vulnérabilités mutuelles croissantes,
mais modifie notre perception des dynamiques de guerre et de paix
dans la modernité tardive.
Ce faisant, de tels changements donnent une grande importance à
la sphère sociale en elle-même, lorsqu’on ne
considère pas uniquement les origines et les causes du conflit
mais ses dynamiques et les réponses possibles. La spatialité
- véritablement globale - de la sphère sociale rapproche
les événements distants, de sorte que les différends
traditionnellement associés aux conflits locaux, tels les
conflits israélo-palestinien ou du Cachemire, acquièrent
une portée mondiale et donc des réponses mondiales.
Tandis que de telles réponses peuvent apparaître,
par certains égards, institutionnelles, sous la forme des
Nations unies ou de coalitions étatiques, elles peuvent également
impliquer des acteurs de la sphère sociale globale avec leur
propres expressions et articulations des conflits, offrant ainsi
aux anciens conflits locaux des manifestations et des réarticulations
mondiales. L’émergence de défis associés
à la violence, elle-même liée à des organisations
mondiales et souvent clandestines, exprime exactement ce à
quoi nous faisons référence lorsque nous parlons de
la spatialité de la sphère sociale.
Une autre manifestation de la spatialité mondiale de la
sphère sociale émerge de la proximité des événements
distants dans cette modernité tardive, et a, de nouveau,
des implications sur nos considérations de la guerre et de
la paix. Si la référence de Mary Kaldor aux «
nouvelles guerres (5) » peut être problématique
par son cadre temporel, elle offre pourtant une caractérisation
intéressante aux conflits comme ceux des Balkans et de l’Afrique
sub-saharienne entre autres, en mettant en avant une fois encore
les défis des nouvelles formes de guerre et les réponses
qui y sont associées.
Pour Kaldor notamment, le fait que les populations civiles soient
très souvent les cibles de conflits de factions ou de la
criminalité, et que ces initiatives soient soutenues par
les réseaux de finances mondiaux et une loyauté ethnique
représente de véritables défis aux droits de
l’Homme, dans ce qui est considéré comme une
arène mondiale de plus en plus cosmopolite.
Pour Kaldor comme pour d’autres, dont Habermas (6), le fait
qu’un certain nombre de situations semblables, comme au Sierra
Leone, en Bosnie, au Kosovo, en Somalie, pour n’en citer que
quelques-unes, aient abouti à une intervention armée
extérieure, suggère l’émergence d’une
« nouvelle » forme de guerre, soit la « guerre
humanitaire », là où les droits de l’Homme
et leur protection deviennent essentiels. Le fait que les événements
locaux ne puissent plus être isolés d’une vision
globale se trouve au cœur des débats sur les responsabilités
globales qui émergent de la spatialité globale de
la sphère sociale.
L’implication de l’Etat démocratique libéral
est centrale dans ces transformations qui affectent les manifestations
modernes de la guerre et de la paix. Nous nous intéresserons
donc, dans cet article, à l’impact que cette guerre
de la modernité tardive - et spécifiquement la forme
de guerre associée à la violence disperse des organisations
en réseau - a sur l’Etat démocratique libéral.
C’est dans ce sens que ladite deuxième image de Waltz
nous intéresse tout particulièrement.
En effet, alors que la théorie de la paix démocratique
peut suggérer une zone de paix comprenant les démocraties
libérales, les transformations mondiales auxquelles nous
venons de faire référence mettent l’accent justement
sur les éléments historiquement considérés
comme constitutifs de l’Etat démocratique libéral.
Là où l’ordre civique de l’Etat démocratique
libéral est traditionnellement considéré comme
une zone de paix, et comme la source de la paix entre les Etats,
suivant la conception kantienne de la « paix perpétuelle
(7) », cet ordre civique se voit accorder une tout autre lecture
par Michel Foucault et son analyse des rouages du pouvoir dans l’Etat
moderne.
L’objectif de cet article est donc d’explorer la lecture
foucaldienne de la sphère sociale et de chercher à
savoir comment cette lecture peut révéler les mécanismes
du pouvoir dans la conjoncture historique actuelle, et tout particulièrement
la manière dont les pratiques de guerre font partie de ces
rouages.
La dynamique à laquelle nous nous référons
lorsque nous abordons l’idée de « matrice de
guerre » révèle que, tandis que la politique
internationale actuelle peut suggérer un certain bannissement
des frontières et des distinctions, de telles démarcations
sont néanmoins essentielles à la compréhension
des défis posés à l’Etat démocratique
libéral par les pratiques de la violence. Car, comme nous
le verrons, bien que les frontières ne soient plus associées
à des territoires distincts, elles sont « portées
» dans la corporalité de l’Autre, et deviennent
manifestes dans ces localisations transnationales que sont les rues,
les voisinages, les villes, les pays de la modernité tardive,
et dans ces localisations « entre-deux ».
La lecture foucaldienne des lignes de front qui place ces dernières
au sein de la sphère sociale apparaît particulièrement
pertinente dans les manifestations modernes du conflit et de la
violence, des pratiques qui défient tout particulièrement
l’Etat libéral démocratique et sa propre perception
comme lieu de la loi et des droits. L’article suggère
que bien que l’analytique de la guerre et du pouvoir de Michel
Foucault soit significative pour notre compréhension de l’actuelle
« guerre au terrorisme » et de ses implications pour
l’Etat libéral démocratique, elle doit être
poussée à l’arène globale où la
spatialité clairement globale de la sphère sociale
est prise en compte.
C’est en effet à ce niveau que la lecture foucaldienne
de la souveraineté et de la gouvernementalité fait
face à de véritables défis. C’est la
mondialité des pratiques de guerre et de violence qui font
de la guerre une technologie de contrôle.
La matrice de la guerre et le problème de la sécurité
La « guerre au terrorisme » est construite comme une
guerre mondiale, transcendant l’espace et défiant manifestement
les conventions internationales. Elle se distingue des guerres mondiales
précédentes, y compris de la Première et la
Seconde, en ce que ces deux dernières ont toujours été
analysées par l’historiographie comme des confrontations
interétatiques, bien qu’impliquant, de manière
périphérique, des milices non gouvernementales, à
certains moments et certains endroits.
Des narrations futures de la confrontation actuelle et de ses différents
paramètres reprendront bien sûr ces anciennes grilles
de lecture. Mais ce qui fait tout l’intérêt de
la présente discussion est l’aspect distinctement global
de cette guerre, car il la rend particulièrement pertinente
et topique pour des recherches qui s’attachent en premier
lieu à la relation entre guerre et politique, entre la guerre
et les processus politiques qui définissent l’Etat
moderne.
L’hypothèse initiale de cet article stipule que la
guerre n’est pas confinée dans sa temporalité
et sa spatialité propres mais qu’elle imprègne,
au contraire, la normalité du processus politique, et qu’elle
a donc une influence déterminante sur les éléments
considérés comme constitutifs de politiques démocratiques
libérales : responsabilité de l’exécutif,
examen législatif, sphère publique de discours et
d’interaction, égalité des citoyens devant la
loi, et, pour rejoindre Habermas, légitimité politique
fondée sur des pratiques de communication libres et égales
(équitables) qui sous-tendent la solidarité sociale
(8).
La guerre perturbe ces éléments et représente
une période de crise et d’urgence. Une guerre permanente
normalise clairement l’exceptionnel, inscrivant l’urgence
dans les routines quotidiennes de la vie sociale et politique. Si
les éléments de la guerre, le conflit, la fragmentation
sociale, l’exclusion peuvent se poursuivre silencieusement
au travers des assemblages de contrôle dans les sociétés
libérales, l’itération persistante de la guerre
dans la politique met ces pratiques au devant de la scène
et porte en elle une refonte de la pensée sur la relation
de la guerre à la politique.
La spatialité mondiale de cette guerre suggère des
défis particuliers ayant un impact direct sur l’état
libéral, ses obligations envers l’ensemble de ses citoyens
et l’étendue de son implication sur l’atteinte
à ses institutions.
Ce serait toutefois une erreur de considérer que les pratiques
mobilisées dans cette guerre mondiale sont de toute façon
anathèmes à l’Etat libéral. Notre analyse
argue que, bien qu’il soit crucial de reconnaître l’impact
transformatif de la guerre au terrorisme, il est tout aussi important
de rendre compte des continuités de la vie sociale et politique
qui constituent les conditions de possibilité de cette guerre
globale. Ces conditions ne sont pas simplement présentes
ou apparentes d’un point de vue global, mais incorporent des
pratiques locales profondément ancrées et institutionnalisées.
La relation de renforcement mutuel entre les conditions locales
et globales rend cette guerre distincte particulièrement
envahissante, et potentiellement bien plus menaçante par
ses implications pour les espaces disponibles à la contestation
et la dissidence politiques.
La politique contemporaine mondiale est dominée par ce que
nous pourrions nommer une « matrice de guerre (9) »
constituée d’une série de pratiques transnationales
qui visent différemment les Etats, les communautés,
et les individus. Ces pratiques impliquent les Etats en tant qu’agents,
les bureaucraties étatiques et les organisations supranationales,
des organisations quasi officielles et privées recrutées
au service d’une machine globale hautement militarisée
menée par les Etats-Unis, mais qui incorpore dans ses fins
des alliances variées, toujours en flux.
L’élément déterminant pour comprendre
la matrice de la guerre est la notion de « pratique »
qui comprend l’idée que toute pratique n’est
pas simplement située dans un système de permissions
et de contraintes mais qu’elle est elle-même constitutive
de continuités structurelles, tant discursives qu’institutionnelles.
Comme Paul Veyne l’écrit à propos de l’utilisation
de ce terme par Foucault, « la pratique n’est pas une
instance (comme le Ça freudien) ni un premier moteur (comme
le rapport de production), et du reste, il n’y a chez Foucault
ni instance ni premier moteur [...] (10) »
Il s’agit de ce sens récursif, selon lequel les pratiques
(de violence, d’exclusion, d’intimidation, de contrôle,
etc.) deviennent structurées dans les routines des institutions
comme de l’expérience vécue (11). Labelliser
la guerre mondiale contemporaine en « guerre au terrorisme
» confère à ces pratiques une certaine légitimité
: elles sont dirigées vers l’élimination d’une
menace directe. Alors que la menace de violences perpétrées
par des réseaux clandestins à l’encontre des
civils n’est que trop réelle et nécessite des
réponses des Etats, ces dernières semblent présumer
de larges attributions aux opérations, si larges que toute
personne qui s’intéresse aux libertés associées
à l’Etat démocratique ou aux droits des individus
et des communautés, se doit de déchiffrer les implications
de telles pratiques.
Les pratiques utilisées au nom de la sécurité,
auxquelles nous venons de faire référence - souvent
invoquées au nom de la liberté - sont, paradoxalement,
situées dans une relation d’équilibre (12).
En effet, elles confèrent simultanément une primauté
à la sécurité pour défendre les libertés,
et peuvent faire l’objet de recherches en termes de discours
de sécurisation (le pouvoir du discours agit sur la construction
d’une menace, en même temps que celui des professionnels
dans cette même construction (13) ou en termes de discours
de guerre, comme nous le verrons dans cet article.
Les grammaires dont il s’agit sont liées entre elles,
mais celle du discours de guerre est paradoxalement une grammaire
critique, qui met en évidence les mécanismes du pouvoir
et leurs imbrications avec la violence. Ce qui manque à la
littérature de la sécurisation est une analytique
de la guerre, analytique que nous souhaitons entamer ici.
Il nous semble que les pratiques précédemment citées
constituent différents mécanismes de réponse
face à ce qui est perçu comme une situation d’urgence
au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. L’invasion
et l’occupation de l’Irak, l’incarcération
sans procès de prisonniers dans des camps, en Afghanistan,
à Guantanamo et dans d’autres lieux encore méconnus,
l’utilisation de la torture contre les détenus, les
assassinats extra-judiciaires, les détentions et les déportations,
toujours sans procès, d’étrangers considérés
comme une menace, des restrictions croissantes envers les réfugiés,
leur enfermement dans des camps et des centres de détention,
la construction en termes de sécurité du mouvement
des personnes, et des restrictions des libertés publiques
par des législations intérieures au Royaume-Uni, aux
Etats-Unis et dans d’autres pays européens sont tous
représentés dans les discours politiques comme des
mesures de sécurité nécessaires à la
protection de la société. Ce sont tout à la
fois des mesures institutionnelles visant un Autre particulier,
ennemi et source de danger.
On pourrait considérer que les pratiques mentionnées
ci-dessus ne sont pas liées et qu’elles relèvent
ainsi de modes d’analyses différents. Dans un premier
temps, ces pratiques impliquent des agents différents et
sont associées à des sujets différents. Les
cas de l’Afghanistan et de l’Irak peuvent être
mentionnés dans les discours comme des situations de guerre,
et l’incarcération de réfugiés comme
englobant des pratiques de sécurité.
Mais ce qui lie ces éléments n’est pas tant
le fait qu’ils constituent une taxonomie de pratiques différenciées.
Ce qui les lie plutôt est l’élément d’antagonisme
dirigé contre les Autres, distincts et particuliers. Une
telle perspective suggère que les politiques de sécurité,
qui comprennent la production de la peur ainsi que tout un ensemble
de mesures d’exclusion, viennent au service de pratiques qui
constituent la guerre et localisent le discours de guerre au coeur
de la politique, non restreinte au national, mais de manière
plus cruciale dans le contexte actuel, au niveau international.
Les conséquences pour l’Etat de la modernité
tardive et pour l’Etat libéral sont monumentales.
Car une guerre perpétuelle à l’échelle
mondiale a des implications pour les structures et l’action
politiques, pour nos conceptions de la citoyenneté et du
rôle de l’Etat dans sa réponse aux revendications
de ses citoyens (14), et pour les fonctionnements d’une sphère
publique de plus en plus mondiale et donc de plus en plus multiculturelle.
La matrice de la guerre est, comme nous le disions, principalement
constituée autour de cet élément d’antagonisme.
Cette notion d’antagonisme est associée à la
menace existentielle.
La présence continue de l’Autre constitue un danger,
non seulement pour le bien-être de la société,
mais également pour la poursuite de son existence dans la
forme que ses membres connaissent. D’où la facilité
relative avec laquelle des politiciens européens parlent
de migrants d’origines spécifiques, comme représentants
d’une menace à « l’idée de l’Europe
» et à ses origines chrétiennes (15). Il s’agit
ici d’un discours d’exclusion culturelle et raciale
fondé sur une certaine peur de l’autre. Alors que la
guerre contre certaines organisations clandestines (16) implique
des opérations des deux côtés - ce qui peut
se comprendre comme une guerre d’usure -, ce à quoi
nous nous référons pour la matrice de la guerre est
bien plus complexe, car nous avons là un ensemble de pratiques
diffuses qui visent simultanément l’Autre typifié
en termes culturels et raciaux et qui initient un domaine d’opérations
plus large ayant un impact sur la société entière.
Les pratiques guerrières de l’immédiat après
11 septembre 2001 ont été combinées à
des processus sociétaux reflétés dans les représentations
des médias et dans la sphère publique élargie,
où de plus en plus la source de menaces, source de terreur,
est perçue comme l’Autre culturel, et plus particulièrement
l’Autre, associé, d’une manière ou d’une
autre, à l’islam, au Moyen-Orient et à l’Asie
du Sud. Il y a alors une particularité à ce qu’Agamben
nomme « l’état d’exception (17) »,
un état qui n’est pas tant généralisé
et généralisable, mais un état expérimenté
différemment par différents secteurs de la population
mondiale.
C’est précisément cette expérience différenciée
de l’exception qui attire l’attention sur des pratiques
aussi variées que la formulation de techniques d’interrogatoires
par les services de renseignement militaire du Pentagone aux récentes
dispositions (qui incluent des arrestations à domicile) des
mesures antiterroristes au Royaume-Uni (18), à des pratiques
envahissantes très variées au sein de l’Union
européenne, au discours de légitimation entourant
l’invasion de l’Irak.
Ce sont toutes des pratiques faisant appel à un discours
de légitimation fondé sur la prévention et
la préemption. Les ennemis construits dans les discours de
la guerre sont donc toujours potentiels, toujours abstraits même
lorsqu’ils sont identifiés, et partant, toujours élargis
à une collectivité. Il y a ainsi un « profil
» à l’état d’exception et son expérience.
Les pratiques qui profilent certaines communautés, y compris
les citoyens des Etats européens créaient des défis
spécifiques à l’auto-compréhension de
l’Etat libéral et de sa capacité à gérer
la différence au xxie siècle.
Bien qu’un certain nombre de mesures prises au nom de la
sécurité - comme les propositions de mise en place
de cartes d’identité au Royaume-Uni ou une surveillance
accrue des transactions financières aux Etats-Unis - peuvent
englober la population entière ; la politique de l’exception
a une signification raciale et culturelle (19). Les personnes visées
par des mesures exceptionnelles font partie de communautés
raciales et culturelles spécifiques. La menace entendue,
sous-jacente aux mesures précitées, est à présent
ouvertement et différemment associée à l’islam
comme idéologie, l’islam comme mode d’identification
religieuse, l’islam comme mode de vie et de pratiques distinctes,
et l’islam comme marque particulière associée
à des organisations spécifiques qui épousent
une certaine forme de retour à un califat islamique.
Lorsque les pratiques sont informées d’un discours
d’antagonisme, il n’y a pas de distinctions entre ces
différentes formes d’identification individuelle et
communautaire. Lorsqu’un profilage communautaire a lieu, la
distinction entre, par exemple, le choix d’un mode de vie
spécifique et celui d’une organisation spécifique
disparaît, et la diversité au sein de cette communauté
profilée est sacrifiée au nom de certaines pratiques
« de précaution » qui visent tous au nom de la
sécurité (20).
Lorsque les pratiques et le langage de l’antagonisme sont
inscrits dans le racialisme et le culturalisme, ils placent la culpabilité
au cœur de la communauté identifiée tout entière,
de sorte que les membres individuels de cette communauté
ne puissent plus simplement être citoyens d’un Etat
séculier et multiculturel, mais sont constitués dans
les discours comme des citoyens particuliers, sujets à des
pratiques particulière et, donc, exceptionnelles.
Lorsque le ministre de l’Intérieur du Home Office
déclare que les membres de la communauté musulmane
doivent s’attendre à être arrêtés
par la police, il exprime simplement la situation présente,
selon laquelle la communauté musulmane est particulièrement
vulnérable à une vigilance et à des mesures
envahissantes qui ne s’appliquent pas au reste des citoyens
(21). Nous savons également qu’un profilage clairement
racial a lieu, de sorte que ceux qui sont physiquement profilés
soient sujets à des mesures exceptionnelles.
Le régime démocratique a toujours défini les
limites de ses politiques en termes de frontières de l’Etat.
Il existe un contrat social selon lequel le rôle de l’Etat
est de protéger contre tout danger venant de l’extérieur.
Ce qui appartient à cet ordre contractuel est la «
société civile » avec ses relations de droits
et d’obligations, tandis que toute relation à l’extérieur
dépend des résultats changeants de la diplomatie.
Dans cette conception libérale du social et du global, dont
les fondations viennent de Kant ou de Hobbes, la guerre est une
condition permanente qui menace l’Etat et son ordre interne
pacifique, bien que cet ordre soit imposé par des moyens
voulus rationnellement.
Ce qui importe particulièrement, en relation à l’Etat
moderne que Hobbes a ordonné, est que les frontières
se sont de plus en plus réduites et que nous sommes témoins
de l’effilochage des politiques démocratiques, un effilochage
qui expose les tensions inhérentes aux pratiques des gouvernements
libéraux.
La matrice de la guerre est configurée en termes d’antagonisme,
et l’antagonisme implique la présence de démarcations,
ou, pour être plus précise, de l’inscription
de limites pour différencier les amis des ennemis. Cette
frontière est différente de celle de l’Etat,
de sorte que même si les frontières d’un Etat
sont d’une grande importance en termes migratoires, il serait
toutefois naïf de considérer que la frontière
est une affaire simplement liée aux douanes et aux règles
liées aux mouvements des peuples. Dans le contexte actuel
de relations socio-économiques mondialisées, le mouvement
des biens et des personnes est en effet largement facilité
aux frontières de l’Etat.
La frontière prohibitive, celle qui inscrit les amis et
les ennemis, n’est pas contiguë à l’Etat
mais se retranche toujours plus vers l’intérieur. Ce
faisant, elle relocalise toute distinction pouvant être faite
entre un ordre « civil » interne, et la guerre potentielle
à l’extérieur. Dans ces conditions, la guerre
vient à pénétrer la société,
amenant avec elle les éléments qui constituent la
figure de la guerre, notamment l’inimité et l’antagonisme,
la peur et la haine de l’autre.
Même lorsque ladite guerre au terrorisme ne reconnaît
aucune frontière comme limite à ses pratiques - en
effet, nombreuses de ses pratiques se font dans des espaces transnationaux
et parfois indéfinissables -, il est essentiel de comprendre
que cela ne signifie pas que les frontières ne sont plus
construites ou qu’elles ne débordent pas sur la sphère
du politique. Le paradoxe du contexte actuel est que, tandis que
la guerre au terrorisme dans toutes ses manifestations assume une
arène illimitée, les frontières et les démarcations
sont au cœur de ses opérations.
Il est important de souligner que ces démarcations ainsi
que les pratiques d’exclusion qui les soutiennent ne sont
pas contiguës à celles de l’Etat. On pourrait
plutôt dire d’elles qu’elles sont localisées
et perpétuellement construites sur la corporalité
de ceux qui sont construits comme ennemis, comme menace à
la sécurité. C’est en effet le retrait corporel
de tels sujets qui est au cœur de ce qui est construit comme
des mesures antiterroristes, typifiées dans les pratiques
de guerre directe, dans l’utilisation de la torture, dans
des incarcérations extra-judiciaires, et dans des lieux de
détention autorisés par la loi.
On pourrait ainsi se demander si de telles mesures constituent
la violence ou les relations de pouvoir, lorsqu’en suivant
Foucault nous considérons que le premier agit sur les corps
dans le but de blesser, alors que le second agit sur les actions
des sujets et assume, comme le suggère Deleuze, une relation
de force et donc un sujet qui peut agir (22). Nous souhaitons montrer
ici que la violence est imbriquée dans les relations de pouvoir,
qu’elle est un mode de contrôle, une technologie de
gouvernementalité. Lorsque la population irakienne est visée
par des bombardements aériens, la conséquence dépasse
la blessure et cherche la pacification du Moyen-Orient comme région
politique.
Lorsque des mesures législatives et bureaucratiques sont
mises en place au nom de la sécurité, ce sont des
catégories de population qui sont visées. En même
temps, la guerre au terrorisme et les discours sécuritaires
utilisés dans sa légitimation sont conduits et construits
en des termes qui impliquent la défense ou la protection
de populations. Une option consiste à limiter les efforts
policiers, militaires et de renseignement en visant des organisations
spécifiques.
Mais, ce sont la construction illimitée de la guerre au
terrorisme et son orientation envers des communautés raciales
et culturelles particulières qui sont au cœur du défi
posé à l’Etat libéral démocratique.
Dans des conditions construites en termes d’urgence, la guerre
s’introduit dans les discours politiques, de sorte que ces
derniers soient sujets aux restrictions et aux impératifs
de la guerre et des pratiques constitués en termes de demande
de sécurité contre une menace existentielle. Les conséquences
pour les politiques démocratiques libérales et pour
nos conceptions de l’Etat moderne et ses institutions ont
une grande portée (23), car le régime démocratique
libéral qui se considère en guerre perpétuelle
est également en état de mobilisation permanente -
état dans lequel tous les aspects de la vie publique sont
adaptés en fonction du combat contre des ennemis potentiels,
internes ou externes.
La plus grande leçon que nous tirons des écrits de
Michel Foucault est que la guerre, ou, comme il l’écrit
« le grondement de la bataille (24) » n’est jamais
bien loin de la gouvernementalité libérale. Si nous
les concevons dans les termes foucaldiens, la guerre et les mesures
antiterroristes sont perçues non pas comme discontinues par
rapport aux gouvernements libéraux, mais comme issues des
conditions que le gouvernement libéral et l’Etat moderne
ont historiquement mis en place.
En lisant les analyses de Foucault sur l’émergence
de la société disciplinaire, nous voyons la continuité
de la guerre dans la société et, non pas comme chez
Hobbes ou d’autres dans l’histoire de la pensée,
l’idée selon laquelle la guerre a lieu à l’extérieur
de la société et de son ordre civil. La société
disciplinaire n’est pas simplement une accumulation de procédures
institutionnelles et bureaucratiques qui pénètrent
le quotidien et la routine ; elle a, traversant ses interstices,
les éléments constitutifs de la guerre comme continuité,
ce qui comprend la confrontation, la lutte et le retrait physique
de ceux que l’on considère comme les ennemis de la
société. Dans Il faut défendre la société
(25) et le premier volume de Histoire de la sexualité (26),
référence est faite aux continuités qui structurent
la guerre dans la société, une structuration qui est
discursive et institutionnelle (27).
La référence au « grondement de la bataille
» suggère la confrontation et la bataille, la construction
omniprésente de la menace qui revient à l’autre
particulier-spécifique, l’immédiateté
de la menace et la construction de la peur de l’ennemi, et,
ultimement, le retrait physique de l’ennemi comme source de
peur. L’analytique de la guerre embrasse également
les techniques des militaires et leur présence dans la sphère
sociale, en particulier le contrôle et la régulation
des corps, une précision minutée et une instrumentalité
qui transforme une machine de guerre en machine active et tueuse.
Il y a donc dans la matrice de la guerre le niveau du discours et
le niveau des pratiques institutionnelles. Les deux sont liés
par un rapport mutuel d’implication et de permission. Il y
a également le niveau des corps et celui de la population.
Pour Foucault :
« le biologique se réfléchit dans le politique
; le fait de vivre n’est plus ce soubassement inaccessible
qui n’émerge que de temps en temps, dans le hasard
de la mort et de sa fatalité ; il passe pour une part dans
le champ de contrôle du savoir et d’intervention du
pouvoir. Celui-ci n’aura plus affaire seulement à des
sujets de droit sur lesquels la prise ultime est la mort, mais à
des êtres vivants, et la prise qu’il pourra exercer
sur eux devra se placer au niveau de la vie elle-même [...](28)
».
Ce qui précède suggère l’idée
de la guerre comme continuité dans la vie sociale et politique.
La matrice de la guerre suggère à la fois des pratiques
discursives et institutionnelles, des technologies qui visent corps
et populations, édictées dans un réseau complexe
de localisations.
Le moment critique de cette forme d’analyse est de montrer
que la guerre n’est pas simplement une occurrence isolée
qui aurait lieu comme forme d’interruption d’un ordre
pacifique existant, mais, bien plus, que cet ordre pacifique est
imbriqué dans les éléments de guerre, présents
comme continuités dans la vie sociale et politique, des éléments
qui sont profondément ancrés et qui permettent l’actualité
de la guerre dans son sens traditionnel de champ de bataille. Ceci
implique une continuité des genres entre le disciplinaire,
le carcéral et les manifestations violentes du gouvernement.
Selon cette vision foucaldienne, un tel gouvernement est imprégné
des pratiques de guerre discursives et institutionnelles comprenant
l’antagonisme, la construction d’ennemis, la perception
d’une menace existentielle, des alliances et des inimitiés,
le désir de retirer ou d’oblitérer la source
de la menace. Dans ce mode analytique, la guerre n’est plus
perçue comme interruption d’un ordre pacifique. Elle
est plutôt omniprésente dans les pratiques discursives
et institutionnelles qui constituent le monde social.
L’analytique de la guerre de Foucault permet une réflexion
critique sur le présent, car elle révèle des
pratiques gouvernementales au travers du prisme de la guerre, révélations
qui pointent immédiatement au contrôle des corps et
des populations, et avant tout les moyens par lesquels les discours
de la guerre génèrent des subjectivités particulières.
Notes :
1. Cet article a été traduit par Miriam Perier. Il
est le résultat de recherches financées par le projet-cadre
de la Commission européenne (FP5) intitulé «
European Liberty and Security : Security Issues, Social Cohesion
and Institutional Development of the European Union : ELISE ».
Les passages de ce texte faisant appel à la notion que nous
appelons la « matrice de la guerre » font référence
au texte de Jabri V., « War, Security and the Liberal State
», Security Dialogue, vol.37, n°1, 2006.
2. Voir Waltz K., Man, the State and War : A Theoretical Analysis,
New York, Columbia University Press, 1954, ainsi que, du même
auteur : Theory of International Politics, Mass, London, Addison-Wesley,
Reading, 1979.
3. Waltz, K. « The Continuity of International Politics »,
Booth K., Dunne T. (dir.) Worlds in Collision, chapitre 31, London,
Palgrave, 2002.
4. Pour Waltz, la clef est le pouvoir, et, en particulier, le pouvoir
militaire. Toutefois, l’élément de « continuité
» plus que de transformation est, selon lui, que « les
terroristes contribuent à la continuité de la politique
internationale. Ils poursuivent des tendances à l’œuvre...
le terrorisme est une menace à la stabilité des Etats
et à la tranquillité d’esprit de leurs dirigeants...
Mais dans la mesure où le terrorisme est une arme brandie
par les pauvres, les terroristes ne menacent pas sérieusement
la sécurité des Etats ». Voir Waltz K., «
The Continuity of International Politics », op. cit., p. 353.
5. Kaldor M., New and Old Wars : Organized Violence in a Global
Era, Cambridge, Polity Press, 1999.
6. Habermas J., The Past as Future, interviewé par Haller
M., traduit et édité par Pensky M., Cambridge, Polity
Press, 1994, pp. 5-32.
7. Kant I., « Perpetual Peace : A Philosophical Sketch »,
Political Writings, Hans Reiss (dir.), traduit par Nisbet H.B.,
Cambridge, Cambridge University Press, 1970.
8. Habermas J., Between Facts and Norms, Cambridge, Polity Press,
1997.
9. Voir Jabri V., « War, Security and the Liberal State »,
Security Dialogue, op. cit.
10. Veyne P., « Foucault révolutionne l’histoire
», Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil,
1978, rééd. coll. « Points / Histoire »,
1996, p. 397.
11. Voir Jabri V., Discourses on Violence, Manchester, Manchester
University Press, 1996.
12. Sur la question de l’équilibre entre sécurité
et liberté dans les discours parlementaires européens,
voir Tsoukala A., « Democracy Against Security : The Debates
About Counter-Terrorism in the European Parliament », Alternatives,
vol.29, août-octobre 2004, pp. 417-439. Pour une critique
philosophique de la notion « d’équilibre »,
voir Waldron J., « Security and Liberty : The Image of Balance
», The Journal of Political Philosophy, vol.11, n°2/2003,
pp. 191-210.
13. Voir respectivement Waever O., « Securitization and Desecuritization
», Lipschutz R. (dir.), On Security, New York, Columbia University
Press, 1995, pp. 46-86 ; Bigo D., « Security and Immigration
: Toward a Critique of the Governmentality of Unease », Alternatives/Cultures
& Conflits, vol. 27, pp. 63-92.
14. Le rôle de l’Etat en relation à ses citoyens
est particulièrement mis en évidence dans le cas de
citoyens d’Etats européens incarcérés
dans des centres de détention, de Guantanamo à ceux
d’Afghanistan et d’Irak.
15. Deux exemples nous viennent à l’esprit : des hommes
politiques italiens de droite qui font référence à
des Italiens « bâtards », et un certain nombre
d’objections austro-allemandes à l’entrée
de la Turquie dans l’Union européenne.
16. Par exemple, le réseau d’Al Qaeda.
17. Agamben G., Homo Sacer : Sovereign Power and Bare Life, (trad.
Heller-Roazen D.), Stanford, Stanford University Press, CA, 1995.
Voir aussi son ouvrage plus récent, State of Exception, Chicago,
University of Chicago Press, 2004.
18. Le Prevention of Terrorism Act 2005 du Royaume-Uni a été
accepté le 11 mars 2005, permettant ainsi au Home Secretary
d’éditer des « control orders » contre
ceux qui ont été « certifiés »
terroristes par le Home Secretary. Cette législation remplace
l’Anti-Terrorism, Crime, and Security Act 2001, qui avait
permis au Home Secretary d’incarcérer des citoyens
étrangers censés représenter une menace.
19. Voir Jabri V., op. cit., 2005.
20. Le soi-disant « principe de précaution »
suggère l’idée de prévention pour éviter
des risques futurs. C’est devenu un aspect intégral
de la prise de décision liée à la gestion et
au contrôle du risque, tel que le commente la Commission européenne.
Voir le document de la Commission : http://europa.eu.int pdf....
Ce qui est controversé dans le contexte actuel est que ce
principe fait partie intégrante de la doctrine de guerre
préventive telle que défendue par l’administration
Bush et soutenue par le Premier ministre Tony Blair en relation
à l’invasion de l’Irak.
21. Hazel Blears, ministre de l’Intérieur au Home
Office. Voir « Muslim Police Stops More Likely », publié
sur BBC News, le 2 mars 2005. Consulté le 28 septembre 2005.
22. Voir Deleuze G., Foucault, (trad. par Hand S.), Minnesota,
London, University of Minnesota Press, 1986, pp. 70-93.
23. Au sujet de l’impact des politiques d’exception
sur les démocraties libérales, voir Huysman J., «
Minding Exceptions : The Politics of Insecurity and Liberal Democracy
», Contemporary Political Theory, vol.3, 2004, pp. 321-341.
24. Foucault M., Surveiller et punir : naissance de la prison,
Paris, Gallimard, 1975.
25. Foucault M., Il faut défendre la société
: cours au Collège de France 1975-1976, Paris, Seuil, 1997.
26. Foucault M., Histoire de la sexualité. La Volonté
de savoir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1994.
27. Pour une analyse de la structuration de la guerre dans la société,
voir Jabri V., Discourses on Violence, Manchester, New York, Manchester
University Press, 1996.
28. Foucault M., Histoire de la sexualité. La Volonté
de savoir, op. cit, pp. 187-188.
Vivienne Jabri - Cultures & Conflits, Sociologie politique
de l’international, n°61 - 2006
La guerre et l’Etat libéral démocratique
- Partie 2/2
jeudi 24 mai 2007
Vivienne Jabri - Cultures & Conflits
http://www.info-palestine.net/article.php3?id_article=1642
Guerre globale et transformation de l’Etat libéral
Si l’on utilise la lecture foucaldienne de la guerre pour
analyser la sphère sociale, cela revient à suggérer
la présence perpétuelle de la guerre dans la société.
Il n’y a, en un sens, pas de lieu qui soit exempt de relations
de pouvoir, et, par conséquent, de guerre et de relations
de force. Alors que Foucault déplace son analytique du pouvoir
hors de la guerre comme outil d’analyse de la sphère
sociale, son interprétation du pouvoir reste influencée
par ce qu’il considère comme étant les éléments
de la guerre. On pourrait en effet reprocher à Foucault de
ne pas avoir su distinguer les différents états, ou
plutôt, les différentes formes de résistance.
Comme nous l’évoquions en introduction, tout comme
pour Kenneth Waltz le pouvoir est la continuité de la politique
internationale, pour Michel Foucault le pouvoir est la continuité
de la sphère sociale. Ceci implique que toute réalisation
historique en termes de transformations de la condition humaine,
par exemple, dans la capacité de la société
civile à résister aux excès du pouvoir étatique,
est compris, en termes fonctionnels chez Foucault ; la production
de sujets « libres » sert les mécanismes de la
gouvernementalité libérale (29).
La distinction finalement établie par Foucault entre violence
et pouvoir est cruciale. Ainsi, tandis que la violence cherche l’oblitération
du sujet, le pouvoir assume la présence continue du sujet,
un sujet qui peut contester le pouvoir et la domination (30). Néanmoins,
même lorsque Foucault établit cette distinction, sa
conception de la gouvernementalité libérale est informée,
comme nous l’avons précédemment stipulé,
par une analytique de la guerre, le monde social est ainsi toujours
imbriqué à la figure de la guerre, « le grondement
de la bataille ». De ce point de vue, les actions entreprises
par les Etats libéraux démocratiques en réponse
au terrorisme global sont simplement une continuité de pratiques
qui définissent et soutiennent la gouvernementalité
libérale.
Il est toutefois important de souligner que c’est justement
cette gouvernementalité qui a historiquement généré
des mécanismes par lesquels la capacité à être
des sujets souverains est inscrite dans le droit, quelque peu protégé
des instincts autoritaires de l’Etat. La souveraineté
se voit diminuée et cède historiquement la place à
la gouverne(mentalité) des populations et donc au développement
de régimes respectant les droits de l’Homme, des pratiques
d’Etat-providence, des conventions contre la torture et le
génocide, et d’autres formes de mesures globales qui
ont pour but la protection des individus et des populations contre
les excès du pouvoir de l’Etat ou du marché.
La guerre a toutefois été une condition perpétuelle,
non pas dans son sens clauzewitzien, mais dans une manifestation
plus diffuse, transnationale.
Tout comme la mondialisation des relations socio-économiques
a des implications sur l’émergence d’une violence
transnationale, cette émergence transforme à son tour
l’arène mondiale. Ce lien entre la mondialisation et
la violence de réseaux internationaux est essentiel dans
la compréhension des implications profondes que l’émergence
de la violence transnationale a eues sur le régime libéral
et ses institutions. Pour rendre l’image foucaldienne internationale,
il faut recentrer l’attention sur la violence comme forme
de contrôle. Il s’agit, de plus, de recentrer l’attention
sur la localisation de l’espace politique et les implications
de ses ré-articulations transnationales. Là où
finalement Foucault détourne son attention de la violence,
les transformations mondiales actuelles recentrent l’attention
sur la violence et les défis actuels subis par l’Etat
moderne libéral et ses institutions.
L’ouvrage récent de Hardt et Negri, Multitude : War
and Democracy in the Age of Empire, met l’accent sur ces transformations,
et en particulier, sur le passage d’une forme de guerre à
des formes d’actions dispersées mais à portée
mondiale. Ce qui nous intéresse essentiellement est l’attention
particulière portée par ces auteurs sur l’aspect
transnational de la guerre de la modernité tardive et de
l’émergence de structures juridico-politiques supranationales
impliquées dans la légitimation de pratiques violentes
via des invocations de l’Humanité (31). L’analyse
de Hardt et Negri insiste sur un domaine spatial mondial et systémique.
Les guerres sont ainsi transformées en opérations
policières et suggèrent que « la présence
constante d’un ennemi et de la menace sont nécessaires
pour légitimer une violence impériale (32) ».
Mais Hardt et Negri se trompent en observant le présent
uniquement en termes de « violence impériale ».
En effet, bien que des éléments de la situation actuelle
puissent être décrits comme une violence impériale
(l’invasion et l’occupation de l’Irak par exemple),
les pratiques variées auxquelles nous avons fait référence,
comme la « matrice de la guerre », sont bien plus complexes,
car elles pénètrent les sociétés au
travers des espaces géographiques, l’Occident libéral
y compris. La littérature sociologique fait le lien entre
les transformations mondiales - en particulier les mondialisations
de la vie sociale et politique - et l’émergence du
danger et du risque. Lorsque le domaine spatial est conçu
comme ayant une portée mondiale, il suggère des espaces
indéterminés qui défient quelque peu l’ordre
et le contrôle, qui transcendent l’espace et le temps
et, ce qui importe dans le contexte actuel, qui soient une source
de risque et de danger. Les transformations de la modernité
tardive sont donc structurelles et phénoménologiques.
De telles transformations sont considérées comme
mondialement visibles, incorporant dans leur sphère des expériences
vécues partout. Ceci suggère des transformations institutionnelles
et de l’expérience, visibles dans la conduite de la
guerre et dans les discours de sa légitimation. Mais avant
tout, il y a la perception que les transformations mondiales associées
à la modernité tardive ont des ramifications dans
l’Etat, la souveraineté, et la localisation de l’autorité
politique (33). Tous ces écrits insistent sur le fait que
les transformations de l’espace politique présentent
une source d’insécurité à tous les niveaux
d’interaction sociale. L’hypothèse implicite
est celle selon laquelle les mouvements au-delà des confins
de l’Etat ont engendré une modification historique
et généralisée dans l’auto-compréhension
des sociétés, une modification qui a engendré
à son tour un sens d’insécurité et de
danger existentiel.
De telles analyses ne parviennent de nouveau pas à nous
renseigner sur la spécificité de la relation entre
la violence et les opérations de pouvoir actuelles. Tout
comme les transformations qu’elles décrivent peuvent
contenir des sources d’insécurité et de risque,
ces mêmes dynamiques peuvent être construites comme
des sources potentielles de liberté et de richesse accrues
(34). Toutefois, il est important de noter que de telles hypothèses
ont vu leur force grandir au lendemain du 11 septembre 2001. Zygmunt
Bauman, critique sur les réponses à ces événements,
suggère que le 11 septembre constitue « une fin symbolique
de l’ère de l’espace », mettant l’accent
sur l’élément « symbolique » en
ce que « les explosions des tours du World Trade Centre à
Manhattan ont mis au cœur de l’attention publique certaines
transformations souterraines et graduelles qui étaient en
cours depuis un bon moment déjà (35) ».
Pour Bauman, le mondial est un terrain irrégulé,
« non-colonisé, politiquement incontrôlé,
profondément dérégulé, extraterritorial
», et, par là, il est la source d’insécurité
qui construit dans son sillage un « espace mondial »
qu’est le « nouveau pays-frontière » («
new frontierland ») où les adversaires sont «
extraterritoriaux ». Ceux qui vivent dans cet espace indéterminé,
en l’occurrence les réfugiés, deviennent les
cibles sur lesquelles « l’insécurité existentielle
», associée au « pays-frontière »
mondial et construite en tant que telle par les hommes politiques,
peut être « condensée, déversée
et dispersée (36) ». Au sein de ce « pays-frontière
» mondial ou planétaire, l’étranger devient
la cible première, non seulement dans les pratiques qui visent
les réfugiés, mais aussi dans celles qui incarcèrent
et déportent l’étranger sans respect du droit
au nom de la sécurité (mondiale).
Bien que la notion de « pays-frontière » mondial
de Bauman soit suggestive, elle ne parvient pas à aider à
la compréhension des conditions qui rattachent la violence
au mécanisme du pouvoir mondial. Plus précisément,
elle n’apporte pas d’indication sur les conditions qui
permettent la transformation du régime libéral en
un régime qui sape les pratiques qui le définissent.
Une autre vision sociologique du présent, celle d’Ulrich
Beck, également suggestive, va plus loin dans ses descriptions
du présent, mais ne contribue pas à une compréhension
de la relation entre la violence de la modernité tardive
et la politique dans les Etats libéraux et au-delà.
« La nature insaisissable du terrorisme force et permet des
constructions d’images de l’ennemi qui ne sont plus
limitées par la nature physiquement saisissable des ennemis
étatiques. La fusion des concepts d’“ennemi”
et de “terrorisme” a ouvert de nouvelles options stratégiques.
Les ennemis stratégiques sont à la fois civils et
militaires, étatiques et non étatiques, des ennemis
territoriaux et non territoriaux omniprésents, d’un
point de vue interne comme externe... Tout comme les entreprises
peuvent produire des biens trans-localement, les Etats peuvent produire
des images changeantes de l’ennemi militairement indépendant
de lieux ou d’Etats (37) ».
C’est crucial car cela suggère « l’élasticité
du concept d’ennemi » et génère les conditions
dans lesquelles la violence et la force militaire jouent un rôle
dominant, là où il n’y a qu’une définition
de l’ennemi, où la guerre préventive est légitimée
en termes de légitime défense, où un état
d’urgence est institutionnalisé tant au niveau interne
qu’externe, et où les considération juridiques
sont mises de côté au nom de la nécessité
(38). L’analyse de Beck pose problème, en ce qu’elle
confine ses commentaires aux Etats-Unis, et c’est la relation
entre les réseaux terroristes internationaux et les Etats-Unis
qui est au cœur de ses préoccupations.
Par la lecture de telles interprétations de l’ère
mondiale actuelle, et de ses manifestations en termes structurels
et expérimentaux, on peut s’interroger sur le mode
de transformation du régime libéral démocratique,
de sorte que les pratiques et les discours de guerre dominent, de
sorte que, sans considération pour les luttes historiques
pour la contestation et la dissidence, nous entrons dans une phase
où ces libertés sont menacées au nom d’insécurités
décrétées par l’exécutif. Peut-être
les articulations de l’autorité, les mécanismes
du pouvoir, tournent-ils entre le répressif et le productif,
afin que les deux viennent à s’impliquer et se constituer
mutuellement. Là où Foucault cherche à s’éloigner
de la souveraineté comme modèle de pouvoir pour se
tourner vers celui de la gouvernementalité, plus productif,
plus biopolitique, l’analytique de la guerre, elle, éclaire
la relation inextricable des deux. Le moment de la guerre est celui
des décisions discrétionnaires, celui au cours duquel
on désigne les ennemis de manière unilatérale.
C’est aussi celui où, à l’inverse des
souverains des époque précédentes, ceux qui
prennent des décisions liées à la vie et la
mort d’autres sont des fonctionnaires de l’Etat, d’organisations
supranationales comme l’Union européenne (39), d’entreprises
et de groupes privés et semi-privés, ou d’Etat
et de groupes de pression, comme c’est le cas de l’actuelle
administration Bush. Judith Butler met en lumière la relation
de souveraineté et de gouvernementalité, et le fait
que « les apparences de souveraineté » prennent
forme « dans le champ de gouvernementalité ».
Essentiellement, en relation à nos conceptions du régime
démocratique libéral, la relation de la décision
discrétionnaire et de l’Etat de droit vient à
constituer le pilier de la manière dont nous voyons les transformations
en cours dans nos sociétés. Pour citer Butler de nouveau
:
« Ce n’est pas, pour parler littéralement, qu’un
pouvoir souverain suspende l’Etat de droit, mais que cet Etat
de droit, en étant suspendu, produit de la souveraineté
dans son action et son effet. Cette relation inverse au droit produit
la “non-responsabilité” de cette opération
de pouvoir souverain, ainsi que son illégitimité (40)
».
La spatialité globale de la sphère sociale présente
des défis particuliers pour toute lecture foucaldienne des
mécanismes du pouvoir et de la place qu’y occupe la
guerre. Alors que l’analytique de Foucault nous aide à
révéler les rouages du pouvoir sur les corps et les
populations - des rouages qui, dans cette période moderne,
passent de la violence directe des pouvoirs souverains vers des
gouvernementalités rationalisantes associées au biopouvoir
- il est important de considérer les implications de cette
analytique lorsqu’on la considère de manière
globale. L’émergence d’une spatialité
distinctement globale de la sphère sociale appelle à
une lecture et à une appréciation de l’impact
différentiel de telles pratiques dans des lieux distincts
de la sphère globale. Ces localisations ne sont pas que géopolitiques,
ou territoriales, mais elles incluent des lieux associés
à l’inégalité dans l’accès
aux sources et aux capacités de l’arène mondiale
(41).
La compréhension des pratiques d’inclusion et d’exclusion
ne peut donc plus se limiter à l’Etat et à ses
machineries de contrôle, mais doit s’étendre
et inclure les espaces transnationaux d’interaction, comprenant
un réseau complexe d’agents, des bureaucraties locales
aux institutions internationales. Ces espaces ne peuvent toutefois
pas être conçus en termes horizontaux. La manifestation
globale de la sphère sociale suggère le global en
tant qu’arène de contrôle, ce qui soulève
des questions au sujet des agents de contrôle et des possibilités
et contraintes qui émergent des inégalités
de pouvoir au niveau global. L’émergence du global
comme arène de contrôle attire ainsi l’attention
vers les technologies capables d’une telle portée,
vers les agents qui les possèdent et vers leur volonté
et leur capacité à coordonner des services rendus
par des acteurs étatiques comme non étatiques. Comme
le montre Waltz, bien que trop rapidement, si la plus grande machine
de guerre souhaite agir unilatéralement, elle le peut : «
Les Etats-Unis ont organisé et contrôlé la campagne
en Afghanistan seuls, refusant l’offre de mise à disposition
des troupes britanniques du Premier ministre Blair ». Waltz
voit le « déséquilibre brut de pouvoir dans
le monde » comme une continuité majeure de la politique
internationale (42). Le degré même de ce déséquilibre
doit être reconnu lorsqu’on considère la portée
globale du pouvoir et, en un sens, les capacités à
construire le global comme une arène de contrôle.
La spatialité globale de la sphère sociale soulève
également des questions substantives quant aux mécanismes
associés au contrôle et à la domination. Tandis
que la logique administrative de l’Etat moderne peut inclure
la population nationale dans son champ d’action, dans la situation
moderne globalisée, la limite de la population n’est
plus co-terminus des limites de l’Etat. Notre compréhension
de la notion de « frontière » se déplace
progressivement du territoire vers le corps. Les implications sont
liées à l’expérience phénoménologique
du global et de ses inclusions et exclusions, tout comme elles sont
liées à la raison administrative de l’Etat moderne
et aux relations transnationales institutionnalisées.
En d’autres termes, la logique administrative est tournée
vers les processus et les dynamiques globaux/transnationaux. Les
implications pour le gouvernement et la transparence (« accountability
») sont énormes, tant le fonctionnaire qui fait partie
des rouages des technologies de contrôle apparaît au-delà
de tout soupçon, et donc de toute responsabilité.
Alors même lorsqu’un pouvoir discrétionnaire
- celui de déclarer la guerre ou, par exemple, d’emprisonner
des individus sans respect de leurs droits - fait ou active le moment
souverain, le fonctionnaire procède en silence, dans les
interstices des pratiques institutionnelles, plaçant certaines
catégories de population dans une rationalité calculatrice,
elle-même sujette à un profil déterminé
par la bureaucratie au-delà du regard des publics et des
législatures.
Du point de vue global, les mécanismes associés au
contrôle doivent donc être compris à la fois
en termes de pratiques institutionnelles de contrôle et en
termes de violence associée à la guerre. Lorsque nous
considérons l’émergence du global comme arène
de contrôle, il ne nous faut pas uniquement nous attarder
sur les rouages institutionnels des pratiques gouvernementalisantes
mais également sur la capacité qu’ont certains
agents à déclarer la guerre, comme manifestation d’un
contrôle global. La violence directe qui vise certaines populations
en vient à constituer un mécanisme de contrôle
pour d’autres populations et gouvernements qui ne sont pas
directement visés. C’est en ce sens que la guerre devient
une technologie de contrôle.
Les discours qui ont émergé au lendemain des événements
du 11 septembre 2001 n’étaient pas simplement des discours
sécuritaires, mais aussi des discours de guerre. Comprendre
le présent nécessite plus qu’une description
des procédures bureaucratiques entreprises à différents
niveaux d’interaction domestique et transnationale, des pratiques
destinées aux contrôles d’immigration, des mesures
de surveillance, etc. Il est certes essentiel de mettre en évidence
de telles pratiques, de fournir une image des mécanismes
de la gouvernementalité. Mais il est également crucial
d’un point de vue critique de localiser de telles pratiques
dans un cadre plus large de significations qui nous permet de voir
les mécanismes du pouvoir discrétionnaire et les pratiques
qui y sont associées, de l’acte de guerre le plus flagrant
à la procédure la plus invisible édictée
dans un bureau qui se situe hors de notre vue. Un tel cadre nous
permet de voir que les pratiques qui constituent la matrice de la
guerre sont intrinsèquement liées à la production
de différentes formes de sujet et qu’elles sont donc
différemment expérimentées.
L’expérience de la matrice de la guerre en vient à
dépendre de la localisation du sujet des politiques, localisation
qui n’est pas nécessairement définie en termes
d’espace géopolitique mais en termes sociétaux
et gouvernementalisants, entre le sujet de biopolitiques du présent
et son Autre constitutif. Le sujet peut être défini
en termes d’espace géopolitique, de classe, de genre,
de culture, tous se rejoignant en tant que sites évoqués
dans des relations de pouvoir et viennent à constituer les
subjectivités du présent (43). Toutefois, les positions-sujets
qui sont produites ou générées dans la matrice
de la guerre sont en soi toujours changeantes. Les amis d’aujourd’hui
peuvent devenir les ennemis de demain dans la position toujours
élastique qui prend forme non seulement aux limites de l’Etat
mais aussi dans les rues, les villes, les écoles, les immeubles,
dans d’autres pays et dans les camps de détention au
milieu de ce qui est autrement connu comme des espaces libéraux
démocratiques.
L’élasticité de l’ennemi comme position-sujet
est toutefois, dans l’arène mondiale actuelle et dans
l’Europe d’aujourd’hui, liée aux politiques
de la différence, et, plus particulièrement de la
différence culturelle. La nature précise de la relation
varie selon les contextes et elle est matière à des
investigations empiriques. Il est clair que, tandis que les mesures
antiterroristes comme le UK Terrorism Act 2000 proscrivent des organisations
particulières et possèdent donc un degré de
spécificité, le fait que de telles mesures englobent
l’élément de « prévention »
suggère un cadre de référence plus large, cadre
qui, dans les opérations de police, dans les discours institutionnels
et dans les arènes publiques, en vient à désigner
l’Autre, culturellement marqué comme la source de danger.
De plus, lorsque les migrants sont désignés comme
des ennemis et sont traités comme tels, il s’agit en
général de ceux dont la race et la culture les identifient
comme l’Autre.
Le racisme en tant que pratique d’Etat atteint les attributions
des fonctionnaires, tout comme les décisions discrétionnaires
au-delà du droit portent ouvertement et manifestement la
marque d’un discours raciste qui vise l’Autre dans son
être corporel, que ce soit par le biais d’une forme
de colonisation du xxie siècle, comme en Irak ou dans les
camps de détention qui contiennent les réfugiés
de l’Europe. Comme Michel Foucault l’écrit en
relation au passage graduel du xviie à son présent
(et, par voie de conséquence, au nôtre) le «
discours de lutte raciale » n’est pas une bataille entre
races, « mais à partir d’une race donnée
comme étant la vraie et la seule, celle qui détient
le pouvoir et celle qui est titulaire de la norme, contre ceux qui
dévient par rapport à cette norme (44) ».
Les paradoxes ne sont que trop apparents pour l’Etat libéral.
Dans les pratiques qui englobent ladite « guerre au terrorisme
», nous voyons les fondements d’une atteinte à
la démocratie libérale dans sa conception comme lieu
de droits historiquement conquis. Tandis que la violence terroriste
cherche précisément une blessure systématique
et, par cela, la violation de sociétés aussi différentes
entre elles que Londres ou Bagdad, les mesures prises en réponse
sont en elles-mêmes des violations de ce que constitue l’espace
démocratique et le gouvernement des individus et des communautés.
Dr Vivienne Jabri
Notes :
29. Voir Foucault M., Naissance de la biopolitique : Cours au Collège
de France (1978-1979), Paris, Seuil/Gallimard, 2004.
30. Pour une analyse de la distinction établie par Foucault
entre violence et pouvoir et du fait qu’une telle distinction
a des implications sur nos préoccupations actuelles en termes
de guerre, voir Jabri V., « Critical Thought and Political
Agency in Time of War », International Relations, vol.19,
n°1, mars 2005, pp. 70-79.
31. Hardt et Negri, Multitude : War and Democracy in the Age of
Empire, Penguin, London, 2004.
32. Ibid., p. 30.
33. Voir par exemple Giddens, The Consequences of Modernity, Cambridge,
Polity, 1990 ; Castells M., The Information Age : Economy, Society
and Culture, Oxford, Basil Blackwell, 1996 ; Beck U., Risk Society
: Towards a New Modernity, London, Sage, 1992.
34. Comme toute analyse néo-libérale de la mondialisation
pourrait le suggérer.
35. Bauman Z., « Reconnaissance Wars of the Planetary Frontierland
», Theory, Culture & Society, vol.19, n°4, 2002, p.
81.
36. Ibid., p. 84.
37. Beck U., « War is Peace : On Post-National War »,
Security Dialogue, vol.36, n°1, mars 2005, p. 24. Notre traduction.
38. Ibid., p. 24.
39. Voir Bigo D., « Frontier Controls in the European Union
: Who is in Control ? », Bigo D., Guild E. (dir.), Controlling
Frontiers : Free Movement into and within Europe, Ashgate, Aldershot,
2005.
40. Voir Butler J., Precarious Life : The Powers of Mourning and
Violence, London, Verso, 2004, p. 66.
41. Concernant les inégalités qui émergent
des relations sociales globalisées, voir Bauman Z., Globalisation
: The Human Consequences, Cambridge, Polity Press, 1998.
42 Waltz K., « The Continuity of International Politics »,
op. cit., pp. 349-350.
43. Voir, par exemple, Jabri V., « Feminist Ethics and Hegemonic
Global Politics », Alternatives, vol.29, n°3, 2004, pp.
265-284.
44. Foucault M., Il faut défendre la société,
Paris, Seuil, 1997, p. 53.
Résumé :
En matière de politique internationale, la guerre est une
technologie de contrôle. Tandis que ses manifestations violentes
comme l’invasion et l’occupation de l’Irak sont
directement ressenties par les populations visées, les pratiques
qui y sont associées ainsi que ladite « guerre au terrorisme
» ont des effets d’une portée mondiale. Cet article
offre une lecture de la guerre globale comme forme de contrôle
propre à cette modernité tardive. Il montre que les
pratiques qui constituent la guerre globale sont à comprendre
en termes de matrice, ceci comprenant les Etats et leurs bureaucraties
ainsi que des agents non étatiques, visant Etats, communautés
particulières et individus. La matrice de la guerre opère
au nom de l’humanité, mais c’est finalement cette
même humanité qui en vient à devenir le sujet
de ces opérations de contrôle global. Comme le montre
l’article, les conséquences sont monumentales pour
le gouvernement, l’examen démocratique et les espaces
possibles de dissidence.
Vivienne Jabri - Cultures & Conflits, Sociologie politique
de l’international, n°61 - 2006
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