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Origine : http://sociologies.revues.org/1713
Vincent de Gaulejac, « La sociologie clinique entre psychanalyse
et socioanalyse », SociologieS [En ligne], Théories
et recherches, mis en ligne le 27 avril 2008
Vincent de Gaulejac Laboratoire de Changement Social, Université
Denis-Diderot Paris 7 (France) – gaulejac (at) univ-paris-diderot.fr
L'introduction de la démarche clinique en sociologie conduit
à réinterroger les différences et les complémentarités
entre la psychanalyse et la sociologie sur trois points : leur façon
d'appréhender la question de l'inconscient; le poids respectif
des déterminations psychiques et sociales, le travail qu'un
sujet peut effectuer sur son histoire pour en modifier le cours.
Ces questions ont été l'objet de nombreux débats.
Le présent article met en perspective les positions de Sigmund
Freud et de Pierre Bourdieu. L'un et l'autre incarnent et défendent
des points de vue théoriques qui articulent une théorie
de l'homme en société étayée sur une
pratique de changement. Confrontation intéressante dans la
mesure où les postulats de départ de ces deux auteurs
sont très éloignés. Sigmund Freud cherche la
clé explicative des comportements humains du côté
du registre intra psychique, alors que Pierre Bourdieu la pose du
côté de l'intériorisation des structures sociales.
Pourtant à partir de prémisses différents ils
se rejoignent sur bien des points. Ces convergences permettent de
s'appuyer sur leurs approches pour définir les contours d'une
méthodologie qui s'inspire tout à la fois de la psychanalyse
et de la socioanalyse.
« On peut toujours faire deux usages différents de
l'analyse sociologique : des usages que l'on peut appeler cliniques,
tels que la socioanalyse, qui consistent à aller chercher
dans les acquis de la science les instruments d'une compréhension
de soi sans complaisances ; et des usages que l'on peut dire cyniques,
et qui consistent à chercher dans l'analyse des mécanismes
sociaux des instruments pour "réussir" dans le
monde social. Il va de soi que je m'efforce constamment de décourager
les lectures cyniques et d'encourager les lectures cliniques. »
Pierre Bourdieu, Réponses, p. 182
L'introduction de la démarche clinique en sociologie conduit
à réinterroger les différences et les complémentarités
entre la psychanalyse et la sociologie quant à leur façon
d'appréhender la question de l'inconscient, le poids des
déterminations psychiques et sociales, le travail qu'un sujet
peut effectuer sur son histoire pour en modifier le cours. Vastes
questions qui ont été l'objet de nombreux débats.
Nous avons choisi, dans le présent article, de mettre en
perspective les positions de Sigmund Freud et de Pierre Bourdieu
dans la mesure où l'un et l'autre incarnent et défendent
des points de vue théoriques consistants qui articulent une
théorie de l'homme en société étayée
sur une pratique de changement. Confrontation intéressante
dans la mesure où les postulats de départ de ces deux
auteurs sont très éloignés. Sigmund Freud cherche
la clé explicative des comportements humains du côté
du registre intra-psychique, alors que Pierre Bourdieu la pose du
côté de l'intériorisation des structures sociales.
Pourtant à partir de prémisses différents ils
se rejoignent sur bien des points. Ces convergences permettent de
s'appuyer sur leurs approches pour définir les contours d'une
méthodologie qui s'inspire tout à la fois de la psychanalyse
et de la socioanalyse.
L’inconscient chez Sigmund Freud et chez Pierre Bourdieu
La conception freudienne de la permanence du passé dans
la vie psychique rejoint la définition que donne Pierre Bourdieu
de l’habitus comme produit de toute l’expérience
biographique. L’un et l’autre insistent sur le fait
que l’histoire est agissante en soi dans la mesure où
elle conditionne les comportements, les façons d’être,
les attitudes et la personnalité. La psychanalyse aborde
ce problème en montrant que, dans l’inconscient, l’histoire
est constamment actualisée. C’est le sens de l’expression
« l’inconscient n’a pas d’histoire ».
Dans le registre psychique la réversibilité est possible.
Les événements lointains resurgissent de l’inconscient
sous forme d’émotions, d’affects, de sentiments,
de désirs. Sigmund Freud nous montre que le passé
se perpétue dans la vie psychique. Il compare le développement
psychique à la construction d’une ville qui se fait
par strates successives, chacune d’elle préfigurant
la suivante qui vient la recouvrir. « Rien dans la vie psychique
ne peut se perdre, rien ne disparaît de ce qui s'est formé,
tout est conservé d'une façon quelconque et peut reparaître
dans certaines circonstances favorables » (Freud, 1929, p.
11).
Parmi les processus à l’œuvre dans le développement
psychique, la psychanalyse donne une place importante à l’identification.
L’individu garde en lui l’expérience de ses relations
infantiles, en premier lieu les liens avec son père et sa
mère qui marquent son développement psychique. L’identification
se fait moins vis-à-vis de personnes, dans leur totalité,
que par l’assimilation d’attributs, de propriétés,
de qualités propres à telle ou telle personne. Mais
la plupart des travaux d’inspiration psychanalytique ne prennent
en compte que les qualités psychologiques, alors que l’identification
concerne également les aspects, les propriétés
et les attributs sociaux des personnages pris comme support de ce
processus. En traitant ce problème indépendamment
de l’analyse des rapports sociaux et de la position sociale
qu’occupent les individus, ces approches limitent l’influence
de l’histoire dans la constitution de l’appareil psychique
à la sphère des relations intrafamiliales sur une
ou deux générations. On s’interdit par là-même
d’analyser dans quelle mesure l’histoire des rapports
sociaux traverse l’individu, l’imprime et le façonne.
Considérer ces phénomènes exclusivement dans
leurs effets psychiques conduit à réduire l’incidence
du passé aux premières relations infantiles et à
autonomiser la vie psychique du champ social.
Si l’on considère que le destin d’un individu
est déterminé par l’histoire, celle-ci n’est
pas réductible à l’histoire des relations affectives
entre l’enfant et les adultes qui ont accompagné ses
premiers apprentissages. Ces relations sont elles-mêmes portées
par une série de rapports qui les détermine. Elles
sont porteuses d’enjeux non seulement affectifs, mais également
idéologiques, culturels, sociaux et économiques, chacun
de ces niveaux ne pouvant être dissocié des autres
dans la mesure où c’est leur intrication qui produit
la structure de programmation, l'héritage, le cadre référentiel
sur lesquels l’enfant va étayer sa propre histoire.
Comprendre le poids de l’histoire en soi, c’est comprendre
l’articulation entre son histoire personnelle, familiale,
et l’histoire sociale dans laquelle elle s’inscrit.
Pierre Bourdieu analyse cet aspect essentiel du poids de l’histoire
à partir de la notion d’incorporation des habitus.
L’habitus est le résultat d’un ensemble de pratiques
qui se constitue au fil du temps. Capitalisées en fonction
de leur pertinence, c’est-à-dire de leur capacité
à apporter des réponses aux conditions concrètes
d’existence à un moment donné, elles se transmettent
de génération en génération. Ce sont
des « sortes de programmes historiquement montés »
qui indiquent à l’individu des manières d’être
et de se comporter dans les situations sociales. « L’histoire
à l’état incorporé s’exprime par
les habitus, produit d’une acquisition historique, qui permet
l’appropriation de l’acquis historique ». En d’autres
termes, « l’inconscient n’est jamais que l’oubli
de l’histoire que l’histoire elle-même produit
en réalisant les structures objectives qu’elle engendre
dans ces quasi-natures que sont les habitus. Histoire incorporée
faite nature et par là oubliée en tant que telle,
l’habitus est la présence agissante de tout le passé
dont il est le produit » (Bourdieu, 1980, p. 94). On peut
évoquer ici un inconscient social qui organise l'ensemble
des processus à l'œuvre dans la fabrication sociale
des individus et dont ceux-ci n'ont pas conscience.
L'inconscient de Pierre Bourdieu ne renvoie pas à une théorie
de l'appareil psychique. Par inconscient il convient d'entendre
l'ensemble des structures cognitives, en particulier celles imputables
au système scolaire (Bourdieu, 2000, p. 47). Il se réfère
ici à une psychologie implicite de type cognitiviste, très
éloignée de la psychanalyse. L'individu intériorise
de façon mécanique des schèmes d'appréciation,
de perception et de cognition, issus du milieu scolaire, familial
et social dans lequel il baigne. Il s'agit là de structures
sociales incorporées que l'individu considère comme
innées alors qu'elles sont acquises. Cette méconnaissance
de ce qui lui permet de penser, de parler et d'agir est la caractéristique
majeure de l'inconscient selon Pierre Bourdieu.
Mais cet inconscient n'a pas vraiment d'existence propre. Si Pierre
Bourdieu nous permet de comprendre d’importance des déterminismes
sociaux dans la fabrication sociale des individus, on peut regretter
qu’il ne se soit pas inspiré de la théorie psychanalytique
pour mieux saisir les processus d’incorporation. Comment se
fait l’intériorisation ? Par quels canaux ? De quelle
manière ? Il lui manque une théorie de l’intériorité
pour aller plus loin sur ce point. Il n’entre pas dans l’analyse
des mécanismes qui permettraient de rendre compte de l’incorporation
des habitus. Il postule des correspondances entre les structures
sociales et les structures mentales sans expliciter ces processus
d'étayage réciproque. Cette difficulté apparaît
lorsqu’on s’interroge sur le statut du mental chez Pierre
Bourdieu, terme qui n’est jamais vraiment défini si
ce n’est comme « structure cognitive » ou «
chaîne de perception, d’appréciation et d’action».
En fait, le mental chez Pierre Bourdieu tend à se réduire
à du social intériorisé. Dans La Noblesse d'État
il développe sa conception de l'inconscient en ces termes
: « les structures subjectives de l’inconscient sont
le produit d’un long et lent processus d’incorporation
des structures objectives. L’agent est guidé par un
inconscient que l’on est en droit de dire "aliéné"
(c’est Pierre Bourdieu qui souligne), puisqu’il n’est
qu’extériorité intériorisée ».
L'agent est agi par un inconscient, résultante de l'action
des structures sociales et de la position qu’il y occupe :
« il accepte de se faire le sujet apparent d’actions
qui ont pour sujet la structure » (Bourdieu, 1989, p. 47).
Le sujet est donc le produit des structures objectives. Il y a là
une contradiction entre les intentions dialectiques affichées
par l'auteur et sa conception d'un inconscient essentiellement déterminé
par les structures sociales. Alors qu'il affirme un souci d'appréhender
les correspondances réciproques entre les structures sociales
et les structures mentales, son raisonnement est unilatéral
: les individus sont des agents « agis de l’intérieur
» par ce qui leur est extérieur ; la logique du désir
qui règle les investissements psychiques et les idéaux
est tout entière dominée par la logique du pouvoir
qui structure les relations des individus dans le champ considéré
; les processus psychiques sont considérés comme le
relais, sinon le simple reflet, de processus sociaux et institutionnels
; les mécanismes sociaux agissent pour produire des individus
qui vont reproduire sur d’autres les mêmes principes
agissants.
Pierre Bourdieu considère l’appareil psychique comme
une boîte noire sur laquelle vient s’imprimer l’empreinte
des structures sociales. En définitive le mental n’a
pas d'existence propre. C’est un inconscient « mou »
orchestré de l’extérieur. Les schèmes
d’appréciation, de perception, de pensée et
d’action sont déterminés du dehors par la position
sociale de l’individu, les intérêts objectifs
qu’il défend, les organisations auxquelles il appartient
et, en dernier ressort, par les rapports de domination du champ
social et/ou institutionnel considéré. Les notions
d’investissement, d’inculcation, d’intériorisation
et d’incorporation, qu'il utilise pour rendre compte de l'intériorisation
par les agents des processus sociaux, ne désignent pas en
fait des processus concrets.
On ne peut reprocher à un sociologue d’arrêter
son analyse là où les processus à l’œuvre
ressortissent d’une autre discipline. Mais, en l’occurrence,
la mono-disciplinarité conduit à analyser les correspondances
entre les structures sociales objectives et les structures mentales
à sens unique, par une détermination des secondes
par les premières. Faute d’une compréhension
et d’une conceptualisation des processus psychiques, la circularité
dialectique et la réciprocité des influences ne sont
pas analysées. La construction théorique ne fonctionne
alors que sur un pied, le raisonnement est univoque. Il bascule
dans le sociologisme par absence de théorie sur le fonctionnement
de l’appareil psychique. Le projet d’une « anthropologie
totale » énoncé par Pierre Bourdieu pour surmonter
l’opposition entre l’évocation et l’explication,
la description qui fait voir et le modèle qui fait comprendre,
n’aboutit pas. Il reste partiel faute de dévoiler,
à côté des racines sociales, les racines psychiques
inconscientes des conduites humaines. Et si l’on ne peut reprocher
à Sigmund Freud de méconnaître l’œuvre
de Pierre Bourdieu, l’inverse n’est pas vrai.
Le travail réflexif, de la prise de conscience à
la perlaboration
Pierre Bourdieu était sans doute conscient de ce problème.
Face à la vision d'un sujet instrumentalisé par les
structures sociales, il en évoquait un autre, capable de
réflexivité, attaché à se détacher
du poids des déterminismes par un travail de socioanalyse.
Il y a là une convergence entre Sigmund Freud et Pierre Bourdieu.
D'un côté une méfiance vis-à-vis des
conceptions d'un sujet conscient, volontaire, capable de maîtriser
son destin; de l'autre l'idée que le sujet peut effectuer
un travail sur lui-même face aux contradictions qui déterminent
ses conduites. Mais si la nature de ce travail est assez clairement
définie dans le cadre psychanalytique, il n'en va pas de
même pour la socioanalyse.
Sigmund Freud découvre que le travail pour accéder
à la connaissance des conflits intra-psychiques se heurte
à des résistances, à des mécanismes
de défense comme le refoulement, la dénégation,
le retournement en son contraire. Il invente alors une méthode
pour accompagner le sujet dans l’exploration de son propre
inconscient. Initialement, il pratique l’hypnose, méthode
qui permet de retrouver les scènes traumatiques de l’enfance,
en particulier liées à la sexualité. Il constate
que ces réminiscences ont un effet cathartique immédiat.
Des symptômes semblent disparaître, le patient paraît
libéré de ses inhibitions. Mais bien vite il déchante.
Les symptômes réapparaissent. La levée des inhibitions
n’est en fait que transitoire. L’effet cathartique ne
dure pas. Le cas Dora est resté fameux quant au doute qui
assaille Sigmund Freud face à ce constat : il croyait avoir
fait une découverte fondamentale sur la genèse des
troubles psychiques (le traumatisme sexuel), sur un moyen de les
guérir et tout est remis en question (Freud, 1905).
Mais l’homme de science ne désarme pas. Il interroge
l'effectivité du traumatisme : fantasme ou réalité
? La question du fantasme devient alors l’élément
nodal. Sigmund Freud abandonne l’hypnose pour inventer la
cure analytique fondée sur l’association libre du patient
dans un dispositif temporaire et spatial qui accompagne le patient-sujet
dans l’exploration de ses désirs inconscients. Le transfert
devient la pièce maîtresse de cette méthode
si particulière. Le patient projette sur son analyste des
désirs et des angoisses qui lui permettent de réévaluer
autrement le vécu de l’enfance, en particulier les
premières relations. Ce faisant, la psychanalyse rompt avec
l’idée qu’un travail réflexif suffit pour
se dégager de ses conflits. Il convient également
de les éprouver, d’opérer une déconstruction
psychique pour favoriser une reconstruction moins conflictuelle.
Le conflit intrapsychique ne se guérit pas, il se travaille.
Sigmund Freud remet également en question les frontières
du normal et du pathologique. La normalité n'est qu'apparente.
Dans l'inconscient les fantasmes les plus fous apparaissent, même
chez des personnes tout à fait saines d'esprit. Le refoulement
est là pour assurer la normalité des rapports sociaux
et le maintien d'une bonne conscience.
La perlaboration 1 devient le processus essentiel de la cure analytique
au cours de laquelle le sujet effectue un travail afin d'intégrer
progressivement dans le préconscient des éléments
plus inconscients, d’accepter certains éléments
refoulés et de se dégager de l’emprise des mécanismes
répétitifs. Il ne suffit donc pas de prendre conscience
des conflits pour les résoudre. La distinction conscient/préconscient/inconscient
devient alors essentielle dans la conception même du fonctionnement
psychique. La psyché ne peut s’assimiler à la
conscience. Cette dernière donne des visions partielles,
tronquées et trompeuses de la vie psychique. D’où
une dualité permanente chez Sigmund Freud entre l’importance
de la prise de conscience et ses limites. Il ne suffit pas de communiquer
au patient une interprétation, aussi juste soit-elle, pour
induire des remaniements significatifs. La prise de conscience doit
être complétée par un travail permettant de
« lever les résistances qui entravent la communication
entre les systèmes inconscients et préconscients et
capable d’établir une liaison de plus en plus étroite
entre les traces mnésiques inconscientes et leur verbalisation
» (Laplanche & Pontalis, 1967, p. 98). Il convient de
développer une fluidité entre les capacités
réflexives du sujet sur lui-même et ce qui émerge
de l'inconscient sous forme de fantasmes. La technique de l'association
libre et de l'attention flottante dans le cadre protégé
de la cure permet d'atténuer les effets du refoulement, d'exprimer
des affects inconscients, d'apprivoiser les fantasmes les plus indicibles,
de rendre plus poreuses les frontières intra-psychiques.
Un long travail est donc nécessaire pour effectuer ces remaniements
psychiques et atténuer les mécanismes qui protègent
le sujet des pulsions les plus destructrices, en évitant
qu'il les dévoile dans des situations où il risquerait
de se faire rejeter, ou d'être débordé par ses
affects. Le Sur-Moi et les mécanismes de défense favorisent
la socialisation du sujet. Si l'inconscient est inconscient, c'est
qu'il a de bonnes raisons de l'être. En conséquence,
le dévoilement n'est pas toujours opportun. S'il est nécessaire
pour comprendre ce qui est au fondement de l'être de l'homme,
la plongée dans les profondeurs de l'inconscient n'est pas
sans risques.
Pierre Bourdieu a été confronté à des
questions similaires à propos de la socioanalyse. On le perçoit
dans une réponse à une question de Loïc Wacquant.
Citation un peu laborieuse quant à savoir à quelle
condition les agents sociaux se font complices de l’action
des déterminismes en eux et donc à quelle condition
ils peuvent se dégager de cette action.
« Les agents sociaux sont déterminés seulement
dans la mesure où ils se déterminent. On peut se servir
de la connaissance de ces mécanismes pour leur échapper.
Les agents n’ont quelque chance de devenir des sujets que
dans la mesure, et dans la mesure seulement, où ils maîtrisent
consciemment la relation qu’ils entretiennent avec leurs dispositions,
choisissant de les laisser agir ou au contraire de les inhiber,
ou, mieux, de les soumettre. Mais ce travail de gestion de ses propres
dispositions n’est possible qu’au prix d’un travail
constant et méthodique d’explicitation. Faute d’une
analyse de ces déterminations subtiles qui opèrent
au travers des dispositions, on se fait complice de l’action
inconsciente des dispositions, qui est elle-même complice
du déterminisme » (Bourdieu & Wacquant 1992).
Dans cet extrait, on sent un balancement entre l’idée
que l’auto-analyse et la prise de conscience sont des mécanismes
de dégagement ¨C « on peut se servir de la connaissance
de ces mécanismes pour leur échapper » ¨C
mais que cet « échappement » n’est possible
qu’au prix « d’un travail constant et méthodique
d’explicitation », donc d’un investissement qui
va au-delà de la simple connaissance. La possibilité
de devenir des « sujets » (les italiques mis par Pierre
Bourdieu indiquent qu'il manie la notion avec précautions),
dépend de la maîtrise consciente de la relation que
ceux-ci entretiennent avec leurs habitus, « choisissant de
les laisser agir, de les inhiber ou de les soumettre ». Les
termes utilisés donnent le sentiment d’un corps à
corps entre l'individu et ses habitus, d’une bataille interne
farouche du sujet avec cette partie de lui-même qui est le
produit de l'histoire incorporée.
Réflexivité subjective et réflexivité
objective
Comment mener cette lutte ? Dans quel cadre ? Avec quelles armes
? Comment effectuer ce travail méthodique d’explicitation
? Pierre Bourdieu était bien conscient des difficultés
à répondre à ces questions. Il avançait
à ce propos : « j’ai longtemps été
comme le jeune Freud, j’ai longtemps pensé que la prise
de conscience suffisait » 2. La socioanalyse a bien pour objectif
d'accompagner théoriquement ce « travail », mais
l’explicitation est-elle suffisante pour se dégager
de l’incorporation ? Lui-même en doutait lorsqu’il
disait qu’il passait l’essentiel de son temps à
faire de la thérapie auprès de ses collègues
à fin de les aider à mieux comprendre dans quelle
mesure leur activité de chercheur était influencée
par l'action inconsciente des déterminations sociales. Il
trouvait ce travail « épuisant, difficile » et
il regrettait « de n’avoir pas pu former d’autres
pour le faire ». Loin d’être hostile à
la psychanalyse, il estimait qu’il n’y avait pas de
différence fondamentale entre sa conception de l’inconscient
et celle de Sigmund Freud : « c’est le même, face
à l’action inconsciente des dispositions, on constate
des résistances, des déplacements, du refoulement,
des dénégations¡K » (op. cit.). Pour autant,
il n'a pas donné beaucoup d'éléments de la
socioanalyse : son cadre, sa pratique concrète, ses supports
méthodologiques, son déroulement¡K Il évoque
à plusieurs reprises la nécessité d'une sociologie
réflexive, sans indiquer les moyens opératoires pour
la mener à bien.
À la fin de son œuvre il esquisse sa propre analyse
(Bourdieu, 2004). On connaît ses commentaires acerbes sur
« l’illusion biographique » (Bourdieu, 1986) et
ses critiques vis-à-vis de « l’échange
réglé des narcissismes et la complaisance des évocations
nostalgiques ». Dans les Méditations pascaliennes il
écrit : « je n’ai pas l’intention de livrer
des souvenirs dits personnels qui forment la toile de fond grisâtre
des autobiographies universitaires : rencontres émerveillées
avec des maîtres éminents, choix intellectuels entrelacés
avec des choix de carrière. Ce qui a été présenté
récemment sous l’étiquette d’ego-histoire
me paraît encore très éloigné d’une
véritable sociologie réflexive. Les universitaires
heureux, les seuls à qui on demande cet exercice d’école,
n’ont pas d’histoire. Et ce n’est pas nécessairement
leur rendre service, ni à l’histoire, que de leur demander
de raconter sans méthode des vies sans histoire » (Bourdieu,
1997). S'il affirmait ainsi sa grande méfiance vis-à-vis
du récit de soi, il n'en proposait pas moins un travail d'explicitation
et d'élucidation de soi. Il invitait les sociologues à
appliquer la socioanalyse à eux-mêmes et préconisait
une forme d’auto-thérapie définie comme le recours
à la sociologie pour essayer de débarrasser son travail
des déterminismes sociaux qui pèsent ordinairement
sur les sociologues.
« Comment être à la fois sujet et objet, celui
qui agit et celui qui, en quelque sorte, se regarde agir ? »
3 L’objectivation du sujet analysant fait entrer l’analyste
dans un processus dialectique entre le développement de ses
capacités à comprendre l’ensemble des déterminations
« objectives » qui interviennent dans sa pratique et
sa capacité à devenir un « sujet analysant ».
Il ne s’agit pas de « substituer les délices
faciles de l’exploration de soi à la confrontation
avec les réalités rugueuses du terrain », mais
d’explorer les conditions sociales de production de la connaissance.
Au-delà de l’explication de l’expérience
vécue du sujet connaissant, l’analyse doit porter sur
les fondements de son système de valeur, de ses choix méthodologiques
et théoriques, du contexte social, économique, culturel
dans lequel il opère, mais également sur sa position
dans le champ de la connaissance et les enjeux institutionnels qui
président à sa recherche. Par exemple, le choix d’un
directeur de thèse, les stratégies de publications,
les perspectives de carrière, les relations de pouvoir au
sein d’un laboratoire, d’une université, des
associations professionnelles, sont autant d’éléments
qui surdéterminent la façon d’être chercheur
et de faire de la recherche. Il s’agit d’appréhender
« le sujet même de l’objectivation », donc
le chercheur, en analysant les dispositions socialement constituées
qui conditionnent ses orientations théoriques et méthodologiques.
En analysant également les conditions de production de son
« point de vue », là où s’étaye
le regard sur le monde, les noyaux durs de sa pensée, les
intentions latentes poursuivies au-delà des discours manifestes.
L’objectivation du sujet n’est pas un simple «
divertissement narcissique », insiste Pierre Bourdieu, reprenant
ses critiques à propos de l’ego-histoire (Nora, 1987)
mais également vis-à-vis des tenants d’une simple
introspection phénoménologique. Il insiste sur l’aveuglement
des « héritiers » et des dominants quant aux
principes qui fondent leur domination. L'auto-réflexivité
bute sur le refus ou l'impossibilité de voir l'influence
des appartenances de classe sur les réussites et les échecs
scolaires ou professionnels. La scène inconsciente est ici
clairement désignée du côté du pouvoir
et des pesanteurs actives de l’histoire de l’individu,
de son éducation, des habitudes liées à son
milieu d’origine, de son capital social et culturel.
Il oppose une réflexivité subjective, celle de la
plupart des chercheurs en sciences sociales, en particulier ceux
qui ne font que se raconter (cf. les carnets de bord des anthropologues)
à la réflexivité objective qui consiste à
analyser l’ensemble des déterminants qui conditionnent
la production de la connaissance. Les « catégories
de l’entendement professoral », par exemple, conduisent
les professeurs à émettre des jugements sur la tenue
de leurs élèves fondés sur des jugements sociaux
et moraux plutôt que sur les qualités effectives de
leur travail scolaire.
L'objectivation scientifique nécessite d'intégrer
le point de vue de celui qui l'effectue et d'analyser les «
intérêts » matériels et immatériels,
objectifs et subjectifs, manifestes et latents, qu'il peut avoir
dans le processus d'objectivation. Le processus d’élucidation
se heurte à de multiples résistances de la part du
chercheur et de la communauté auquel il appartient. Pierre
Bourdieu évoque à ce propos les critiques acerbes
que lui ont valu son ouvrage sur l' Homo academicus (1984) dans
lequel il dénonce les ressorts du pouvoir dans le champ universitaire.
La socioanalyse révèle les effets de pouvoir et des
processus de domination « refoulés » par ceux
qui les produisent, en particulier lorsqu'ils en bénéficient.
Pour une socioanalyse clinique
Pour dépasser ces résistances, Pierre Bourdieu hésite
souvent entre une posture critique de dénonciation et une
posture clinique de compréhension. La posture guerrière
est souvent celle qu'il adopte en premier lieu : la connaissance
est une conquête contre les résistances, les intérêts,
les habitudes ; il faut forcer les consciences, dénoncer
les aveuglements, dévoiler les errements des collègues
; l’écoute doit être « armée »
pour éviter tous les pièges de l’empathie (Bourdieu,
1993). Il est trop sensible aux enjeux de domination et aux multiples
illusions qu'elle entraîne, en particulier dans le champ de
la production du savoir, pour croire qu'une posture empathique et
une neutralité bienveillante puissent être de mise
en ce domaine.
L'occultation des processus de domination est au fondement de leur
efficacité. L'attitude combative pour en dévoiler
la violence, effective et symbolique, est parfaitement compréhensible.
Mais le chercheur se fait alors militant, et adopte une position
offensive qui est perçue comme partisane. S'il ne peut y
avoir de neutralité dans ce domaine, la posture dénonciatrice
a des conséquences contre-productives dans la mesure où
elle conduit à prendre parti alors qu'il s'agit d'abord de
décrire les mécanismes de la domination, d'en démonter
les fondements et de laisser aux sujets le soin d'en tirer les conséquences,
quand bien même le chercheur peut désapprouver ses
choix. La posture de combat peut conduire, elle aussi, à
des aveuglements ou à des erreurs. Si le chercheur récuse
la posture de l'expert, détenteur de la vérité,
il doit accepter que ses analyses soient soumises à la double
épreuve de l'évaluation par la communauté scientifique
et par les acteurs concernés. L'ambivalence de Pierre Bourdieu
sur ce point est présente tout au long de son œuvre
dans la mesure où il était partagé entre l'ambition
d'imposer la sociologie dans le champ scientifique et de l'utiliser
comme une arme critique contre les dominants.
On perçoit cette dualité vis-à-vis de l'héritage.
Pierre Bourdieu considère l’histoire de l’individu
comme un poids dont il doit se libérer : « chacun de
nous est encombré d’un passé, de son passé
et ce passé social, qu’il soit "populaire"
ou "bourgeois" [¡K] toujours étroitement
entrelacé avec celui qu’explore la psychanalyse, est
particulièrement pesant et embarrassant quand il s’agit
de faire des sciences sociales » (Bourdieu, 2000, p. 55).
Ainsi l’histoire est analysée comme un ensemble de
déterminations pesantes, encombrantes, contraignantes. À
aucun moment elle n’est envisagée comme un ensemble
de supports, de ressources, d’apprentissages. Le sociologue
est alors désigné comme celui qui va libérer
l’homme de la méconnaissance en lui faisant découvrir
l’action néfaste des déterminations sociales.
On peut questionner l'a priori négatif qui conduit à
considérer les déterminismes sociaux comme des éléments
de domination alors qu'ils peuvent être tout autant des supports
que des poids. S'ils sont facteurs d'inégalité, ils
sont également des éléments d'affiliation,
d'intégration et de construction de l'identité. L'histoire
passée n'a pas que des aspects encombrants. Elle est à
la fois un frein et un stimulant, une contrainte et une ressource,
facteur d'inhibition et de mouvement, de reproduction et de changement.
Comme le processus d’assujettissement, l'héritage est
à la fois un cadre contraignant et un ensemble de «
capitaux » que l'héritier va utiliser pour se construire.
Si l'héritage « le possède », comme la
terre possède le paysan (Karl Marx), il en est aussi le possesseur
(Gaulejac, 1983). On peut certes considérer que l’inconscient
socio-historique est source d’effets de pouvoir et de domination
et qu'il existe des résistances fortes à toute analyse
qui conduit à en élucider le fonctionnement. Pour
autant, comme la psychanalyse nous l'enseigne, il ne sert à
rien de forcer les défenses, sinon à les renforcer
davantage. La posture guerrière ne peut que susciter des
positions combattantes, offensives pour ceux qui prétendent
batailler pour la vérité contre des pouvoirs occultés,
défensives pour ceux qui se sentent effectivement attaqués
et sommés de légitimer ce qu’ils sont. S'il
convient de dénoncer les inégalités et la domination
en termes politiques, il convient tout autant d'accompagner les
personnes qui souhaitent se dégager de la façon dont
ils ont été socialement fabriqués.
Le sociologue peut penser qu'il doit choisir son camp et se donner
bonne conscience en s'identifiant au combat des opprimés
contre les oppresseurs. Mais il peut procéder autrement et
penser qu’en la matière, l’empathie est préférable
à la dénonciation, la co-construction à l’affrontement
des points de vue, l’élaboration commune à l’opposition
frontale. C’est d’ailleurs ce qui est implicite dans
la position de Pierre Bourdieu lorsqu’il préconise
une socioanalyse du rapport du sociologue à son histoire
: « ce qu’il s’agit de mettre en question, ce
n’est pas seulement le passé réactivité,
mais tout le rapport à ce passé qui, lorsqu’il
agit inconsciemment, peut être au principe d’une distorsion
systématique des souvenirs évoqués ».
Il évoque à ce propos sa propre histoire, le rejet
de son milieu d’origine qu’il considérait comme
attardé, archaïque, qu’il avait été
« porté (ou poussé) à mépriser
et à renier ou pire, à refouler ». Le choix
de la sociologie lui permet de transformer ce regard de haine en
« regard professionnel, à la fois compréhensif
et objectivant » et de se dégager de « la violence
d’une relation ambivalence où se mêlent la familiarité
et la distance, la sympathie et l’horreur, voire le dégoût
» (Bourdieu, 2000, p. 56).
Cette autoanalyse est éclairante. Les contradictions liées
à son changement de classe sociale le poussent vers la sociologie.
Elles déterminent sa façon de faire de la recherche.
L’analyse de la violence symbolique est une forme de sublimation
de la haine éprouvée vis-à-vis de son milieu
d’origine ; à partir du moment où il fréquente
d’autres milieux, il accède à la culture «
légitime », il est confronté aux multiples humiliations
que cette ascension provoque. Il présente ici les différents
symptômes de ce que j'ai désigné en son temps
par le terme de « névrose de classe » 4. Mais
a-t-il vraiment pris la mesure de la honte et de la culpabilité
? Déchiré par l'ambivalence vis-à-vis des institutions
scolaires, il entre en guerre contre les héritiers et les
dominants. La haine de classe se transforme en travail universitaire
et en position militante pour dévoiler les processus de domination
et les ressorts de la violence symbolique dans l'éducation.
Pour autant, la socioanalyse ne permet pas de comprendre les entrelacements
entre d’une part les enjeux de pouvoir et de distinction,
les violences humiliantes, la haine de classe, l'envie, et d’autre
part les effets psychiques de son ambivalence vis-à-vis de
ses parents, le travail de la culpabilité, les conflits d’identification,
la dévalorisation narcissique d’appartenir à
un milieu mal loti, les multiples facettes du sentiment de honte
qu'il a éprouvé face à ces situations. Il affirme
pourtant que l’inconscient social (l’action des déterminations
sociales en soi) est « toujours étroitement entrelacé
avec celui qu’explore la psychanalyse » (Bourdieu, 2000,
p. 55) sans en tirer les conclusions qui s’imposent.
Dans son Esquisse pour une auto-analyse (2004), il écrit
en exergue « Analyse sociologique excluant la psychologie,
sauf quelques mouvements d’humeur ». Ce radicalisme
sociologique conduit à exclure de la socioanalyse toutes
les dimensions non sociologiques, ce qui en limite évidemment
la portée. On sent sur ce point l’ambivalence de Bourdieu
entre la défense d’une orthodoxie sociologique, afin
de la protéger des risques d’une dérive humaniste,
idéaliste, philosophique, psychologique¡K et la prise
de conscience des impasses de cette posture, en particulier du risque
d’une réification de l’action des déterminations
structurelles. Sur différentes questions comme celles du
sujet, des « entrelacs entre sociologie et psychanalyse »,
de la prise en compte de l’expérience vécue
des acteurs, ses positions alternent en permanence entre une résistance
forte à tout ce qui pourrait dénaturer la posture
sociologique (analyser le social par le social) et une ouverture
à une approche plus clinique, phénoménologique,
psychanalytique qui dialectise les rapports entre l'action des déterminismes
sociaux et le travail du sujet sur le social agissant en lui (Gaulejac,
1999).
L’ambiguïté de la socioanalyse réside
dans cette tentative non aboutie de concilier « une analyse
qui peut être appelée structuraliste, qui tend à
recueillir des relations objectives, indépendantes des consciences
et des volontés individuelles [¡K] et une procédure
phénoménologique, interactionniste ou ethnométhodologique,
qui tend à recueillir l’expérience que les agents
font réellement des interactions, des contacts sociaux et
de la contribution qu’ils apportent à la construction
mentale et pratique des réalités sociales »
(Bourdieu, 1987). La socioanalyse propose, sans vraiment y arriver,
de dépasser les tensions entre l’analyse des structures
et la prise en compte de l’expérience, entre ce que
la société produit et les contributions des individus
à cette production, entre les conditions objectives et les
conditions subjectives qui déterminent les relations sociales.
La sociologie clinique a la prétention de dépasser
ces limites à partir d'un cadre théorique mettant
en rapport les registres social et psychique. Nous avons exposé
ce cadre par ailleurs (Gaulejac, 1987, 1996, 2007). En conclusion
de cet article retenons quelques principes qui guident cette réflexion
:
On ne peut dissocier l’analyse structurelle des rapports
sociaux qui déterminent les conflits et les comportements
des individus, de l’analyse des « réponses »,
des contributions pratiques, expérientielles et subjectives
des individus à la production de la société.
Il y a une relation de récursivité qui conduit à
considérer que la société produit des individus
qui produisent la société.
Les possibilités pour un individu de se transformer malgré
l'ensemble des déterminations qui pèsent sur lui,
sont l'effet du travail que le sujet effectue sur lui-même
et sur son environnement en réponse aux contradictions auxquelles
il est confronté. Les déterminismes sociaux et les
conditionnements psychiques sont des forces plurielles, hétérogènes,
contradictoires qui poussent le sujet à advenir pour tenter
de mettre de la cohérence et de l'unité là
où règne l'incohérence et la diversité.
On ne peut analyser de façon similaire les influences réciproques
entre, d'une part, les relations objectives sur l’expérience
subjective et, d'autre part, les relations subjectives sur les constructions
de la réalité sociale. Les processus ne sont pas de
même nature quand bien même ils sont en interaction
permanente. D'où l'intérêt de combiner les méthodes
sociologiques avec des méthodes plus cliniques afin de mieux
saisir cette réciprocité des perspectives.
Il convient donc d’analyser d'une part l’autonomie
relative des processus sociaux et des processus psychiques et, d'autre
part, les connexions, les interactions et les articulations entre
ces deux registres.
L'inconscient dit « social » est entrelacé avec
l'inconscient dit « psychique ». Ces deux instances
ne sont pas totalement différenciées. Les processus
intra-psychiques sont également sociopychiques. Il convient
donc d'intégrer dans l'analyse les interactions permanentes
entre la vie sociale et la vie psychique.
Les « raisons d’agir » sont multiples. La «
vérité savante » des pratiques ne peut jamais
se réduire à un facteur explicatif unique. Le pluralisme
causal est une évidence dans le champ des sciences sociales.
La dualité des influences entre les phénomènes
sociaux et les processus psychiques est permanente. Une véritable
socioanalyse doit permettre d’analyser cette dualité
et ces influences réciproques. Le projet est ambitieux et
complexe, d'autant que les tentatives freudo-marxistes, animées
par des intentions similaires, n'ont pas comblé les espérances
suscitées en son temps. Le choix de la sociologie clinique
n'est pas de construire une meta-théorie du social, mais
d'analyser les processus socio-psychiques à l'œuvre
dans les rapports individu/société.
Il convient de sortir de l'opposition simpliste selon laquelle
la psychanalyse détiendrait les clés pour comprendre
les profondeurs de l’être de l’homme, alors que
la sociologie détiendrait celles qui ouvrent la connaissance
de l’être de la société. Une telle répartition
des tâches est peut-être commode mais sûrement
partielle et même tronquée, lorsqu'elle dénie
la présence de la société dans l’être
de l’homme et la présence de l’homme dans l’être
de la société.
Bibliographie
Bourdieu P. (1980), Questions de sociologie, Paris, Éditions
de Minuit
Bourdieu P. (1980), Le Sens pratique, Paris, Éditions de
Minuit
Bourdieu P. (1984), Homo academicus, Paris, Éditions de
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recherche en sciences sociales, N°62/63
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de Minuit
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Éditions du Seuil
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du Seuil
Bourdieu P. (2000), « L’objectivation participante
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Bourdieu P. (2004), Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Éditions
Raisons d’agir
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Métier de sociologue, Paris Éditions Mouton/Bordas
Castel R. (1973), Le Psychanalysme, Paris, Éditions Maspero
Freud S. (1905), « Fragments d'une analyse d'hystérie
: Dora », dans Cinq psychanalyses, Paris, Presses universitaires
de France, 1954
Freud S. (1909), « Le Roman Familial des Névrosés
», dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Presses
universitaires de France, 1973
Freud S. (1921), Essai de psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque
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Freud S. (1929) Malaise dans la civilisation, Paris, Presses universitaires
de France, 1971
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Hommes et groupes
Gaulejac V. de (1996), Les Sources de la honte, Paris, Éditions
Desclée de Brouwer
Gaulejac V. de (1999), L'Histoire en héritage, Paris, Éditions
Desclée de Brouwer
Gaulejac V. de, Hanique F. & P. Roche (2007), La Sociologie
clinique, enjeux théoriques et méthodologiques, Toulouse,
Éditions ÉRÈS
Laplanche J. & J.-P. Pontalis (1967), Vocabulaire de psychanalyse,
Paris, Presses universitaires de France
Nora P. (dir.) (1987), Essais d'ego-histoire, Paris, Éditions
Gallimard
Notes
1 Le terme anglais working-through indique plus clairement que
le terme français la dynamique à l’œuvre
dans ce processus.
2 Dans son intervention au Laboratoire de changement social, université
Paris7, sur le thème « Histoire de vie et choix théoriques
», en avril 2001.
3 Conférence prononcée à l'Anthropological
Institute de Londres le 6 décembre 2000, à propos
de « l’objectivation participante », publiée
dans les Actes de la Recherche en Sciences sociales, n° 150,
pp. 43-58.
4 Emmanuel Poncet, dans un article du journal Libération
en février 2002, quelques jours après le décès
de Pierre Bourdieu , intitulait son article « L'origine modeste
et provinciale du sociologue peut expliquer sa solidarité
avec toutes les exclusions. ''La névrose de classe'' de Bourdieu
». Le journaliste rappelle quelques caractéristiques
de cette « névrose » en particulier le surinvestissement
dans le travail et dans l’écriture, la colère,
la révolte devant les inégalités, les réactions
défensives contre la honte sociale originelle qui rend solidaire
de toutes les exclusions et de toutes les injures faites aux minorités.
Il termine son article en remarquant : « finalement, les cruels
jeux de cour du lycée de Pau sont peu ou prou les mêmes
que ceux du campus intello médiatique parisien où
les clivages restent souvent les mêmes, où les logiques
d’ascension ou de préservation sociale perdurent, s’accentuent,
et dont les membres ne supportent pas d’être démasqués,
objectivés, ramenés à leur détermination
sociale, surtout lorsqu’ils sont en position de force. La
névrose de classe de Pierre Bourdieu avait les défauts
de toutes les névroses dont on fait brillamment quelque chose
: créatrice, productrice, libératrice mais aussi imposante,
figeante, énervante. Son œuvre a pu libérer autant
que bloquer, faciliter les déplacements sociaux comme les
inhiber ».
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