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Origine : http://sociologies.revues.org/3362
Vincent de Gaulejac, « Grand résumé de Qui
est « je » ? Sociologie clinique du sujet, Paris, Éditions
du Seuil, 2009 », SociologieS [En ligne], Grands résumés,
Qui est "je" ?, mis en ligne le 27 décembre 2010
Vincent de Gaulejac Université Denis-Diderot Paris 7 - LCS
–gaulejac ((at) @univ-paris-diderot.fr
Quel degré de conscience, de volonté, de maîtrise
l’homme a-t-il sur ce qui le constitue ? Dans quelle mesure
peut-il intervenir sur son destin ? Qu’en est-il de l’unité
du sujet, de sa cohérence, de ses capacités d’action,
de son existence même ? La notion de sujet nous pose une infinité
de questions qui traversent l’histoire de la pensée
depuis ses origines. La philosophie judéo-chrétienne,
relayée par le siècle des lumières, l’a
mise au centre de sa conception de l’humain. La psychanalyse
et les sciences sociales (en particulier les structuralistes et
Michel Foucault) ont fait éclater la notion, en critiquant
ses composantes idéalistes et idéologiques. Pourtant,
malgré son caractère flou, complexe, difficile à
cerner, éminemment critiquable, et bien qu'elle renvoie à
bien d’autres concepts eux-mêmes objets de multiples
acceptions (Moi, Je, identité, Soi, personne, subjectivité…),
la notion de sujet semble incontournable. Entre psychologie et sociologie
elle réapparaît en permanence, même au sein des
théories les plus rétives à la philosophie
du sujet. Parmi ces multiples débats, il convient de mieux
comprendre en quoi le sujet est indissociable de son assujettissement,
d'examiner la pertinence d'un concept qui porte en lui des significations
contradictoires.
Sujet et assujettissement
Étymologiquement, selon le dictionnaire historique de la
langue française, le terme sujet vient du latin subjectus
qui veut dire soumis, assujetti, exposé ou encore de subgicere
qui signifie placer dessous, soumettre, subordonner. « Sub
» marque la position inférieure et « jacere »,
le sens de jeter. On retrouve le terme dans l’ancien français
sugester : maintenir dans la soumission ou encore sougire qui signifie
soumettre par la force des armes ou autrement. Le terme renvoie
donc initialement à l’idée de soumission. Il
s’applique à une personne soumise à l’autorité
d’une autre. De là vient l’usage de sujet du
roi, du seigneur qui renvoie au statut de vassal et de justiciable,
donc d’assujetti au pouvoir légal. La sujétion
évoque l’action de « mettre sous, à la
suite », que l'on retrouve dans les termes voisins de soumission
et d’assujettissement, c’est-à-dire la situation
d’une personne soumise à une autorité contraignante
ou souveraine.
C’est dans le registre philosophique qu’une autre acception
du terme émerge. Au XIIIème siècle il a le
sens de « chose qui a une nature propre ». Au XIVème
siècle, le terme sujet est employé à propos
de ce qui, dans une œuvre littéraire, constitue le contenu
de pensées sur lequel s’exerce le talent créateur
de l’auteur. De là vient sujet d’une science,
c’est-à-dire la matière dont elle traite. Parallèlement,
sujet désigne un être vivant soumis à des expériences
ou à l’observation, par exemple quelqu’un que
l’on soigne. À partir de la fin du XVIème siècle
le mot désigne une personne considérée comme
le motif, le support d’une action ou d’un sentiment,
par exemple une femme aimée, une personne digne d’intérêt.
On évoque alors des bons sujets ou des mauvais sujets. Mais
c’est au XIXème siècle que le terme va acquérir
sa consistance philosophique désignant l’être
pensant, considéré comme le siège de la connaissance
par opposition à objet (cf. le subject d’Emmanuel Kant).
Le terme sujet implique dans un premier temps une conscience rationnelle
puis dans les sciences humaines une quête de mise en conscience
face à l’inconscient.
La conception d’un individu qui cherche à se rendre
maître de son destin en devenant un sujet est confortée
par l’évolution politique de la reconnaissance du citoyen
comme sujet de droit, donc d’une personne reconnue par la
société égale en droit et en dignité
à toutes les autres. On assiste à un renversement
de sens : ce qui désigne au départ la soumission,
l’assujettissement, la position inférieure (être
en dessous), désigne aujourd’hui par la conscience
et par le droit, la quête de liberté face aux déterminismes
psychiques ou sociaux, la position supérieure de la personne
qui s’affirme comme être pensant, être parlant,
être social. Mais ce renversement n'est en fait qu'apparent
dans la mesure où c'est précisément parce qu'il
y a assujettissement que le sujet peut advenir.
Selon Judith Butler l’assujettissement « désigne
à la fois le processus par lequel on devient subordonné
à un pouvoir et le processus par lequel on devient sujet
». Il convient donc de rompre, nous dit-elle, avec l’idée
d’un assujettissement qui serait le fait de pouvoirs agissant
de l’extérieur qui s’exerceraient sur le sujet
pour l’empêcher de se réaliser et chercheraient
à le contraindre, le dévaluer ou le reléguer
à un ordre inférieur. Elle nous invite à rendre
compte de la manière dont « le sujet advient à
l’être ». Le petit d’homme est d’emblée
assujetti au désir de l’autre, de ses parents, et aux
normes du système social dans lequel il vit. Double dépendance,
sociale et psychique, qui opère par l’influence de
multiples déterminations.
Les deux aspects du processus d’assujettissement peuvent
sembler opposés alors qu’ils sont complémentaires.
D’un côté, l’idée de soumission,
de subordination, d’inféodation à un pouvoir.
De l’autre, l'idée d'individuation, d'autonomie, de
singularité qui invite l'individu à devenir un sujet.
Ce double mouvement correspond aux deux faces du pouvoir.
- Celle de la domination, du poids des déterminismes,
du cadre qui contribue à la fabrication des individus,
des lois et des normes qui canalisent son devenir, de l’héritage
dont il est l'héritier, de tout ce qui contribue à
produire un individu conforme aux normes de son milieu, adapté
à son environnement, soumis aux lois, à la culture,
aux institutions, aux autorités de la société
qui l’entourent.
- Celle des supports, des moyens, des dispositions, des capacités
d’agir, des ressources diverses, tout ce qui permet à
l’individu de se construire comme un sujet capable de réflexion,
d’affirmation de lui-même, investi dans le projet
de se faire une existence propre. Pour être un individu
autonome dans la société il faut disposer d’un
certain nombre de ressources, de capitaux économiques et
culturels, de droits. Ces supports objectifs doivent se combiner
à des supports subjectifs : le désir d'autonomie,
le développement de capacités d'agir, de penser
et de vivre, l'implication dans le travail d'exister.
Une double détermination sociale et psychique
La question du sujet s'inscrit dans une double détermination
sociale et psychique. Si l'individu est le produit d'une histoire,
cette histoire condense d'une part l'ensemble des facteurs sociaux
historiques qui interviennent dans le processus de socialisation
et, d'autre part, l'ensemble des facteurs intrapsychiques qui déterminent
sa personnalité. Il convient alors d'analyser les processus
socio-psychiques qui fondent l’existence de l’individu,
sa dynamique subjective, son inscription sociale, ses manières
d’être au monde, son identité. Loin de s’opposer,
le social et le psychique, quand bien même ils obéissent
à des lois propres, s’étayent et se nouent dans
des combinatoires multiples et complexes.
Il existe une complémentarité nécessaire et
dynamique entre le psychique et le social. Tout phénomène
psychologique est un phénomène sociologique dans la
mesure où l'on ne peut concevoir un sujet sans objet, sans
idéologie, sans l'ordre symbolique qui fonde les voies par
lesquelles il s'affirme comme tel. Le monde psychique est bien une
réalité qui a ses propres lois de fonctionnement,
mais elle n’est accessible qu’à travers des significations
et des pratiques sociales. La preuve du social ne peut s'effectuer
qu'à travers des constructions mentales : on ne peut saisir
le sens et la fonction d'un fait social qu'à travers une
expérience vécue, son incidence subjective et la parole
qui permet d'en rendre compte. L'objectivité ne consiste
donc pas à neutraliser l'appréhension subjective,
mais plutôt à analyser en quoi la subjectivité
intervient dans la production de la connaissance.
La réalité ne peut-être appréhendée
sans tenir compte du « vécu », c'est-à-dire
l'expérience concrète, singulière, individuelle
et collective de l'histoire. Le vécu ne peut être saisi
que dans la parole d'un sujet qui en ouvre l'accès à
autrui. Le passage par la subjectivité est nécessaire
pour accéder à l'objectivité, cette dernière
n'étant après tout qu'un moyen de cerner l'irréductible
psychique, c'est-à-dire la place qu'il reste au sujet pour
se constituer comme être désirant.
L'existence individuelle se construit à la rencontre de
« l'individu produit » – produit des rapports
sociaux, de la culture, du désir des autres, de l'Histoire
– et « de l'individu producteur » – producteur
de son histoire, en quête d'une identité qui lui soit
propre, affirmant son existence propre dans les réponses
apportées aux contradictions de son existence. L'individu
est à la fois agi par un certain nombre de déterminismes
et en même temps agissant dans la mesure où son «
désir d'être » le pousse à explorer d'autres
possibles, à trouver la jouissance et la complétude
dans des formes de réalisation de soi qui le poussent à
se créer et à s'affirmer comme être singulier,
à advenir en tant que sujet.
L'autonomie du sujet humain ne se réalise pas dans le surgissement
d'une liberté substantielle à l'être de l'homme,
mais dans la confrontation aux multiples contradictions qu'il rencontre
dans son existence. Face aux conflits intrapsychiques d'une part
et aux contradictions sociales de l'autre, l'individu se construit
comme un soi-même en développant quatre dimensions
:
• sa réflexivité, c'est-à-dire sa
capacité à se mettre en question, à comprendre
le monde dans lequel il vit, à inventer des réponses
nouvelles. C'est en ce sens qu'il peut être créateur
d'histoire.
•
ses capacités d'action délibératives, c'est-à-dire
ses engagements pour contribuer à la production de la société
et à la production de lui-même.
• ses capacité de dire ce qu'il éprouve et
d'éprouver ce qu'il dit, c'est-à-dire une cohérence
entre ce qu'il pense, ce qu'il ressent et ce qu'il exprime, là
où s'enracinent la sécurité intérieure
et la confiance en soi.
• la reconnaissance de ses propres désirs face aux
désirs des autres, non pour les imposer, mais pour les
composer dans la mesure où l'affirmation de soi et la reconnaissance
de l'altérité se conjuguent l'une avec l'autre.
Une volonté involontaire, une réflexivité
irréfléchie
Les critiques sur les illusions que provoque la notion de sujet
ne sont pas étrangères à celles qui ont conduit
Sigmund Freud à le récuser pour proposer une conception
contradictoire de l'appareil psychique. Dans la deuxième
topique, le moi est une instance soumise aux exigences opposées
du ça et du surmoi. Du point de vue de la psychanalyse, la
volonté du sujet est manipulée par des forces inconscientes
qui en limitent singulièrement l'exercice. Mais comment démêler
l'intrication du moi et du ça dans la compréhension
des conduites humaines ?
Entre le « je », du côté de la réflexivité
et de la volonté, et le « ça », du côté
des pulsions et des désirs inconscients, comment démêler
ces deux pôles totalement intriqués dans la subjectivité
humaine ? La réflexivité s'effectue pour une bonne
part à l'insu du sujet, la volonté consciente est
la conséquence de forces qui se développent sans que
le sujet le veuille. Il ne peut exister de volonté pure dans
la mesure où celle-ci est toujours surdéterminée
par l'histoire, le contexte, le désir, le corps, autant de
facteurs qui s'imposent au sujet et à son vouloir. La volonté
prend appui sur l'involontaire, dans un rapport de réciprocité
paradoxale.
Il en va de même pour la réflexivité. La pensée
est toujours portée par des idées qui traversent l'esprit.
Le sujet ne pense pas tout seul. Il s'appuie sur des connaissances
acquises, des représentations préexistantes, des idées
incorporées, des langages préétablis, des façons
de penser intériorisées. L'artiste, comme le chercheur
ou l'intellectuel, ne font que recomposer des éléments
déjà connus. De ce travail peut émerger du
nouveau, de l'imprévu, de l'inattendu. Ainsi, le sujet réflexif
tente de se penser autrement parce qu'il est confronté à
des insatisfactions, des conflits, des répétitions
dont il souhaite se dégager. Il cherche à ouvrir des
espaces nouveaux dans ses capacités réflexives en
espérant par là même libérer des capacités
d'action. Il advient dans toutes les tentatives, plus ou moins couronnées
de succès, de choisir, le plus lucidement possible, des options
qui traduisent d'une part ses aspirations profondes, du côté
du sujet désirant, d'autre part leur mise en acte, du côté
du sujet acteur et agissant.
Le sujet advient, entre déterminisme et liberté,
dans un entre-deux plus ou moins contradictoire. Dans certains cas,
les déterminismes sont du côté de la contrainte,
de l'emprise, de la répression ou de l'inhibition ; dans
d'autres, ils poussent vers l'ouverture, le dégagement, la
libération. Il convient donc, ni de l'idéaliser en
l'inscrivant du côté de la liberté ou de la
toute puissance, ni de le récuser comme porteur d'illusion
et de naïveté. Simplement d'analyser le processus de
subjectivation par lequel l'individu cherche à advenir comme
sujet à partir de l'ensemble des éléments constitutifs
de son histoire et de son être.
L'avènement du sujet s'inscrit dans une double polarité
entre le refus de l'assujettissement et le désir d'être.
Le dé-assujettissement le conduit à recomposer ce
qu'il est pour construire autre chose en se dégageant des
attributs de son identité héritée et des visées
auxquelles il a pu être assigné. Le sujet advient d'abord
dans la négation de ce qu'il est. Il lui faut rompre avec
une partie de ce que l'histoire a fait de lui. Mais il ne s'agit
pas seulement de rupture, il advient à travers la construction
d'une œuvre, la création d'autre chose, la reconfiguration
de son histoire, le choix de son existence, le développement
de sa réflexivité, la reconnaissance de son désir
et son investissement pour « faire société ».
Les différentes figures du sujet
On trouve ici une description des différentes dimensions
du sujet :
• Le sujet social développe sa capacité à
subvenir à ses propres besoins, à accéder
à l’autonomie nécessaire pour avoir une existence
sociale et contribuer à la production de sa place dans
la société, tout en assurant son indépendance.
• Le sujet existentiel affirme son désir d’exister
pour lui-même, en apprenant à reconnaître son
propre désir face au désir de l’autre et en
se dégageant des projections imaginaires dont il a pu être
l’objet de la part de ses parents, de son entourage, de
ses conjoints ou de ses enfants.
• Le sujet réflexif s’autorise à penser
par lui-même, à affirmer ses croyances, ses idées,
à fonder ses opinions sur sa « raison », la
cohérence entre ce qu’il sait, ce qu’il ressent,
ce qu’il exprime, à confronter ses croyances à
celles des autres sans se laisser imposer un point de vue extérieur.
C’est toujours en définitive une parole qui fonde
la capacité d’être sujet de son histoire.
• Le sujet acteur trouve la confiance en lui-même
dans ses capacités d’action qui lui permettent de
se réaliser à travers ses œuvres, ses conquêtes,
ses travaux, ses productions sociales.
Chacune de ces dimensions renvoie à différents champs
théoriques dont il convient de penser les connections, les
différences, les oppositions :
• L'univers de la société, de la culture,
de l'économie, des institutions, des rapports sociaux,
des statuts et des positions sociales, là où l'individu
est « sujet socio-historique » confronté à
des déterminations multiples liées au contexte dans
lequel il émerge.
•
L'univers de l'inconscient, des pulsions, des fantasmes et de
l'imaginaire, là où l'individu est sujet désirant
et confronté au désir de l'autre qui contribue à
le produire et/ou à l'assujettir.
• L’univers de la réflexivité, là
où l’individu se constitue en sujet d’une parole
qui lui permet de penser (cogito ergo sum), de nommer et d’accéder
à une certaine maîtrise dans son rapport au monde.
• L'univers de l'action, dans la mesure où le sujet
se révèle dans ce qu'il produit, dans ce qu'il réalise
comme auteur, dans les actes concrets qui marquent son existence.
Devenir producteur de sa propre vie, c'est d'une certaine façon
la créer comme un artiste crée une œuvre d'art,
ou comme un artisan produit un objet.
Il existe une tension dialectique entre le sujet réflexif
– celui qui pense – du côté de la conscience,
le sujet du désir – celui qui doit advenir face aux
processus intrapsychiques – du côté de l’inconscient,
et le sujet sociohistorique – celui qui cherche à advenir
face aux déterminations sociales – du côté
de l’individu social. Le processus de subjectivation se développe
dans une recherche de médiation entre ces différents
pôles qui sont plus ou moins en opposition selon les périodes
de l'existence et les contextes.
La question du sujet nous conduit à mettre la contradiction
au centre de l'analyse parce qu'elle est au fondement de l'être
de l'homme et de l'être de la société. Cette
perspective dialectique met le chercheur, comme le praticien, dans
une tension entre deux postures. L'une fait confiance au sujet pour
l'accompagner dans la prise de conscience de ses problèmes
et l'invention de réponses pour tenter de les résoudre.
L'autre se méfie du sujet à cause des multiples illusions
dont il est porteur et du risque de le voir se perdre dans le narcissisme,
l'idéalisme, la toute puissance ou l'aveuglement. Le retour
du sujet qui semble aujourd'hui de mise dans les sciences humaines
et chez les professionnels de la relation conduit à être
vigilant sur la posture du sociologue clinicien. Comme clinicien,
on ne peut que se réjouir de constater que la subjectivité
n'est plus considérée comme une dimension qu'il convient
de neutraliser pour accéder à la connaissance. Comme
sociologue, on doit s'interroger sur ce phénomène
en se demandant s'il n'y a pas là une nouvelle idéologie
face à la crise qui traverse actuellement les sociétés
contemporaines.
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