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Carnets de leadership (Volume 3, numéro 2)
DE GAULEJAC, Vincent
La société malade de la gestion,
Paris, Éditions du Seuil, 2005, 276 pages.

Origine : archives.enap.ca/bibliotheques/POQ/.../carnet-vol-3-no-2.pdf

En guise d’introduction

Et si votre supérieur vous demandait si vous avez souffert récemment d’une crise de quantophrénie associée à une hypermodernité galopante, que répondriez-vous? Pour vous y retrouver, nous vous conseillons notre résumé.

Redevenons sérieux… La gestion est en crise, comme le capitalisme sauvage, et les deux sont en procès dans le livre de Vincent DE GAULEJAC; on n’y parle pas explicitement de leadership, mais l’auteur explique comment le culte de la haute performance financière fait que la politique semble incapable de dessiner une société harmonieuse. La science managériale est devenue un instrument de pouvoir des États-Unis. « Près de 70 % des articles publiés dans les revues de recherche en gestion les plus cotées entre 1991 et 2002 sont signés par au moins un auteur établi aux États-Unis, le fait étant que plus de 95 % d’entre elles sont américaines.

Les États-Unis consolident leur domination à travers le savoir en science managériale. (…) La formation en gestion devient une arme géopolitique. Ainsi une des premières aides offerte en 2002 à l’Irak par le président Bush est-elle un programme de bourses de formation en gestion aux Etats-Unis 1. »

L’auteur et la thèse qu’il défend

Vincent DE GAULEJAC est professeur de sociologie et directeur du Laboratoire de changement social dans une université parisienne; il compte aussi plusieurs livres à son actif, écrits seul ou en collaboration. Le sous-titre du volume, Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, nous éclaire sur sa démarche, qu’il précise dans l’introduction : « On entretient l’idée que nous traversons une crise dont les remèdes sont économiques. (…) La mobilisation sur le travail conduit à inverser l’ordre des priorités, comme si la société tout entière devait se mettre au service de l’économie. (…) Les hommes cherchent dans la gestion un sens à l’action et même, parfois, à leur vie et à leur devenir.

1 DE GAULEJAC, Vincent. La société malade de la gestion, p. 47.

L’économie politique devient une économie gestionnaire, dans laquelle les considérations comptables et financières l’emportent sur les considérations humaines et sociales 2. » L’auteur va s’employer ensuite à démontrer les paradoxes et les effets pernicieux de l’économisme supporté sans failles par la gestion dans la course effrénée à la performance, à la compétition, à la productivité et à l’ambition d’être le meilleur, le numéro un.

Le livre se divise en deux grandes parties; la première, intitulée Pouvoir managérial et idéologie gestionnaire, comporte cinq chapitres, alors que la seconde, Pourquoi la gestion rend-elle malade?, en compte huit. Puisque ces Carnets s’adressent à des gestionnaires, nous allons nous pencher principalement sur les composantes de la première partie, étant donné que la deuxième, malgré son intérêt évident, constitue surtout une critique sociale et politique qui nous entraîne un peu loin des objectifs des Carnets.

Le management, entre le capital et le travail

DE GAULEJAC tente de cerner les raisons qui ont amené le management à se mettre au service du capital.

Il décrit d’abord l’évolution de l’entreprise, qui est passée d’une logique industrielle territoriale facile à cerner à une logique financière mondialisée, déréglementée et souvent opaque : « Il s’agit de faire toujours plus, toujours mieux, toujours plus rapidement, à moyens constants ou même avec moins d’effectifs 3. » Et cela bouscule les modes traditionnels d’organisation et de management. Les dirigeants et les cadres s’inscrivent dans une démarche de rentabilité financière exacerbée (nécessité de plaire aux actionnaires et d’être le numéro un) et n’hésitent pas, pour atteindre leurs objectifs, à passer d’une gestion humaniste des personnes à une gestion des ressources humaines totalement mises au service de l’entreprise, comme n’importe quel type de ressources.

L’auteur s’attarde aussi à présenter quelques caractéristiques de la globalisation et des entreprises qui l’incarnent, soit les multinationales : « Quand on sait qu’une centaine de multinationales contrôlent directement ou indirectement plus de 50 % de la production économique mondiale, on est en droit de s’inquiéter de leur puissance. En effet, qui contrôle les multinationales? L’évolution des rapports entre le capital et le travail est symptomatique du déséquilibre engendré par l’absence de tout contrôle démocratique sur leur développement 4. » DE GAULEJAC montre bien la différence entre la circulation des capitaux et celle des hommes dans le monde actuel; alors que la première est instantanée, illimitée et incontrôlée, la seconde est restreinte, ardue et très réglementée.

2 Ibid., p. 12.

3 Ibid., p. 27.

4 Ibid., p. 39-40.

Il se réfère à Joseph E. Stiglitz, ancien conseiller du président Clinton et prix Nobel d’économie qui « a parfaitement décrit la mainmise de l’idéologie gestionnaire néolibérale dans les instances internationales chargées de réguler l’économie mondiale (FMI), le développement (Banque mondiale) et le commerce (OMC) » 5.

Les fondements de l’idéologie gestionnaire

DE GAULEJAC prétend que la gestion, en se mettant sous la coupe du pouvoir financier, a mis de côté son « image relationnelle, pragmatique et libérale » pour devenir idéologique : « Désigner ici le caractère idéologique de la gestion, c’est montrer que derrière les outils, les procédures, les dispositifs d’information et de communication, sont à l’oeuvre une certaine vision du monde et un système de croyances 6. » L’auteur dénonce en particulier la quantophrénie 7 qui, sous prétexte d’objectivité scientifique, mène à considérer comme mesurable le comportement des humains. Le tableau, qu’on retrouve dans l’encadré qui suit, synthétise très bien la critique que DE GAULEJAC fait des paradigmes qui sont au fondement de la gestion 8 :

En devenant une ressource comme les autres (matières premières, capital, outils de production), l’homme doit s’adapter à l’entreprise, et non l’inverse. On verra plus loin que le social et le politique subissent les mêmes contraintes dans ce monde « hypermoderne » 9.
5 Ibid., p. 41.

6 Ibid., p. 47.

7 Ce mot désigne une pathologie qui consiste à vouloir traduire systématiquement les phénomènes sociaux et humains en langage mathématique. (p. 70)

8 Ibid., p. 57.

9 La notion d’hypermodernité décrit l’exacerbation des contradictions de la modernité, en particulier la domination « irraisonnée » de la rationalité instrumentale, l’accomplissement des progrès technologiques et économiques qui sont facteurs de régressions sociales, la conquête d’autonomie des individus qui les met en dépendance. (p. 18)

Paradigmes Principe de base Critique
OBJECTIVISTE Comprendre, c’est mesurer, calculer Primauté du langage mathématique sur tout autre langage
UTILITARISTE La réflexion est au service de l’action Soumission de la connaissance à des critères d’utilité
FONCTIONNALISTE L’organisation est une donnée Occultation des enjeux de pouvoir
EXPÉRIMENTAL L’objectivation de l’humain est un gage de scientificité Domination de la rationalité instrumentale
ÉCONOMISTE L’humain est un facteur de l’entreprise Réduction de l’humain à une ressource de l’entreprise


Le management, la qualité et l’insignifiance

Dans ce chapitre, l’auteur veut démontrer que la qualité, qu’on a souvent qualifiée de totale, « illustre de façon caricaturale ces représentations qui conçoivent la vie humaine dans une perspective instrumentale et productiviste » 10. Sous ses allures vertueuses, qui donc peut s’opposer à la qualité? « La qualité est une utopie mobilisatrice qui suscite d’emblée l’enthousiasme et le consensus 11. » DE GAULEJAC s’emploie ensuite à mettre en évidence la face cachée du vocabulaire utilisé par les tenants de l’approche qualité : des termes comme excellence, réussite, engagement, progrès, performance et satisfaction des besoins sont analysés par l’auteur qui en fait ressortir toute la portée manipulatrice au-delà du sens profond des mots.

« L’exercice du pouvoir consiste à définir des principes qui servent de référents et concourent à façonner la réalité. (…) Avec le pouvoir managérial, les ordres et les interdictions sont remplacés par des procédures et des principes intériorisés conformes à la logique de l’organisation. (…) (Cela) prend la forme de manuels, de protocoles, de tableaux de bord (…) qui encadrent très concrètement le travail (…). Nous touchons là l’ambiguïté permanente du pouvoir managérial qui réside dans le décalage entre les intentions affichées d’autonomie, d’innovation, de créativité, d’épanouissement dans le travail, et la mise en oeuvre de dispositifs organisationnels producteurs de prescription, de normalisation, d’objectivation, d’instrumentalisation et de dépendance 12. » Quant au mythe de la qualité, il fi nit toujours par se fissurer sur la réalité, et « la qualité apparaît alors (…) comme un outil de pression pour renforcer la productivité et la rentabilité de l’entreprise » 13.

Les caractéristiques du pouvoir managérial

DE GAULEJAC montre comment, dans l’organisation du travail, on est passé « du pouvoir disciplinaire au pouvoir managérial, (…) du contrôle des corps à la mobilisation du désir, (…) de l’emploi du temps réglementé à l’investissement de soi illimité, (…) de la soumission à un ordre à l’engagement dans un projet » 14.

Le milieu de travail devient insidieusement paradoxal surtout pour le manager à qui on demande « d’être autonome dans un monde hypercontraignant, d’être créatif dans un monde hyperrationnel et d’obtenir de ses collaborateurs qu’ils se soumettent en toute liberté à cet ordre » 15.

10 Ibid., p. 58.

11 Ibid., p. 59.

12 Ibid., p. 75.

13 Ibid., p. 81.

14 Ibid., p. 83 à 87.

15 Ibid., p. 90.

La gestion managériale se présente comme un progrès notable face au caractère oppressif et statique du système disciplinaire. Ses principales caractéristiques sont bien connues : le primat des objectifs financiers, la production de l’adhésion, la mobilisation psychique. Cette implication est moins canalisée sur les personnes que sur l’organisation elle-même. C’est l’entreprise qui est « personnifiée ». Les employés attendent d’elle de la reconnaissance. Ils éprouvent pour elle des sentiments aussi intenses que la passion, la colère ou le dépit. (p. 83)

L’idéal devenant la norme plutôt qu’un horizon mobilisateur, l’erreur, la faiblesse, le doute, quoique tout à fait humains, n’étant plus tolérés, les gestionnaires et leur personnel sont soumis à un stress important qu’ils tentent de rendre supportable en faisant leurs les contraintes de l’entreprise : « Le pouvoir managérial mobilise la psyché sur des objectifs de production. Il met en oeuvre un ensemble de techniques qui captent les désirs et les angoisses pour les mettre au service de l’entreprise. (…) Il enferme les individus dans un système paradoxal qui les conduit à une soumission librement consentie 16. »

La morale des affaires

Dans ce chapitre, DE GAULEJAC s’emploie à illustrer comment l’esprit capitaliste, en s’éloignant de l’éthique protestante qui a contribué à le mettre en place, substitue de plus en plus une éthique de résultat à la morale et trouve en lui-même sa propre finalité. Avec l’ouverture des marchés, la guerre économique a succédé à la guerre froide, entraînant une concurrence implacable qui se situe dans une logique financière, laquelle prend le dessus sur toute considération sociétale : « Le chômage, comme le stress, n’est pas un problème pour l’entreprise puisqu’elle n’a pas à en subir les conséquences. C’est aux travailleurs et aux citoyens d’en assumer la charge psychique et financière 17. »

L’auteur ajoute que le pouvoir gestionnaire contribue à neutraliser la violence du capitalisme : « Il aboutit à dépolitiser le pouvoir au sein de l’entreprise dans la mesure où celui-ci se présente sous l’apparence de professionnels, qui ne font que produire des outils, (…) formaliser des règles et appliquer des décisions dont ils ne sont en rien responsables 18, » comme dans le cas d’unités de production qui réalisent des profits mais où on procède à des licenciements pour en augmenter la rentabilité et plaire ainsi aux actionnaires !

16 Ibid., p. 23.

17 Ibid., p. 256.

18 Ibid., p. 112.

Condensé de la deuxième partie intitulée Pourquoi la gestion rend-elle malade ?

DE GAULEJAC entreprend ici de montrer les impacts de la logique financière, soutenue par l’idéologie gestionnaire, sur l’individu, la société et la politique : « L’idéologie gestionnaire transforme chaque individu en capital humain. La famille devient une petite entreprise chargée de produire des enfants employables et de les armer pour affronter la guerre économique. (…) Chacun doit apprendre à gérer sa vie, à se gérer soi-même. (…) « La culture de la performance a ses revers. (…) La violence se banalise, les dégradations des conditions de travail et le développement de la précarité deviennent des conditions normales de la course à la performance.

« La société entière est sous pression. En prônant une compétition généralisée, on transmet l’idée que, pour être le meilleur, il faut être le premier, sans se préoccuper des conséquences négatives de ce principe : la lutte pour rester dans la course, la stigmatisation des perdants, l’hyperactivisme, le stress, la tension harcelante du toujours mieux, la demande insatisfaite de reconnaissance. (…)

« La politique elle-même est contaminée par la gestion.

En cherchant l’efficacité dans les modèles de management des entreprises privées, les politiques dévalorisent la grandeur de la "chose publique" et ce qui fonde l’adhésion à l’action publique. Lorsque les politiques transforment les citoyens en contribuables ou en clients, ils participent à leur propre invalidation 19. »

Les paradigmes de la gestion ont été conçus pour gérer les choses. Ils ne peuvent être appliqués aux hommes sans bafouer le principe moral qui impose de traiter la personne humaine comme une fi n en soi.

(…) Repenser la gestion, c’est imaginer d’autres formes de gouvernance capables de construire des médiations entre les intérêts des actionnaires, des clients et du personnel, tout en prenant en compte le respect de l’environnement, les solidarités sociales et les aspirations les plus profondes de « l’être de l’homme ». (p. 258)

19 Ibid., p. 116-117.

Conclusion

Nous avons trouvé ce livre rafraîchissant et même réjouissant. Il est en effet bien satisfaisant de voir un auteur intelligent et articulé prendre le contre-pied de l’idéologie occidentale, pour ne pas dire états-unienne, de la performance à tout prix, de la course effrénée à la première place et du capitalisme triomphant. DE GAULEJAC met bien en évidence toutes les fi celles de cette course à la réussite, soutenue par la gestion. Au-delà d’un couvert attrayant, rempli de bonnes intentions, il en démontre les effets pernicieux sur l’humain et sur la vie en société, sans oublier la perversion qui atteint aussi le politique. Ce qu’il prône, au fond, c’est un retour au bon sens, au travail bien fait et valorisant, aux profits raisonnables, à des entreprises humaines et socialement impliquées.

« Peut-on repenser la gestion comme l’instrument d’organisation et de construction d’un monde commun où le lien importe plus que le bien (entendu ici dans le sens de possession) ? »

Cette question de fond posée par l’auteur apparaît sur la jaquette du livre et interpelle tous les gestionnaires.

Jocelyne Grou et Michel Leclerc

3 février 2006