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Origine : archives.enap.ca/bibliotheques/POQ/.../carnet-vol-3-no-2.pdf
En guise d’introduction
Et si votre supérieur vous demandait si vous avez souffert
récemment d’une crise de quantophrénie associée
à une hypermodernité galopante, que répondriez-vous?
Pour vous y retrouver, nous vous conseillons notre résumé.
Redevenons sérieux… La gestion est en crise, comme
le capitalisme sauvage, et les deux sont en procès dans le
livre de Vincent DE GAULEJAC; on n’y parle pas explicitement
de leadership, mais l’auteur explique comment le culte de
la haute performance financière fait que la politique semble
incapable de dessiner une société harmonieuse. La
science managériale est devenue un instrument de pouvoir
des États-Unis. « Près de 70 % des articles
publiés dans les revues de recherche en gestion les plus
cotées entre 1991 et 2002 sont signés par au moins
un auteur établi aux États-Unis, le fait étant
que plus de 95 % d’entre elles sont américaines.
Les États-Unis consolident leur domination à travers
le savoir en science managériale. (…) La formation
en gestion devient une arme géopolitique. Ainsi une des premières
aides offerte en 2002 à l’Irak par le président
Bush est-elle un programme de bourses de formation en gestion aux
Etats-Unis 1. »
L’auteur et la thèse qu’il défend
Vincent DE GAULEJAC est professeur de sociologie et directeur du
Laboratoire de changement social dans une université parisienne;
il compte aussi plusieurs livres à son actif, écrits
seul ou en collaboration. Le sous-titre du volume, Idéologie
gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social,
nous éclaire sur sa démarche, qu’il précise
dans l’introduction : « On entretient l’idée
que nous traversons une crise dont les remèdes sont économiques.
(…) La mobilisation sur le travail conduit à inverser
l’ordre des priorités, comme si la société
tout entière devait se mettre au service de l’économie.
(…) Les hommes cherchent dans la gestion un sens à
l’action et même, parfois, à leur vie et à
leur devenir.
1 DE GAULEJAC, Vincent. La société malade de la gestion,
p. 47.
L’économie politique devient une économie gestionnaire,
dans laquelle les considérations comptables et financières
l’emportent sur les considérations humaines et sociales
2. » L’auteur va s’employer ensuite à démontrer
les paradoxes et les effets pernicieux de l’économisme
supporté sans failles par la gestion dans la course effrénée
à la performance, à la compétition, à
la productivité et à l’ambition d’être
le meilleur, le numéro un.
Le livre se divise en deux grandes parties; la première,
intitulée Pouvoir managérial et idéologie gestionnaire,
comporte cinq chapitres, alors que la seconde, Pourquoi la gestion
rend-elle malade?, en compte huit. Puisque ces Carnets s’adressent
à des gestionnaires, nous allons nous pencher principalement
sur les composantes de la première partie, étant donné
que la deuxième, malgré son intérêt évident,
constitue surtout une critique sociale et politique qui nous entraîne
un peu loin des objectifs des Carnets.
Le management, entre le capital et le travail
DE GAULEJAC tente de cerner les raisons qui ont amené le
management à se mettre au service du capital.
Il décrit d’abord l’évolution de l’entreprise,
qui est passée d’une logique industrielle territoriale
facile à cerner à une logique financière mondialisée,
déréglementée et souvent opaque : « Il
s’agit de faire toujours plus, toujours mieux, toujours plus
rapidement, à moyens constants ou même avec moins d’effectifs
3. » Et cela bouscule les modes traditionnels d’organisation
et de management. Les dirigeants et les cadres s’inscrivent
dans une démarche de rentabilité financière
exacerbée (nécessité de plaire aux actionnaires
et d’être le numéro un) et n’hésitent
pas, pour atteindre leurs objectifs, à passer d’une
gestion humaniste des personnes à une gestion des ressources
humaines totalement mises au service de l’entreprise, comme
n’importe quel type de ressources.
L’auteur s’attarde aussi à présenter
quelques caractéristiques de la globalisation et des entreprises
qui l’incarnent, soit les multinationales : « Quand
on sait qu’une centaine de multinationales contrôlent
directement ou indirectement plus de 50 % de la production économique
mondiale, on est en droit de s’inquiéter de leur puissance.
En effet, qui contrôle les multinationales? L’évolution
des rapports entre le capital et le travail est symptomatique du
déséquilibre engendré par l’absence de
tout contrôle démocratique sur leur développement
4. » DE GAULEJAC montre bien la différence entre la
circulation des capitaux et celle des hommes dans le monde actuel;
alors que la première est instantanée, illimitée
et incontrôlée, la seconde est restreinte, ardue et
très réglementée.
2 Ibid., p. 12.
3 Ibid., p. 27.
4 Ibid., p. 39-40.
Il se réfère à Joseph E. Stiglitz, ancien
conseiller du président Clinton et prix Nobel d’économie
qui « a parfaitement décrit la mainmise de l’idéologie
gestionnaire néolibérale dans les instances internationales
chargées de réguler l’économie mondiale
(FMI), le développement (Banque mondiale) et le commerce
(OMC) » 5.
Les fondements de l’idéologie gestionnaire
DE GAULEJAC prétend que la gestion, en se mettant sous la
coupe du pouvoir financier, a mis de côté son «
image relationnelle, pragmatique et libérale » pour
devenir idéologique : « Désigner ici le caractère
idéologique de la gestion, c’est montrer que derrière
les outils, les procédures, les dispositifs d’information
et de communication, sont à l’oeuvre une certaine vision
du monde et un système de croyances 6. » L’auteur
dénonce en particulier la quantophrénie 7 qui, sous
prétexte d’objectivité scientifique, mène
à considérer comme mesurable le comportement des humains.
Le tableau, qu’on retrouve dans l’encadré qui
suit, synthétise très bien la critique que DE GAULEJAC
fait des paradigmes qui sont au fondement de la gestion 8 :
En devenant une ressource comme les autres (matières premières,
capital, outils de production), l’homme doit s’adapter
à l’entreprise, et non l’inverse. On verra plus
loin que le social et le politique subissent les mêmes contraintes
dans ce monde « hypermoderne » 9.
5 Ibid., p. 41.
6 Ibid., p. 47.
7 Ce mot désigne une pathologie qui consiste à vouloir
traduire systématiquement les phénomènes sociaux
et humains en langage mathématique. (p. 70)
8 Ibid., p. 57.
9 La notion d’hypermodernité décrit l’exacerbation
des contradictions de la modernité, en particulier la domination
« irraisonnée » de la rationalité instrumentale,
l’accomplissement des progrès technologiques et économiques
qui sont facteurs de régressions sociales, la conquête
d’autonomie des individus qui les met en dépendance.
(p. 18)
Paradigmes
|
Principe de base |
Critique
|
OBJECTIVISTE |
Comprendre, c’est mesurer, calculer |
Primauté du langage mathématique sur tout autre langage |
UTILITARISTE |
La réflexion est au service de l’action |
Soumission de la connaissance à des critères d’utilité |
FONCTIONNALISTE |
L’organisation est une donnée |
Occultation des enjeux de pouvoir |
EXPÉRIMENTAL |
L’objectivation de l’humain est un gage de scientificité |
Domination de la rationalité instrumentale |
ÉCONOMISTE |
L’humain est un facteur de l’entreprise |
Réduction de l’humain à une ressource de l’entreprise |
Le management, la
qualité et l’insignifiance
Dans ce chapitre, l’auteur veut démontrer que la qualité,
qu’on a souvent qualifiée de totale, « illustre
de façon caricaturale ces représentations qui conçoivent
la vie humaine dans une perspective instrumentale et productiviste
» 10. Sous ses allures vertueuses, qui donc peut s’opposer
à la qualité? « La qualité est une utopie
mobilisatrice qui suscite d’emblée l’enthousiasme
et le consensus 11. » DE GAULEJAC s’emploie ensuite
à mettre en évidence la face cachée du vocabulaire
utilisé par les tenants de l’approche qualité
: des termes comme excellence, réussite, engagement, progrès,
performance et satisfaction des besoins sont analysés par
l’auteur qui en fait ressortir toute la portée manipulatrice
au-delà du sens profond des mots.
« L’exercice du pouvoir consiste à définir
des principes qui servent de référents et concourent
à façonner la réalité. (…) Avec
le pouvoir managérial, les ordres et les interdictions sont
remplacés par des procédures et des principes intériorisés
conformes à la logique de l’organisation. (…)
(Cela) prend la forme de manuels, de protocoles, de tableaux de
bord (…) qui encadrent très concrètement le
travail (…). Nous touchons là l’ambiguïté
permanente du pouvoir managérial qui réside dans le
décalage entre les intentions affichées d’autonomie,
d’innovation, de créativité, d’épanouissement
dans le travail, et la mise en oeuvre de dispositifs organisationnels
producteurs de prescription, de normalisation, d’objectivation,
d’instrumentalisation et de dépendance 12. »
Quant au mythe de la qualité, il fi nit toujours par se fissurer
sur la réalité, et « la qualité apparaît
alors (…) comme un outil de pression pour renforcer la productivité
et la rentabilité de l’entreprise » 13.
Les caractéristiques du pouvoir managérial
DE GAULEJAC montre comment, dans l’organisation du travail,
on est passé « du pouvoir disciplinaire au pouvoir
managérial, (…) du contrôle des corps à
la mobilisation du désir, (…) de l’emploi du
temps réglementé à l’investissement de
soi illimité, (…) de la soumission à un ordre
à l’engagement dans un projet » 14.
Le milieu de travail devient insidieusement paradoxal surtout pour
le manager à qui on demande « d’être autonome
dans un monde hypercontraignant, d’être créatif
dans un monde hyperrationnel et d’obtenir de ses collaborateurs
qu’ils se soumettent en toute liberté à cet
ordre » 15.
10 Ibid., p. 58.
11 Ibid., p. 59.
12 Ibid., p. 75.
13 Ibid., p. 81.
14 Ibid., p. 83 à 87.
15 Ibid., p. 90.
La gestion managériale se présente comme un progrès
notable face au caractère oppressif et statique du système
disciplinaire. Ses principales caractéristiques sont bien
connues : le primat des objectifs financiers, la production de l’adhésion,
la mobilisation psychique. Cette implication est moins canalisée
sur les personnes que sur l’organisation elle-même.
C’est l’entreprise qui est « personnifiée
». Les employés attendent d’elle de la reconnaissance.
Ils éprouvent pour elle des sentiments aussi intenses que
la passion, la colère ou le dépit. (p. 83)
L’idéal devenant la norme plutôt qu’un
horizon mobilisateur, l’erreur, la faiblesse, le doute, quoique
tout à fait humains, n’étant plus tolérés,
les gestionnaires et leur personnel sont soumis à un stress
important qu’ils tentent de rendre supportable en faisant
leurs les contraintes de l’entreprise : « Le pouvoir
managérial mobilise la psyché sur des objectifs de
production. Il met en oeuvre un ensemble de techniques qui captent
les désirs et les angoisses pour les mettre au service de
l’entreprise. (…) Il enferme les individus dans un système
paradoxal qui les conduit à une soumission librement consentie
16. »
La morale des affaires
Dans ce chapitre, DE GAULEJAC s’emploie à illustrer
comment l’esprit capitaliste, en s’éloignant
de l’éthique protestante qui a contribué à
le mettre en place, substitue de plus en plus une éthique
de résultat à la morale et trouve en lui-même
sa propre finalité. Avec l’ouverture des marchés,
la guerre économique a succédé à la
guerre froide, entraînant une concurrence implacable qui se
situe dans une logique financière, laquelle prend le dessus
sur toute considération sociétale : « Le chômage,
comme le stress, n’est pas un problème pour l’entreprise
puisqu’elle n’a pas à en subir les conséquences.
C’est aux travailleurs et aux citoyens d’en assumer
la charge psychique et financière 17. »
L’auteur ajoute que le pouvoir gestionnaire contribue à
neutraliser la violence du capitalisme : « Il aboutit à
dépolitiser le pouvoir au sein de l’entreprise dans
la mesure où celui-ci se présente sous l’apparence
de professionnels, qui ne font que produire des outils, (…)
formaliser des règles et appliquer des décisions dont
ils ne sont en rien responsables 18, » comme dans le cas d’unités
de production qui réalisent des profits mais où on
procède à des licenciements pour en augmenter la rentabilité
et plaire ainsi aux actionnaires !
16 Ibid., p. 23.
17 Ibid., p. 256.
18 Ibid., p. 112.
Condensé de la deuxième partie intitulée
Pourquoi la gestion rend-elle malade ?
DE GAULEJAC entreprend ici de montrer les impacts de la logique
financière, soutenue par l’idéologie gestionnaire,
sur l’individu, la société et la politique :
« L’idéologie gestionnaire transforme chaque
individu en capital humain. La famille devient une petite entreprise
chargée de produire des enfants employables et de les armer
pour affronter la guerre économique. (…) Chacun doit
apprendre à gérer sa vie, à se gérer
soi-même. (…) « La culture de la performance a
ses revers. (…) La violence se banalise, les dégradations
des conditions de travail et le développement de la précarité
deviennent des conditions normales de la course à la performance.
« La société entière est sous pression.
En prônant une compétition généralisée,
on transmet l’idée que, pour être le meilleur,
il faut être le premier, sans se préoccuper des conséquences
négatives de ce principe : la lutte pour rester dans la course,
la stigmatisation des perdants, l’hyperactivisme, le stress,
la tension harcelante du toujours mieux, la demande insatisfaite
de reconnaissance. (…)
« La politique elle-même est contaminée
par la gestion.
En cherchant l’efficacité dans les modèles
de management des entreprises privées, les politiques dévalorisent
la grandeur de la "chose publique" et ce qui fonde l’adhésion
à l’action publique. Lorsque les politiques transforment
les citoyens en contribuables ou en clients, ils participent à
leur propre invalidation 19. »
Les paradigmes de la gestion ont été conçus
pour gérer les choses. Ils ne peuvent être appliqués
aux hommes sans bafouer le principe moral qui impose de traiter
la personne humaine comme une fi n en soi.
(…) Repenser la gestion, c’est imaginer d’autres
formes de gouvernance capables de construire des médiations
entre les intérêts des actionnaires, des clients et
du personnel, tout en prenant en compte le respect de l’environnement,
les solidarités sociales et les aspirations les plus profondes
de « l’être de l’homme ». (p. 258)
19 Ibid., p. 116-117.
Conclusion
Nous avons trouvé ce livre rafraîchissant et même
réjouissant. Il est en effet bien satisfaisant de voir un
auteur intelligent et articulé prendre le contre-pied de
l’idéologie occidentale, pour ne pas dire états-unienne,
de la performance à tout prix, de la course effrénée
à la première place et du capitalisme triomphant.
DE GAULEJAC met bien en évidence toutes les fi celles de
cette course à la réussite, soutenue par la gestion.
Au-delà d’un couvert attrayant, rempli de bonnes intentions,
il en démontre les effets pernicieux sur l’humain et
sur la vie en société, sans oublier la perversion
qui atteint aussi le politique. Ce qu’il prône, au fond,
c’est un retour au bon sens, au travail bien fait et valorisant,
aux profits raisonnables, à des entreprises humaines et socialement
impliquées.
« Peut-on repenser la gestion comme l’instrument
d’organisation et de construction d’un monde commun
où le lien importe plus que le bien (entendu ici dans le
sens de possession) ? »
Cette question de fond posée par l’auteur apparaît
sur la jaquette du livre et interpelle tous les gestionnaires.
Jocelyne Grou et Michel Leclerc
3 février 2006
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