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Origine : www.asihvif.com/VivreSurvivreGaulejac.pdfVivre-Survivre
Vincent de Gaulejac, malheureusement souffrant, n’a pu présenter
sa contribution en raison d’une extinction de voix. Il nous
a adressé le matin même un message à destination
des participants. Christophe Niewiadomski, après s’être
entretenu brièvement au téléphone avec Vincent,
à lu cette lettre ainsi que des extraits choisis de son dernier
ouvrage paru aux éditions du seuil : « Qui est «
je » ? » Voici le texte de la lettre adressée
aux organisateurs et aux participants de la journée d’études
:
Chère Christine, Cher Christophe, chers amis,
Je me réjouissais d’être avec vous aujourd’hui
pour partager autour de ces récits de résistance.
Une extinction de voix en a décidé autrement.
Pour autant, cette extinction a quelque chose à voir, doublement,
avec le thème de cette journée :
Mon corps « résiste », en m’invitant à
me taire, pour une fois… « Je » (le sujet que
je suis », reste sans voix devant cette résistance
qui me dépasse et me cloue au lit. Il y a là une forme
de résistance « clinique », étymologiquement
au chevet du malade, qui n'étonnera pas tous ceux qui connaissent
mon attrait pour cette démarche.
Mais cette première résistance, à mon insu,
est la conséquence d'une autre, collective, symbolique et
politique. Hier soir, je suis allé marcher pendant deux heures
dans la « ronde infinie des obstinés », en place
de grève, devant l'hôtel de ville. Cette ronde rassemble
les enseignants-chercheurs, les étudiants et tous ceux qui
sont attachés à une éducation laïque,
gratuite, porteuse de valeurs d'égalité, de fraternité
et de liberté, valeurs mises à mal par les réformes
en cours. Je me sens solidaire vis-à-vis des générations
qui se sont battues pour cet idéal qu'il nous importe de
transmettre aux générations futures. Il s'agit de
tourner jour et nuit pour alerter tous les citoyens sur la gravité
de la situation. Dans le texte qui accompagne cette manifestation,
il est écrit: « Nous marcherons sans fin parce que
nous n'avons pas l'intention de céder, et nous tournerons
encore et encore pour manifester notre obstination, pour partager,
pour débattre et pour résister, pour inventer l'université
que nous voulons ».
Voilà le récit de résistance que je voulais
partager avec vous. Pendant deux heures, hier soir, j'ai tourné,
encore et encore, dans cette ronde infinie. C'était chaleureux,
intense et signifiant. La force tranquille de ce mouvement est roborative.
Elle est porteuse de solidarité et d'espérance. Elle
est implacable et douce. Évidemment, il n'y a pas de résistance
sans risques... Ce matin, je suis aphone. Ce n'est pas très
grave, si ce n'est que je ne peux partager avec vous cette journée.
J'en suis désolé, mais je pense qu'elle sera consistante
et chaleureuse. Et si vous passez près de l'hôtel de
ville, n'hésitez pas à vous joindre à cette
ronde infinie des obstinés.
Bien amicalement,
Vincent de Gaulejac.
Christophe Niewiadomski prend ensuite la parole autour de cinq
points en rapport avec la thématique de la journée
et illustre son propos par la lecture de quelques extraits du dernier
livre de Vincent de Gaulejac:
1° De quelques éléments marquant la relation
entre l’homme et la société :
Il convient d’analyser les relations entre « l’être
de l’homme et l’être de la société
», es interférences entre les processus psychiques
et les processus sociaux. (…) Les processus psychiques sont
« nourris », sinon constitués par des éléments
sociaux, comme Freud l'a souvent affirmé. De même,
les phénomènes sociaux sont, eux aussi, imprégnés
d'affects, d'émotions, de passions collectives, de sentiments,
qui interfèrent entre les psychés individuelles et
les bruissements du social. Comment, face à ces évi-dences,
dissocier ce qu'il y a de psychique dans le social et de social
dans le psychique? Les deux registres sont à la fois irréductibles
l'un à l'autre et mêlés dans des intrications
complexes et permanentes.
S'ils ont une autonomie relative l'un par rapport à l'autre
dans la mesure où ils obéissent à des «
logiques » de nature différente, ils sont interconnectés,
articulés, entremêlés de façon telle
que l'on ne peut les appréhender l'un sans l'autre. Ils sont
à la fois différents et interdépendants, distincts
et reliés, autonomes et interconnectés. (…)
(1)
Il y a bien une spécificité au coeur de l'être
de l'homme, un élément irréductible qui le
caractérise au-delà des cultures, des civilisations,
des langages, des contextes historiques. Quelque chose qui l'anime,
comme être de désir, actif, capable de création,
de volonté et de réflexion.
Si bien qu'on ne peut jamais le réduire à un organisme
de mammifère socialement programmé. (…) On peut
donc postuler l'existence d'un irréductible social comme
principe actif qui contribue à produire des individus socialisés,
plus ou moins parfaitement adaptés à la société
dans laquelle ils vivent. Entre l'être de l'homme et l'être
de la société, le sujet advient comme élément
de médiation, comme troisième terme face à
l'ensemble des déterminations plus ou moins contradictoires
qui le constituent. (…) Certes, l'étude de la fabrication
sociale des individus reste l'un des objets privilégiés
de la sociologie. Mais le sujet n'est pas inerte quant à
l'agencement des différents éléments qui contribuent
à sa constitution. Dans ce contexte, les notions de subjectivité,
d'identité, d'individu et de sujet deviennent incontournables.
(2)
2° Sujet et modernité
La modernité opère un revirement sur la notion de
sujet. Le sujet du roi était assujetti à un pouvoir
absolu. Avec le siècle des Lumières, le sujet devient
un être de raison, un sujet de droit et un individu en quête
de dignité et d'autonomie. Qu'en est-il aujourd'hui de ces
visions du sujet prônant la réflexivité, la
liberté (le choix, l'affirmation de soi-même? (…)
À l'image des contradictions de la vie, le sujet est capable
du pire et du meilleur, de faire de sa vie une oeuvre bénéfique,
mais aussi maléfique. Entre création et destruction,
l'avènement du sujet peut emprunter des voies inattendues.
On le constate dans des situations extrêmes au cours desquelles
il risque son anéantissement. Il peut alors renoncer à
exister ou bien résister jusqu'à la mort. Les capacités
du sujet à restaurer son intégrité 1à
où elle a été dévastée, à
réparer les déchirures identitaires, à cultiver
le courage d'être malgré tout face aux tentatives d'anéantissement
qui l'assaillent, montrent la puissance du désir d'exister
au coeur de l'être de l'homme. (3)
3° Les violences extrêmes et le risque d’anéantissement
du sujet
Les violences extrêmes provoquent un remaniement psychique
en profondeur, un anéantissement psychique face à
la réalité extérieure qui conduit le sujet
traumatisé à mettre en oeuvre un système défensif
d'évitement qui annihile une partie de la réalité.
Le sujet devient étranger au monde : « Celui qui a
été soumis à torture est désormais incapable
de se sentir chez soi dans le monde. L'outrage de l'anéantissement
est indélébile. La confiance dans le monde qu'ébranle
déjà le premier coup reçu et que la torture
finit d'éteindre complètement est irrécupérable»
(Améry, 2005, p. 95). La perte de confiance dans l'humanité,
parce qu'un humain traite son semblable de façon inhumaine,
expose le sujet à un paradoxe radical : il ne peut s’identifier
au tortionnaire, au risque de devenir lui-même ce qui lui
fait horreur; il ne peut refuser d'entrer en relation avec lui,
pour préserver une part d’humanité dont il a
vitalement besoin pour survivre et sauvegarder ses capacités
de subjectivation. (…) (4)
Comment exprimer l'indicible ?
Comment montrer ce que l'on ne veut pas donner à voir sans
risquer d'être assimilé à l'horreur, à
la barbarie, au dégoût, à l'inhumain? Comment
sortir de la contradiction entre la nécessité de sortir
de soi ce vécu douloureux et la peur d'être assimilé
à ce mal ? «J'ai besoin d'exprimer mais en même
temps je n'y arrive pas parce que c'est honteux, » Il convient
donc de trouver des espaces de médiation permettant d'exprimer
la contradiction entre la nécessité de sortir de soi
ce qui contamine le sujet et l'impossibilité de le faire
parce qu'il risque de réveiller une violence destructrice
qui le mine.
L’inhibition est la résultante «normale»
de ces deux exigences antagonistes. Le travail de symbolisation
trouve des supports dans l'expression artistique et/ou dans l'écriture.
La créativité consiste, pour le sujet, à inventer
autre chose pour ne pas rester figé dans une impasse.
« La créativité serait fille de la souffrance.
Ce qui ne veut pas dire que la souffrance est mère de toutes
les créativités. Le crayon et la plume nous défendent
bien mieux que l'activisme, la vengeance, l'isolement ou la régression.
L'écriture rassemble en une seule activité le maximum
de mécanismes de défense : l'intellectualisation,
la rêverie, la rationalisation et la sublimation. Elle permet
en même temps de s'affirmer, de s'identifier, de s'inscrire
dans une lignée glorieuse et surtout de se faire accepter
tel qu'on est avec sa blessure... » (Cyrulnick, 1999, p. 195).
Le dilemme du sujet est posé : comment se faire accepter
lorsqu'on a vécu l'inacceptable qui reste inscrit au plus
profond de soi comme une marque indélébile? Comment
rejoindre ses semblables alors qu'on est marqué par une différence
radicale? Comment s'affirmer alors qu'une partie de soi est marquée
du sceau de l'ignominie? Comment se réinscrire dans une histoire
partagée lorsqu'on rejette de tout son être un évènement
traumatisant ?
L'expression artistique et l'écriture permettent, sinon
de résoudre, du moins de remettre du jeu, au sens de Winnicott
(1971), dans toutes ces contradictions. (5)
4° Sujet, sens et confrontation à l'altérité
Sens pour lui, pour se retrouver lui-même, mais aussi sens
accessible à l'autre, pour se retrouver avec ses semblables,
pour se re-confronter à l'altérité. La confrontation
au regard de l'autre, le partage de l'évènement traumatisant
comme témoignage de l'existence de l'inhumanité, la
mise en commun de l'abject et de l'horreur pour retrouver l'espoir
dans l'humanité, autant d'épreuves que le sujet doit
affronter. Le premier réflexe est d'enfouir au plus profond
de soi ce que l'on rejette absolument. D'autant que mettre des mots
sur l'ignominie c'est prendre le risque de revivre la scène,
de retrouver la souffrance. Mais l'enfouir, c'est vivre avec, c'est
se replier sur soi-même, en verrouillant son intériorité
autour d'un secret, jusqu'à ne plus pouvoir en sortir. Le
travail du sujet consiste alors à dépasser le paradoxe
«Il m'est impossible de le dire; il m'est impossible de ne
pas le dire». (…) (6)
Le partage avec ceux qui ont vécu des expériences
similaires est une transition souvent nécessaire pour comprendre
et affronte, ,-le risque de l'incompréhension et du rejet.
Dans un groupe de femmes violées, de personnes torturées
ou maltraitées, il peut sembler plus facile de partager son
expérience singulière, de sortir du silence, d'apprendre
à mettre des mots sur l'indicible, d'accepter l'autre comme
un sujet dont la vie est à jamais marquée par une
blessure d'inhumanité. Cela devient possible à partir
du moment où l'expérience se renverse, ou elle n'est
plus vécue comme un évènement singulier et
indicible qui doit rester secret, mais comme une expérience
humaine douloureuse, comme un témoignage qui contribue à
empêcher que «Cela» recommence, comme un service
rendu à la collectivité pour renforcer une solidarité
active contre le mal.
Par ce renversement, l'évènement reprend du sens
et le sujet retrouve une place, une justesse, une justice. Il peut
reconstruire une frontière entre le bien et le mal, le juste
et l’injuste, les coupables et les victimes. Il peut désigner
l'interdit, la loi, la limite à ne pas franchir entre l'humain
et l'inhumain. Il retrouve les humains, ses semblables, ses frères,
pour partager avec eux la nécessité de mettre à
distance la violence, de condamner la transgression et de reconnaître
aux victimes un droit à la réparation. (…) (7)
5° Quelle reconstruction possible?
Il n'y a pas de scénarios types de reconstruction. Chaque
histoire est totalement singulière.
Le sujet doit construire son propre cheminement, trouver les réponses
lui-même, en fonction de son histoire antérieure, des
opportunités qui passent à sa portée, des supports
dont il dispose et des étayages professionnels, familiaux,
culturels et sociaux sur lesquels il peut s'appuyer. Pour autant,
le travail de reconstruction du sujet n'est jamais accompli. Même
ceux qui semblent avoir dépassé le traumatisme conservent,
gravée dans la mémoire et dans le psychisme, la cicatrice
de leurs blessures. (8)
Suit un débat avec la salle à propos des éléments
évoqués au fil de la lecture…
NOTES
(1) Gaulejac (de) V. (2009) Qui est « JE » ? Sociologie
clinique du sujet. Paris, éditions du Seuil. p. 11
(2) Ibid. p. 12 et 13
(3) ibid. p . 15 et 16
(4) Ibid p. 177 et 178
(5) Ibid p. 183 et 184
(6) Ibid. p 185
(7) Ibid. p 186 et 187
(8 ) Ibid. p
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