"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Entre modernité et hypermodernité: du Sujet de l’histoire au sujet de l’histoire de vie
Vincent de Gaulejac
Association Internationale des histoires de vie en formation

Origine : www.asihvif.com/VivreSurvivreGaulejac.pdfVivre-Survivre

Vincent de Gaulejac, malheureusement souffrant, n’a pu présenter sa contribution en raison d’une extinction de voix. Il nous a adressé le matin même un message à destination des participants. Christophe Niewiadomski, après s’être entretenu brièvement au téléphone avec Vincent, à lu cette lettre ainsi que des extraits choisis de son dernier ouvrage paru aux éditions du seuil : « Qui est « je » ? » Voici le texte de la lettre adressée aux organisateurs et aux participants de la journée d’études :


Chère Christine, Cher Christophe, chers amis,

Je me réjouissais d’être avec vous aujourd’hui pour partager autour de ces récits de résistance. Une extinction de voix en a décidé autrement.

Pour autant, cette extinction a quelque chose à voir, doublement, avec le thème de cette journée :

Mon corps « résiste », en m’invitant à me taire, pour une fois… « Je » (le sujet que je suis », reste sans voix devant cette résistance qui me dépasse et me cloue au lit. Il y a là une forme de résistance « clinique », étymologiquement au chevet du malade, qui n'étonnera pas tous ceux qui connaissent mon attrait pour cette démarche.

Mais cette première résistance, à mon insu, est la conséquence d'une autre, collective, symbolique et politique. Hier soir, je suis allé marcher pendant deux heures dans la « ronde infinie des obstinés », en place de grève, devant l'hôtel de ville. Cette ronde rassemble les enseignants-chercheurs, les étudiants et tous ceux qui sont attachés à une éducation laïque, gratuite, porteuse de valeurs d'égalité, de fraternité et de liberté, valeurs mises à mal par les réformes en cours. Je me sens solidaire vis-à-vis des générations qui se sont battues pour cet idéal qu'il nous importe de transmettre aux générations futures. Il s'agit de tourner jour et nuit pour alerter tous les citoyens sur la gravité de la situation. Dans le texte qui accompagne cette manifestation, il est écrit: « Nous marcherons sans fin parce que nous n'avons pas l'intention de céder, et nous tournerons encore et encore pour manifester notre obstination, pour partager, pour débattre et pour résister, pour inventer l'université que nous voulons ».

Voilà le récit de résistance que je voulais partager avec vous. Pendant deux heures, hier soir, j'ai tourné, encore et encore, dans cette ronde infinie. C'était chaleureux, intense et signifiant. La force tranquille de ce mouvement est roborative. Elle est porteuse de solidarité et d'espérance. Elle est implacable et douce. Évidemment, il n'y a pas de résistance sans risques... Ce matin, je suis aphone. Ce n'est pas très grave, si ce n'est que je ne peux partager avec vous cette journée. J'en suis désolé, mais je pense qu'elle sera consistante et chaleureuse. Et si vous passez près de l'hôtel de ville, n'hésitez pas à vous joindre à cette ronde infinie des obstinés.

Bien amicalement,

Vincent de Gaulejac.


Christophe Niewiadomski prend ensuite la parole autour de cinq points en rapport avec la thématique de la journée et illustre son propos par la lecture de quelques extraits du dernier livre de Vincent de Gaulejac:

1° De quelques éléments marquant la relation entre l’homme et la société :

Il convient d’analyser les relations entre « l’être de l’homme et l’être de la société », es interférences entre les processus psychiques et les processus sociaux. (…) Les processus psychiques sont « nourris », sinon constitués par des éléments sociaux, comme Freud l'a souvent affirmé. De même, les phénomènes sociaux sont, eux aussi, imprégnés d'affects, d'émotions, de passions collectives, de sentiments, qui interfèrent entre les psychés individuelles et les bruissements du social. Comment, face à ces évi-dences, dissocier ce qu'il y a de psychique dans le social et de social dans le psychique? Les deux registres sont à la fois irréductibles l'un à l'autre et mêlés dans des intrications complexes et permanentes.

S'ils ont une autonomie relative l'un par rapport à l'autre dans la mesure où ils obéissent à des « logiques » de nature différente, ils sont interconnectés, articulés, entremêlés de façon telle que l'on ne peut les appréhender l'un sans l'autre. Ils sont à la fois différents et interdépendants, distincts et reliés, autonomes et interconnectés. (…) (1)

Il y a bien une spécificité au coeur de l'être de l'homme, un élément irréductible qui le caractérise au-delà des cultures, des civilisations, des langages, des contextes historiques. Quelque chose qui l'anime, comme être de désir, actif, capable de création, de volonté et de réflexion.

Si bien qu'on ne peut jamais le réduire à un organisme de mammifère socialement programmé. (…) On peut donc postuler l'existence d'un irréductible social comme principe actif qui contribue à produire des individus socialisés, plus ou moins parfaitement adaptés à la société dans laquelle ils vivent. Entre l'être de l'homme et l'être de la société, le sujet advient comme élément de médiation, comme troisième terme face à l'ensemble des déterminations plus ou moins contradictoires qui le constituent. (…) Certes, l'étude de la fabrication sociale des individus reste l'un des objets privilégiés de la sociologie. Mais le sujet n'est pas inerte quant à l'agencement des différents éléments qui contribuent à sa constitution. Dans ce contexte, les notions de subjectivité, d'identité, d'individu et de sujet deviennent incontournables. (2)

2° Sujet et modernité

La modernité opère un revirement sur la notion de sujet. Le sujet du roi était assujetti à un pouvoir absolu. Avec le siècle des Lumières, le sujet devient un être de raison, un sujet de droit et un individu en quête de dignité et d'autonomie. Qu'en est-il aujourd'hui de ces visions du sujet prônant la réflexivité, la liberté (le choix, l'affirmation de soi-même? (…) À l'image des contradictions de la vie, le sujet est capable du pire et du meilleur, de faire de sa vie une oeuvre bénéfique, mais aussi maléfique. Entre création et destruction, l'avènement du sujet peut emprunter des voies inattendues. On le constate dans des situations extrêmes au cours desquelles il risque son anéantissement. Il peut alors renoncer à exister ou bien résister jusqu'à la mort. Les capacités du sujet à restaurer son intégrité 1à où elle a été dévastée, à réparer les déchirures identitaires, à cultiver le courage d'être malgré tout face aux tentatives d'anéantissement qui l'assaillent, montrent la puissance du désir d'exister au coeur de l'être de l'homme. (3)

3° Les violences extrêmes et le risque d’anéantissement du sujet

Les violences extrêmes provoquent un remaniement psychique en profondeur, un anéantissement psychique face à la réalité extérieure qui conduit le sujet traumatisé à mettre en oeuvre un système défensif d'évitement qui annihile une partie de la réalité.

Le sujet devient étranger au monde : « Celui qui a été soumis à torture est désormais incapable de se sentir chez soi dans le monde. L'outrage de l'anéantissement est indélébile. La confiance dans le monde qu'ébranle déjà le premier coup reçu et que la torture finit d'éteindre complètement est irrécupérable» (Améry, 2005, p. 95). La perte de confiance dans l'humanité, parce qu'un humain traite son semblable de façon inhumaine, expose le sujet à un paradoxe radical : il ne peut s’identifier au tortionnaire, au risque de devenir lui-même ce qui lui fait horreur; il ne peut refuser d'entrer en relation avec lui, pour préserver une part d’humanité dont il a vitalement besoin pour survivre et sauvegarder ses capacités de subjectivation. (…) (4)

Comment exprimer l'indicible ?

Comment montrer ce que l'on ne veut pas donner à voir sans risquer d'être assimilé à l'horreur, à la barbarie, au dégoût, à l'inhumain? Comment sortir de la contradiction entre la nécessité de sortir de soi ce vécu douloureux et la peur d'être assimilé à ce mal ? «J'ai besoin d'exprimer mais en même temps je n'y arrive pas parce que c'est honteux, » Il convient donc de trouver des espaces de médiation permettant d'exprimer la contradiction entre la nécessité de sortir de soi ce qui contamine le sujet et l'impossibilité de le faire parce qu'il risque de réveiller une violence destructrice qui le mine.

L’inhibition est la résultante «normale» de ces deux exigences antagonistes. Le travail de symbolisation trouve des supports dans l'expression artistique et/ou dans l'écriture. La créativité consiste, pour le sujet, à inventer autre chose pour ne pas rester figé dans une impasse.

« La créativité serait fille de la souffrance. Ce qui ne veut pas dire que la souffrance est mère de toutes les créativités. Le crayon et la plume nous défendent bien mieux que l'activisme, la vengeance, l'isolement ou la régression. L'écriture rassemble en une seule activité le maximum de mécanismes de défense : l'intellectualisation, la rêverie, la rationalisation et la sublimation. Elle permet en même temps de s'affirmer, de s'identifier, de s'inscrire dans une lignée glorieuse et surtout de se faire accepter tel qu'on est avec sa blessure... » (Cyrulnick, 1999, p. 195).

Le dilemme du sujet est posé : comment se faire accepter lorsqu'on a vécu l'inacceptable qui reste inscrit au plus profond de soi comme une marque indélébile? Comment rejoindre ses semblables alors qu'on est marqué par une différence radicale? Comment s'affirmer alors qu'une partie de soi est marquée du sceau de l'ignominie? Comment se réinscrire dans une histoire partagée lorsqu'on rejette de tout son être un évènement traumatisant ?

L'expression artistique et l'écriture permettent, sinon de résoudre, du moins de remettre du jeu, au sens de Winnicott (1971), dans toutes ces contradictions. (5)

4° Sujet, sens et confrontation à l'altérité

Sens pour lui, pour se retrouver lui-même, mais aussi sens accessible à l'autre, pour se retrouver avec ses semblables, pour se re-confronter à l'altérité. La confrontation au regard de l'autre, le partage de l'évènement traumatisant comme témoignage de l'existence de l'inhumanité, la mise en commun de l'abject et de l'horreur pour retrouver l'espoir dans l'humanité, autant d'épreuves que le sujet doit affronter. Le premier réflexe est d'enfouir au plus profond de soi ce que l'on rejette absolument. D'autant que mettre des mots sur l'ignominie c'est prendre le risque de revivre la scène, de retrouver la souffrance. Mais l'enfouir, c'est vivre avec, c'est se replier sur soi-même, en verrouillant son intériorité autour d'un secret, jusqu'à ne plus pouvoir en sortir. Le travail du sujet consiste alors à dépasser le paradoxe «Il m'est impossible de le dire; il m'est impossible de ne pas le dire». (…) (6)

Le partage avec ceux qui ont vécu des expériences similaires est une transition souvent nécessaire pour comprendre et affronte, ,-le risque de l'incompréhension et du rejet. Dans un groupe de femmes violées, de personnes torturées ou maltraitées, il peut sembler plus facile de partager son expérience singulière, de sortir du silence, d'apprendre à mettre des mots sur l'indicible, d'accepter l'autre comme un sujet dont la vie est à jamais marquée par une blessure d'inhumanité. Cela devient possible à partir du moment où l'expérience se renverse, ou elle n'est plus vécue comme un évènement singulier et indicible qui doit rester secret, mais comme une expérience humaine douloureuse, comme un témoignage qui contribue à empêcher que «Cela» recommence, comme un service rendu à la collectivité pour renforcer une solidarité active contre le mal.

Par ce renversement, l'évènement reprend du sens et le sujet retrouve une place, une justesse, une justice. Il peut reconstruire une frontière entre le bien et le mal, le juste et l’injuste, les coupables et les victimes. Il peut désigner l'interdit, la loi, la limite à ne pas franchir entre l'humain et l'inhumain. Il retrouve les humains, ses semblables, ses frères, pour partager avec eux la nécessité de mettre à distance la violence, de condamner la transgression et de reconnaître aux victimes un droit à la réparation. (…) (7)

5° Quelle reconstruction possible?

Il n'y a pas de scénarios types de reconstruction. Chaque histoire est totalement singulière.

Le sujet doit construire son propre cheminement, trouver les réponses lui-même, en fonction de son histoire antérieure, des opportunités qui passent à sa portée, des supports dont il dispose et des étayages professionnels, familiaux, culturels et sociaux sur lesquels il peut s'appuyer. Pour autant, le travail de reconstruction du sujet n'est jamais accompli. Même ceux qui semblent avoir dépassé le traumatisme conservent, gravée dans la mémoire et dans le psychisme, la cicatrice de leurs blessures. (8)

Suit un débat avec la salle à propos des éléments évoqués au fil de la lecture…

NOTES

(1) Gaulejac (de) V. (2009) Qui est « JE » ? Sociologie clinique du sujet. Paris, éditions du Seuil. p. 11

(2) Ibid. p. 12 et 13

(3) ibid. p . 15 et 16

(4) Ibid p. 177 et 178

(5) Ibid p. 183 et 184

(6) Ibid. p 185

(7) Ibid. p 186 et 187

(8 ) Ibid. p