Origine : http://www.cairn.info/revue-gestalt-2005-2-page-188.htm
Notes de lecture
La société, malade de la gestion
de Vincent de Gaulejac
aux éditions du Seuil, 2005, 300 pages
Lecture d’Annie SIMOND
« Dans notre monde économique où l’idéologie
gestionnaire domine, on en vient à transformer l’Humain
en une ressource exploitable au même titre que les ressources
financières. La gestion tend à appliquer àl’homme
des outils conçus pour gérer les choses…»
Le livre de Vincent de Gaulejac, m’a à la fois captivée
et déprimée par son réalisme.
Ce que je ressentais depuis plusieurs années dans ma relation
avec les entreprises prenait forme avec les mots de l’auteur.
Vincent connu pour ses livres précédents «
la lutte des places », « les sources de la honte »,
brosse ici une approche systémique de la société,
il nous amène à prendre conscience que « tout
est lié » et le « tout », telle une machine
à broyer, peut donner un sentiment d’impuissance.
En effet, Vincent de Gaulejac nous pointe de manière ciselée
les dérives au niveau des organisations tout d’abord
: .
par l’opacité et le pouvoir grandissant des entreprises.
La mondialisation a entraîné la déterritorialisation
du capital des entreprises. L’identification du pouvoir est
moins évidente, il est éclaté et opaque.
Les actionnaires, le plus souvent ano nymes, s’intéressent
avant tout à la rémunération de leur capital
plutôt qu’aux Hommes qui la composent. Les stratégies
de développement mises en oeuvre par ces puissantes entreprises,
échappent aux lois nationales. Le champ politique, devient
cantonné à un rôle de gestion des effets sociaux
de ce même développement économique.
On assiste à l’apparition d’une gestion mondiale
sans gouvernement mondial.
avec l’ensemble des fonctions de l’entreprise, subordonnée
à la logique financière, où l’Homme est
réduit à un « facteur » parmi tant d’autres.
Son apport est mesuré en fonction de ce qu’il rapporte
à l’entreprise et non l’inverse. Chaque individu
est l’objet d’une évaluation « objective
» sur ce qu’il coûte et ce qu’il rapporte
à la société.
Confrontés à des logiques contradictoires, les salariés
sont obligés de faire des compromis, d’inventer des
solutions, de détourner les procédures pour réaliser
leurs objectifs.
Le respect scrupuleux des règles les conduit à l’impuissance.
C’est ainsi que le « Moi officiel » manifeste
son enthousiasme et son adhésion, alors que le « Moi
privé » murmure ses réticences et ses critiques.
L’idéologie gestionnaire transforme chaque individu
en capital humain. Même la famille devient une petite entreprise
chargée de produire des enfants employables et de les armer
pour affronter la guerre économique.
Chacun doit apprendre à gérer sa vie et à
se gérer soi-même… L’auteur focalise ensuite
notre attention sur le Collectif de l’entreprise, ou ce qu’il
n’est plus… la montée en puissance de l’in-
dividualisme généré par la peur de mal faire,
d’être rejeté… Les managers sont acteurs
d’une domination qu’ils subissent. Ils sont en quête
de médiation, il leur faut supporter un univers paradoxal
sans pour autant sombrer dans la folie. Le moindre des paradoxes
étant qu’on leur demande d’être autonomes
dans un monde hyper-contraignant, d’être créatifs
dans un monde hyperrationnel et d’obtenir de leurs collaborateurs
qu’ils se soumettent en toute liberté à cet
ordre.
L’entreprise offre une image d’expansion et de pouvoir
illimité dans laquelle l’individu projette son propre
narcissisme. Le manager devient dépendant de ce désir,
il est alors animé par la peur d’échouer, de
perdre l’amour de l’objet aimé (l’organisation),
la crainte de ne pas être à la hauteur, l’humiliation
de ne pas être reconnu comme un bon élément.
Ainsi, chacun est incité à cultiver son autonomie,
sa liberté, sa créativité, pour mieux exercer
un pouvoir qui renforce sa dépendance, sa soumission et son
conformisme. Le pouvoir managérial est fondé sur la
mobilisation psychique et l’investissement de soi, il est
le principal acteur d’une domination qu’il subit, il
est pris au piège de ses propres désirs.
La lutte des places est ainsi naturalisée, considérée
comme nécessaire et utile : que le meilleur gagne ! La réussite
devient une obligation : il faut gagner, sinon on est éliminé.
Les systèmes d’évaluation individualisés
renforcent la compétition plutôt que la collaboration.
On assiste à la désyndicalisation dans les entreprises
: chaque employé est plus préoccupé d’améliorer
sa situation personnelle ou de sauver sa place plutôt que
de développer des solidarités collectives contre un
pouvoir insaisissable.
Vincent de Gaulejac nous sensibilise enfin à la perte de
sens pour l’individu, notamment, pour le travail qui perd
ses significations premières et ses vertus socialisantes.
L’entreprise ne peut plus se présenter comme un lieu
de la réussite et du succès.
Elle est confrontée à des crises, des échecs,
des restructurations. D’un côté elle souhaite
une adhésion profonde, de l’autre elle peut à
tout moment, signifier à ses employés qu’elle
n’a plus besoin d’eux.
Pour affronter cette flexibilité de l’attachement,
il faut être capable simultanément de se mobiliser
massivement et de se désinvestir rapidement.
Le désir de réussite personnelle et la peur d’échouer
sont exacerbés ; la peur de perdre les gratifications, de
ne plus être à la hauteur des attentes de l’entreprise,
tout comme un enfant a peur de perdre l’amour de sa mère.
Les uns se dopent pour rester dans la course, les autres se médicalisent
pour soigner leurs blessures, tous vivent dans l’anxiété
et la peur. Face à une bouffée d’angoisse, l’individu
se réfugie dans l’hyperactivité.
La « résistance au stress » est exigée
comme une qualité nécessaire pour réussir.
Plutôt que de s’interroger sur ses causes, on apprend
« à le gérer ». On prétend que
le stress a un caractère stimulant, qu’il faut apprendre
à le transformer en « stimulation positive »,
qu’une dose de « bon stress » favorise la performance.
On recherche des « winners » qui ont le goût
de la performance et de la réussite et qui sont prêts
à se dévouer corps et âme.
Enfin, l’idéologie gestionnaire tue la politique :
les hommes politiques choisissent de gérer plutôt que
de gouverner. En préconisant une exigence de résultats
et d’efficacité, la politique se déplace sur
le terrain de la performance et de la rentabilité, dans ce
contexte les valeurs se perdent. La politique n’est plus porteuse
d’espérance, elle n’incarne plus un projet de
changement, le rêve d’un monde meilleur…Le marketing
politique devient l’élément majeur pour gagner
les élections.
Face à tous ces constats, Vincent de Gaulejac nous démontre
que cette culture de la haute performance se traduit d’un
côté par une augmentation remarquable de la productivité,
de la rentabilité et de l’efficacité, et de
l’autre par une pression intense sur les entreprises et les
salariés. Il nous dit que les paradigmes de la gestion ne
peuvent être appliqués aux hommes sans bafouer le principe
moral qui impose de traiter la personne humaine comme une fin en
soi. Le fait même de considérer la personne comme un
« facteur » dans l’entreprise contribue à
l’instrumentaliser.
L’Homme doit à nouveau être considéré
comme un sujet et non comme une ressource.
En conclusion, il nous invite à revenir au coeur du politique,
d’utiliser le politique comme levier pour favoriser «
l’être ensemble » et l’agir ensemble. Un
monde dans lequel le bien-être de tous serait plus précieux
que l’avoir de chacun. Les hommes ne peuvent pas travailler
et vivre sans donner du Sens à leur action.
Si vous êtes coach ou psychothérapeute Gestaltiste,
vous sortirez secoués de cette analyse sans appel, mais vous
aurez envie d’avoir plus de compassion pour vos clients.
La Gestalt nous enseigne certes à être responsables
de nos décisions et de nos actes, et pourtant nous sommes
aussi victimes de notre propre système. Ayons plus d’indulgence
envers nous-mêmes et envers les autres, donnons-nous le droit
d’être imparfaits, de demander de l’aide sans
honte, de redevenir « humain » avec ses limites…
Aidons nos clients à trouver les ressources pour résister
à ce culte de la performance et de la rentabilité,
qui les broie petit à petit… La Gestalt avec ses valeurs
humanistes nous donne un ancrage fondamental et une voie d’optimisme
pour faire évoluer la Société d’une manière
microscopique certes, mais avec chacun des individus que nous avons
le bonheur d’accompagner.
Psychologie de l’identité, soi et le groupe
? Edmond Marc, Editions Dunod, 2005, 255 pages.
Lecture d’Emmanuelle GILLOOTS
Je me suis plongée cet été dans le dernier
livre d’Edmond Marc « Psychologie de l’identité,
soi et le groupe ». Disons-le d’amblée : derrière
ce titre un peu austère se cache un ouvrage intéressant,
très mobilisateur de réflexion, en particulier dans
la compréhension des enjeux identitaires des groupes de thérapie.
L’ouvrage, après une introduction qui pose le problème,
se divise en trois parties : une première partie conceptuelle
fait le point sur les différentes conceptions de l’identité
et de sa construction.
Les deuxième et troisième parties rendent compte
de ces différents concepts à travers l’observation
de groupes travaillant selon la méthode de la dynamique de
groupe.
Le sentiment d’identité résulte de l’intrication
de plusieurs processus : processus d’individuation et de différenciation,
d’identification, de valorisation narcissique, de conservation,
et de réalisation.
Ces processus tendent vers une certaine stabilité de la
conscience de soi, mais cette stabilité est relative puisqu’elle
repose sur des processus dynamiques, en ajustement constant aux
situations rencontrées. L’identité n’est
donc pas un ensemble d’attributs plus ou moins immuables,
mais un système coordonné de mécanismes psychologiques
répondant à des besoins identitaires fondamentaux.
C’est ainsi que l’on peut résumer le postulat
de base d’Edmond Marc, tel qu’il l’exprime dans
son introduction.
Cette description dynamique et évolutive rejoint tout à
fait une vision gestaltiste du sujet en constant ajustement créateur.
Le premier chapitre porte sur les différentes conceptions
et recherches sur l’identité et sa construction, à
partir d’un paradoxe fondamental : l’identité
désigne à la fois un processus dynamique et la constante
de l’individu à travers ce processus.
Le deuxième chapitre porte sur la genèse de l’identité
dans l’histoire du sujet. On y constate la primauté
de la petite enfance et des expériences précoces,
mais aussi que les moments de crises, de ruptures et de reconstruction
se poursuivent tout au long de la vie. Dans le troisième
chapitre, le concept d’identité est approfondi suivant
trois approches : le cognitivisme, la phénoménologie,
la systémie et enfin selon une approche intégrative.
Dans chacune de ces approches, la compréhension des concepts,
le repérage de leurs apports et de leurs limites, permet
d’appréhender la multiplicité et la profondeur
de cette notion d’identité.
La deuxième partie du livre s’appuie sur l’expérience
de la dynamique de groupe. Le réflexion est illustrée
de notes de participants ou d’extraits d’enregistrements
de séances. L’auteur montre en quoi la situation groupale
présente une menace pour le sentiment d’identité
des participants, les mécanismes de défense personnels
et collectifs qu’ils développent, et les stratégies
identitaires qui se révèlent ainsi. Puis l’auteur
explore les liens entre construction de l’identité
du groupe et de l’identité personnelle des participants
à travers les aléas de la personnalisation du groupe.
Les trois mots-clés de ce chapitre : unité, intégration,
continuité.
Dans le sixième chapitre, ce sont les différentes
expressions du soi social et du soi intime qui sont explorées.
Le chapitre sept s’intitule « le miroir de l’autre
».
Chacun construit, outre une image de son soi intime, une image
de l’autre qui se situe dans l’espace de la relation,
entre soi et l’autre, sans appartenir ni tout-à-fait
à soi ni tout-à-fait à l’autre. La construction
de l’identité serait-elle un phénomène
de champ ?
La troisième partie explore la dynamique identitaire, à
travers les efforts du sujet pour obtenir satisfaction de ses besoins
identitaires (existence, intégration, valorisation, contrôle,
individuation), exprimer et affirmer qui il est, et progresser dans
ses stratégies identitaires (recherche du même, différenciation,
dialectique entre similitude et différence). La problématique
identitaire de nos clients est au centre de leurs attentes par rapport
à la thérapie, en particulier lors d’une thérapie
de groupe. Ce livre a le mérite de fouiller de manière
approfondie cette problématique. Il soulève de nombreuses
questions liées au fait que l’expérimentation
qui sert de base à cette réflexion est une pratique
de dynamique de groupe. Il serait vraiment intéressant, à
partir de ce travail d’Edmond Marc, d’observer et d’explorer
comment sont vécus ces enjeux identitaires dans des groupes
de psychothérapie. Dans la Gestalt en groupe, le travail
individuel et l’implication du ou des thérapeutes pose
certainement différemment la question de l’identité
et de la place de chacun, et celle de la construction d’une
identité de groupe.
Les deuxième et troisième parties sont à cet
égard assez stimulantes et frustrantes à la fois car
elles soulignent nos besoins d’approfondissement des processus
de groupes en Gestalt-thérapie et leur impact sur la construction
identitaire des personnes qui y participent.
Revue Gestalt - N° 29 - Décembre 2005
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